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24/10/2009

Préface

George Lapassade.jpgP r é f a c e


Par Géorges Lapassade

 

Depuis 1969, j’ai séjourné à peu près régulièrement, à Essaouira, chaque été. Dès mon arrivée dans la ville, j’ai fait la connaissance de certains jeunes intellectuels qui sont rapidement devenus mes amis. Le premier festival musical d’Essaouira a eu lieu à la fin de l’été 80 et j’ai participé très activement à son organisation et à la mise en place de certaines manifestations, en particulier au colloque sur la musique populaire. Le musée d’Essaouira a ouvert ses portes en cette occasion et Boujamaâ Lakhdar, que je connaissais depuis déjà longtemps, en a été nommé conservateur.

Il en a fait un musée ethnographique des traditions populaires, et, en même temps, un lieu de rencontres culturelles intense.

À l’issue de ce festival d’Essaouira (1981) nous avons mené une enquête sur les traditions musicales d’Essaouira et de la région. Abdelkader Mana participait, parmi beaucoup d’autres, à cette entreprise.

En 1982, j’ai créé avec Lakhdar, une petite revue, « Transit », dans laquelle nous avons publié les actes du colloque musical du premier festival puis, dans un second numéro, les résultats de notre enquête de 1981. D’autres enquêtes ethnographiques ont suivi parmi lesquelles celle de Mana, chez les Regraga du pays chiadmî au nord d’Essaouira.

En 1984, Mana décide en effet, d’effectuer une « enquête » chez les Regraga ; il écrit volontairement « en - quête », pour indiquer sa volonté de s’initier. Confirmation éclatante de ceci : une voyante de la ville a annoncé à sa mère, mais c’est bien sûr à lui que le message s’adresse, que ce voyage au pays des Regraga va changer sa vie. Or, nous savons que dans la tradition maghrébine, comme en d’autres cultures bien sûr, l’annonce faite par une voyante est essentielle, ou même indispensable, aux premiers temps d’une initiation.

Une initiation est comme un déchiffrement. Mana l’a effectué jour après jour et, devenu initié, il veut nous initier par son journal, qu’il montre et cache en même temps : on est d’abord tenté d’y voir une quête matérielle d’informations, de « data » pour une théorie positiviste de la « chose » puis l’on découvre que l’on a mal lu, il s’agit au contraire d’une quête spirituelle comme la firent les héros des romans d’apprentissage.

La démarche d’Abdelkader Mana est celle de l’ethnologue. Lorsqu’il est sur le terrain de sa recherche il est sensible à tout ce qui s’y passe, s’efforce de tout noter et, en même temps, de dégager ce qui lui paraît essentiel.

D’ordinaire, l’ethnologue séjourne longuement auprès des populations dont il étudie la culture. Mana l’avait fait lorsqu’il avait suivi le long périple des Regraga chez les Chiadma. Mais pour faire le « tour du Mouloud », il a dû procéder autrement et courir en une semaine de Salé à Tamesloht en passant par Meknès, Moulay Idriss, la grotte d’Aïcha au Zerhoun, Marrakech et Moulay Brahim : c’est en effet, au cours d’une même semaine que se déroulent les grandes manifestations qui commémorent, au Maroc, la naissance du Prophète.

À Salé, la veille du Mouloud, des hommes porteurs de poupées de cire géantes occupent le devant de la scène. Mais dès le lendemain, à Meknès, les femmes en transe viennent déjà occuper cette place et au Zerhoun, l’origine de cette transe commence à apparaître avec le culte d’Aïcha Qandicha.

Mana rapporte ici un propos très significatif. On lui dit que ce jour, qui est le troisième du Mouloud, est celui des fiançailles d’Aïcha avec Ali Ben Hamdouch, le fondateur de la confrérie des Hamadcha qu’elle épousera à la fin de la semaine.

On a souvent souligné, et à juste titre, l’opposition entre les pratiques mystiques des hommes dans le soufisme notamment, et celle des femmes, davantage tournées vers les cultes de possession. Mais il existe aussi des liens entre ces deux pôles de l’extase et de la transe. Le « mariage » d’Ali avec Aïcha est une manière symbolique de le rappeler.

Une nouvelle étape conduit Mana à Marrakech chez les Hamadcha du Sud réunis eux aussi dans un grand moussem du Mouloud. Puis, il se rend à Moulay Brahim où il va rencontrer une talaâ, ce terme désigne la prêtresse des Gnaoua qui pratique ainsi la divination médiumnique. Cette rencontre donne lieu à une scène étonnante. Au moment où il est en train d’interroger la talaâ, Mana entend tout près de lui le hurlement d’un homme possédé par Aïcha qui parle par sa bouche. Et juste à ce moment-là, la talaâ est elle aussi possédée par son melk qui donne l’ordre à l’enquêteur de s’en aller.

En dépit des apparences, ces deux possessions ne sont pas équivalentes.

On peut décrire celle de l’homme comme une possession subie alors que celle de la talaâ est davantage maîtrisée, ce qui ne signifie pas pour autant, pas nécessairement, que c’est de la pure comédie. Si la transe de la talaâ donne l’impression d’être relativement contrôlée, c’est qu’elle a appris, au cours de son initiation, à la dominer. Au moment de sa « maladie initiatique » elle vivait sa dissociation,, provoquée par un choc émotionnel vécu dans la petite enfance, comme un trouble qui la faisait souffrir. Au cours de sa « thérapie », elle en est venue progressivement, non pas à éliminer cette dissociation comme on tenterait de le faire dans un traitement de type occidental, mais à la gérer. Ce qui était au départ un trouble est devenu une ressource.

Cette analyse psychologique trouve sa limite dans le fait que sous la thérapie des femmes se dissimule une religion : la dernière étape du voyage va le démontrer. À Tamesloht, en effet, le moussem met en scène l’opposition entre deux groupes de pèlerins : les Chorfa et les Gnaoua. Pour les Chorfa descendants de Moulay Abdellah Ben Hsein, cette manifestation du Mouloud est celles des tribus liées à leur ancêtre ; les Gnaoua y viennent par l’effet d’une greffe tardive. Ils sont tolérés à condition de rester dans les maisons et de ne visiter les lieux saints que pour apporter leurs offrandes.

Les Gnaoua ont une tout autre définition de la situation. Pour bien comprendre ce qu’ils font ici, il faut d’abord constater, toujours avec Mana, que ce sont les femmes qui organisent les manifestations de leur confrérie à Tamesloht. Les musiciens Gnaoua qui les accompagnent sont là à titre d’assistants qui louent leurs « services » à ces talaâ. C’est là, d’ailleurs, la véritable structure de leurs pratiques pour autant qu’elles restent fidèles à la tradition africaine.

Cela, certes, n’apparaît pas au premier abord. Le spectateur de leur rite nocturne de possession, fasciné par ce « spectacle » de la transe « habitée », est avant tout sensible au jeu musical de ses animateurs. Il est tenté alors, de conclure que chez les Gnaoua, ce sont les musiciens qui sont les maîtres du jeu. En réalité, ici, comme dans tous les rites de possession, la gestion de la situation est assurée par les prêtresses du culte. Et ici comme ailleurs, les femmes, parce qu’elles sont tenues en marge de la religion des hommes, se sont donné secrètement une autre « religion ». Ioan Lewis, l’avait déjà montré dans son beau livre sur « les religions de l’extase ». Mais il avait accordé trop peu de places aux pratiques des Gnaoua maghrébins. Mana, avec son enquête, apporte à cette thèse de l’anthropologie anglo-saxonne une contribution essentielle.

 

Georges Lapassade

Professeur émérite

Essaouira, août 1996

 

01:06 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

colloque hérirage Georges Lapassade Paris 8

La religion des femmes

Par Abdelkader MANA


Selon le témoignage de Procope au VI è siècle :

« Chez les Berbères, les hommes n’ont pas le droit de prophétiser ; et se sont au contraire les femmes qui le font : certains rites religieux provoquent en elles des transes qui, au même titre que les anciens oracles, leur permettent de prédire l’avenir. »

Ma communication au colloque de Paris 8, porte sur l'historique de la recherche de Georges Lapassade sur les voyantes médiumniques depuis le début des années 1980 jusqu'à ses derniers travaux  sur la dissociation.

Au Maghreb, la divination en  état de transe est une tradition qui remonte loin. La kahéna, l’antique héroïne berbère portait en fait un nom arabe qui signifie « devineresse », manifestement en rapport avec les dons prophétiques que prêtent à la reine de l’Aurès et de l’Ifriqiya les auteurs musulmans à partir d’Ibn Abd al-Hakam (mort en 871). L’historien arabe El Maliki rapporte ce détail singulier sur la kahéna : « Elle avait avec elle une énorme idole de bois qu’elle adorait ; on la portait devant elle sur un chameau. »


On peut supposer donc que déjà au temps de la kahéna existaient des devineresses qui prévoyaient l’avenir en état de transe. Et aux dires d’Ibn Khaldoun, la fumigation de parfums, mettent certains individus dans un état d’enthousiasme tel qu’ils prévoyaient l’avenir. Léon l’Africain nous parle quant à lui de femmes qui « font entendre au populaire qu’elles ont grande familiarité avec les démons, et lorsqu’elles veulent deviner, se parfument avec quelques odeurs, puis(comme elles disent) l’esprit entre dans leur corps, faignant par le changement de leur voix que c’est l’esprit qui répond par leur gorge. »     C’est exactement ce qu’entendait Georges Lapassade par « voyantes médiumniques » ou talaâ , c'est-à-dire celles qui font « monter » les esprits.

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Georges Lapassade et Giani de Martino

devant "la porte fermée" de la zaouia des Hamadcha d'Essaouira, rue Ibn Khaldoune en 1994

Et dans ces rivages d’Essaouira, où Georges Lapassade est venu les chercher, ces voyantes ont déjà été observées, au tout début du XXè siècle, par Édmond Doutté, l’auteur de « Magie et religion », qui écrit à ce propos :

« J’ai retrouvé aux environs de Mogador, les devineresses qui prédisent l’avenir avec des coquillages, et que Diego de Torrès observait déjà en 1550. Ce sont des femmes berbères qui prétendent faire parler des térébratules fossiles ».

Georges Lapassade avait commencé son enquête sur les voyantes au Musée d’Essaouira qu’il avait transformé alors en un véritable département d’ethnographie et en un lieu de rencontre culturelles intenses. L’univers magique des voyantes, intéressait fortement Georges Lapassade comme clé d’accès à la psychologie profonde du maghrébin, Pour Géorges Lapassade : « La transe rituelle n’est pas une hystérie, c’est l’hystérie qui est une transe. Mais c’est une transe refoulée et oubliée dans les sociétés occidentales depuis le temps de l’inquisition ». C’est pourquoi cet auteur fait la distinction entre les sociétés à transe et les sociétés sans transe.

Ma rencontre avec les Haddarates


Je préparais une communication sur « les Regraga revisités » et voilà que se produisit un formidable retournement de situation ! Un très Lapassadien retournement de situation !, dont  je fais part aussitôt à  Céline Cronnier, par le courriel suivant en date du  Jeudi 28 mai 2009:

Au  sortir du  colloque sur Ben Sghir , Latifa Boumazzourh, présidente d'une association des haddarates(littéralement celles qui organisent et produisent la hadhra,( la présence surnaturelle qui induit la transe par la danse et  le chant), me donne rendez - vous à son hôtel qui porte le nom d'Al Khansaâ, une poétesse de l'ère préislamique connue pour ses poèmes, où elle crie sa douleur d’avoir perdu un frère, qui font partie des plus beaux chants funèbres produits depuis l'antiquité par les pleureuses de la méditerranée. Or que vois-je une fois arrivé  au rendez-vous ? La voyante médiumnique (talaâ) vers laquelle m'avait conduit Georges, rue des ruines, pour l'interviewer sur ses ethnométhodes de guérison par la transe ! J’avais l'impression de reprendre l'enquête  là où Georges l'avait laissé en suspend juste avant son départ définitif vers l'hexagone en 1996.... C’est d’ailleurs, me semble-t-il, de cette année que datent ses travaux sur la dissociation,

J'ai donc décidé aujourd'hui même que ma communication ne portera plus sur le complément d'enquête chez les Regraga mais sur les voyantes médiumniques d'Essaouira, là où Georges l'avait laissé suspendue juste avant son départ définitif pour  la France....

Céline Cronnier me répond :

Les ethnométhodes de guérison par la transe... Bien sûr, c'est là sur quoi il faut communiquer ! L'une des principales préoccupations de Georges, ainsi que vous le rappelez... et dont les préjugés de son entourage lui causaient force souffrances... Dans ce même journal, il déplore l'hostilité de sa psychanalyste à l'égard des pratiques médiumniques :


"Il y a, j'en suis convaincu, une relation très profonde entre la psychanalyse et la voyance ; ce n'est pas diffamer la découverte de Freud que de chercher, même en rêve, les liens de parenté entre cette découverte et les pratiques de la divination."

