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23/10/2009

Manazil


Au temps des raisins et des figues

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« Je me suis dit : c’est le moment de l’écriture. J’ai pris en compte dans mes calculs les quatre éléments suivants : le feu et la terre, l’eau et l’âme, ainsi que les sept planètes et les vingt-huit manâzil. Je les ai divisés par les douze astres qui correspondent aux manâzil de bon augure. J’ai compté les sept jours de la semaine qui correspondent aux sept esprits nés de la lumière du trône céleste qui commande aux armées des jnûn !(djinns) »

Il s’agit d’une qasida-talisman d’un certain Haj Saddiq Souiri, ayant vécu à la fin du XIXème siècle, où l’amoureux use de magie pour contraindre les démons à lui ouvrir l’une des sept portes du château où se trouve sa bien - aimée. L’auteur cite dans cette qasida, du genre malhûn, tous les livres jaunes de la magie le Damiati, en particulier, les chiffres sept et soixante - six : les sept saints Regraga s’arrêtaient à une etape dite de « soixante six », juste avant d’escalader la montagne de fer. Les vingt-huit manâzil dont il s’agit dans cette qasida intitulée Jadwal (talisman), sont des mansions lunaires. Plus complètement les manâzil al-kamar, sont les mansions lunaires, ou stations de la lune. Elles constituent un système de 28 étoiles, astérisme ou d’endroits dans le ciel près duquel la lune se trouve dans chacune des 28 nuits de sa révolution mensuelle. Le système des mansions lunaires a été adopté par les berbères, à travers des canaux encore inconnus, puisque le mot manâzil figure déjà dans le Coran (X, 5, XXXVI,39) Voici l’identification astronomique de quelques mansions lunaires citées à travers les dictons du calendrier agricol :
1. al-nateh, Arietis
2. al-boulda, région vide d’étoiles.
3. Saâd Dabeh, capricorni
4. Saâd al-Boulaâ, Aquarii
5. Saâd saoud, capricorni
6. Saâd Lakhbia, aquarii.
7. Batnou al-hout, andromedae...

Au Maroc, le calendrier agricol est fondé sur ces 28 mansions lunaires. Des calendriers de ce genre étaient déjà connus au moyen-âge. Ils proviennent de traditions astro-agricoles plus anciennes dont on trouve des parallèles chez Ptolémée et à Babylone.



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Lors de mon séjour au Haut-Atlas, je me suis rendu compte, que je n’avais pas la même mesure du temps que mes interlocuteurs : ils raisonnaient en termes de calendrier julien, alors que je raisonnais comme tout citadin selon le calendrier grégorien. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte, que lorsqu’ils disent par exemple que la saison des fêtes commence au Haut-Atlas le 1er août julien, il faut entendre le 13 août grégorien : il faut systématiquement ajouter 12 jours au Julien pour obtenir son correspondant grégorien. À chaque période de 12 jours correspond une manzla, qui sont au nombre de vingt huit, au cours de l’année julienne.
Chaque manzla se caractérise par des particularités météorologiques qui ont un impact direct sur le faune, la flore et les activités agricoles. Le fellah dispose d’un répertoire de dictons pour fixer les Manâzil. Ainsi dit-il des trois Manâzil de nivôse et des deux Manâzil de pluviôse dont les frimas sont pénibles mais néanmoins nécessaires au renouveau de la vie :

- Manzla de la Boulda, le 21 décembre : « le froid de la boulda atteint le cœur ».
- Manzla de Saâd Dabeh, le 6 janvier : « Saâd Dabeh, ne laisse au chien aucune force pour aboyer, ni de chair à l’agneau pour être sacrifié, ni de sperme à l’esclavon pour forniquer ».
- Manzla de Saâd Boulaâ, le 17 janvier : « Saâd Boulaâ, envoie-le faire des courses ; il n’entendra pas ; donne-lui à manger, il ne se rassasiera pas ».
- Manzla de Saâd Saoud, le 30 janvier : « à Saâd Saoud, l’abeille gèle sur la branche et l’eau coule dans la moindre brindille ».
- Manzla de Saâd Lakhbia, le 13 février : « à Saâd Lakhbia, sortent les vipères et les faucons ».

