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24/10/2009

Préface

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Par Géorges Lapassade

 

Depuis 1969, j’ai séjourné à peu près régulièrement, à Essaouira, chaque été. Dès mon arrivée dans la ville, j’ai fait la connaissance de certains jeunes intellectuels qui sont rapidement devenus mes amis. Le premier festival musical d’Essaouira a eu lieu à la fin de l’été 80 et j’ai participé très activement à son organisation et à la mise en place de certaines manifestations, en particulier au colloque sur la musique populaire. Le musée d’Essaouira a ouvert ses portes en cette occasion et Boujamaâ Lakhdar, que je connaissais depuis déjà longtemps, en a été nommé conservateur.

Il en a fait un musée ethnographique des traditions populaires, et, en même temps, un lieu de rencontres culturelles intense.

À l’issue de ce festival d’Essaouira (1981) nous avons mené une enquête sur les traditions musicales d’Essaouira et de la région. Abdelkader Mana participait, parmi beaucoup d’autres, à cette entreprise.

En 1982, j’ai créé avec Lakhdar, une petite revue, « Transit », dans laquelle nous avons publié les actes du colloque musical du premier festival puis, dans un second numéro, les résultats de notre enquête de 1981. D’autres enquêtes ethnographiques ont suivi parmi lesquelles celle de Mana, chez les Regraga du pays chiadmî au nord d’Essaouira.

En 1984, Mana décide en effet, d’effectuer une « enquête » chez les Regraga ; il écrit volontairement « en - quête », pour indiquer sa volonté de s’initier. Confirmation éclatante de ceci : une voyante de la ville a annoncé à sa mère, mais c’est bien sûr à lui que le message s’adresse, que ce voyage au pays des Regraga va changer sa vie. Or, nous savons que dans la tradition maghrébine, comme en d’autres cultures bien sûr, l’annonce faite par une voyante est essentielle, ou même indispensable, aux premiers temps d’une initiation.

Une initiation est comme un déchiffrement. Mana l’a effectué jour après jour et, devenu initié, il veut nous initier par son journal, qu’il montre et cache en même temps : on est d’abord tenté d’y voir une quête matérielle d’informations, de « data » pour une théorie positiviste de la « chose » puis l’on découvre que l’on a mal lu, il s’agit au contraire d’une quête spirituelle comme la firent les héros des romans d’apprentissage.

La démarche d’Abdelkader Mana est celle de l’ethnologue. Lorsqu’il est sur le terrain de sa recherche il est sensible à tout ce qui s’y passe, s’efforce de tout noter et, en même temps, de dégager ce qui lui paraît essentiel.

D’ordinaire, l’ethnologue séjourne longuement auprès des populations dont il étudie la culture. Mana l’avait fait lorsqu’il avait suivi le long périple des Regraga chez les Chiadma. Mais pour faire le « tour du Mouloud », il a dû procéder autrement et courir en une semaine de Salé à Tamesloht en passant par Meknès, Moulay Idriss, la grotte d’Aïcha au Zerhoun, Marrakech et Moulay Brahim : c’est en effet, au cours d’une même semaine que se déroulent les grandes manifestations qui commémorent, au Maroc, la naissance du Prophète.

À Salé, la veille du Mouloud, des hommes porteurs de poupées de cire géantes occupent le devant de la scène. Mais dès le lendemain, à Meknès, les femmes en transe viennent déjà occuper cette place et au Zerhoun, l’origine de cette transe commence à apparaître avec le culte d’Aïcha Qandicha.

Mana rapporte ici un propos très significatif. On lui dit que ce jour, qui est le troisième du Mouloud, est celui des fiançailles d’Aïcha avec Ali Ben Hamdouch, le fondateur de la confrérie des Hamadcha qu’elle épousera à la fin de la semaine.

On a souvent souligné, et à juste titre, l’opposition entre les pratiques mystiques des hommes dans le soufisme notamment, et celle des femmes, davantage tournées vers les cultes de possession. Mais il existe aussi des liens entre ces deux pôles de l’extase et de la transe. Le « mariage » d’Ali avec Aïcha est une manière symbolique de le rappeler.

Une nouvelle étape conduit Mana à Marrakech chez les Hamadcha du Sud réunis eux aussi dans un grand moussem du Mouloud. Puis, il se rend à Moulay Brahim où il va rencontrer une talaâ, ce terme désigne la prêtresse des Gnaoua qui pratique ainsi la divination médiumnique. Cette rencontre donne lieu à une scène étonnante. Au moment où il est en train d’interroger la talaâ, Mana entend tout près de lui le hurlement d’un homme possédé par Aïcha qui parle par sa bouche. Et juste à ce moment-là, la talaâ est elle aussi possédée par son melk qui donne l’ordre à l’enquêteur de s’en aller.

En dépit des apparences, ces deux possessions ne sont pas équivalentes.

On peut décrire celle de l’homme comme une possession subie alors que celle de la talaâ est davantage maîtrisée, ce qui ne signifie pas pour autant, pas nécessairement, que c’est de la pure comédie. Si la transe de la talaâ donne l’impression d’être relativement contrôlée, c’est qu’elle a appris, au cours de son initiation, à la dominer. Au moment de sa « maladie initiatique » elle vivait sa dissociation,, provoquée par un choc émotionnel vécu dans la petite enfance, comme un trouble qui la faisait souffrir. Au cours de sa « thérapie », elle en est venue progressivement, non pas à éliminer cette dissociation comme on tenterait de le faire dans un traitement de type occidental, mais à la gérer. Ce qui était au départ un trouble est devenu une ressource.

Cette analyse psychologique trouve sa limite dans le fait que sous la thérapie des femmes se dissimule une religion : la dernière étape du voyage va le démontrer. À Tamesloht, en effet, le moussem met en scène l’opposition entre deux groupes de pèlerins : les Chorfa et les Gnaoua. Pour les Chorfa descendants de Moulay Abdellah Ben Hsein, cette manifestation du Mouloud est celles des tribus liées à leur ancêtre ; les Gnaoua y viennent par l’effet d’une greffe tardive. Ils sont tolérés à condition de rester dans les maisons et de ne visiter les lieux saints que pour apporter leurs offrandes.

Les Gnaoua ont une tout autre définition de la situation. Pour bien comprendre ce qu’ils font ici, il faut d’abord constater, toujours avec Mana, que ce sont les femmes qui organisent les manifestations de leur confrérie à Tamesloht. Les musiciens Gnaoua qui les accompagnent sont là à titre d’assistants qui louent leurs « services » à ces talaâ. C’est là, d’ailleurs, la véritable structure de leurs pratiques pour autant qu’elles restent fidèles à la tradition africaine.

Cela, certes, n’apparaît pas au premier abord. Le spectateur de leur rite nocturne de possession, fasciné par ce « spectacle » de la transe « habitée », est avant tout sensible au jeu musical de ses animateurs. Il est tenté alors, de conclure que chez les Gnaoua, ce sont les musiciens qui sont les maîtres du jeu. En réalité, ici, comme dans tous les rites de possession, la gestion de la situation est assurée par les prêtresses du culte. Et ici comme ailleurs, les femmes, parce qu’elles sont tenues en marge de la religion des hommes, se sont donné secrètement une autre « religion ». Ioan Lewis, l’avait déjà montré dans son beau livre sur « les religions de l’extase ». Mais il avait accordé trop peu de places aux pratiques des Gnaoua maghrébins. Mana, avec son enquête, apporte à cette thèse de l’anthropologie anglo-saxonne une contribution essentielle.

 

Georges Lapassade

Professeur émérite

Essaouira, août 1996

 

01:06 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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