L'objet de votre communication est maintenant arrêté. Ce qui est incroyable, que ce soit Georges qui en ait décidé !Ici-bas, cher Mana, rien de définitif... pas même les départs ! Mon amitié, Céline.

Je viens de découvrir que les Haddarates organisent des nuits rituelles semblables a celles des Gnaoua; mais sans gunbri ni crotales! Je ne le savais pas et Georges non plus parce que leur rite était interdit d’accès aux hommes! Cette découverte aurait certainement fait grand plaisir à Georges; lui l’initiateur de l idée qu’Essaouira, ce "port de Tombouctou", est la ville des Gnaoua par excellence. Et les haddarates reprennent presque mot à mot ce que disait Georges sur « le cerveau musical de la ville»: alors qu’à Safi, il est constitué de loutar et des chants profanes de l’aita : à Essaouira, il est constitué du gunbri des Gnaoua et de la transe. Georges faisait d’ailleurs le distinguo entre « Sociétés à transe » et « Sociétés sans transe » où celle - ci existait mais où elle a été depuis longtemps refoulée....

Georges Lapassade affirmait lui-même qu’il n’avait pas accès aux pratiques des voyantes médiumniques : « Au Maroc, je n’ai pas eu accès à une thérapie par une voyante, par une thérapeute. Je n’ai eu pas accès du tout. Je n’ai vu que des Gnaoua dans leur rôle autonomisé de musiciens. Ce rôle est plus connu en occident et donne lieu maintenant à un festival des Gnaoua chaque année à Essaouira. Cela, oui, je l’ai vu des quantités de fois, mais il faut bien comprendre que ce rite qu’ils pratiquent, ils n’en sont pas les dirigeants, c’est la voyante qui les convoque pour un moment dans la séance thérapeutique où il  y a autre chose que l’intervention des Gnaoua. Mais ces Gnaoua se sont autonomisés avec la médiatisation, ma propre action de propagandiste des Gnaoua depuis 1969 et maintenant, ils sont connus par le festival international ou mondial des Gnaoua qui se tient chaque année à Essaouira. Ils sont devenus des vedettes de la mondialisation. Ils jouent avec les musiciens du Jazz etc. Il faut bien voir que ce n’était pas cela au début, que probablement ils intervenaient essentiellement comme des assistants d’un ou d’une thérapeute dont ce n’était pas le seule acte thérapeutique, loin delà, puisque le sacrifice était davantage thérapeutique. »

- Est-ce que les haddarates des autres villes, telle que

Marrakech ou Salé, ont aussi des rituels semblables à ceux des gnaoua comme ici ?

-  Je ne crois pas. J’ai vu à la télévision les haddarates de Chefchaouen chanter les louanges au Prophète mais je ne crois pas qu’elles ont un quelconque rapport avec les Gnaoua comme les nôtres. Me répond Rabiâ Haïl.

A Essaouira les haddarates pratiquaient une espèce de syncrétisme religieux  entre la lila des Gnaoua et la hadhra des Aïssaoua, entre le chant divin , le rebbani des Aïssaoua et l’ouverture de la place aux esprits possesseurs, ftouh rahba , par les Gnaoua :

« En réalité il s’agit de la même transe : il n’y a pas de différence de fond entre Gnaoua et haddarates, me dit Raiâ haïl. A chacune son esprit possesseur. Il y a la talaâ (voyante médiumnique) qui travaille avec le nuageux, en prédisant couverte d’une serviette noire. Elle restait invisible. Elle s’encensait de benjoin : alors son Melk s’adresse par sa voix aux possédés qui viennent la consulter. Elle fait monter les prescriptions. A chacun son mal. Elle parle et le Seigneur pourvoit. Il y a celui, à qui elle prescrit la « lila ». Il y a celui à qui elle prescrit le sacrifice sans sel. A chaque possédé son diagnostic. Il y a celui à qui elle prescrit le pèlerinage. Chacun est guérit par Allah par une prescription particulière. »

L’enquête sur les voyantes


Pour expliquer son intérêt persistant pour les voyantes Georges Lapassade écrit dans son autobiographe :

«  Ma grand-mère savait tirer les cartes et j’ai été incité par son exemple, lorsque j’avais douze ans, à m’initier à la cartomancie et même à la pratiquer. Cela créait une atmosphère, et je peux ainsi aujourd’hui comprendre assez facilement les croyances des gens, au Brésil et au Maroc, autour des pratiques de la voyance et de la possession. Mon initiation précoce a déterminé mon intérêt persistant pour les pratiques ésotériques. »


Au Maghreb, l’Islam avait partout un rôle de repère fondateur que ce soit  chez les nomades , les sédentaires  ou  les transhumants . Partout,  l’Islam a constitué un repère majeur ; comme le soulignait si bien  Mokhtar Soussi en disant: « Nous autres, les berbères, nous étions sans repères avant l’Islam. »


Mais contrairement aux islamologues, ce qui intéressait Georges Lapassade , c’est  la magie  plutôt que la religion : la magie agraire des Regraga , celle qui est associée au carnaval de achoura, les voyantes médiumniques et leur thérapie traditionnelle. Des traits fondamentaux de la psychologie maghrébine, qui sont antérieurs à l’avènement de l’Islam ou qui ont des racines africaines. Mais ce qui fait son originalité, par rapport aux anthropologues du début du 20ème siècle, c’est qu’à travers l’étude des thérapies des voyantes médiumniques, il associe dans une même analyse magie berbère et transe africaine.


Au mois de mai 1986 avec ce « magicien de la terre » qu’était  Boujamaâ Lakhdar, il publie ainsi  à SINDBAD, les résultats d’une enquête intitulée : « voyage au pays de la magie : Talisman et divination à Essaouira » : Après l’enquête chez les tolba sur la talismanique et ses sources livresques (les livres jaunes de la magie, élaborés et publiés au moyen âge, inspirés d’une grande tradition occulte, El Bouni et Damyati pour le monde arabo-musulman, au 12ème siècle, et AGRIPPA d’Aubigné pour le monde occidental, au 16ème siècle) il procède à une  autre enquête sur les traditions orales de divination chez les choufate :

« Notre promenade ethnologique à Essaouira à la recherche des pratiques magiques s’est effectuée à plusieurs niveaux et en plusieurs étapes : on a d’abord  inventorié quelques liasses de documents de tolba existant  au Musée. On a ensuite procédé à une enquête auprès de quelques tolba en exercice auxquels on a demandé de fabriquer des herz et de parler de leurs pratiques. On a enfin rencontré quelques voyantes..Contrairement aux taleb, les voyantes en tant que femmes ne peuvent pas se rattacher aux « textes » ni utiliser l’écriture pour fabriquer des talismans. Les femmes qui fabriquent des objets magiques, kammoussa, ne sont pas appelées voyante mais saharate (sorcières). Les voyantes ne fabriquent pas d’objets magiques. Elles pratiquent surtout la divination et elles ont un rôle thérapeutique. Elles trouvent souvent leur vocation à travers une maladie (possession) et elles entrent en transe pour faire leur divination. »

Initiation et rêve divinatoire

L’incubation en vue de l’inspiration à la suite d’un rêve divinatoire est un fait établi depuis la haute antiquité au Maghreb. Hérodote prête ainsi aux Nasamons une coutume qui ne leur est certainement pas particulière et que pratiquent encore les berbères : « Pour faire de la divination, dit-il, ils vont aux monuments de leurs ancêtres et s’endorment par – dessus : après avoir prié, ils se conforment à ce qu’ils voient en songe. »

L’initiation, au cours d’un rêve divinatoire est un trait culturel fondamental au Maroc, que ce soit pour la création poétique et  artistique, comme le montre le pèlerinage des troubadours berbères au moussem de Sidi Ahmad Ou Moussa dans le Sous ou celui des  voyance médiumnique et des musiciens  Gnaoua , comme nous l’a relaté un jour maâlam Boussou, le célèbre maître Gnaoui décédé récemment :

« J’étais encore tout jeune, lors que je me suis rendu en pèlerinage à notre saint qui se trouve au sommet d’une montagne au sud de Marrakech. Je l’ai vu en rêve me tendre un guembri en me disant : « Prends la source de ta vie ». Le lendemain, j’ai joué au hasard un air musical, une femme tomba en transe, et refusa qu’un autre que moi puisse l’accompagner. Depuis, j’ai quitté mon métier de tanneur pour celui de musicien professionnel. »

Dans la préface qu’il consacre à mon journal de route sur les Regraga, le 13 juillet 1987, Georges Lapassade écrit :


« En 1984, Mana décide d’effectuer une « enquête » chez les Regraga ; il écrit volontairement « en - quête », pour indiquer sa volonté de s’initier. Confirmation éclatante de ceci : une voyante de la ville a annoncé à sa mère, mais c’est bien sûr à lui que le message s’adresse, que ce voyage au pays des Regraga va changer sa vie. Or, nous savons que dans la tradition maghrébine, comme en d’autres cultures bien sûr, l’annonce faite par une voyante est essentielle, ou même indispensable, aux premiers temps d’une initiation. »

Pour moi, c’est plutôt ma rencontre avec Georges Lapassade au tout début des années 1980, qui a changé ma vie en m’initiant à l’ethnographie de terrain. Je devais écrire sous sa direction et de celle de mon professeur René Duchac, une thèse sur « les formes et les manifestations de la vie musicale à Essaouira et sa région ». Une première mouture de ce travail a été d’ailleurs publiée, à l’issue de l’été 1983 dans un numéro de la défunte revue Lamalif sous le titre : « La musique comme fait social » suivi du journal de route du  moussem des Hamadcha qui a eu lieu à Essaouira au mois d’août de cette même année.

Après le départ de Georges Lapassade pour Paris au mois de septembre 1983, au lieu d’écrire sur l’activité musicale locale, je tournais en rond, ce qui allait me conduire à aller tourner en rond en suivant le pèlerinage circulaire des Ragraga, comme je le notais, le lundi 18 mars 1984 dans mon journal de route :

Lundi 18 mars 1984

« Maintenant les taïfa ne sont plus ces vaisseaux amarrés au port de transe. Maintenant Essaouira est une veuve déchue qui se souvient de sa gloire. Sa marginalité a eu pour revers cette perpétuelle quête pour la cure des âmes. Elle ne s’anime qu’à l’occasion de ses éternels rites de passage. La culture y est d’ailleurs essentiellement rituelle…  Je laisse choir la musique sacrée pour la parole mythique, le cercle vicieux pour le voyage initiatique. Je m’en vais à la campagne à la rencontre de gens qui me sont à la fois proches et lointains : j’aurai à transcrire de l’aroubi en français, et ce voyage  à travers les langues m’introduira   dans l’univers étrange des rêves brumeux. Je serai à nouveau admis au sanctuaire de l’écriture.

Ma mère veut absolument que je fasse ce pèlerinage : « Je vais t’acheter des babouches et une farajia pour que tu prie avec les Oulémas. Une voyante m’a dit : ton fils hésite à partir en pèlerinage, pourtant la clé de son avenir s’y trouve. »   Pour faire peau neuve, on m’invite à me défaire de l’habit occidental afin d’être à même de m’imprégner de la parole sacrée. La voyante a vu juste : j’hésite à me couper de la « civilisation » ; je crains qu’il ne me soit difficile de rejoindre la ville en cas d’ennuis de santé. La voyante me pousse à ne plus hésiter. »

Vendredi 22 Mars 1984

Il fait encore sombre. Les baluchons et les peaux brûlées trahissent l’origine paysanne des voyageurs : « Vas-y pour changer d’air ; la forêt est le poumon de la ville ; elle réactivera en toi la joie de vivre et d’écrire. » me dit mon père.