Les manâzla, sont donc des étapes dans le temps comme le note Ibn Ârif :

« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des manâzil (étapes) ».

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L’année se répartit donc en manâzil, période d’une douzaine de jours, toutes portant un nom pittoresque, et dont la succession commande, encore de nos jours, l’agriculture traditionnelle. A ce propos, on lit dans le Qânûn d’al-Ioussi :
« Le printemps, parce qu’il est modéré, les forces ne s’y accroissent, pas plus que les nourritures ne peuvent faire de mal, car la saison les contraint. Pas d’inconvénien à s’y livrer à beaucoup d’exercice, à l’acte sexuel. On y pratiquera la saignée, un jour serein, tranquille, satisfait. On évitera tout souci ce jour-là, la contrariété, la peine, la pensée, l’étude des livres et l’acte sexuel. La veille, le jeûne et les fatigues diverses, on les reservera à la pleine journée, sans qu’il y ait faim ni réplétion...
L’été, en raison de sa nature brûlante et sèche, on s’abstiendra de toute chaleur en fait d’aliments et de boissons. Ainsi l’on évitera le miel, l’ail, les oiseaux, les pigeons. On mangera du frais et de l’humide : viande de veau gras vinégrée ou à la courge. On mangera du concombre, de la pastèque. Alléger le vêture, réduire l’exercice et l’acte sexuel (qui joue un grand rôle, décidément, dans cette diététique), éviter la veuille, dormir davantage à la sieste... »
L’automne viendra puis l’hiver. Pour l’automne, il est fait allusion à un pain de ce dhurah qui se prononce en dialecte maghrébin drâ, à savoir le « sorgho », qui joue un cetain rôle dans l’alimentation des foules bédouines.

Les véritables spécialistes du calendrier dans la tribu sont les fquih. J’ai surpris l’un d’entre eux au milieu de planches coraniques en train d’écrire un jadwal (talisman) à l’encre couleur safran, pour une femme qui le lui avait commandé. En guise de calendrier julien, il me brandit un kunnach où je vois écrit au smakh, sept tétrades, mnémotechniques, dont chaque lettre correspond à une Manzla. C’est un véritable calendrier-talisman. Il me récite le même calendrier sous forme de qasida chantée : souci de mémorisation.

Le recours au secret vise à entretenir la profession d’astrologue. Ainsi, le fellah incapable de franchir « l’enclos du temps » qu’il fera et que recèlent les lettres et les chiffres magiques, va recourir au service de celui qui dévoile le secret des astres aussi bien pour l’avenir de ses vaches que pour le sien propre.
Dans un manuscrit consacré au calendrier agricol, on peut lire entre autre, à propos du mois de janvier (Yennaïr) :

« On fait en ce mois la prière du Dohr quand l’ombre du style atteint neuf pieds, et l’açr, quand elle atteint sept. »
Par pied il faut entendre la longueur moyenne d’un pied d’homme, et non le pied de 33 cm, autrefois en usage en France. Le mot pied traduit ici l’arabe qadam. Ceci nous montre à quel point dans les sociétés sans horloge, le temps était à la mesure de l’homme.