La route file droit devant nous ; vers l’Afrique ancienne, vers le Maroc de l’aube...La dérive au pays des Regraga est une issue bénie... Ce soir, je dormirai avec les pèlerins, sur le lieu même du sacrifice. »

Je croyais que mon journal de route ne serait qu’un moyen qui me permettra d’écrire plus tard un essai plus consistant et plus élaboré en vue de ma thèse. Mais dès son retour à Essaouira l’été suivant,  Georges m’a ébahi en me disant : « ton livre est déjà fait ; c’est le journal ! ». Idée qu’il développe d’ailleurs dans la préface qu’il m’accordera par la suite :

«  Une initiation est comme un déchiffrement. Mana l’a effectuée jour après jour et, devenu initié, il veut nous initier par son journal, qu’il montre et cache en même temps : on est d’abord tenté d’y voir une quête matérielle d’informations, de « data » pour une théorie  positiviste de la « chose » puis l’on découvre que l’on a mal lu, il s’agit au contraire d’une quête spirituelle comme la firent les héros d’apprentissage.   Mana nous invite à entrer progressivement avec lui dans l’univers de la magie agraire, non pas à la manière des ethnologues conventionnels, toujours en dehors de ce qu’ils étudient, mais par un parcours du dedans. »

Outre l’annonce faite par une voyante, il y a aussi le rêve divinatoire :avant de découvrir sa vocation de peintre , Leila Cherkaoui , avait une vie de famille à gérer.  Mais un rêve  allait bientôt changer sa vie et donner un nouveau départ à sa créativité :

«  En plein sommeil, une main verte m’a envahi en me tendant des pinceaux et en m’ordonnant : « Vas peindre ! ». Depuis lors, c’est la boulimie de la peinture.  » Me confie-t-elle, cet hiver. Pour elle aussi, l’art est une quête spirituelle comme elle l’affirme devant l’un de ses tableaux représentant une arcade éblouissante cernée d’obscurité : « La lumière descend d’en haut. C’est un lien  entre la vie et l’au-delà ; l’instant et l’éternité. C’est de la lumière que naissent toutes les couleurs. Je la vit au plus profond de moi-même. J’essaie de la capter quand elle m’échappe. Je continuerais à la chercher à l’infini »

Leila a peint un triptyque sur les nuits bleues de la transe. Il représente les danses extatiques des derviches tourneurs. C’est une descendante des Charqawa qui sont connus pour leur inspiration mystique (hal) et leur prépension à la transe (jedba). On raconte ainsi que vers 1720,  le fondateur de l’ordre extatique des Hamadcha , était le disciple de Sidi l’hafiyan ben Sidi l’Moursli echarqawi, qui est enterré à Boujad et auquel se rendent régulièrement en pèlerinage les Hamadcha.

Les poètes du Malhûn s’y rendaient également en pèlerinage pour y puiser leur inspiration. IL n’est donc pas exclu que l’injonction d’aller peindre soit adressée à Leila par son propre ancêtre, connu jadis pour être le maitre spirituelle auprès duquel les poètes du Maroc venaient chercher l’inspiration au cours d’une nuit d’incubation. Ainsi au XIXème siècle, Cheikh Jilali Mtired, que les artisans considèrent comme le prince des poètes à Marrakech et qui prétendait que son génie poétique était dû aux Djinns, considérait sa poésie comme un don divin qu’il aurait acquis après un pèlerinage à la zaouïa de Sidi Bouâbid Charqui, comme il l’affirme lui-même dans l’un de ses poèmes :

L’inspiration m’a été accordée par Charqawa,

C’est là que mes seigneurs m’ont fait don d’un breuvage divin.


La poésie comme la peinture, sont l’expression d’un même univers imagée, habité par les puissances surnaturelles.


La passion de l’art est comparée ici à la possession par les djinns. Car ça serait blasphème que de croire que l’artiste est le créateur de sa propre œuvre ; il n’est qu’une écorce charnelle traversée par le souffle de la création venue d’en haut, un simple médium, pour des énergies supérieures. Ne dit-on pas que sans hal (transe) un crâne est vide, comme un jardin sans palmier, comme une coupole sans puits ?


Avant d’être reconnue en tant que telle, la talaâ (ou voyaante médiumnique) est allée en pèlerinage à Sidi Chamharouch – le Sultan des Jnoun, dont la grotte  se situe au sud de Marrakech -, à Moulay Brahim, à Tamesloht, et à beaucoup d’autres lieux saints. Là, elle s’est imprégnée de leurs effluves sacrés et s’est isolée pendant un certain temps dans leurs khaloua, lieu de prière et de retrait, généralement une grotte qui préfigure le ventre maternel où s’accomplissent la mort et la résurrection symbolique de la néophyte.

Elle se retire en prière  jusqu’au moment où le rêve divinatoire apparaît dans la dormition. C’est la raison pour laquelle la postulante a accompli son pèlerinage.

Si le rêve divinatoire n’est pas apparu cette semaine, il apparaîtra la semaine prochaine. Au cours de ce rêve, elle se voit devant un tribunal de génies présidé par leur sultan Chamharouch. C’est là qu’on lui ordonne d’accomplir tel ou tel autre rite : elle doit sacrifier telle victime, à tel endroit, et y organiser une lila. On lui demande d’accomplir beaucoup de rites, avant de lui accorder des dons particuliers,

Dés lors, grâce à son plateau de cauris, elle peut déterminer l’origine du mal des possédés qui viennent la consulter et leur prescrire : soit un pèlerinage, soit l’organisation d’une nuit rituelle. Si elle prescrit une « lila », c’est elle qui avisera le groupe des Gnaoua avec lequel, elle a l’habitude de pratiquer la thérapie traditionnelle.

Le don de prédire l’avenir en état de transe, et de servir le maître de la nuit, suppose de la part de la néophyte une longue période d’incubation, au cours de laquelle elle passe d’une mort symbolique à une renaissance. La talaâ Rahim Halima raconte à ce propos : “La voyante reste voilée dans sa retraite. Depuis que nous avons ouvert les yeux au monde, la voyante qui vient au moussem de Moulay Abdellah, ne sort pas. Sa retraite dure sept jours. Elle apporte son sacrifice. Elle ne sort, ni ne voit personne, jusqu’au jour où elle porte son sacrifice et dépose son baluchon de foulards aux sept couleurs des esprits au sanctuaire. Une fois ce dernier vidé de sa foule, elle s’y rend pour récupérer son baluchon et sa part de sel. Puis , elle rentre chez elle.”

La voyante médiumnique : la talaâ


Le terme de talaâ désigne chez les Gnaoua et les haddarates la prêtresse qui pratique la divination médiumnique. Dans la tradition religieuse des Gnaoua et des haddarates, c’est  , la Talaâ , qui institue les situations dans lesquelles les musiciens vont intervenir. Elle occupe une position à part, puisqu’elle peut choisir d’organiser soit une lila soit une hadhra. Les Gnaoua et les haddarates sont pour ainsi dire à ses services en tant que musiciens et que chanteuses, comme l’expliquera  Georges Lapassade :

« La talaâ, non seulement, n’est pas attachée aux Gnaoua, mais peut faire appelle à eux comme des assistants. Une chose importante chez elle, qui me semble fondamentale et ressemble au Ndepp, c’est l’existence d’une table, la mida. Ce n’est pas une table de travail, c’est comme un petit guéridon qu’elle a dans la pièce secrète où elle officie. Sur cette table, elle met chaque semaine des aliments. Elle alimente son ou ses esprits possesseurs et collaborateurs. C’est elle qui est au centre de la thérapie , qui est africaine, assistée par les Gnaoua dont leur rôle est d’être assistants. Ils ne sont pas des thérapeutes contrairement à ce que l’on raconte quelques fois dans la presse, etc. C’est comme si on compare, dans l’église catholique, le prêtre et l’organiste qui tient l’orgue. Ce n’est pas l’organiste qui est au centre du rituel, de la messe, c’est le prêtre, et l’organiste est son assistant. Voilà ce qu’on peut dire pour recentrer la question des Gnaoua, leur collaboration à ce qu’on appelle une thérapie. »

· Le cas de Khaddouj Bent Yahya

L’une des plus célèbres talaâ d’Essaouira est khaddouj Bent Yahya : une véritable prêtresse qui organisait aussi bien la hadhra que la lila . Elle réunissait aussi les tolba, organisait les circoncisions :

« C’était la plus importante talaâ qu’a connue Essaouira, raconte Rabiâ Haïl. Ma grand-mère était son auxiliaire (sa ârifa). Et ma mère, lui a succédé dans ce rôle. Nous avons vécu auprès de cette grande talaâ jusqu’à sa mort. Au mois lunaire de Chaâbane, pendant trois à quatre jours, elle organisait un grand moussem avec sacrifice de taureau noir, en faisant appel aux Gnaoua. »


Je me souviens moi-même d’avoir assister au sacrifice du taureau au milieu du patio de sa maison : elle trônait sur un siège surélevé tandis que le sacrificateur était à l’œuvre : je me souviens qu’il s’agissait de « hnikkich », le moqadem des Hamadcha et marchand des abas de son état. Une fois qu’il a tranché la carotide de l’animal, il recueillit le jet de sang dans un bol de poterie qu’il remet aussitôt à la grande prêtresse qui se mit à boire ce sang fumant, tout en tremblant de tous ses membres, en état de transe. Une scène païenne et berbéro-africaine qui me revient souvent mais que je n’ai écrite nulle part. Cela se passait au crépuscule, au seuil du jour qui finit et de la nuit qui commence.


« De jours, poursuit notre interlocutrice, il y avait  les haddarates, pour celles que leurs maris empêchaient d’assister à la nuit rituelle des Gnaoua , pour qu’elles ne dansent pas en état de transe sur la musique des Gnaoua en présence des hommes. La talaâ leur organise la hadhra avec Jedba, jusqu’au crépuscule. Après leur départ, les Gnaoua animent leur lila jusqu’à l’aube. Mais il y avait une période de l’année où elle organisait la hadhra qu’on appelle la «hadhra de Sidi Lahcene » dont le sanctuaire se trouve au quartier des rahala. »

-         Ce coin où on allumait des bougies ?

-         Non. Celui-là, c’est Sidi Mimoune. Mais celui-ci, on l’appelait Sidi Lahcen et Huceine. Maintenant, il contient une mosquée où prient les gens. D’après ce que racontaient les anciens, ce Sidi Lahcen, était un wali parmi les wali d’Allah. Les gens en parlaient comme d’un homme religieux qui portait une barbe blanche et s’habillait en blanc. Khaddouj Bent Yahya lui consacrait chaque année une hadhra avec sacrifice ainsi que ce qu’on appelait rouina (une semoule de blé tendre mêlée au petit lait et au sucre, dont on distribuait des bols aux invitées). C’est à cette occasion que les haddarates étaient présentes avec force. Après la distribution de la rouina, elles posent la çiniya et commencent sla ânbi (prière sur le Prophète). Après ce rbani, on ouvre la place, ftouh rahba, pour entamer la hadhra. On passe à la phase des mlouk et de la jedba avec encens, serviettes et tuniques aux sept couleurs de la transe. Il y a la femme qui danse en état de transe avec les flammes et il y a celle qui danse avec des couteaux. Chacune selon son hal, exactement comme chez les Gnaoua. On joue de la tabla ou çiniya à la phase de sla ânbi, mais elle disparaît après ftouh rahba (l’ouverture de la place). On joue alors du trier ainsi que les tambourins et les bendirs. On assiste alors à une grande hazza (envolée), les unes poussent des you-you, les autres rythment des mains. C’est ce qu’on appelle la hadhra : les femmes ta- jedb (dansent en état de transe) ; quiconque a du hal se lève.

-         La talaâ se met alors à prédire en état de transe ?

-         Effectivement. Au moment de la grande Jedba, il y a la talaâ qui se met à danser en état de transe. Et il y a celle qui pratique le parler en état de transe :katabqa tantaq lanass (elle prédit aux gens en état modifié de conscience), disant à une telle qu’on lui a jeté un mauvais sort. Celles qui se sentent concerné parmi l’assistance, se lèvent et se dirigent vers elle pour écouter ce que leur réserve le sort.


· Le cas d’Aïcha Karbal,

La femme de maâlam Guinéa, était une grande talaâ. Elle a légué son pouvoir de divination à deux de ses filles. L’une d’entre elles, Zeïda, nous parle, assise devant son alcôve où se trouve l’autel des mlouk, caché par un rideau de mousseline. Il supporte sept bols contenant les nourritures du melk.

· Le cas de Zeïda

Elle utilise aussi des cauris pour la divination car ils indiquent de quel génie le patient est possédé. Je sais s’il est possédé par Lalla Mira ou Sidi Mimoun. Chacun a sa couleur, son encens, son jour de la semaine et sa planète. Il y a la femme stérile a qui l’on demande de se ceinturer d’un fil de laine, et il y a celle à qui on recommande un coq sans sel cuit avec de l’huile d’olive et juste ce qu’il faut d’eau.

« Au moment de la consultation, raconte Zeïda, je suis moi-même possédée par mon melk, Bouderbala, le saint à la tunique multicolore, je me couvre d’une serviette rapiécée, je prends sa canne de mendiant céleste et son couffin. Ma sœur, elle, travaille avec les maîtres de la mer, les moussaouiyines.

Pendant la lila, ma mère avalait sept aiguilles et buvait un litre d’eau parfumée de rose. Puis, elle éjectait les aiguilles, l’une après l’autre, chaque fois qu’elle prédisait son sort à quelqu’un dans l’assistance de la lila. Moi, j’ai à peine la maîtrise du feu. Les flammes de quatorze bougies me lèchent les bras et les mollets, et je ne sens rien ».

Zeida appartient à une famille de Noirs venus du sud du Sahara, elle a hérité de sa mère, Aïcha Karbal, le métier de voyante-thérapeute et tout le matériel qui va avec, notamment les autels des mlouk. Jmiâ, par contre, n’est pas l’héritière d’une tradition africaine. Elle est devenue ce qu’elle est aujourd’hui à partir d’un ensemble de troubles dans lesquels un ethnologue reconnaîtra un « recrutement par la maladie ».

La même distinction quant au recrutement se retrouve d’ailleurs chez les chamans dont certains le deviennent à partir d’une maladie initiatique alors que d’autres ont hérité de la charge.

· Le cas de Jmiâ

Jmiâ  était cuisinière dans un Riad, sis rue des ruines. C’est là qu’elle a été « habitée par une entité surnaturelle » (t’saknat) . Elle en est tombée malade. C’était une excellente cuisinière qui préparait mets et pastillas pour les fêtes de mariage.  Mais dans cette maison elle a été «possédée »(t’saknat). Elle est alors partie en pèlerinage à Moulay Brahim et à d’autres saints.

«  A son retour elle organisa deux nuits rituelles : une hadhra pour les haddarates suivie d’une lila pour les Gnaoua . Cela se passait après son pèlerinage à Moulay Brahim, d’où elle est revenue avec ses outils rituels en particulier son autel des Mlouk(la tbiga). Depuis lors, chaque année, elle prépare sa gasâa et sacrifie à Moulay Brahim et à son retour, organise la hadhra. Toute une gente féminine lui est affiliée et  vienne à sa hadhra. Elle « dénoue » les obstructions qui les empêchent de se marier et répond à beaucoup d’autres demandes du même genre. On l’appelle talaâ (voyante médiumnique) , nous explique Rabiâ Haïl: « Nous autres les haddarat, elle nous convie à lui organiser la hadhra. Elle invite à cette occasion les femmes qui lui sont affiliées et sous sa protection : « m’sandine dialha. ». Nous ne faisons qu’organiser la hahra à sa demande. Lors de la hadhra qu’elle vient d’organiser ces jours ci, elle dansait en état de transe : ta-tajdab »

Les fêtes du Mouloud

C’est sous le patronage de Baba Tourougui et de Baba Mekki, que les voyantes  font le pèlerinage à Tamsloht pour obtenir la baraka du cheikh. Chaque voyante offre un sacrifice et laisse sa tbiga à la belle étoile jusqu’à l’aube, comme nous l’explique maâlam Ahmed Baqbou qui était au service d’une grande Talaâ de Marrakech, qui a légué son pouvoir de divination à sa fille :

“C’était Baba Makki qui pratiquait la voyance médiumnique. Il était le premier à avoir offert le sacrifice aux chorfa au moussem de Moulay Abdellah Ben Hsein. Il a organisé la « lila ». Baba Kazzou lui succéda ainsi que Baba Ali. Ils étaient les premiers à venir. Puis vinrent les voyantes médiumniques . Elles ont commencé à organiser la « lila »  à Tamsloht, où elles présentaient offrandes et sacrifices, avec les fruits secs de Âchoura et la viande boucanée de l’Aïd El Kébir. Ils ramenaient toutes ces offrandes dans des tables à couvercle qu’elles portaient sur la tête.”

En ces lieux où rôdent tant d’esprits et de rites antiques, Abdellah ben Hsein arriva un jour pour y fonder  une zaouia. Son maître spirituel d’alors lui dit : « C’est ici que tu dois établir ta demeure, tu rendras, grâce à Dieu ce pays prospère. Arrêtes – toi ici avec tes gens et tes enfants ! Dieu te donnera pouvoir sur les oiseaux nuisibles et tu auras le pouvoir de faire enfanter la femme stérile ! »

C’est durant la semaine des fêtes du Mouloud, qui commémore la nativité du Prophète qu’on lieu les sacrifices et les rituels où « La talaâ pratique une « thérapie de la dissociation ». « Elle fait appelle, nous dit Georges Lapassade,  aux Gnaoua  pour assurer un moment thérapeutique comme le Ndeupp, le rituel de possession sénégalais, où les danses de possession viennent clôturer une semaines d’actions ou d’actes thérapeutiques dont le plus important, le jeudi, c’est le sacrifice d’un animal et la construction d’un autel sur des poteries qui contiennent des boyaux de cet animal. Donc, le rite de possession collectif, les danses de possession collectives sont spectaculaires, menés d’ailleurs par un guérisseur ou une guérisseuse. Les danses de possession, dans le quartier où il y a eu l’intervention, viennent le dernier jour pour clôturer une semaine thérapeutique, dont probablement l’acte fondateur le plus important, pour la première fois, c’est le sacrifice conduisant le même jour à la création d’un autel sur lequel on pourrait faire des offrandes au Rab(part dissociée de la personnalité). C’est pourquoi je dis que c’est un autel de la dissociation parce qu’au départ, il y a l’idée d’une possession plus ou moins par le Rab qui est un animal, un être mystérieux, un peu comme un djinn  dans les pays arabes…Donc, cet esprit possesseur tourmente une personne et ce qu’on appellera la thérapie en langage occidental consiste à libérer, à soulager cette personne, non pas par la suppression du symptôme qui est à l’origine du trouble qui est une possession mal vécue. On ne met pas fin à la possession, mais on la déplace, c'est-à-dire, cet esprit, ce Rab qui tourmente la personne, n’est plus dans la personne tourmentée, mais dans cet autel où la personne, pendant toute sa vie, va porter des offrandes, du lait et autres produits.

Cohabiter est très important pour l’étude du rite africain, on en est là. Quand on parle des Gnaoua, d’une façon trop rapide, on pense qu’ils sont des exorcistes. Comme je viens de le dire et je le redis, ce ne sont pas les Gnaoua qui sont les thérapeutes, c’est une voyante, une thérapeute. Il y a deux appellations de voyantes au Maroc. La voyante habituelle, celle qui tire les cartes, celle qui lit dans le marc de café et quelque chose comme ça, c’est la Chouafa. Mais il y a un autre type de voyantes, c’est la talaâ qui vient du mot talaâ, qui veut dire « monter » en elle, celle qui fait monter les esprits. C’est pour cela qu’on l’appelle la talaâ. Celle-ci est dans l’état de transe médiumnique, car c’est un médium qui parle par sa bouche, son corps à la disposition d’un ami à elle – ce n’est pas un tourmenteur – avec qui elle s’est réconciliée, avec qui elle travaille  pour décrire, diagnostiquer une maladie et indiquer, ce avec quoi il faut la traiter.

C’est à l'occasion des fêtes du Mouloud qui commémorent la naissance du Prophète que la talaâ se rend en pèlerinage dans la montagne au sud de Marrakech,  où elle organise des lila et procède à des sacrifices. Ses Gnaoua l’accompagnent en ces lieux. Ils célèbrent cet évènement durant sept jours : ils iront d’abord à Moulay Abdellah Ben Hsein enterré à Tamesloht, puis à Moulay Brahim, enfin jusqu’au Sultan des génies, Sidi Chamharouch dans l’Atlas.  Les « filles des Gnaoua » l’accompagnent. Elles sont ses auxiliaires et constituent autour d’elle, une sorte de petite confrérie féminine.

La voyante médiumnique se rend à Tamesloht pour sanctifier  ses accessoires. Son baluchon de foulards aux couleurs des esprits, ses étendards.  L’étendard reste trois nuits dans l’enceinte sacrée de Moulay Abdellah Ben Hsein. Ce n’est qu’au troisième jour qu’elle vient le récupérer. La voyante vient à Tamsloht pour renouveler son autel des Mlouk. Voilée  - telle une “fiancée des esprits” -  elle est accompagnée en procession  par les « filles de la tbiqa », jusqu’au sanctuaire . elle y dépose ses accessoires rituels pour qu’ils soient « contaminés » par les esprits rendant sa voyance médiumnique opératoire.

Cela se passe au huitième jour du Mouloud, où les voyantes sortent en procession avec sacrifice et accessoires rituels : étoffes ornées de cauris , encens, ainsi que les baluchons de foulards aux sept couleurs des esprits qu’on invoque durant la nuit rituelle: le blanc symbolise les chorfa, le noir les africains, le bleu le ciel, le rouge le sang, le vert ce saint des Aït Omghar. Celui qui n’a pas rendu visite à ce saint ne peut rendre visite à Moulay Brahim. Car, c’est lui le père. On les appelle : « groupe Aït Oumghar ». Après le vert des Aït Oumghar vient le jaune de Lalla Mira, qui est la septième couleur. La voyante vient à Tamsloht pour renouveler son autel des Mlouk. Les chorfas de Moulay Abdellah Ben Hsein la bénissent. Elle capture seulement leur énergie positive, mais l’autel des Mlouk ne change pas, car c’est l’autel des divinités. Il reste le même, on y ajoute seulement de la baraka. On lui donne une galette qui fait figure de sceau des chérifs. C’est le sceau de Moulay Abdellah Ben Hsein. Il y a la corbeille d’osier où sont déposés les boites d’encense, et il y a l’autel des Mlouk où sont posés les bols. On prépare cet autel des Mlouk au mois lunaire de Chaâbane. Il contient le lait, les dattes, la galette des « Bouhala »(les fous de Dieu) ainsi que le sucre. Le baluchon contient les foulards aux sept couleurs des esprits. Elle sanctifie ces accessoires , et sacrifie au saint dont elle reçoit la bénédiction. La procession part avec sacrifice et baluchons de couleurs mais sans l’autel des esprits, qui reste derrière le voile. Avec corbeille d’encens, lait et dattes, les offrandes prennent la direction du sanctuaire de Moulay Abdellah Ben Hsein.

Halima Rahim appartient à une famille de Noirs et les filles qui l’accompagnent sont originaires du Sahara. Halima est devenue ce qu’elle est aujourd’hui à partir d’un ensemble de troubles dans lesquels un ethnologue, reconnaîtra « un recrutement par la maladie. » :

“Ma mère pratiquait le rituel des Gnaoua. Quand arrive le Mouloud, les « filles de la Tbiqa » venaient chez elle avec leur part d’offrande. Ma mère préparait ce dont elle avait besoin et venait ici à Tamsloht. Elle sacrifiait une vachette à domicile et offrait une autre à Moulay Abdellah Ben Hsein. Elle offrait aussi un bouc au Haj Bou Brahim. Et organisait la « lila », la première nuit du moussem.”

La talaâ doit accomplir régulièrement un certain nombre de rituels et si elle ne le fait pas, elle risque, dit-on, de perdre ses capacités professionnelles et de retomber dans la maladie si sa carrière a commencé par une « maladie ».

Journal de route des fêtes du Mouloud

Dans mon journal de route des fêtes du Mouloud, je note :

Troisième jour du Mouloud, mont Zerhoun.

Les tentes des pèlerins venus pour le grand moussem annuel sont déjà plantées. Je découvre un monde insolite, avec ses voyantes installées sous de petites guérites de toiles, ses troupeaux de boucs noirs parqués, en attendant d’être achetés et sacrifiés, ainsi que des poules noires enfermées dans de grandes volières.

J’entends le rythme sourd des grands tambours, les Herz des Hamadcha. J’y vais, et j’arrive à la grotte d’Aïcha. C’est un immense figuier aux feuillages compacts qui forme la grotte. Sur l’autel brûlent d’innombrables bougies. Juste à côté, au milieu d’une aire délimitée par des haies de branchages, se tient sa prêtresse. Plus loin, au fond, l’espace des sacrifices.

Trois femmes dansent au rythme des Herraz. Aïcha les possède et les entraîne dans un ballet échevelé. Puis je me rends au sanctuaire de Sidi Ali Ben Hamdouch. Là, le sol est jonché de nombreux pèlerins, surtout de femmes endormies ou en état de crise. J’ai l’impression de débarquer dans une véritable cour des miracles peuplée de possédés.

La nuit tombe. Maintenant du haut de cette montagne, on peut voir au loin dans la plaine, scintiller les lumières de Meknès. C’est le moment de la hadhra. Partout, sous les tentes, les Hamadcha venus du Gharb animent les veillées spirituelles, avec leurs hautbois et leurs tambours. C’est une musique saccadée et rapide, alors que celle des villes est lente et balancée. Les danseurs en transe, sautillent sur place interminablement. C’est la version rurale du rituel des Hamadcha. Ceux des villes arriveront demain.

Je rencontre une troupe des Jilala. Ils exécutent sur leurs grandes flûtes de nomades les airs mélancoliques du désert. Ils sont d’abord passés au Moussem des Aïssaoua de Meknès avant de venir ici. Ils y resteront jusqu’à la clôture.