Je me souviens d’un jour d’été où khali H’mad mon oncle maternel, en marge de l’aire à battre, nous démontrait l’heure qu’il est en mesurant sa propre ombre par le nombre de ses pieds mis bous à bout. On retrouve là le principe du cadran solaire, qui servait aussi à fixer les heures de prière, le seul moment de la vie sociale où la ponctualité est requise : partout ailleurs, on trouve mille et une excuses, pour battre en brèche la ponctualité. C’est en cela que la société marocaine demeure « une société sans horloge », c'est-à-dire sans ponctualité. Le fameux incha Allah ! Or la ponctualité, c’est la modernité. Ce dérèglement de l’horloge sociale, qu’on rencontre partout y compris dans les entreprises les plus modernes (de la télévision qui ne respecte pas le timing de diffusion à l’avion qui ne décolle pas à l’heure), on peut l’attribuer à cette ambivalence, cette ambiguïté, que mon ami J.P.Hugoz appelle « l’à peu-prêisme » des marocains .Bref, à l’intrusion de l’irrationnel y compris dans les institutions les plus modernes.
Nous sommes entrés de plein pied dans les temps moderne mais sans régler notre horloge saisonnière sur les fuseaux horaires de la modernité. « Ce décalage horaire » est cause d’immobilisme, de perte de temps et d’argent, comme on le constate d’une manière flagrante durant ce mois lunaire du ramadan 1429 (septembre 2008), où toutes les activités humaine sont au « ralenti », où toute les décisions sont en « instance » c'est-à-dire reportées sine die, et où tout semblent suspendu à l’heure de la rupture du jeun, y compris le caractère lunatique des jeuneurs. Société déboussolée, où les repères de jadis ne fonctionnent plus et où les nouvelles règles du jeu ont du mal à se mettre en place. C’est ce dérèglement de l’horloge sociale et des institutions qu’évoque Fatima Mernissi lorsqu’elle parle de « la peur-modernité ». Or sans ponctualité point de modernité : pas de train à l’heure, pas de travail à la chaîne, pas d’exploits athlétiques, pas de capitalisme.
Dans les sociétés paysannes, on n’avait pas besoin de l’horloge des villes parce qu’on n’était pas « pressé par le temps ». On ne produisait pas cette abstraction nommée « argent » mais les fruits de la terre-mère, au gré des saisons.Même l’argent est un « don » du ciel, une « offrande » Le temps, c'est-à-dire la vie, n’était pas nécessairement de l’argent, mais ce plaisir convivial que prenait mon père à faire sa sieste à l’ombre d’un olivier, pour régler son horloge biologique sur l’horloge cosmique.C’est ce temps pour soi que j’ai vécu moi-même au printemps de 1984, en suivant le daour (pèlerinage circulaire des Regraga) :
« Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »
Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski : Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message : « Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai.
En cours de route une paysanne m’interpella un jour en ces termes :
1 Revenez nous voir au temps des raisins et des figues !

Les fellahs ont donc une autre perception du temps qui n’est pas celle du calendrier grégorien ni de l’horloge des villes, mais celle du cycle lunaire subdivisé en manazil.
Les circumambulations des Regrga coïncident avec l’équinoxe du printemps. Le 21 mars, la « fiancée rituelle », dont l’ancêtre est Achemas (le soleil, cet arpenteur de l’espace qui concourt avec la pluie à la fécondation terrestre) se dirige vers la « clé du périple ». Sauf pour l’année bissextile où les jours néfastes d’Al hussoum coïncident avec l’équinoxe. On reporte alors le départ au jeudi suivant. Car c’est dans ces jours que les peuplades de Âd et de Thamoud ont été anéanties par un vent mugissant et impétueux :

« Durant sept jours et huit nuits tu aurais vu ce peuple renversé par terre comme des troncs évidés de palmier » (Coran).
Les derniers jours de cette manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. Les pluies qui tombent en ce moment sont déterminantes, pour la croissance des plantes. Le dicton dit : « Si la terre s’abreuve bien à Batnou al-hout (ventre du poisson) dis au Nateh (6 avril) de souffler le tocsin ou le clairon ».
La fin du daour coïncide avec les bénéfiques pluies de Nisân. La période de Nisân s’étend du 27 avril au 3 mai de l’année julienne et le daour est clôturé le 28 avril. L’eau qui tombe à ce moment a des propriétés merveilleuses et guérit une foule de maladies : elle favorise la croissance des cheveux des femmes, elle donne même de la mémoire aux élèves, qui font alors des progrès surprenants dans la récitation du Coran. Les Regraga y procèdent à la vente aux enchères anticipée du tribut sur l’élevage et les Chiadma commencent à tondre leurs moutons. Généralement, à cette période, il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs. Ce sont les bénéfiques pluies de Nissane. On en conclut non pas que la clôture coïncide avec les pluies de Nissane, mais qu’elle tombe pour annoncer la clôture.

Abdelkader MANA

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15:23 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : regraga | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Je vous vante pour votre critique. c'est un vrai charge d'écriture. Développez .

Écrit par : MichelB | 13/08/2014

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