Vers minuit, sous la pleine lune, un groupe de femmes avance en file indienne par les sentiers au flanc de la montagne. Elles portent leurs offrandes à Aïcha, dans son sanctuaire. L’une d’elles me dit qu’Aïcha aime qu’on lui offre de l’encens, des chèvres et des poules noires, du lait, du henné, et des tissus de soie colorés :

- Aujourd’hui, me dit-elle, on célèbre les fiançailles d’Aïcha. Dimanche prochain, septième jour du Mouloud, elle épousera Sidi Ali Ben Hamdouch.

Le cortège des femmes pénètre maintenant dans la grotte avec ses offrandes qui sont déposées sur l’autel. Elles y allument de nouveaux cierges. Elles apportent la chèvre à sacrifier et la poule noire à la prêtresse qui les bénit en parlant de « nœuds à dénouer » et de « portes à ouvrir ». Aïcha a fait des nœuds et a fermé des portes dans le destin des gens qui l’ont offensée et qu’elle a frappés. Raison pour laquelle ils viennent lui offrir des sacrifices de réconciliation.

Arrive le sacrificateur. Tout d’abord, devant l’autel d’Aïcha, il procède aux ablutions de la chèvre et de la poule noire, qu’il fait tournoyer par trois fois sur la tête et autour des épaules d’une femme accroupie. Puis il tranche la tête de la poule et la jette au loin. Enfin il égorge la chèvre noire qui se lève ensanglantée et se dirige vers les lumières de l’autel où elle va s’effondrer. Un peu plus tard, une famille aisée de Rabat, accompagnée d’une troupe de Gnaoua, apporte ses offrandes. Cette fois, on va immoler sept chèvres et douze poules. Les ruines de Volubilis ne sont pas loin d’ici. Peut-être gardent-elles le souvenir des sacrifices qu’on offrait jadis en ces lieux à la déesse Kadoucha ?

Marrakech, cinquième jour du Mouloud.

Ce matin, comme prévu, je retourne à Riad Laârouss où je rencontre les Hamadcha de Safi à l’heure du petit-déjeuner. Les vieux adeptes échangent des couplets de melhûn autour d’un verre de thé. On attend les autres taïfa qui vont arriver dans la journée. Après le sacrifice d’ouverture, elles animeront à tour de rôle des séances de Dhikr et de Hadra. J’ai décidé de les quitter pour suivre le pèlerinage d’une prêtresse des Gnaoua, une talaâ, à Moulay Brahim au sommet de la montagne. Je me rends donc à Bab Rab, la porte du Seigneur, d’où vont partir pour Moulay Brahim les chamelles apportées par les différentes taïfa du Maroc. Elles seront conduites là-haut en cortège au rythme des Aïssaoua.

Dans la préface qu’il consacre à mon petit livre sur les fêtes du Mouloud, paru chez Sefrioui, Georges Lapassade écrit :

« D’ordinaire, l’ethnologue séjourne longuement auprès des populations dont il étudie la culture. Mana l’avait fait lorsqu’il avait suivi le long périple des Regraga chez les Chiadma. Mais pour faire le « tour du Mouloud », il a dû procéder autrement et courir en une semaine de Salé à Tamesloht en passant par Meknès, Moulay Idriss, la grotte d’Aïcha au Zerhoun, Marrakech et Moulay Brahim : c’est en effet, au cours d’une même semaine que se déroulent les grandes manifestations qui commémorent, au Maroc, la naissance du Prophète.

À Salé, la veille du Mouloud, des hommes porteurs de poupées de cire géantes occupent le devant de la scène. Mais dès le lendemain, à Meknès, les femmes en transe viennent déjà occuper cette place et au Zerhoun, l’origine de cette transe commence à apparaître avec le culte d’Aïcha Qandicha.

Mana rapporte ici un propos très significatif. On lui dit que ce jour, qui est le troisième du Mouloud, est celui des fiançailles d’Aïcha avec Ali Ben Hamdouch, le fondateur de la confrérie des Hamadcha qu’elle épousera à la fin de la semaine.

On a souvent souligné, et à juste titre, l’opposition entre les pratiques mystiques des hommes dans le soufisme notamment, et celle des femmes, davantage tournées vers les cultes de possession. Mais il existe aussi des liens entre ces deux pôles de l’extase et de la transe. Le « mariage » d’Ali avec Aïcha est une manière symbolique de le rappeler. »

A l’étape de Moulay Brahim, je fais une rencontre étonnante, celle de la talaâ de Bruxelles :

Moulay Brahim. À midi, j’arrive au pied de la montagne. Il y a là quelques pèlerins prenant un bain rituel près du moulin à eau, ainsi que quelques chamelles. Une femme qui est déjà venue ici l’an dernier n’est pas étonnée de voir si peu de gens cette année :

- L’année dernière, dit-elle, beaucoup de gens ont péri dans la grosse crue de l’oued qui a fait de nombreuses victimes. Alors que les autres années on avait beaucoup de mal à se loger, cette année, les courtiers vous courent après pour vous offrir les logements vides.

J’arrive à Moulay Brahim à une heure de l’après-midi. Des musiciens tournent autour du sanctuaire avec une jeune chamelle blanche couverte d’un tissu vert. Ce groupe vient des environs de Casablanca. Plus loin, voici une autre procession accompagnant elle aussi une chamelle : c’est la taïfa de Tarraste, en provenance du Sous. Et voici un troisième cortège avec sa chamelle en provenance des environs de Taroudant. Les cours intérieures des maisons qui font hôtellerie pour l’occasion sont animées par les Oulad Sidi Rahal avec leurs bouilloires et leurs serpents ; une autre troupe des Oulad Sidi Rahal, ceux de Bouya Omar, est venue pour animer demain des séances de Hadra. Un groupe de l’Ahouach des Houara ainsi qu’une troupe de Gnaoua d’Agadir proposent leur spectacle d’un patio à l’autre.

Sixième jour du Mouloud. Je pars à la recherche de talaât. Elles se trouvent, me dit-on, dans la maison attenante à la zaouïa. Il y a là, dans la cour intérieure, la grande chamelle qui sera sacrifiée. Elle a été amenée ici par Lalla Bacha une talaâ venue de Kénitra accompagnée de sa troupe de Gnaoua. Dans une petite pièce adjacente, les Gnaoua se reposent. Leur maître de cérémonie raconte :

- La chamelle a été achetée à Settat et on l’a amenée à Kénitra où la talaâ a organisé une lila le jour du Mouloud. De là, on a transporté cette chamelle à Marrakech par camion. On l’a conduite en procession depuis Bab Rab jusqu’ici, en passant par Tamesloht où notre talaâ a organisé une autre lila avec sacrifice d’un bélier. Nous resterons ici jusqu’au sacrifice de la chamelle.

Un peu plus loin, je rencontre une autre talaâ avec sa troupe de Gnaoua de Marrakech. Elle est originaire du Sahara et vit en ce moment en Belgique avec son mari, ancien travailleur immigré. C’est une grande et belle femme, imposante et couverte de bijoux :

- J’ai hérité mon activité de talaâ de mes ancêtres, dit-elle.

Puis son mari enchaîne :

- Elle vit avec moi depuis 32 ans, à Bruxelles. Elle y fait son métier de voyante par téléphone et sur rendez-vous pour les immigrés de là-bas et parfois aussi pour des clients européens.

La talaâ reprend la parole pour me raconter comment elle a découvert la vocation de médium :

- Je suis tombée en transe sans m’y attendre, et au cours de ma transe, j’ai commencé à « parler ». Je n’en étais pas consciente, ce sont les gens qui me l’ont dit à mon réveil.

Le parler en transe  N’tiq est la caractéristique fondamentale de la talaâ. C’est son esprit allié, son melk, qui parle par sa bouche, et qui fait la divination. Elle dit :

- J’ai chez moi deux autels, l’un me vient de Moulay Brahim, l’autre de Sidi Ali, pour son rapport avec Aïcha Qandicha, la Gnaouia. Je tombe malade chaque année au mois de Chaâbane. Je dois alors organiser une lila. L’année dernière, c’était à Essaouira. Je suis arrivée au Maroc cinq jours avant le Mouloud, et ici le jour du Mouloud pour y passer toute la semaine. J’ai acheté la chamelle pour Moulay Brahim au souk de Had Draâ. Après le moussem, je monterai à Sidi Chamharouch, le maître de la divination, puis je me rendrai à Bouya Omar, et j’irai enfin au Zerhoune chez Aïcha Qandicha. Je dois faire chaque année ce grand tour qui dure deux mois avant de revenir en Belgique. Sans quoi je ne pourrais pas travailler.

J’entends soudain un cri étrange qui tient à la fois du jappement d’un chiot et du hurlement d’un chacal :

- Regarde derrière toi ! Ordonne la talaâ de Bruxelles.

C’est un homme accroupi tenant sa tête entre ses mains et qui aboie. Brusquement, il se lève et commence à aller et venir, se rapprochant, puis s’éloignant de moi. Je ne suis pas rassuré. Il crie qu’il est Aïcha Qandicha :

- Je suis la reine des vallées et des fleuves ! Des forêts et des déserts ! J’attaque celui qui m’agresse !

Il parle avec un accent féminin. Et soudain, j’entends tout près de moi une autre voix, cette fois-ci masculine. C’est la talaâ en transe qui s’adresse à moi en criant :

- Ferme ton bloc-notes et va-t-en d’ici !

Alors qu’ils continuent leurs imprécations à mon encontre, je quitte les lieux en courant. Un peu plus tard, le Gnaoui de l’autre talaâ me dit que c’était une comédie pour essayer de m’extorquer de l’argent. Et beaucoup plus tard, quand je rencontre à nouveau la talaâ de Belgique alors qu’elle a retrouvé, me semble-t-il, son état normal, elle me dit :

- Aïcha a estimé que l’entretien était allé trop loin. Je ne devais pas vous livrer notre secret. C’est elle qui s’est adressée à vous par ma bouche pour vous demander de partir.

Toujours dans la préface à mon petit livre sur les fêtes u Mouloud, Georges Lapassade écrit :

« Une nouvelle étape conduit Mana à Marrakech chez les Hamadcha du Sud réunis eux aussi dans un grand moussem du Mouloud. Puis, il se rend à Moulay Brahim où il va rencontrer une talaâ, ce terme désigne la prêtresse des Gnaoua qui pratique ainsi la divination médiumnique. Cette rencontre donne lieu à une scène étonnante. Au moment où il est en train d’interroger la talaâ, Mana entend tout près de lui le hurlement d’un homme possédé par Aïcha qui parle par sa bouche. Et juste à ce moment-là, la talaâ est elle aussi possédée par son melk qui donne l’ordre à l’enquêteur de s’en aller.

En dépit des apparences, ces deux possessions ne sont pas équivalentes.

On peut décrire celle de l’homme comme une possession subie alors que celle de la talaâ est davantage maîtrisée, ce qui ne signifie pas pour autant, pas nécessairement, que c’est de la pure comédie. Si la transe de la talaâ donne l’impression d’être relativement contrôlée, c’est qu’elle a appris, au cours de son initiation, à la dominer. Au moment de sa « maladie initiatique » elle vivait sa dissociation,, provoquée par un choc émotionnel vécu dans la petite enfance, comme un trouble qui la faisait souffrir. Au cours de sa « thérapie », elle en est venue progressivement, non pas à éliminer cette dissociation comme on tenterait de le faire dans un traitement de type occidental, mais à la gérer. Ce qui était au départ un trouble est devenu une ressource.

Cette analyse psychologique trouve sa limite dans le fait que sous la thérapie des femmes se dissimule une religion : la dernière étape du voyage va le démontrer. À Tamesloht, en effet, le moussem met en scène l’opposition entre deux groupes de pèlerins : les Chorfa et les Gnaoua. Pour les Chorfa descendants de Moulay Abdellah Ben Hsein, cette manifestation du Mouloud est celles des tribus liées à leur ancêtre ; les Gnaoua y viennent par l’effet d’une greffe tardive. Ils sont tolérés à condition de rester dans les maisons et de ne visiter les lieux saints que pour apporter leurs offrandes.

Les Gnaoua ont une tout autre définition de la situation. Pour bien comprendre ce qu’ils font ici, il faut d’abord constater, toujours avec Mana, que ce sont les femmes qui organisent les manifestations de leur confrérie à Tamesloht. Les musiciens Gnaoua qui les accompagnent sont là à titre d’assistants qui louent leurs « services » à ces talaâ. C’est là, d’ailleurs, la véritable structure de leurs pratiques pour autant qu’elles restent fidèles à la tradition africaine.

Cela, certes, n’apparaît pas au premier abord. Le spectateur de leur rite nocturne de possession, fasciné par ce « spectacle » de la transe « habitée », est avant tout sensible au jeu musical de ses animateurs. Il est tenté alors, de conclure que chez les Gnaoua, ce sont les musiciens qui sont les maîtres du jeu. En réalité, ici, comme dans tous les rites de possession, la gestion de la situation est assurée par les prêtresses du culte. Et ici comme ailleurs, les femmes, parce qu’elles sont tenues en marge de la religion des hommes, se sont donné secrètement une autre « religion ». Ioan Lewis, l’avait déjà montré dans son beau livre sur « les religions de l’extase ». Mais il avait accordé trop peu de places aux pratiques des Gnaoua maghrébins. Mana, avec son enquête, apporte à cette thèse de l’anthropologie anglo-saxonne une contribution essentielle. »

La religion des femmes


Le lundi 12 mai 2009, j’écris à Céline Cronnier :

Je travaille d'arrache pied sur ma communication qui portera sur "la religion des femmes au Maroc": les haddarates, les Gnaoua et les voyantes médiumnique (enquêtes que Georges avait laissé en suspend l'été 1996, juste avant son départ définitif pour la France). Cette communication existe déjà sur le blog que je viens d'ouvrir qui s'intitule: les haddarates d'Essaouira. Il est un peu brouillon(avec beaucoup de répétitions) et je vais tout à l'heure à la plage pour tout réécrire. Encore du Lapassade: il lui arrivait de continuer de "re - écrire" un texte tout l'été et de ne le finaliser qu'à quelques heures avant de prendre l'avion pour Paris! Pour lui un texte reste toujours inachevé, surtout quand il faut faire rentrer dans le rationalisme cartésien la pensée sauvage des voyantes médiumnique avec leur sacrifices, leurs pèlerinage, leurs dormition, leurs rêves divinatoire, leurs désirs inavouées et leur religion rejetée par l'orthodoxie musulmane!

Le monde des Gnaoua et des haddarates est avant tout une religion de femmes dont Aïcha est la figure centrale. Une sorte de religion « alternative » dans une société où seuls les hommes ont vraiment accès aux lieux consacrés de la religion établie. Le moussem de Tamesloht donne à voir cette dualité, avec d’un côté les rites nocturnes et privés animés par les prêtresses d’Aïcha et d’un autre les chorfa célébrant au grand jour leur fête d’hommes, avec la fantasia des tribus environnantes.

« Nous devons imposer notre existante me déclare maintenant Rabia Haïl, car les haddarates d’Essaouira sont uniques au Maroc,. Mais quand nous avons voulu faire revivre leurs traditions, nous nous sommes réfugiées tout naturellement à la zaouïa des Aïssaoua, où jadis se déroulaient nos rituels. Nous y avons organisé l’assemblé générale constitutive de notre association, et on s’est mises d’accord pour y organiser des séances de dhikr chaque vendredi. Les femmes étaient enthousiastes, au point de nous aborder dans la rue, pour savoir s’il y aura une hadhra le vendredi prochain :

- « En votre compagnie, on passe d’agréables  après midi , nous disent-elles, et cela nous fait du bien d’entendre des chants que nous avons perdu d’oui depuis des lustres. »

Pour faire revivre ce patrimoine, nous avions l’intention d’initier les jeunes filles, car nos vies sont éphémère. Un jour nous serions fatiguées et incapables de rythmer la mesure : il nous faut de la relève. Mais quand nous nous sommes présentées le Moqadem de la zaouia des Aïssaoua,  nous a mal reçues : il nous a signifié qu’il ne voulait plus nous voir à la zaouïa ! »

L atifa Boumazzourh, la présidente de cette association, renchérit :

« Le premier vendredi, on s’est rendues à la zaouïa où a eu lieu l’Assemblée Générale, avec l’accord du caïd, des autorités et tout. On nous a dit que ce que vous faites est bien. Nous avons écrit une demande à Monsieur le gouverneur qui nous a renvoyé à Monsieur le Pacha qui nous a renvoyé à son tour à Monsieur le Caïd et ce dernier au  Moqadem (l’auxiliaire de l’autorité de tutelle au niveau du quartier). Apparemment, tout était en règle. Chaque vendredi, nous étions heureuses d’animer la hadhra au sein de la zaouïa. Nous étions toutes bien habillées avec l’intention de nous soulager et d’assister à des séances de dhikr. Mais dés le second vendredi, ce Monsieur (le moqadem de la zaouia des Aïssaoua)a commencé à nous fermer la porte :

- « Seules les organisatrices peuvent y accéder, nous disait-il, mais pas leurs invitées ! ».

Au troisième vendredi, ce gardien des lieux s’est absenté pour la prière de l’Asr. Les haddarates l’attendirent à l’extérieur ainsi qu’une foule de femmes invitées. Il nous a rendues malades à force d’entourloupettes et de tergiversations ! Il ne voulait surtout pas de nous là-bas. Je suis revenue chez Monsieur le caïd qui a dit à Monsieur le Pacha : « Ce que font ces femmes ne comporte rien d’illicite. »

Et le Pacha de nous dire : «  Faites une demande aux hobous, » (l’administration du culte qui relève du ministère des affaires religieuses). Lesquels hobous nous renvoyèrent à la case départ : retour chez le gouverneur, le pacha, le caïd, les hobous, jusqu’à ce que nous soyons lassées. »

Que faire ? Elles se sont finalement repliées sur la sphère informelle et privé pour pratiquer leurs séances de dhikr et de hadhra.

Pour les soûfis , les séances de hadhra, doivent déclencher l’extase, rapprochant ainsi le cœur de l’homme de son Dieu. L’état d’extase, qui a lieu au cours de la cérémonie de la hadhra,  qui signifie « présence divine ». L’’état où l’homme est relié à Dieu. L’extase, c’est aussi l’audition des cœurs. Dieu très Haut a dit : « Certes, ce ne sont point les yeux qui sont aveugles, mais aveugles sont leurs cœurs dans leur poitrine… »

Le fait à retenir, c’est que le procédé principal de mise en extase reste le chant d’une psalmodie à vocabulaire coranique. C’est du Coran, constamment récité, médité, pratiqué, que procède le mysticisme islamique, dans son origine et son développement. Le mysticisme islamique y a puisé ses caractères distinctifs : récitations en commun et à voix haute (dhikr, raf’ al sawt), institution de séances religieuses de récollection (majâlis al dhikr), des thèmes de méditations apparentés, en prose et en vers, se trouvent récités. De bonne heure, ces séances évoluèrent vers le type du « concert spirituel » ou « oratorio »(samâ’) : développant la partie « affections » de la méditation collective. Issu du désire légitime d’entrer en rapport « liturgique » avec Dieu, de revivre, grâce à une psalmodie collective et solennelle, le dialogue indirect de l’ange avec Dieu, écouté et obéi, avec une ferveur muette par l’âme consentante du Prophète – «  le concert spirituel » n’était pas sans périls. Les maîtres en mystique l’avaient dit et redit : la maîtrise de soi d’une âme humble y était la condition requise, pour attirer la grâce et faire entrer l’âme en extase(wajd).


Le raqs, danse extatique de jubilation : on connaît la danse circulaire des Mevlévis , au son du nay, considéré comme une imitation des rotations planétaires. Il y a aussi le tamzîq « déchirement des vêtements » par l’extatique, pendant sa transe(voir les Aïssaoua de Meknès).Le wajd soufi est à la fois l’extatique pris par Dieu et « cet instant hors du temps », ce « choc mental » qui tire l’âme hors d’elle – même et hors de la durée, pour se retrouver « perdue » en une présence suprême.Parole d’Al – Nûri :

« l’extase est une flamme qui naît dans l’intime de l’être ; elle s’élance d’un désir passionné, et quand elle survient, les membres corporels sont agités de joie ou de peine. »

Un autre soufi a dit : « l’extase est comme un message de la Vérité suprême, annonçant cette belle nouvelle : la montée vers la station de la vision de Dieu. » La personnalité du soufi et comme possédée et volatilisée par Dieu. Le « choc mental » devient expérience d’une présence de Dieu nous dit Ghazali :

« Les états d’extase divine, c’est Dieu qui les provoque tout entiers. L’extase, c’est une incitation, puis un regard qui croît et flambe dans les consciences. Lorsque Dieu vient l’habiter ainsi, la conscience double d’acuité. C’est un état modifié de conscience. Une transe. La conscience se tourne alors vers une Face dont le regard la ravit à tout autre spectacle.   L’extase est un effet de la présence de Dieu. Mais l’âme au terme de son ascension mystique, peut ne plus avoir besoin de ces effets extérieurs de ravissement. Sa capacité d’amour s’est suffisamment agrandie, et maintenant « la ferveur tout entière n’est plus que paix et amour suave. ». Le corps humain recèle, en son intérieur central, un morceau de chair(Mudgha), siège durant la vie d’un mouvement oscillatoire(taqlib, d’où le nom qalb), point d’impact des évènements spirituels. Le musulman retient la signification spirituelle du « cœur »., qui est dit le Coran le lieu du secret Divin. Ce secret des cœurs, commentent les mystiques, où seule pénètre la présence du Seigneur.

Les confréries les plus orthodoxes excluent tout instrument hormis la voix humaine ; création divine. Ils considèrent l’emploi de la musique instrumentale comme une hérésie puisqu’un précepte dit :

« Dieu maudit la barbe au-dessus et au-dessous de laquelle il y a zamar ».

Ici le terme zamar désigne aussi bien l’instrument à corde que l’instrument à anche. Alors que le samaâ, psalmodie uniquement vocale avec « îmara » (danse extatique), caractérise les zaouïas d’un soufisme plus orthodoxe, le zamar, ou la musique instrumentale caractérise le soufisme populaire de transes (Jedba) collectives et de pratique magique.

. Les confréries du samaâ et de la îmara, sont fréquentées par les citadins « distingués ». Quant aux confréries. du zamar et de la jedba sont fréquentées par les citadins « communs » où la magie de la nuit appelle le silence et la communion du groupe appelle la hadhra (présence divine).


Dans la zaouïa des hamadcha, on boit le thé à l’écoute d’une lira (frêle pipeau de roseau) qu’accompagne une voix couverte comme d’un voile invisible :

Gloire à Dieu et à toi océan de lumière !

Ô patron d’Ouazzane ne m’oublie pas !

Le doux intermède de la lira prépare la phase chaude du hautbois. La partition musicale qui rend la présence du surnaturel possible s’appelle mramma, ou métier à tisser. C’est une juxtaposition de phrases musicales tissées par le hautbois sur la trame constante des instruments de percussion : la réussite de la partition musicale dépend du champ magnétique qui s’établit entre l’orchestre et les danseurs de la place sacrée.

C’est ces confrérie de la transe qui intéressait Georges Lapassade. Elles sont d’ailleurs les seules à rester vivantes, en particulier les Hamadcha et les Gnaoua, par contre les confréries de l’extase , telles celles des Aïssaoua, des Darkaoua, des Ghazaoua et de la Nassiriya sont quasiment éteintes.

Du discours émique au discours étique


Le linguiste Kenneth Pike oppose le discours émique qui est le commentaire des gens ordinaires au discours étique ou savant qui tend à remplacer la théorie populaire de la chose. Pour donner un exemple directement appliqué à notre propos ; l’observation d’un possédé rituel en état de transe peut donner lieu à ces deux discours :Dans le discours émique les gens disent que la transe est produite par la présence d’un être surnaturel. Le même comportement sera interprété de manière « étique » par un psychologue comme l’effet du rythme des tambours ou encore comme l’expression d’un tempérament hystérique, etc.

Nous sommes donc en présence de deux modes d’interprétation savant et populaire : Pour la psychanalyse l’origine de la maladie est endogène : « Ce sont les processus psychiques inconscients ». Pour le thérapeute traditionnel : l’origine du « mal » est exogène ; l’individu est « frappé » par une entité surnaturelle malfaisante ; la possession n’est donc pas le symptôme d’un état morbide. Ces deux modes d’interprétations impliquent deux attitudes : l’Occident rejette le « malade », le Maghreb accepte le « possédé ». Ces deux modes d’interprétations impliquent également deux modes de traitement : l’un vise à « expulser l’intrus », l’autre à mettre en évidence le traumatisme responsable mais oublié.

En termes savants, pour  Georges Lapassade, la possession, est la définition religieuse de la dissociation, Mais on l’appelle pas dissociation dans le langage religieux, on l’appelle possession. Or, cela veut dire quoi la possession ? Cela veut dire que la personne vit comme si elle avait le diable dans la peau. Son identité est dissociée, une part d’elle reste à peu près normale et l’autre part est devenue le diable qui le persécute. Donc la possession est un cas limpide de la dissociation. La dissociation est une appellation laïque de la possession, si l’on peut dire. La possession est la définition théologique de la dissociation, le possédé est un dissocié en fait, il est deux êtres en lui-même, j’ai deux âmes à moi…En arabe, on dit qu’il est « habité », Meskoun. On peut partir de Meskoun pour faire ce discours et c’est plus facile de le faire en arabe qu’en français, qu’en langue occidentale parce que cela est plus présent dans la culture au moins maghrébine, peut-être dans toute la culture arabe.

Partant de cette définition,  Georges Lapassade  fait la distinction entre la thérapie africaine, qui est une thérapie de réconciliation du possédé et de son possesseur considéré comme bénéfique, et l’unique forme de possession que l’on connait et que l’on a connu en Europe, la possession diabolique. Et puisque c’est une possession diabolique, on ne peut pas se réconcilier avec le diable. Le diable doit être expulsé, c’est un exorcisme. Il y a aussi de l’exorcisme en Afrique, mais il y a cette pratique inconnue, adorciste, non pratiquée dans l’ensemble de l’Europe à part quelques exceptions ;qui consiste à construire une réconciliation. Donc, une sorte d’arrangement avec la dissociation. Ce n’est pas seulement une pratique pour mettre fin, à la dissociation pathologique car il y a des dissociations qui ne sont pas pathologiques. Cela est une autre affaire, on peut en parler, si vous voulez, mais la dissociation pathologique, c’est l’éclatement de l’identité chez le possédé occidental qui prétend être possédé par le diable, par un mauvais esprit. La seule solution, c’est de faire sortir cet esprit, c’est de le chasser. C’est de l’exorcisme, tandis qu’en Afrique, très souvent, ce n’est pas de le chasser, c’est de l’amadouer et de se faire ami avec lui. C’est de l’adorcisme.

De la possession à la dissociation

La dissociation en tant que ressource, Georges Lapassade la vivait constamment en tant que chercheur,  en menant parallèlement deux activités intellectuelles en même temps : le jour l’enquête de terrain, l’observation des voyantes médiumnique et de la transe ,  le soir – avec son bol d’olives à l’hôtel Chakib – la réflexion sur  les ethnométhodes de Guerfinkel, le magnétisme animal de Mesmer, l’hypnose de Janet, la dynamique du groupe de Kurt Lewin etc.

La praxis n’allait pas chez lui sans accompagnement théorique et vise versa. Il fallait, en même temps écrire tel article pour tel journal ou revue, et  le  « Que sais-je ? » sur la transe ou la dissociation. Tout en remaniant constamment le texte en élaboration de l’un et de l’autre. Il donnait d’ailleurs cette belle métaphore de cet écrivain qui avait en chantier plusieurs romans à la fois et qui les écrivait en même temps, en allant d’une machine à écrire à  l’autre ! Mais la dissociation ne veut pas dire dispersion : quand il est occupé à Paris par les questions pédagogiques ou par le Rap, il ne veut plus entendre parler d’Essaouira, et vise versa.

Voici ce que Georges Lapassade avait déclaré dans un entretien collectif paru au N° 11 des Irraiductibles « études africaines »

La talaâ pratique une « thérapie de la dissociation ». Elle fait appelle aux Haddarates et aux Gnaoua  pour assurer un moment thérapeutique comme le Ndeupp, le rituel de possession sénégalais, où les danses de possession viennent clôturer une semaines d’actions ou d’actes thérapeutiques dont le plus important, le jeudi, c’est le sacrifice d’un animal et la construction d’un autel sur des poteries qui contiennent des boyaux de cet animal. Donc, le rite de possession collectif, les danses de possession collectives sont spectaculaires, menés d’ailleurs par un guérisseur ou une guérisseuse. Les danses de possession, dans le quartier où il y a eu l’intervention, viennent le dernier jour pour clôturer une semaine thérapeutique, dont probablement l’acte fondateur le plus important, pour la première fois, c’est le sacrifice conduisant le même jour à la création d’un autel sur lequel on pourrait faire des offrandes au Rab(part dissociée de la personnalité). C’est pourquoi je dis que c’est un autel de la dissociation parce qu’au départ, il y a l’idée d’une possession plus ou moins par le Rab qui est un animal, un être mystérieux, un peu comme un djinn  dans les pays arabes…Donc, cet esprit possesseur tourmente une personne et ce qu’on appellera la thérapie en langage occidental consiste à libérer, à soulager cette personne, non pas par la suppression du symptôme qui est à l’origine du trouble qui est une possession mal vécue. On ne met pas fin à la possession, mais on la déplace, c'est-à-dire, cet esprit, ce Rab qui tourment la personne, n’est plus dans la personne tourmentée, mais dans cet autel où la personne, pendant toute sa vie, va porter des offrande, du lait et autres produits.

C’est intéressant du point de vue de la thérapie africaine, qui est une thérapie de réconciliation du possédé et de son possesseur considéré comme bénéfique. Ce qui est très différent de l’unique forme de possession que l’on connait et que l’on a connu en Europe, la possession diabolique. Et puisque c’est une possession diabolique, on ne peut pas se réconcilier avec le diable. Le diable doit être expulsé, c’est un exorcisme. Ce qui est très important en Afrique, dans la culture africaine, il y a aussi de l’exorcisme en Afrique, mais il y a cette pratique inconnue, non pratiquée dans l’ensemble de l’Europe à part quelques exceptions ; il y a une pratique adorciste qui consiste à construire une réconciliation. Donc, une sorte d’arrangement avec la dissociation. Ce n’est pas seulement une pratique pour mettre fin, à la dissociation pathologique car il y a des dissociations qui ne sont pas pathologiques. Cela est une autre affaire, on peut en parler, si vous voulez, mais la dissociation pathologique, c’est l’éclatement de l’identité chez le possédé occidental qui prétend être possédé par le diable, par un mauvais esprit. La seule solution, c’est de faire sortir cet esprit, c’est de le chasser. C’est de l’exorcisme, tandis qu’en Afrique, très souvent, ce n’est pas de le chasser, c’est de l’amadouer et de se faire ami avec lui.

Cohabiter est très important pour l’étude du rite africain, on en est là. Quand on parle des Gnaoua, d’une façon trop rapide, on pense qu’ils sont des exorcistes. Comme je viens de le dire et je le redis, ce ne sont pas les Gnaoua qui sont les thérapeutes, c’est une voyante, une thérapeute. Il y a deux appellations de voyantes au Maroc. La voyante habituelle, celle qui tire les cartes, celle qui lit dans le marc de café et quelque chose comme ça, c’est la Chouafa. Mais il y a un autre type de voyantes, c’est la talaâ qui vient du mot talaâ, qui veut dire « monter » en elle, celle qui fait monter les esprits. C’est pour cela qu’on l’appelle la talaâ. Celle-ci est dans l’état de transe médiumnique, car c’est un médium qui parle par sa bouche, son corps à la disposition d’un ami à elle – ce n’est pas un tourmenteur – avec qui elle s’est réconciliée, avec qui elle travaillent pour décrire, diagnostiquer une maladie et indiquer, ce avec quoi il faut la traiter.

La talaâ, non seulement, n’est pas attachée aux Gnaoua, mais peut faire appelle à eux comme des assistants. Une chose importante chez elle, qui me semble fondamentale et ressemble au Ndepp, c’est l’existence d’une table, la mida. Ce n’est pas une table de travail, c’est comme un petit guéridon qu’elle a dans la pièce secrète où elle officie. Sur cette table, elle met chaque semaine des aliments. Elle alimente son ou ses esprits possesseurs et collaborateurs. C’est elle qui est au centre de la thérapie , qui est africaine, assistée par les Gnaoua dont leur rôle est d’être assistants. Ils ne sont pas des thérapeutes contrairement à ce que l’on raconte quelques fois dans la presse, etc. C’est comme si on compare, dans l’église catholique, le prêtre et l’organiste qui tient l’orgue. Ce n’est pas l’organiste qui est au centre du rituel, de la messe, c’est le prêtre, et l’organiste est son assistant. Voilà ce qu’on peut dire pour recentrer la question des Gnaoua, leur collaboration à ce qu’on appelle une thérapie.

La mida est considérée comme quelque chose que l’on ne doit pas voir. Que l’étranger, même un Marocain, l’étranger à la maison ne doit pas voir. Elle est gardée dans une pièce particulière par la talaâ et cela ressemble à l’autel du Rab sénégalais construit à la fin du Ndepp.

Au Maroc, je n’ai pas eu accès à une thérapie par une voyante, par une thérapeute. Je n’ai eu pas accès du tout. Je n’ai vu que des Gnaoua dans leur rôle autonomisé de musiciens. Ce rôle est plus connu en occident et donne lieu maintenant à un festival des Gnaoua chaque année à Essaouira. Cela, oui, je l’ai vu des quantités de fois, mais il faut bien comprendre que ce rite qu’’ils pratiquent, ils n’en sont pas les dirigeants, c’est la voyante qui les convoque pour un moment dans la séance thérapeutique où il  y a autre chose que l’intervention des Gnaoua. Mais ces Gnaoua se sont autonomisés avec la médiatisation, ma propre action de propagandiste des Gnaoua depuis 1969 et maintenant, ils sont connus par le festival international ou mondial des Gnaoua qui se tient chaque année à Essaouira. Ils sont devenus des vedettes de la mondialisation. Ils jouent avec les musiciens du Jazz etc. Il faut bien voir que ce n’était pas cela au début, que probablement ils intervenaient essentiellement comme des assistants d’un ou d’une thérapeute dont ce n’était pas le seule acte thérapeutique, loin delà, puisque le sacrifice était davantage thérapeutique.

Je n’ai pas construit le concept de « dissociation ». il vient de Pierre Janet. Il y a deux étapes dans la dissociation : il y a la définition de la dissociation comme pathologique et ça c’est Janet et ses successeurs, mais Janet ne faisait que constituer l’aboutissement d’un siècle entier de travaux, depuis Mesmer qui doit être à l’origine de l’hypnose, qui faisait des Cures à Vienne et à Paris, par la transe autour d’un baquet qui contenait de l’eau qu’il disait magnétisée. Il y avait des gens autour qui plongeaient un bout de ferraille dans l’eau magnétisée par Mesmer, disait-il, un peu comme de l’eau bénite et c’est ça sa thérapie. Ensuite  il y avait son disciple le marquis de Puysegur qui avait remplacé « Satan » par des passes, il y avait de ça aussi ; il y avait des cordes qui cachaient un arbre magnétisé, etc., il y avait aussi le baquet de Mesmer et il y avait tout un rituel de mise en hypnose de ses clients. Et puis, il y a eu Janet. Janet connait très bien ce que je viens d’évoquer. Il n’a pas parlé de dissociation, il a parlé de désagrégation mentale, il pensait que les hystériques souffraient de désagrégation, de l’affaiblissement de la personnalité et de leur capacités énergétiques , ce qui permet à la maladie de s’installer par déficit, alors que c’est faux, ce n’est pas par déficit, c’est par le conflit que vient l’hystérie. Mais dans la dissociation, il y a eu ensuite un spécialiste de l’hypnose, un expérimentaliste qui s’appelle Ernest Hilgard, qui soutient qu’à côté de la dissociation pathologique, il peut y avoir une dissociation normale.

Ma pensée est celle de Hilgard, c'est-à-dire la dissociation comme normalité et comme ressource. Pour Hilgard, c’est une ressource, ce qu’il illustre très simplement en disant, le fait qu’un automobiliste peut à la fois conduire surveiller la route et regarder devant lui, sinon il risque de lui arriver un accident. Il doit surveiller son trajet, ce qui se passe devant lui, derrière ou à côté et en même temps, il peut discuter, parler avec son voisin, son passager. C’est là, la dissociation toute simple. Il en a deux, d’intervention, de contrôle. C’est une dissociation simple et il y en a tout le temps dans la vie.

Dans les religions traditionnelles, le Chaman et le médium ont en commun leur formation, leur vocation. Dans les deux cas, très souvent, mais pas toujours, il y a un trouble à l’adolescence, une dissociation adolescente. Ils font des fugues ou elles font des fugues. Ils se réfugient dans la forêt ; ils sortent de chez eux. On voit même cela au Maroc ou en Algérie dans la vocation de certaines talaâ, de certains guérisseurs, comme on les appelle des médiums. Il y a cette sorte de tradition de fugues adolescente, au départ. C’est une dissociation pathologique, qui va se retourner, se transformer, en dissociation normale.  On n’élimine pas la dissociation comme le voulait jadis Janet. La thérapie occidentale visait l’élimination de la dissociation, tandis que là, on s’arrange avec, on se réconcilie en la transformant. C’est spectaculaire chez les Chamans et les médiums  et même chez les clients de base, d’une intervention qu’on appellera thérapeutique, en Afrique, la dissociation n’est pas éliminée comme un  trouble définitivement pathologique dont il faut se libérer…en reconstruisant les identités, mais elle est, quelque part, dans un coin de la personnalité et même du métier quand il s’agit d’en faire un métier. La talaâ, les spécialistes de la dissociation, les gestionnaires de la dissociation, à but thérapeutique restent dissociés. Donc, on peut dire qu’en Afrique, à la différence de l’Europe, il y a aménagement de la dissociation, il n’y a pas eu tentative d’élimination. C’est un trait de l’Afrique, de la psychologie africaine, des africains, cette disponibilité de la dissociation, peut-être que les Africains sont moins unifiés que les Européens, et qui sont plus porteurs d’une dissociation, d’une dissociation constitutive de leur identité.

Essaouira, lundi 18 mai – Casablanca, Dimanche 21juin 2009

Abdelkader MANA

Anthropologue






[1] Le terme khazna désigne le trésor de manuscrits contenant les qasidas de malhûn, que les connaisseurs conservent jalousement au fond d’un coffre. Ghorba le hautboïste virtuose, l’adepte des Hamadcha, qui a perdu un œil lors d’une compétition chantée du rzoun de l’achoura, était l’un des principaux khazzan (conservateurs) des qasidas du genre malhûn.



01:03 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : psychothérapie, voyantes médiumnique, les talaâ | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

23/10/2009

Manazil


Au temps des raisins et des figues

Repérage agde 340.jpg


« Je me suis dit : c’est le moment de l’écriture. J’ai pris en compte dans mes calculs les quatre éléments suivants : le feu et la terre, l’eau et l’âme, ainsi que les sept planètes et les vingt-huit manâzil. Je les ai divisés par les douze astres qui correspondent aux manâzil de bon augure. J’ai compté les sept jours de la semaine qui correspondent aux sept esprits nés de la lumière du trône céleste qui commande aux armées des jnûn !(djinns) »

Il s’agit d’une qasida-talisman d’un certain Haj Saddiq Souiri, ayant vécu à la fin du XIXème siècle, où l’amoureux use de magie pour contraindre les démons à lui ouvrir l’une des sept portes du château où se trouve sa bien - aimée. L’auteur cite dans cette qasida, du genre malhûn, tous les livres jaunes de la magie le Damiati, en particulier, les chiffres sept et soixante - six : les sept saints Regraga s’arrêtaient à une etape dite de « soixante six », juste avant d’escalader la montagne de fer. Les vingt-huit manâzil dont il s’agit dans cette qasida intitulée Jadwal (talisman), sont des mansions lunaires. Plus complètement les manâzil al-kamar, sont les mansions lunaires, ou stations de la lune. Elles constituent un système de 28 étoiles, astérisme ou d’endroits dans le ciel près duquel la lune se trouve dans chacune des 28 nuits de sa révolution mensuelle. Le système des mansions lunaires a été adopté par les berbères, à travers des canaux encore inconnus, puisque le mot manâzil figure déjà dans le Coran (X, 5, XXXVI,39) Voici l’identification astronomique de quelques mansions lunaires citées à travers les dictons du calendrier agricol :
1. al-nateh, Arietis
2. al-boulda, région vide d’étoiles.
3. Saâd Dabeh, capricorni
4. Saâd al-Boulaâ, Aquarii
5. Saâd saoud, capricorni
6. Saâd Lakhbia, aquarii.
7. Batnou al-hout, andromedae...

Au Maroc, le calendrier agricol est fondé sur ces 28 mansions lunaires. Des calendriers de ce genre étaient déjà connus au moyen-âge. Ils proviennent de traditions astro-agricoles plus anciennes dont on trouve des parallèles chez Ptolémée et à Babylone.



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Lors de mon séjour au Haut-Atlas, je me suis rendu compte, que je n’avais pas la même mesure du temps que mes interlocuteurs : ils raisonnaient en termes de calendrier julien, alors que je raisonnais comme tout citadin selon le calendrier grégorien. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte, que lorsqu’ils disent par exemple que la saison des fêtes commence au Haut-Atlas le 1er août julien, il faut entendre le 13 août grégorien : il faut systématiquement ajouter 12 jours au Julien pour obtenir son correspondant grégorien. À chaque période de 12 jours correspond une manzla, qui sont au nombre de vingt huit, au cours de l’année julienne.
Chaque manzla se caractérise par des particularités météorologiques qui ont un impact direct sur le faune, la flore et les activités agricoles. Le fellah dispose d’un répertoire de dictons pour fixer les Manâzil. Ainsi dit-il des trois Manâzil de nivôse et des deux Manâzil de pluviôse dont les frimas sont pénibles mais néanmoins nécessaires au renouveau de la vie :

- Manzla de la Boulda, le 21 décembre : « le froid de la boulda atteint le cœur ».
- Manzla de Saâd Dabeh, le 6 janvier : « Saâd Dabeh, ne laisse au chien aucune force pour aboyer, ni de chair à l’agneau pour être sacrifié, ni de sperme à l’esclavon pour forniquer ».
- Manzla de Saâd Boulaâ, le 17 janvier : « Saâd Boulaâ, envoie-le faire des courses ; il n’entendra pas ; donne-lui à manger, il ne se rassasiera pas ».
- Manzla de Saâd Saoud, le 30 janvier : « à Saâd Saoud, l’abeille gèle sur la branche et l’eau coule dans la moindre brindille ».
- Manzla de Saâd Lakhbia, le 13 février : « à Saâd Lakhbia, sortent les vipères et les faucons ».

Les manâzla, sont donc des étapes dans le temps comme le note Ibn Ârif :

« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des manâzil (étapes) ».

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L’année se répartit donc en manâzil, période d’une douzaine de jours, toutes portant un nom pittoresque, et dont la succession commande, encore de nos jours, l’agriculture traditionnelle. A ce propos, on lit dans le Qânûn d’al-Ioussi :
« Le printemps, parce qu’il est modéré, les forces ne s’y accroissent, pas plus que les nourritures ne peuvent faire de mal, car la saison les contraint. Pas d’inconvénien à s’y livrer à beaucoup d’exercice, à l’acte sexuel. On y pratiquera la saignée, un jour serein, tranquille, satisfait. On évitera tout souci ce jour-là, la contrariété, la peine, la pensée, l’étude des livres et l’acte sexuel. La veille, le jeûne et les fatigues diverses, on les reservera à la pleine journée, sans qu’il y ait faim ni réplétion...
L’été, en raison de sa nature brûlante et sèche, on s’abstiendra de toute chaleur en fait d’aliments et de boissons. Ainsi l’on évitera le miel, l’ail, les oiseaux, les pigeons. On mangera du frais et de l’humide : viande de veau gras vinégrée ou à la courge. On mangera du concombre, de la pastèque. Alléger le vêture, réduire l’exercice et l’acte sexuel (qui joue un grand rôle, décidément, dans cette diététique), éviter la veuille, dormir davantage à la sieste... »
L’automne viendra puis l’hiver. Pour l’automne, il est fait allusion à un pain de ce dhurah qui se prononce en dialecte maghrébin drâ, à savoir le « sorgho », qui joue un cetain rôle dans l’alimentation des foules bédouines.

Les véritables spécialistes du calendrier dans la tribu sont les fquih. J’ai surpris l’un d’entre eux au milieu de planches coraniques en train d’écrire un jadwal (talisman) à l’encre couleur safran, pour une femme qui le lui avait commandé. En guise de calendrier julien, il me brandit un kunnach où je vois écrit au smakh, sept tétrades, mnémotechniques, dont chaque lettre correspond à une Manzla. C’est un véritable calendrier-talisman. Il me récite le même calendrier sous forme de qasida chantée : souci de mémorisation.

Le recours au secret vise à entretenir la profession d’astrologue. Ainsi, le fellah incapable de franchir « l’enclos du temps » qu’il fera et que recèlent les lettres et les chiffres magiques, va recourir au service de celui qui dévoile le secret des astres aussi bien pour l’avenir de ses vaches que pour le sien propre.
Dans un manuscrit consacré au calendrier agricol, on peut lire entre autre, à propos du mois de janvier (Yennaïr) :

« On fait en ce mois la prière du Dohr quand l’ombre du style atteint neuf pieds, et l’açr, quand elle atteint sept. »
Par pied il faut entendre la longueur moyenne d’un pied d’homme, et non le pied de 33 cm, autrefois en usage en France. Le mot pied traduit ici l’arabe qadam. Ceci nous montre à quel point dans les sociétés sans horloge, le temps était à la mesure de l’homme.

Je me souviens d’un jour d’été où khali H’mad mon oncle maternel, en marge de l’aire à battre, nous démontrait l’heure qu’il est en mesurant sa propre ombre par le nombre de ses pieds mis bous à bout. On retrouve là le principe du cadran solaire, qui servait aussi à fixer les heures de prière, le seul moment de la vie sociale où la ponctualité est requise : partout ailleurs, on trouve mille et une excuses, pour battre en brèche la ponctualité. C’est en cela que la société marocaine demeure « une société sans horloge », c'est-à-dire sans ponctualité. Le fameux incha Allah ! Or la ponctualité, c’est la modernité. Ce dérèglement de l’horloge sociale, qu’on rencontre partout y compris dans les entreprises les plus modernes (de la télévision qui ne respecte pas le timing de diffusion à l’avion qui ne décolle pas à l’heure), on peut l’attribuer à cette ambivalence, cette ambiguïté, que mon ami J.P.Hugoz appelle « l’à peu-prêisme » des marocains .Bref, à l’intrusion de l’irrationnel y compris dans les institutions les plus modernes.
Nous sommes entrés de plein pied dans les temps moderne mais sans régler notre horloge saisonnière sur les fuseaux horaires de la modernité. « Ce décalage horaire » est cause d’immobilisme, de perte de temps et d’argent, comme on le constate d’une manière flagrante durant ce mois lunaire du ramadan 1429 (septembre 2008), où toutes les activités humaine sont au « ralenti », où toute les décisions sont en « instance » c'est-à-dire reportées sine die, et où tout semblent suspendu à l’heure de la rupture du jeun, y compris le caractère lunatique des jeuneurs. Société déboussolée, où les repères de jadis ne fonctionnent plus et où les nouvelles règles du jeu ont du mal à se mettre en place. C’est ce dérèglement de l’horloge sociale et des institutions qu’évoque Fatima Mernissi lorsqu’elle parle de « la peur-modernité ». Or sans ponctualité point de modernité : pas de train à l’heure, pas de travail à la chaîne, pas d’exploits athlétiques, pas de capitalisme.
Dans les sociétés paysannes, on n’avait pas besoin de l’horloge des villes parce qu’on n’était pas « pressé par le temps ». On ne produisait pas cette abstraction nommée « argent » mais les fruits de la terre-mère, au gré des saisons.Même l’argent est un « don » du ciel, une « offrande » Le temps, c'est-à-dire la vie, n’était pas nécessairement de l’argent, mais ce plaisir convivial que prenait mon père à faire sa sieste à l’ombre d’un olivier, pour régler son horloge biologique sur l’horloge cosmique.C’est ce temps pour soi que j’ai vécu moi-même au printemps de 1984, en suivant le daour (pèlerinage circulaire des Regraga) :
« Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »
Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski : Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message : « Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai.
En cours de route une paysanne m’interpella un jour en ces termes :
1 Revenez nous voir au temps des raisins et des figues !

Les fellahs ont donc une autre perception du temps qui n’est pas celle du calendrier grégorien ni de l’horloge des villes, mais celle du cycle lunaire subdivisé en manazil.
Les circumambulations des Regrga coïncident avec l’équinoxe du printemps. Le 21 mars, la « fiancée rituelle », dont l’ancêtre est Achemas (le soleil, cet arpenteur de l’espace qui concourt avec la pluie à la fécondation terrestre) se dirige vers la « clé du périple ». Sauf pour l’année bissextile où les jours néfastes d’Al hussoum coïncident avec l’équinoxe. On reporte alors le départ au jeudi suivant. Car c’est dans ces jours que les peuplades de Âd et de Thamoud ont été anéanties par un vent mugissant et impétueux :

« Durant sept jours et huit nuits tu aurais vu ce peuple renversé par terre comme des troncs évidés de palmier » (Coran).
Les derniers jours de cette manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. Les pluies qui tombent en ce moment sont déterminantes, pour la croissance des plantes. Le dicton dit : « Si la terre s’abreuve bien à Batnou al-hout (ventre du poisson) dis au Nateh (6 avril) de souffler le tocsin ou le clairon ».
La fin du daour coïncide avec les bénéfiques pluies de Nisân. La période de Nisân s’étend du 27 avril au 3 mai de l’année julienne et le daour est clôturé le 28 avril. L’eau qui tombe à ce moment a des propriétés merveilleuses et guérit une foule de maladies : elle favorise la croissance des cheveux des femmes, elle donne même de la mémoire aux élèves, qui font alors des progrès surprenants dans la récitation du Coran. Les Regraga y procèdent à la vente aux enchères anticipée du tribut sur l’élevage et les Chiadma commencent à tondre leurs moutons. Généralement, à cette période, il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs. Ce sont les bénéfiques pluies de Nissane. On en conclut non pas que la clôture coïncide avec les pluies de Nissane, mais qu’elle tombe pour annoncer la clôture.

Abdelkader MANA

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15:23 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : regraga | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook