02/08/2015
Psychothérapie Traditionnelle
La psychothérapie des Gnaoua.
Je viens d'apprendre en cette fin d'après midi du dimanche 2 août 2015, la triste nouvelle que la mort vient de nous ravir maâlem Mahmoud Guinéa qui était devenu par sa virtuosité hors paire, l'ambassadeur musical incontesté d'Essaouira et du Maroc à travers le monde. Je suis peiné...En guise d'hommage je republie ci-après l'entretient qu'il m'avait accordé en campagnie de son épouse Malika. Que le bon Dieu l'ait en sa miséricorde.
Toutes les Illustrations sur peau de cet article sont de Driss El Oumami
Par Abdelkader Mana
À Essaouira, les Gnaoua se composent principalement de deux familles : les Guinéa de Dakar et les Gbani de Bamako. L’ancêtre des Gbani serait venu dans le sillage des caravane, dans ce qu’on appelait alors « le port de Tombouctou » quant à celui de la branche des Guinéa , il serait un tirailleur Sénégalais arrivé dans le sillage de l’armée Française vers 1914. Dans un récent entretien, nous sommes revenus sur cette histoire ainsi que sur les ethnométhodes de guérison par les couleurs de la transe chez les Gnaoua, avec Malika, voyante médiumnique professionnelle et son mari maâlem Mahmoud Guinéa :
- Deux familles sont aux origines des Gnaoua d’Essaouira : les Guinéa et les Gbani, Je veux que tu me parles de ces deux familles. Ton grand père était arrivé à Essaouira avec l’armée Française en 1914 , à travers le Sahara…
- Mon grand père s’appelait Da Méssaoud. Il était venu du Mali en passant par la tribu des Oulad Dlim au Sahara. Le père de ma mère, Ba Samba, était venu de Dakar. C’est eux qui sont à l’origine des Gnaoua d’Essaouira. Les ancêtres de la famille des Gbani sont également originaires du Soudan. Ces deux familles sont pareilles. Nous sommes tous venus d’Afrique. C’est de là qu’avait commencé le gnaouisme à Essaouira. Dans le temps les premiers gnaoua étaient venus avec un gunbri à base de courge , confectionné d’une manière africaine. Après quoi ils ont adopté le figuier pour sa belle résonance, sauf que sont instrument est habité, hanté, maskoun. Son maniement nécessite purification. On ne doit pas y toucher en état d’ivresse. Car le figuier s’est sanctifié par les nombreuses années qu’il est resté sur cette terre avant d’être coupé pour en faire le gunbri. Donc, il est déjà habité, hanté, maskoun. Le maâlem lui accorde toute son attention en l’encensant. Le gunbri vieillit aussi : passé quarante ans, il se met à résonner tout seul quand tu le suspend au mur. Il parle tout seul la nuit. Pendant longtemps les instruments des maîtres disparus sont restés dans la zaouïa comme des antiquités sacrées auxquelles personne n’osait toucher. On se contenter de les visiter pour en recueillir la baraka.
- On raconte qu’au nord d’Essaouira, existait un figuier hanté par un serpent auquel les femmes des gnaoua présentaient des offrandes. Elles organisaient une fête saisonnière sous cet arbre.
- C’est Sidi Abderrahman. Depuis à l’âge de douze ans, je m’y rendais en pèlerinage avec tous les gnaoua d’Essaouira. Chaque année on y festoyait durant sept jours à partir du septième jour de la fête du sacrifice. De leur vivant nous y accompagnaient les serviteurs, lakhdam, ainsi que la troupe des gnaoua . Il y avait un lieu où on dansait en transe, où on organisaient cette fête annuelle, immolant sous cet arbre hanté par un grand serpent qu’on appelait Sid –El- Hussein. On l’encensait et on tombait en transe. Lors du rituel cette créature sortait mais sans faire de mal à personne. J’ai accompagné les Gnaoua près d’une vingtaine d’années à ce sanctuaire de Sidi Abderrahman Bou Chaddada.
- Lorsque j’écrivais mon livre sur les Gnaoua, l’un des maâlem , Paka que Dieu le guérisse ou Guiroug, me racontait qu’enfants ils te rejoignaient à la zaouia de Sidna Boulal, où vous confectionnez aouicha, la petite guitare à table d’harmonie en zinc qui vous servait d’instrument d’essai et d’exercice avant de jouer au gunbri.
- On était alors en période d’apprentissage : dés notre prime enfance, on était des amateurs Gnaoua. On confectionnait notre instrument en se servant du zinc en guise de table d’harmonie et du nylon en guise de cordes. On se servait des boîtes de conserve de sardines pour confectionner les crotales. On allait s’amuser ainsi au village de Diabet. Une fois, alors que nous étions encore tous jeunes, la tombée du jour nous a surprise dans la forêt de Diabet où nous nous sommes mis à scander Charka Bellaydou, une devise des gens de la forêt. Fil blanc, fil sombre était la lumière dans les jardins de Diabet, près de l’oued.Dés que nous avons entamé ce chant, une sorte de Kinko surgissant de nulle part, nous est apparu.A la vue de cette énorme créature, nous prîmes la poudre des escampettes.
A l’issue de mon apprentissage, ils m’avaient préparé à la zaouia une grande gasaâ, de couscous, semblable à celle des Regraga décorée de bonbons, d’amandes et de noix. Les Gnaoua étaient encore tous vivants. Ils m’ont béni et j’ai commencé à jouer. Mon jeu leur a plu. C’est de cette manière qu’ils m’avaient reconnu en tant que maâlem. Ce n’est pas le premier venu qu’on recrutait ainsi. N’importe quel profane, apprenant sur cassette, se prétend maintenant maâlem. Pour le devenir vraiment, il faut l’avoir mériter à force de peines. Maâlem , cela veut dire beaucoup de choses. Il faut être vraiment initié à tout ce qui touche aux Gnaoua : apprendre à danser Kouyou,à jouer du tambour, à chanter les Oulad Bambara , a bien exécuter les claquettes de la noukcha . Il faut savoir tout jouer avant de toucher au gunbri, qu’on doit recevoir progressivement de son maître. Maintenant, le tout venant porte le gunbri et le tout venant veut devenir maâlem.
Pour Georges Lapassade, la dissociation, c’est la possession. C’est la définition religieuse de la dissociation. Mais on l’appelle pas dissociation dans le langage religieux, on l’appelle possession. Or, cela veut dire quoi la possession ? C'est-à-dire que la personne vit comme si elle avait le diable dans la peau. Son identité est dissociée, une part d’elle reste à peu près normale et l’autre part est devenue le diable qui le persécute. Donc la possession est un cas limpide de la dissociation. La dissociation est une appellation laïque de la possession, si l’on peut dire. La possession est la définition théologique de la dissociation, le possédé est un dissocié en fait, il est deux êtres en lui-même, j’ai deux âmes à moi…En arabe, on dit qu’il est « habité », Meskoun. On peut partir de Meskoun pour faire ce discours et c’est plus facile de le faire en arabe qu’en français, qu’en langue occidentale parce que cela est plus présent dans la culture au moins maghrébine, peut-être dans toute la culture arabe.
- Ton père m’avait dit, qu’il n’y avait pas de zaouïa des Gnaoua ici : ils habitaient juste sous des casemates du côté du quartier des Alouj(les convertis de l’époque). En arrivant ici, ils ont participé à l’édification d’Essaouira, l’un d’entre eux était sourcier : là où il leur disait de creuser, ils trouvaient de l’eau. C’est lui, d’après ce que me disait ton père qui leur avait ordonné d’édifier par ici la zaouïa des Gnaoua où ils s’étaient mis à se réunir chaque samedi. Ils parlaient alors la langue Bambara…
- Au temps où ils habitaient dans les casemates, dont tu parles, ils n’avaient pas de zaouïa. Après quoi, un jeddab souiri (danseur en transe), de la famille Aït – el - Mokh, leur avait accordé un terrain, où ils pratiquaient leur rituel , juste entourés d’une enceinte. Au bout d’un certain temps, les gens d’Essaouira, qui sont des jeddab (qui dansent en transe) et des amateurs des Gnaoua, ont tous participé à l’édification de la zaouïa où se réunissent les Gnaoua
Malika, la femme de Mahmoud Guinéa qui assiste à l’entretient nous ramène aussitôt au rôle thérapeutique des Gnaoua:
- Pourquoi, leur avait – on accordé ce terrain ? A cause de ce fils qu’ils ont promené chez tous les guérisseurs sans qu’il soit guéri. Mais quant ils l’ont amené chez les Gnaoua, il s’est aussitôt rétabli. Ils ont alors accordé aux Gnaoua, ce terrain, en guise de don, comme le font chaque année, les bienfaiteurs qui viennent en procession à Sidna Boulala : la femme qui n’enfante pas, vient prendre la baraka et se remet à enfanter. L’homme qui a du mal à trouver du travail, recourt lui aussi aux Gnaoua. Quand ils ont vu que celui dont le fils est malade avait accordé le terrain, les autres ont financé : celui-ci a acheté le ciment, celui-là le fer, jusqu’à ce que la zaouïa de Sidna Boulal soit érigée. Nous ne pouvons pas dire que Sidna Boulal, le muazen du Prophète soit enterré à Essaouira : il est là-bas, en Orient. Ici, nous n’avons que sa baraka, son maqâm (mansion).
Originaire de Marrakech, Malika est aujourd’hui une voyante médiumnique professionnelle dont son épous maâlem Mahmoud Guinéa, est un simple auxiliaire . C’est lors d’un pèlerinage à Tamsloht qu’elle l’a rencontré pour la première fois :
« Je suis ce qu’on appelle talaâ (celle qui fait « monter » les esprits). Quand je dormais mes esprits me disaient :
- On t’autorise à te marier, mais seulement avec un maâlem gnaoui qui soit noir.
Je me disait :
- Pourquoi dois-je chercher un homme qui soit maâlem , gnaoui et noir de surcroît! Il est impossible de trouver un homme qui réunit en lui toutes ces qualités !
Je me suis rendue en pèlerinage au moussem de Moulay Abdellah Ben Hsein comme les esprits m’avaient ordonné de le faire chaque année. Et c’est là que j’ai rencontré, d’une manière tout à fait inattendue, maâlem Mahmoud qui deviendra mon mari. En me préparant à m’y rendre , avant même de rencontrer mon futur mari, et alors que je me suis mise à farfouiller dans mon autel des mlouk,je suis tombée sur une cassette où on entend chanter certaines devises Gnaouies, notamment celles de foufou-danba , du lait:
- J’ai déjà écouté ce maâlem, me dis-je, et sa musique comporte des devises qui n’existent pas chez les gnaua de Marrakech.
J’ai alors dissimulé cette cassette entre mes seins et je me suis rendue à Moulay Abdellah Ben Hasein,. C’est là que j’ai rencontré Mahmoud . Il était accompagné de Hamida Bossou qui m’a invité à une lila où participait entre autre maâlem Mahmoud, accompagné de son père et de ses frères. On s’est connu de cette manière et je suis rentrée chez moi. Plus tard, mon frère à rencontré par hasard maâlem Mahmoud et l’a invité chez nous. Je me suis retrouvée ainsi en sa présence à l’intérieur – même de ma maison ! J’ai alors ordonné à mon frère de nous faire écouter la fameuse cassette. Nous l’avons écouté sans que je sache d’où elle m’est parvenue. Mahmoud m’apprend alors que c’était sa cassette. Mais comment m’est – elle parvenue ? Je ne pouvais le dire. D’autant plus que je n’avais encore jamais visité Essaouira. Et il m’a épousé.
- Est-ce ta sœur ? demanda –t-il à mon frère.
- Oui.
- Est-elle mariée ?
- Non.
C’est ainsi qu’en un très bref laps de temps, je me suis retrouvée fiancée puis mariée avec maâlem Mahmoud qui m’a encouragé à poursuivre ainsi mon travail en tant que maâlma et en tant que voyante. Du fait que j’organise chaque année la lila , ma sœur , mon frère , ma fille dansent en transe. Cela remonte aux environs de 1985 que nous baignons en permanence dans ces rituels, au point que la musique Gnaoua coule maintenant dans nos veines.
- Vous venez d’évoquer maâlem hamida BOSSOU, que Dieu ait son âme. Mais il y a aussi un melk chez les Gnaoua qui porte le nom de BOSSOU ? Un melk, un esprit dénommé BOSSOU, une espèce de divinité des marins en Afrique.
Malika :
- BOSSOU, n’est pas un nom de famille
Mahmoud Guinéa :
- Hamida dansait à cette devise.
Malika :
- Il est possédé par ce melk. Il jouait au gunbri , que Dieu ait son âme, mais une fois arrivé à la devise de BOSSOU, il tombait en transe.
Mahmoud Guinéa :
- J’ai joué pour lui à Casablanca.
Malika :
- Maâlem BOSSOU, que Dieu ait son âme, avait toujours besoin auprès de lui d’un autre maâlem , pour le relever au gunbri . Il ne jouait pas quand il n’y avait pas de maâlem pour le relever, même si la moqadema exigeait cette devise. C’est ainsi qu’on le surnomma hamida BOSSOU, du nom de cette devise.
- Est – ce qu’on peut considérer Hamida Bossou comme faisant partie des esprits de la mer ou ceux des cieux. Il fait donc partie des bleus ?
Mahmoud Guinéa :
- Il fait partie des gens de la mer Haoussa. Lui était un Haoussa.
- Qui sont ces Haoussa ?
Mahmoud Guinéa :
- Les Haoussa, ce sont les fils de la forêt de l’Afrique. La région où la forêt est proche de la mer. Cette devise musicale accompagne la transe de la forêt Haoussa, d’où est originaire Bossou.
- Qui sont ces esprits possesseurs Haoussa ? Portent – ils la couleur bleue ?
Mahmoud Guinéa :
- Non. C’est une cohorte des esprits noirs.
- Même s’ils évoquent la mer ?
Mahmoud Guinéa :
- C’est que l’océan d’Afrique évoque la transe de cette contrée.
- Es-ce qu’on évoque ces esprits Haoussa avant ou après les esprits marins ?
Malika :
- Avec les esprits marins.. On peut dire que Bossou est le plus fort des esprits marins. Ces derniers commencent avec la danse au bol rempli d’eau. Après quoi entre en scène Bossou qui danse avec un filet de pêche. Tous les autres esprits se dansent avec les draps à l’exception de Bossou qui se danse avec un filet de pêche, comme celles qu’on trouve au port. Mais c’est un filet orné de cauris.
Mahmoud Guinéa :
- A l’invocation de cette devise musicale, on danse en faisant semblant de nager avec un filet de pêche.
- Quelle cohorte est invoquée après les esprits de la mer ?
Mahmoud Guinéa :
- Les célestes.
- De quels esprits se composent ces célestes ?
Mahmoud Guinéa :
- Ils expriment la transe céleste et tout ce que contient le ciel d’anges, d’étoiles, de lune et autres sphères cosmiques.
- D’Afrique ils avaient amené avec eux la danse du sabre et des aiguilles. Ils dansaient également avec un bol rempli d’eau de mer contenant un petit poisson des rochers couleur d’algues dénommé BOURI. Cette danse s’effectuait quand on invoque la cohorte des mossaouiyne, les esprits de la mer…
Mahmoud Guinéa :
- C’est mon grand père qui avait amené ce bol de DAKAR : une ondée bénie des dieux…
Malika :
- Au plus fort de la transe, quand on invoque l’esprit de la mer le poisson apparaît tout seul au milieu du bol : sa baraka se manifeste de cette manière.
Mahmoud Guinéa :
- C’est la pure vérité, il n’y a pas de mensonge…
Malika :
- Ils remplissent le bol, présentent leur soumission aux esprits et se mettent à danser. Ils se rendent compte à l’issue de leur transe que le bol contient du poisson.
- Le BOURI , est-il ce poisson des rochers ?...
-Mahmoud Guinéa :
- Oui, il est tout petit ce poisson…
- On raconte que chez les Africains, il existe une divinité dénommée BOURI ?
Mahmoud Guinéa :
- BOURI ! Ô BOURI !
- Es-ce que cet esprit qu’on invoque existe ?
Mahmoud Guinéa :
- BOURI ! Ô BOURI ! Son invocation introduit les rouges.
Malika :
- Il est le portier des rouges. L’ouverture des esprits rocheux. Du sang. C’est le BOURI !
- Ne croyez – vous pas que ce sont les Gnaoua qui ont donné le nom de BOURI, à ce poisson couleur d’algues qu’on trouve à marrée basse aux interstices des récifs d’Essaouira ? C’est un nom d’origine africaine ?
Mahmoud Guinéa :
- C’est possible. BOURI, ô BOURI introduit les rouges. Et il y a BOURI, ô BOURI, des bleus.
Malika :
- Il y a deux genres : ceux qui ouvrent les rouges et ceux qui ouvrent les bleus.
- Racontez – nous un peu la vie d’Aïcha Kabrane, votre mère que Dieu ait son âme : quel était son rôle ? Comment travaillait – elle avec les aiguilles ? Et comment prédisait – elle en état de transe ? Ce sont les esprits qui la possèdent qui parlent à travers sa bouche ?
Mahmoud Guinéa :
- Les gens viennent la consulter et Dieu accorde sa guérison.
- Que leur prescrit – elle quand ils viennent la consulter ? Es – ce qu’elle recoure aux cauris ? Raconte un peu avec détails.
Mahmoud Guinéa :
- Les parents des possédés les amènent chez elle, et elle commence d’abord par la divination. C’est là qu’elle diagnostique le mal qui les a frappé. Elle prédit grâce à un auvent d’osier contenant des coquillages et des cauris de la mer du Nil que mon grand père avait amené jadis avec lui. Elle les remue d’une main et avale deux à trois aiguilles de l’autre. Ce n’est qu’après qu’elle peut te dire quel djinn t’a frappé et pourquoi et comment. Puis elle encense le possédé en lui prescrivant le sucré et le salé.
- Elle appelle ces esprits pour qu’ils lui indiquent la raison pour laquelle ce monsieur ou cette dame sont venus la consulter. Elle ne préconise pas systématiquement la lila : il y a celui à qui on recommande le sucré et celui à qui on recommande le pèlerinage à Moulay Brahim, sidi Abdellah Ben Hsein ou Sidi Chamharouch : il doit effectuer ce pèlerinage avant de revenir la voir pour quelle puisse deviner ce que les esprits réclament. C’est à ce moment là que les esprits préconisent la lila. La talaâ(voyante médiumnique) doit alors jouer son rôle en se concertant avec son maâlem. Que demandent les esprits pour délivrer ce possédé ? Sera – t – il enfin délivré ou bien deviendra –t- il un serviteur des esprits? Car il y a le possédé à qui les esprits demandent qu’il soit leur serviteur en devenant moqadem.
Mahmoud Guinéa :
- Malgré lui s’il le faut, même s’il refuse de devenir leur serviteur. Cela est déjà arrivé à de nombreux possédés.
Malika :
- Que faire ? Elle fait alors appel au maâlem qui se trouve être son propre mari comme c’est mon cas. Elle lui dit : une telle ou un tel désire une lila préparée de telle ou telle manière. Et il vont faire le marché . Ils vont acheté tout ce dont ils ont besoin pour l’organisation de la lila. Au cours de cette dernière la cliente se livre alors à la danse de possession. Et la voyante médiumnique l’empêche de rentrer à la maison : elle doit rester en sa compagnie au moins une semaine, le temps qu’elle lui indique la manière dont elle doit servir. Et même quand elle devient moqadema, elle se doit d’organiser une lila , où Lalla Aïcha doit être présente. Ceci pour ce qui concerne l’initiation de celle destinée à devenir moqadma. Pour celle qui est possédée, elle reste chez elle ,voilée , isolée, consommant le sucré durant une semaine, dix jour voir un mois jusqu’à ce qu’elle va mieux. Après quoi, au cours d’une nuit du mois lunaire de chaâbane , elle doit se rendre en pèlerinage à Lalla Aicha avec un sacrifice en guise d’offrande.
Mahmoud Guinéa :
- Elle doit régulièrement se rendre en pèlerinage et continuellement présenter des offrandes et des sacrifices.
Malika :
- Il se peut qu’elle soit délivrée comme il se peut qu’elle soit à nouveau possédée. La mère de Guinéa tombait en transe quand on invoquait Jilali, les noirs et le soudanais. Chose qu’on ne trouve chez aucune moqadma que ce soit à Essaouira ou ailleurs. Ces devises lui étaient propres.
Mahmoud Guinéa :
- C’est mon grand père qui avait amené du Soudan ces devises bien faites. Aucun Gnaoui en dehors de notre famille ne joue ces devises musicales. Personne ne danse à leur invocation à part nous .
Malika :
- On ne les joue ni ne les danse ailleurs. Nous les respectons : la mère de Guinéa ne les jouait qu’au cours d’une lila qui lui était propre.
Mahmoud Guinéa :
- On préserve ces devises pour que les autres Gnaoua ne les jouent ou ne les enregistrent.
- En quoi consiste votre pouvoir de devination?....
Dans les religions traditionnelles, le Chaman et le médium ont en commun leur formation, leur vocation. Dans les deux cas, très souvent, mais pas toujours, il y a un trouble à l’adolescence, une dissociation adolescente. Ils font des fugues ou elles font des fugues. Ils se réfugient dans la forêt ; ils sortent de chez eux. On voit même cela au Maroc ou en Algérie dans la vocation de certaines talaâ, de certains guérisseurs, comme on les appelle des médiums. Il y a cette sorte de tradition de fugues adolescente, au départ. C’est une dissociation pathologique, qui va se retourner, se transformer, en dissociation normale. On n’élimine pas la dissociation comme le voulait jadis Janet. La thérapie occidentale visait l’élimination de la dissociation, tandis que là, on s’arrange avec, on se réconcilie en la transformant. C’est spectaculaire chez les Chamans et les médiums et même chez les clients de base, d’une intervention qu’on appellera thérapeutique, en Afrique, la dissociation n’est pas éliminée comme un trouble définitivement pathologique dont il faut se libérer…en reconstruisant les identités, mais elle est, quelque part, dans un coin de la personnalité et même du métier quand il s’agit d’en faire un métier. La talaâ, les spécialistes de la dissociation, les gestionnaires de la dissociation, à but thérapeutique restent dissociés. Donc, on peut dire qu’en Afrique, à la différence de l’Europe, il y a aménagement de la dissociation, il n’y a pas eu tentative d’élimination. C’est un trait de l’Afrique, de la psychologie africaine, des africains, cette disponibilité de la dissociation, peut-être que les Africains sont moins unifiés que les Européens, et qui sont plus porteurs d’une dissociation, d’une dissociation constitutive de leur identité.
Malika :
Moi-même, je ne sais quoi dire, jusqu’à ce que je consulte les esprits. Ce sont mes mlouk qui émissent le diagnostic à celle qui vient me consulter. Je suis alors en transe. C’est dans cet état que je les consulte et c’est eux qui lui disent ce dont elle souffre et ce qu’elle doit amener comme offrandes. A ce moment là, ce sont les esprits qui parlent. Je peux lui parler en dehors de l’état de transe. Mais là, je fait monter les esprits. C’est delà que vient le mot talaâ, celle qui fait monter les esprits et c’est eux qui lui disent : tu as ceci ou cela.
Les esprits avec lesquels je travaille, m’aident moi aussi à me sentir mieux. Quand j’organise une lila pour quelqu’un, je danse moi aussi en état de transe. Après quoi je me sens mieux. Ce n’est pas seulement celui ou celle qui est malade qui danse en état de transe ; moi aussi je danse en état de transe. A chaque foi que j’organise une lila, je danse en état de transe ; ce qui m’apaise
La nuit, lorsque je suis nerveuse, je vois apparaître les esprits dans mes rêves.
Quand j’ai consulté mes esprits vous concernant en leur demandant si je peux travailler avec vous ; ils m’ont répondu : oui, ce sont des gens correctes. Si vous n’étiez pas des gens correctes, la lila n’aurait pas été réussie : elle réussi si les intentions de ceux qui l’organisent sont bonne. S’ils sont de bonne foi, tout ce qu’ils entreprennent leur réussi.
- Comment vous êtes devenue talaâ, (celle qui fait monter les esprits) ?
- Avant j’étudiais, comme tout un chacun rêve de s’instruire. J’ai obtenu mon bac, pour poursuivre à l’étranger en section anglaise. Quand j’ai obtenu le bac j’ai eu un problème avec un Monsieur de notre fratrie qui m’a demandé en mariage mais sa mère a refusé. Comme il n’a pas tenu compte de l’avis de sa mere, pour nous séparer, celle-ci m’a jeté un mauvais sort. C’est de cette manière que les esprits m’ont possédé .En enjambant cette magie j’ai commencé à tomber en transe et à me désintéresser de l’école. Je n’aimais plus les hommes, d’une manière générale. Les hommes, étaient devenus un problème pour moi. Je suis choquée à chaque fois qu’un homme veut me demander en mariage. Durant près de deux ans, nous avons consulté de nombreux docteurs psychiques. Ma maman, que Dieu ait son âme, m’amenait chez les médecins. Franchement, je n’étais pas élevée dans une famille Gnaouie. Chez nous personne ne tombait en transe. On était tout à fait loin des Gnaoua.
- Le pouvoir de devination la sœur de Mahmoud Guinéa l’avait hérité de sa mère, alors que vous qui n’avez rien à voir avec les Gnaoua, vous êtes devenu talaâ plutôt suite à une crise initiatique ?...
- Effectivement, quand j’ai commencé à « tomber » (à devenir une possédée), les gens se mirent à nous dire : « Il faut voir les Gnaoua, organiser une lila ». Finalement, je ne croyais pas vraiment aux esprits. Il y avait alors dans notre voisinage une voyante qui organisait des lila. Un jour, alors que je dormais, j’entendais au loin le rituel se dérouler chez elle. Quand ils ont entamé la procession aux tambours, je n’ai pu m’empêcher de quitter la maison en courant, pour rejoindre dame Jmiâ que Dieu ait son âme (mon autel des mlouk comprend de vieux balluchons de couleurs déchirés qui lui appartenaient mais dont je ne puis me séparer. J’ai des serviettes toutes neuves, mais je leur préfère les anciennes qu’elle m’a légué au moment de mourir). Je l’avais alors rejoins et je me suis mise à danser en transe. J’ai dansé alors sur les notes du grand maâlem aïachi Baqbou , que Dieu ait son âme. En sortant de ma transe, je me suis endormie et elle m’a mise en isolation sous le voile : « Ma fille, me dit-elle, les esprits te réclament sacrifice et désirent que tu les serve. » Je n’ai pas compris tout d’abord qu’est – ce que « servir » ? Je n’étais alors âgée que de 17 ans. Je suis allée voir ma mère en lui disant que lalla Jmia m’a prédis que je dois « servir », j’en ai déduit que je dois étudier et travailler. Mais une semaine plus tard je suis à nouveau « tombée » et j’ai commencé à parler en état de transe (kan’Ntaq) . Les esprits se mirent à parler en moi : « nous lui avons ordonné de nous servir, d’organiser une lila pour devenir moqadma. » Je suis tombée malade et ma mère, que Dieu ait son âme est allée voir cette voyante en lui disant : « Dame Jmiâ, vient voir ma fille est à nouveau tombée en transe. » Elle est venue et a commencé par faire parler les esprits qui me tourmentaient, puis elle a dit à ma mère :
- Les esprits veulent qu’elle les serve.
- Peut-on organiser la lila ? Lui demande ma mère, on vous donnera l’argent qu’il faut. » ;
- Ils veulent certes qu’elle organise une lila, mais ils veulent surtout qu’elle les serve. Lui répond la voyante .
Nous avons effectivement organisé une lila . Je ne pouvais plus me lever , mais après la lila, je me suis sentie mieux. Un mois plus tard, j’ai à nouveau refusé de servir en tombant malade à nouveau. Les esprits dirent alors : « Elle ne veut pas de nous ? Qu’elle ait donc en pèlerinage. C’est ainsi que je me suis rendue à Moulay Abdellah Ben Hsein, à Chamharouch, jusqu’à ce que j’aie accepté. Je les voyais dans mes rêves et je m’écriais dans la nuit. Ils ont chamboulé mon sommeil ; dormant le jour et veillant la nuit, me mettant à prédire à quiconque me rendait visite : je tombais en transe et je voyais aux gens sans qu’ils me le demandent. C’est de cette manière que j’ai accepté progressivement l’idée de devenir talaâ (celle qui fait monter les esprits) acceptant ainsi le verdict des esprits qui m’ont possédés.
Quand j’ai intégré la mida (l’autel des mlouk) et que j’ai accepté de servir les esprits ; je me suis rendue en pèlerinage à Sidi Chamharouch après avoir organisé une première lila. En redescendant de la grotte, je suis tombée sur du fer que j’ai pris. En arrivant à la maison, je suis tombée en transe . Quand les esprits sont « montés »(talaâ’ou) , ils m’ont demandé de danser avec le fer soit à l’invocation de Jilali , soit à celle du nuageux. C’est tout. Pour sanctifier le fer, j’ai organisé une lila avec sacrifice. Depuis lors, je ne peux plus danser à la devise de Jilali sans être munie de fer.C’est ce avec quoi je travaille.
Je ne croyais pas d’abord aux saints, mais quand je suis tombée malade, je me suis mise à rendre visite à tous les lieux saints qui sont en rapport avec les gnaoua : la grotte d’Aïcha à Sidi Ali , celle de Sidi Chamharouch où je me suis isolée durant trois jours : là-haut, on mangeait, on buvait, on dormait . Après quoi, je suis descendue vers Moulay Brahim où j’ai séjourné pendant une semaine. De là je suis descendue vers Moulay Abdellah Ben Hsein.
L’incubation en vue de l’inspiration à la suite d’un rêve divinatoire est un fait établi depuis la haute antiquité au Maghreb. Hérodote prête ainsi aux Nasamons une coutume qui ne leur est certainement pas particulière et que pratiquent encore les berbères : « Pour faire de la divination, dit-il, ils vont aux monuments de leurs ancêtres et s’endorment par – dessus : après avoir prié, ils se conforment à ce qu’ils voient en songe. »Avant d’être reconnue en tant que telle, la talaâ est allée en pèlerinage à Sidi Chamharouch – le Sultan des Jnoun, dont la grotte se situe au sud de Marrakech -, à Moulay Brahim, à Tamesloht, et à beaucoup d’autres lieux saints. Là, elle s’est imprégnée de leurs effluves sacrés et s’est isolée pendant un certain temps dans leurs khaloua, lieu de prière et de retrait, généralement une grotte qui préfigure le ventre maternel où s’accomplissent la mort et la résurrection symbolique de la néophyte. Elle se retire en prière jusqu’au moment où le rêve divinatoire apparaît dans la dormition. C’est la raison pour laquelle la postulante a accompli son pèlerinage.
- Qui vient vous consulter?
La femme qui n’enfante pas, vient prendre la baraka et se remet à enfanter. L’homme qui a du mal à trouver du travail, recourt lui aussi aux Gnaoua.
Quand un patient ou une patiente, qu’elle soit jeune ou vieille, vienne me consulter, je ne sais pour ainsi dire rien à son propos. J’ouvre l’autel pour consulter les esprits à son propos. Ce sont les esprits qui m’assistent au cours de la consultation en me disant de quoi souffre ce Monsieur ou cette dame. Qu’à –t- il ? Es-t- il malade ? Que lui réclament les esprits ? Veulent –ils seulement qu’il organise une lila pour le délivrer ? Ou bien veulent – t –ils qu’il devient leur serviteur ? Les a – t – il atteint de quelque manière ? Ou les a – t – il agressé ? Une fois que j’ai consulté les esprits, je lui dis mon diagnostic. Je vois de quoi souffre le malade, puis je lui dis : voici de quoi tu souffres et voilà ce qu’attendent de toi les esprits. Ils veulent que tu leur organises une lila que tu achètes par exemple un mouton, un bouc, ou que tu leur prépares un poulet non salé. Ou que tu leur fasses don d’une offrande. Il y a aussi le malade à qui ils ne demandent rien avant qu’il ne revienne du pèlerinage soit à Chamharouch, Moulay Brahim et Tamsloht. Et ce n’est qu’au retour de ce pèlerinage qu’il ramène ce que les esprits lui réclame : qu’il ramène un bélier châtré, un bouc, des encens. J’organise alors le rituel en accord avec le maâlem . J’ai la chance d’être mariée avec un maâlem que je consulte à la maison en lui disant : d’ici trois jours, nous aurons une lila , qu’une telle femme est malade et qu’elle désire une lila. Si elle l’organise à son domicile, nous nous rendons chez elle. Nous prenons seulement notre baluchon de tissus de couleurs et notre plat d’osier : on ne prend pas tout l’autel des esprits. Puis nous nous dirigeons chez elle, accompagnées du maâlem. On la trouve ayant déjà préparé tout ce que je lui avais demandé d’acheter. On procède au sacrifice, puis avec la nuit on met en œuvre la lila. Et Allah accorde sa guérison. Ses vœux seront exhaussés. Généralement les esprits lui recommandent d’organiser une lila chaque année. Et quand cela n’est pas dans ses cordes, elle présente des offrandes au cours de la lila que j’organise moi-même annuellement : elle donne de l’argent, procède au sacrifice, selon ses propres moyens ou selon ce que les esprits lui ont recommandé de faire. Je vous cite les deux cas suivants
- Le premier cas est celui de cette femme qui a des cauchemars la nuit. Elle n’acceptait pas les hommes qui la demandaient en mariage. Elle n’aimait pas du tout les hommes. Sa mère me l’avait amené en consultation. Elle avait 28 ans. Les esprits m’ont indiqué que c’est eux – mêmes qui l’empêchaient de se marier pour qu’ils la possèdent. L’esprit qui la possède l’empêche de se marier pour qu’elle devienne son épouse. Nous lui avons organisé une lila mais son esprit a refusé en disant : « cette femme doit m’épouser ou me servir. » Elle a refusé mais a néanmoins organisé la lila : « Je donnerai tout ce qu’on me demande disait-elle. Le financement n’est pas un problème : j’ai de l’argent. Je ferai tout ce qu’on me demande pourvu qu’on me délivre et que je me sente mieux. » Elle n’aimait plus la maison : elle voulait s’enfuir, fuguer. La première lila est passée, la deuxième et la troisième. Après, elle est guérie. Maintenant, elle est mariée. Elle a même deux enfants.Quand elle s’est mariée et qu’elle a eu des enfants ; elle m’emmena le premier à la tbiqa (l’autel des esprits). Pour le protéger on l’avait couvert des draps. Et quand elle a eu le deuxième , elle l’emmena également. Maintenant chaque année elle m’envoie son sacrifice. Elle vit à Tanger. Elle est guérie.
- L’autre cas, est celui d’une femme mariée qui n’enfantait pas : elle veut bien avoir des enfants. Mais même quand elle tombe enceinte, elle finissait par perdre son enfant dans les trois mois qui suivent. Alors, elle est venue me consulter et il s’est avéré que c’est Sidi Hammou qui l’a « frappé » au ventre : il lui demande sacrifice et lila. Elle ne voulait pas organiser la lila, chez elle : elle avait honte de cette musique. Elle nous a remis l’argent et nous lui avons organisé la lila chez nous. Quand elle est redevenue enceinte, elle est venue me voir pour porter durant neuf mois le « fil de laine » (ceinture protectrice). Ce n’est que par la suite qu’elle a donné naissance à une fillette qui a grandi maintenant et qui nous offre elle aussi offrandes et sacrifices.
Pour Georges Lapassade, la talaâ pratique une « thérapie de la dissociation ». Elle fait appelle aux Haddarates et aux Gnaoua pour assurer un moment thérapeutique comme le Ndeupp, le rituel de possession sénégalais, où les danses de possession viennent clôturer une semaines d’actions ou d’actes thérapeutiques dont le plus important, le jeudi, c’est le sacrifice d’un animal et la construction d’un autel sur des poteries qui contiennent des boyaux de cet animal. Donc, le rite de possession collectif, les danses de possession collectives sont spectaculaires, menés d’ailleurs par un guérisseur ou une guérisseuse. Les danses de possession, dans le quartier où il y a eu l’intervention, viennent le dernier jour pour clôturer une semaine thérapeutique, dont probablement l’acte fondateur le plus important, pour la première fois, c’est le sacrifice conduisant le même jour à la création d’un autel sur lequel on pourrait faire des offrandes au Rab(part dissociée de la personnalité). C’est pourquoi je dis que c’est un autel de la dissociation parce qu’au départ, il y a l’idée d’une possession plus ou moins par le Rab qui est un animal, un être mystérieux, un peu comme un djinn dans les pays arabes…Donc, cet esprit possesseur tourmente une personne et ce qu’on appellera la thérapie en langage occidental consiste à libérer, à soulager cette personne, non pas par la suppression du symptôme qui est à l’origine du trouble qui est une possession mal vécue. On ne met pas fin à la possession, mais on la déplace, c'est-à-dire, cet esprit, ce Rab qui tourment la personne, n’est plus dans la personne tourmentée, mais dans cet autel où la personne, pendant toute sa vie, va porter des offrande, du lait et autres produits.C’est intéressant du point de vue de la thérapie africaine, qui est une thérapie de réconciliation du possédé et de son possesseur considéré comme bénéfique. Ce qui est très différent de l’unique forme de possession que l’on connait et que l’on a connu en Europe, la possession diabolique. Et puisque c’est une possession diabolique, on ne peut pas se réconcilier avec le diable. Le diable doit être expulsé, c’est un exorcisme. Ce qui est très important en Afrique, dans la culture africaine, il y a aussi de l’exorcisme en Afrique, mais il y a cette pratique inconnue, non pratiquée dans l’ensemble de l’Europe à part quelques exceptions ; il y a une pratique adorciste qui consiste à construire une réconciliation. Donc, une sorte d’arrangement avec la dissociation. Ce n’est pas seulement une pratique pour mettre fin, à la dissociation pathologique car il y a des dissociations qui ne sont pas pathologiques. Cela est une autre affaire, on peut en parler, si vous voulez, mais la dissociation pathologique, c’est l’éclatement de l’identité chez le possédé occidental qui prétend être possédé par le diable, par un mauvais esprit. La seule solution, c’est de faire sortir cet esprit, c’est de le chasser. C’est de l’exorcisme, tandis qu’en Afrique, très souvent, ce n’est pas de le chasser, c’est de l’amadouer et de se faire ami avec lui.Cohabiter est très important pour l’étude du rite africain, on en est là.
L’autel des mlouk :
Les filles dépendantes de l’autel des esprits, doivent être présente à chaque lila que j’organise. Elle lave le baluchon de tissus. C’est elles qui nettoient l’autel des esprits du sang sacrificiel au cours de la lila que j’organise au mois lunaire de Chaâban. Ce sont elles qui peinent comme vous avez vu hier. Elles veillent au bon déroulement de la lila. On les appelle « les fille de la tbiqa », l’autel des esprits. Il se compose d’un plat d’osier qui contient l’encens, les bocaux pleins du benjoin blanc, du benjoin rouge, du benjoin noir, de bois de santal et des bougies de foufou danba. Quand on quitte le domicile pour la procession, on laisse ces bougies sur l’autel des esprits pour ne s’en servir qu’au cours de la danse de possession. Ceci est le chèche de Sidi Hammou, ce bol est celui des esprits marins, ceci est de l’encens des esprits féminins : Mira, dame Rqiya, la berbère. Ceux –là sont les tissus par lesquels on recouvre les gens qui tombent en transe. Ce sont les sept couleurs : le blanc, le vert, le noir, le rouge, le bleu marin, la tunique rapiécée et enfin Mira. Ceux –ci sont les couvercle de l’autel : on le couvre avec après la transe. Plus précisément, on ne couvre pas aux jours ordinaires, mais à la fin du mois lunaire de chaâban (qui précède le Ramadan). C’est là qu’on recouvre l’autel des esprits, parce qu’au mois du Ramadan il n’y a ni lila ni musque : les esprits sont au repos. On les recouvre par ces serviettes jusqu’à la nuit du destin , le 27 Ramadan où les baluchons sont dénoués et l’autel des esprits est à nouveau découvert : on l’encens et le maâlem remue à nouveau le gunbri. C’est obligatoire le 27 Ramadan : nous fermons les bocaux à la fin de chaâban et on les ouvre le 27 Ramadan. Le maâlem joue alors une devise ou deux ; c’est là qu’on procède à ce qu’on appelle « l’ouverture de l’autel des esprits ».
Là, ce sont les serviettes de la danse de possession. On les utilise au cours de la lila. On les emporte avec nous à chaque fois qu’on se rend en pèlerinage au moussem de Moulay Brahim, de Tamsloht, comme pour les recharger à nouveau de la vivacité des mlouk. On leur donne ainsi une nouvelle vie : on voyage avec, on escalade les montagnes avec, là haut on danse avec. Ils se mêlent ainsi aux autres moqadma et aux autres mlouk. Une fois redescendus de la montagne, on les encens avant de les ramener : on les appelle mhalla (cohorte des génie).
Ceci est venu de la Mecque. Oui. C’est un cadeau d’une fille qui travaillait chez moi. Une fille qui n’avait pas de chance. Elle venait souvent chez moi, à chaque fois que j’organise une lila. Comme elle n’avait pas d’argent, elle aidait en mettant la main à la patte : elle lavait les draps, veillait la lila, en aidant les filles. Elle a demandé un jour aux esprits de l’aider à se marier, en leur promettant que rien ne leur manquera une fois qu’elle se portera mieux. Et effectivement Allah l’a comblé et maintenant elle réside à Doubaï. Allah l’a soulagé et elle s’est mariée. Maintenant elle a donné naissance à un garçon et elle va venir ce mois-ci. Elle envoie le cadeau à Mahmoud. Elle envoie le cadeau aux enfants. Elle va mieux, très bien même. Elle m’envoie les encens et tout ce qui est nécessaire à l’autel des esprits. Chaque année elle m’envoie son offrande, et son sacrifice. Elle se porte comme un charme maintenant. C’était pourtant une simple fillette qui était démunie de tout. Maintenant elle me dit : « J’envoie les cadeaux à tes enfants et à toi j’envoie tissus et encens : je connais l’intérêt que tu porte aux encens ! » Elle m’a envoyé un tissu noir pour confectionner une tunique pour Lalla Aïcha. “
Le monde des Gnaoua avec leur rite de possession et leur initiation adorciste est avant tout une religion de femmes dont Aïcha est la figure centrale. Une sorte de religion alternative dans une société où seuls les hommes ont vraiment accès aux lieux consacrés de la religion établie. Le moussem de Tamesloht donne à voir cette dualité, avec d’un côté les chérifs célébrant au grand jour leur religion d’hommes, et d’un autre les rites nocturnes et privés animés par les prêtresses d’Aïcha.
Abdelkader Mana
21:29 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie, transe | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : psychothérapie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
05/02/2012
Les fêtes du Mouloud
La religion des femmes
Veille du Mouloud, une rumeur persistante circule au pays, à Casablanca, dans les trains et à Meknès même : cette année la procession des cierges de Salé n’aura pas lieu. Le deuil suspend la fête de la nativité à Salé, comme si la procession avait été frappée, en ce bord de l’Atlantique par l’onde de choc de la lointaine Palestine. Les morts de Naplouse, ceux de Jenine et les bannis de l’église de la Nativité – dont les images passent en boucle sur les ondes d’Al Jazira suspendent la fête de la Nativité du Prophète à Salé.
Chez les Trobriandais du Pacifique occidental aussi, nous dit Branislow Malinowski, la circulation des objets et des hommes, ne s’arrête qu’à l’occasion de la disparition d’un grand personnage. Les morts suspendent, le temps du deuil, les fêtes des vivants.
Peu importe que la procession des cierges ait eu lieu ou pas : la rumeur est significative en elle-même, puisqu’elle est née de l’air du temps. Elle concerne l’interruption cette année d’une procession qui ouvre au Maroc les fêtes du Mouloud, qui aurait été instituée par le Sultan saâdien « victorieux et doré », au terme d’un voyage en Orient où il aurait assisté à Istamboul à un carnaval de poupées colorées ornées aux fleurs de cire. Par sa naissance comme par ses multiples injonctions au « temps suspendant son vol », qui ont ponctué son histoire tel l’exil de Mohamed V à Madagascar la procession salétine vibre au rythme du monde. On dirait, aujourd’hui, qu’elle est suspendue au soupir de la mondialisation.
L’histoire confirme la tradition. En effet, al-Ifrâni, consacre à la préparation de la nativité du Prophète sous le règne d’Ahmed El Mansour Dahbi, une description assez détaillée et assez précise pour qu’on puisse l’identifier sans le moindre doute avec celle de Salé : il s’agit incontestablement des mêmes cierges, dont l’aspect évoquait déjà l’image de rayons de cire. Voici ce qu’en dit El Ifrâni :
« dés qu’on apercevait les premiers rayons de la lune de Rebia I, le souverain adressait des invitations à ceux des faqirs de l’ordre des soufis qui exerçaient les fonctions de muezzins et se dévouaient à faire les appels à la prière pendant les heures de la nuit. Il en venaient de toutes les villes importantes du Maroc..Ordre était ensuite donné aux marchands de cire de préparer un certain nombre de cierges et de mettre tous leurs soins à cette fabrication. Aussitôt ces habiles artisans se mettaient à l’œuvre et rivalisaient de zèle comme font les abeilles lorsqu’elles construisent les gracieux enchevêtrements de leurs alvéoles. Ces cierges avaient une grande variété de formes ; ils étaient si élégants qu’ils émerveillaient les regards et leurs couleurs étaient si vives que leur éclat ne palissait pas devant celui des plus belles fleurs. La veille de la Nativité, les gens dont le métier consiste à porter les litières des fiancées lorsqu’on les conduit à leurs maris se mettaient en devoir de transporter en grande pompe ces magnifiques cierges. Ce cortège était si brillamment ordonnancé et présentait un si beau coup d’œil que les habitants de la ville accouraient de tous côtés pour les contempler. Aussitôt que la chaleur du jour commençait à se calmer, les porteurs se mettent en marche, tenant sur leur tête ces cierges qui semblaient être alors de jeunes vierges traînant les pans de splendides tuniques ; leur nombre était tel qu’on croyait voir une forêt de palmiers. Le cou tendu, hommes et femmes se bousculaient pour admirer ces porteurs de cierges que suivaient d’habiles musiciens jouant du tambour et de la trompette. Dés que l’aurore aparaissait, le sultan sortait du palais, faisait la prière avec la foule du peuple, puis, vêtu d’une tunique blanche emblême de la royauté, il allait prendre place sur le trône devant lequel on avait déposé tous les cierges aux couleurs variées, les uns blans comme des statutes, d’autres rouges, tous garnis d’étoffes de soie pourpre et vertes, à côté étaient rangés des flambeaux et des cassolettes d’un si beau travail qu’ils causaient l’admiration des spectateurs et émerveillaient les assistants. Cela fait, la foule était admise à pénétrer ; chacun se plaçait selon son rang, et quand tout le monde avait pris place, un prédicateur s’avançait et faisait une longue énumération des vertus du Prophète et de ses miracles. La conférence terminée, tous les assistants accomplissent les cérémonies de l’office de la Nativité, puis on voyait alors s’avancer les membres des confréries murmurant les paroles d’ach-chuchtûrî (célèbre soufi andalou ayant vécu au Maroc et mort en 896) et celles d’autres soufis, tandisqu’une troupe de coryphées déclamait des vers en l’honneur des deux familles (celle du Prophète et celle d’Al Mansour). » (d’après « Nozhat El Hâdî » d’Al Ifrânî).
Meknès, le samedi 25 mai 2002, premier jour du Mouloud. De partout d’immenses foules dévotes et bariolées convergent vers le sanctuaire du fondateur de la confrérie des Aïssaoua. Au début du XVe siècle, en pleine effervescence mystique maghrébine de lutte contre la pénétration portugaise, El Hadi Ben Aïssa aurait, dit-on, quitté son hameau des Mokhtar dans le Gharb pour aller parfaire son savoir théologique à Fès avant de venir s’établir finalement à Meknès dans une « khaloua » : paradoxe de l’ermite, le solitaire deviendra populaire. Pour stimuler la foi religieuse autour de lui, il allait, racontait-on, jusqu’à rémunérer ceux qui acceptent de délaisser les gains d’ici-bas pour les promesses de l’au-delà.
Sous un soleil matinal, les taïfas du Gharb, étendards en tête, se succèdent les unes aux autres. À l’approche du sanctuaire, comme happé par les énergies spirituelles du seuil sacré le horm hommes et femmes accourent pieds nus, chevelures au vent, souffle haletant, regard hagard. Humanité pathétique qui semble avoir laissé derrière elle, charrue et travaux des champs pour venir ici à la rencontre du divin. Pathétiques et néanmoins beaux, par leur quête du céleste et du sacré, sont ces paysannes disgracieuses et ces vieillards édentés aux pieds calleux, retrouvant en ce temps du pèlerinage, jouvence et nouvelles énergies. Au terme d’une course éperdue, ils s’accrochent au catafalque du saint pour y trouver réconfort et purification. Au cours de cette course effrénée, ils doivent enjamber le corps de pèlerins à plat ventre au seuil du mausolée, comme pour leur transmettre l’énergie bénéfique dont ils sont sensés être porteurs en ce moment de grâce. La croyance veut que par ce geste, ils contribuent à dénouer les entraves visibles et invisibles dont on cherche délivrance, auprès d’Aïssa le guérisseur des aveugles et des paralytiques.
Parmi les taïfa rurales du Gharb, c’est celle d’El Mokhtar dont est issu le cheykh el Kamel Hadi Ben Aïssa serait né vers 1450 qui ouvre en ce premier jour du Mouloud, la marche des processions. Cette taïfa aurait le pouvoir de remettre debout les paralytiques en piétinant leurs corps. Chez les pèlerins, sous un soleil matinal éclatant, la tunique blanche, symbole de pureté prédomine. Car, malheur à qui est vêtu de noir, il risque à tout moment de s’attirer les foudres des « lions » et des « lionnes », possédés par l’irrésistible esprit de la « frissa », de la consommation rituelle de la chair crue d’une victime expiatoire au pelage noir, bouc ou taureau. En souvenir de ce rite aïssaoua, aujourd’hui aboli, les possédés du lion symbole solaire, se ruent sur tout porteur de vêtement ou d’objet de couleur noire.
Sur la place sacrée où auront lieu les sacrifices au troisième jour du Mouloud, au cœur même du mausolée, de nombreuses pèlerines viennent passer une nuit d’incubation, dans le secret espoir d’entrevoir en un rêve divinatoire, le cheikh el Kamel en personne, ordonner leur délivrance des souillures et des nœuds qui entravent le cours de leur vie ici-bas.
Comme à l’accoutumée, sous le vieux mûrier, au rythme du tambour et d’un air lancinant de flûtes traversières, les « charbonniers » de Meliana, venus d’Algérie, exposent leurs corps au bûcher sans être pour autant sensibles aux flammes. Attire particulièrement l’attention un vieux danseur au torse nu noirci par ses deux tisons enflammés, qui évoque curieusement à la fois, le Bossu de Notre – Dame de Paris et le gardien de la Géhenne de Dante. Juste, en face, une troupe Haïyata jouant le répertoire haletant dit du « hiit », spécifique à la région du Gharb entonne des chants qui sont autant de vœux pour la régénération de l’année à venir :
« Ô jeunesse, ne t’en fais pas trop, pour ton mariage.
La plus belle des filles sera bientôt pour toi ! »
L’un des signes d’élection spirituelle est le port de la « gouttaya », touffe de cheveux qu’on laisse pousser à la partie postérieure du crâne entièrement rasé. Je demande à l’un de ces personnages étrange :
- Pourquoi portez-vous cette touffe ?
- Parce que Sidi Mohamed Ben Aïssa attachait sa « gouttaya » à un arbre pour prier de jour comme de nuit, sans être vaincu par le sommeil ; celui qui n’est pas capable de porter la gouttaya ne doit pas la laisser pousser.
Venir à ce moussem pour ce personnage énigmatique du Gharb est une obligation :
- Si je ne viens pas au Mouloud, je tombe malade. Des fois, j’arrive au seuil de la mort. Mais quand ils m’emmènent au cheikh, je me rétablis aussitôt.
Toujours plus bas, en s’éloignant du sanctuaire, dans un espace périurbain, mi-rural, mi-citadin, s’étend, l’immense souk du barouk, avec ses tentes, ses bouchers et autres marchands de fruits secs, ses immenses roues et autres jeux forains, ses musiciens ambulants et autres dresseurs de singes. Ce sont mille clameurs qui s’entremêlent tandis qu’au loin retentissent les détonations des fantassins et de la fantasia : au Maroc le baroud ouvre généralement un nouveau cycle. Ces réjouissances hippiques sont parfois ponctuées d’incidents : sous nos yeux, un homme traversant le champ de course, fut violemment heurté et piétiné par la charge des étalons. Mort ou vif. Une fois l’homme évacué, la fête continue comme si de rien n’était.
Au crépuscule une ultime taïfa se présente au seuil du mausolée. C’est dans la nuit brune, au minaret jauni, la lune, comme un point sur un « i ». La pleine lune préside à l’ouverture du Mouloud, portant au paroxysme, toutes les énergies cosmiques : comme les marées montantes, les transes se voient décuplées. Les ruelles de la vieille médina s’animent de tambours et de hautbois pour des veillées domiciliaires aïssaoua, qui dureront jusqu’à l’aube.
Au deuxième jour du Mouloud, on est surpris de constater vers la mi-journée que déjà le souk du barouk et la fantasia ont plié bagages. Les ruraux ayant décampé de la zone périurbaine les citadins entrent en scène : à l’apaisement des ardeurs solaires, à partir de la monumentale Bab-el-Mansour, le cortège de la taïfa de Fès s’ébranle vers le mausolée du cheikh el Kamel. La famille Battahi de Fès y envoie en offrande deux beaux lustres que des adolescents portent au-devant du cortège. Viennent ensuite les danseurs aïssaoua scandant « Allah Hay ! » (Dieu est vivant). Fermant la marche, cinq hautboïstes sur leurs vieux mulets. Arrivée à hauteur du mausolée, la musique de procession cesse pour faire place à la hadhra proprement dite : danse extatique des citadins qui s’oppose, à bien des égards, à la possession rituelle par les « lions » et les « lionnes », à laquelle nous avons assisté la veille avec le défilé des taïfa rurales.
Les offrandes comportent outre les lustres de la taïfa de Fès, les tapis de celle de Casablanca, et même la couverture du catafalque. Chaque année ces accessoires du mausolée sont renouvelés en guise de régénération et de renaissance.
Au sortir de ce pèlerinage, nous apprenons par une dépêche que l’ancien ministre gauliste et islamophile Michel Jobert est mort le dimanche 26 mai à 0 h 30 à la suite d’un malaise, c’est-à-dire à l’aube du Mouloud. En effet Michel Jobert était né à Meknès le 11 septembre 1921. En tant que journaliste, j’ai eu à interroger à deux reprises l’auteur du Maghreb à l’ombre de ses mains : il tenait à chaque fois à revoir avec minutie la copie, à la virgule près, avant de l’envoyer au journal. Mais il le faisait avec beaucoup de tact et une infinie gentillesse. C’est en guise d’hommage que cet article est dédié à la mémoire du célèbre enfant de Meknès qui vient de nous quitter à l’âge de 80 ans.
Troisième jour du Mouloud, mont Zerhoun.
Les tentes des pèlerins venus pour le grand moussem annuel sont déjà plantées. Je découvre un monde insolite, avec ses voyantes installées sous de petites guérites de toiles, ses troupeaux de boucs noirs parqués, en attendant d’être achetés et sacrifiés, ainsi que des poules noires enfermées dans de grandes volières.
J’entends le rythme sourd des grands tambours, les Herz des Hamadcha. J’y vais, et j’arrive à la grotte d’Aïcha. C’est un immense figuier aux feuillages compacts qui forme la grotte. Sur l’autel brûlent d’innombrables bougies. Juste à côté, au milieu d’une aire délimitée par des haies de branchages, se tient sa prêtresse. Plus loin, au fond, l’espace des sacrifices.
Trois femmes dansent au rythme des Herraz. Aïcha les possède et les entraîne dans un ballet échevelé. Puis je me rends au sanctuaire de Sidi Ali Ben Hamdouch. Là, le sol est jonché de nombreux pèlerins, surtout de femmes endormies ou en état de crise. J’ai l’impression de débarquer dans une véritable cour des miracles peuplée de possédés.
La nuit tombe. Maintenant du haut de cette montagne, on peut voir au loin dans la plaine, scintiller les lumières de Meknès. C’est le moment de la hadhra. Partout, sous les tentes, les Hamadcha venus du Gharb animent les veillées spirituelles, avec leurs hautbois et leurs tambours. C’est une musique saccadée et rapide, alors que celle des villes est lente et balancée. Les danseurs en transe, sautillent sur place interminablement. C’est la version rurale du rituel des Hamadcha. Ceux des villes arriveront demain.
Je rencontre une troupe des Jilala. Ils exécutent sur leurs grandes flûtes de nomades les airs mélancoliques du désert. Ils sont d’abord passés au Moussem des Aïssaoua de Meknès avant de venir ici. Ils y resteront jusqu’à la clôture.
Vers minuit, sous la pleine lune, un groupe de femmes avance en file indienne par les sentiers au flanc de la montagne. Elles portent leurs offrandes à Aïcha, dans son sanctuaire. L’une d’elles me dit qu’Aïcha aime qu’on lui offre de l’encens, des chèvres et des poules noires, du lait, du henné, et des tissus de soie colorés :
103Aujourd’hui, me dit-elle, on célèbre les fiançailles d’Aïcha. Dimanche prochain, septième jour du Mouloud, elle épousera Sidi Ali Ben Hamdouch.
Le cortège des femmes pénètre maintenant dans la grotte avec ses offrandes qui sont déposées sur l’autel. Elles y allument de nouveaux cierges. Elles apportent la chèvre à sacrifier et la poule noire à la prêtresse qui les bénit en parlant de « nœuds à dénouer » et de « portes à ouvrir ». Aïcha a fait des nœuds et a fermé des portes dans le destin des gens qui l’ont offensée et qu’elle a frappés. Raison pour laquelle ils viennent lui offrir des sacrifices de réconciliation.
Arrive le sacrificateur. Tout d’abord, devant l’autel d’Aïcha, il procède aux ablutions de la chèvre et de la poule noire, qu’il fait tournoyer par trois fois sur la tête et autour des épaules d’une femme accroupie. Puis il tranche la tête de la poule et la jette au loin. Enfin il égorge la chèvre noire qui se lève ensanglantée et se dirige vers les lumières de l’autel où elle va s’effondrer. Un peu plus tard, une famille aisée de Rabat, accompagnée d’une troupe de Gnaoua, apporte ses offrandes. Cette fois, on va immoler sept chèvres et douze poules. Les ruines de Volubilis ne sont pas loin d’ici. Peut-être gardent-elles le souvenir des sacrifices qu’on offrait jadis en ces lieux à la déesse Kadoucha ?
Marrakech, quatrième jour du Mouloud. En quittant le Zerhoun, j’ai laissé là-bas à leur moussem les Hamadcha du Nord. Je viens ici, à Marrakech, à la rencontre de ceux du Sud. Leur moussem commence aujourd’hui et se terminera dimanche.
À 18 heures, le cortège des Hamadcha marche avec le veau du sacrifice en direction de Riad Laârouss où se trouve leur zaouïa. Le sacrifice aura lieu demain à dix heures. J’apprends que les Hamadcha d’El Jadida, qui ont célébré leur moussem au premier jour du Mouloud seront présents ainsi que ceux de Damnate, Safi, Taroudant et d’Essaouira. Marrakech est la ville des innombrables zaouïas cachées et disséminées dans les ruelles de la médina. À Riad Laârouss, la zaouïa des Hamadcha illuminée de projecteurs et couverte d’étendards se prépare à recevoir les taïfa du sud.
Marrakech, cinquième jour du Mouloud.
Ce matin, comme prévu, je retourne à Riad Laârouss où je rencontre les Hamadcha de Safi à l’heure du petit-déjeuner. Les vieux adeptes échangent des couplets de melhûn autour d’un verre de thé. On attend les autres taïfa qui vont arriver dans la journée. Après le sacrifice d’ouverture, elles animeront à tour de rôle des séances de Dhikr et de Hadra. J’ai décidé de les quitter pour suivre le pèlerinage d’une prêtresse des Gnaoua, une talaâ, à Moulay Brahim au sommet de la montagne. Je me rends donc à Bab Rab, la porte du Seigneur, d’où vont partir pour Moulay Brahim les chamelles apportées par les différentes taïfa du Maroc. Elles seront conduites là-haut en cortège au rythme des Aïssaoua.
Moulay Brahim. À midi, j’arrive au pied de la montagne. Il y a là quelques pèlerins prenant un bain rituel près du moulin à eau, ainsi que quelques chamelles. Une femme qui est déjà venue ici l’an dernier n’est pas étonnée de voir si peu de gens cette année :
- L’année dernière, dit-elle, beaucoup de gens ont péri dans la grosse crue de l’oued qui a fait de nombreuses victimes. Alors que les autres années on avait beaucoup de mal à se loger, cette année, les courtiers vous courent après pour vous offrir les logements vides.
J’arrive à Moulay Brahim à une heure de l’après-midi. Des musiciens tournent autour du sanctuaire avec une jeune chamelle blanche couverte d’un tissu vert. Ce groupe vient des environs de Casablanca. Plus loin, voici une autre procession accompagnant elle aussi une chamelle : c’est la taïfa de Tarraste, en provenance du Sous. Et voici un troisième cortège avec sa chamelle en provenance des environs de Taroudant. Les cours intérieures des maisons qui font hôtellerie pour l’occasion sont animées par les Oulad Sidi Rahal avec leurs bouilloires et leurs serpents ; une autre troupe des Oulad Sidi Rahal, ceux de Bouya Omar, est venue pour animer demain des séances de Hadra. Un groupe de l’Ahouach des Houara ainsi qu’une troupe de Gnaoua d’Agadir proposent leur spectacle d’un patio à l’autre.
Sixième jour du Mouloud. Je pars à la recherche de talaât. Elles se trouvent, me dit-on, dans la maison attenante à la zaouïa. Il y a là, dans la cour intérieure, la grande chamelle qui sera sacrifiée. Elle a été amenée ici par Lalla Bacha une talaâ venue de Kénitra accompagnée de sa troupe de Gnaoua. Dans une petite pièce adjacente, les Gnaoua se reposent. Leur maître de cérémonie raconte :
- La chamelle a été achetée à Settat et on l’a amenée à Kénitra où la talaâ a organisé une lila le jour du Mouloud. De là, on a transporté cette chamelle à Marrakech par camion. On l’a conduite en procession depuis Bab Rab jusqu’ici, en passant par Tamesloht où notre talaâ a organisé une autre lila avec sacrifice d’un bélier. Nous resterons ici jusqu’au sacrifice de la chamelle.
Un peu plus loin, je rencontre une autre talaâ avec sa troupe de Gnaoua de Marrakech. Elle est originaire du Sahara et vit en ce moment en Belgique avec son mari, ancien travailleur immigré. C’est une grande et belle femme, imposante et couverte de bijoux :
- J’ai hérité mon activité de talaâ de mes ancêtres, dit-elle.
Puis son mari enchaîne :
- Elle vit avec moi depuis 32 ans, à Bruxelles. Elle y fat son métier de voyante par téléphone et sur rendez-vous pour les immigrés de là-bas et parfois aussi pour des clients européens.
La talaâ reprend la parole pour me raconter comment elle a découvert la vocation de médium :
- Je suis tombée en transe sans m’y attendre, et au cours de ma transe, j’ai commencé à « parler ». Je n’en étais pas consciente, ce sont les gens qui me l’ont dit à mon réveil.
Le parler en transe N’tiq est la caractéristique fondamentale de la talaâ. C’est son esprit allié, son melk, qui parle par sa bouche, et qui fait la divination. Elle dit :
- J’ai chez moi deux autels, l’un me vient de Moulay Brahim, l’autre de Sidi Ali, pour son rapport avec Aïcha Qandicha, la Gnaouia. Je tombe malade chaque année au mois de Chaâbane. Je dois alors organiser une lila. L’année dernière, c’était à Essaouira. Je suis arrivée au Maroc cinq jours avant le Mouloud, et ici le jour du Mouloud pour y passer toute la semaine. J’ai acheté la chamelle pour Moulay Brahim au souk de Had Draâ. Après le moussem, je monterai à Sidi Chamharouch, le maître de la divination, puis je me rendrai à Bouya Omar, et j’irai enfin au Zerhoune chez Aïcha Qandicha. Je dois faire chaque année ce grand tour qui dure deux mois avant de revenir en Belgique. Sans quoi je ne pourrais pas travailler.
J’entends soudain un cri étrange qui tient à la fois du jappement d’un chiot et du hurlement d’un chacal :
- Regarde derrière toi ! Ordonne la talaâ de Bruxelles.
C’est un homme accroupi tenant sa tête entre ses mains et qui aboie. Brusquement, il se lève et commence à aller et venir, se rapprochant, puis s’éloignant de moi. Je ne suis pas rassuré. Il crie qu’il est Aïcha Qandicha :
- Je suis la reine des vallées et des fleuves ! Des forêts et des déserts ! J’attaque celui qui m’agresse !
Il parle avec un accent féminin. Et soudain, j’entends tout près de moi une autre voix, cette fois-ci masculine. C’est la talaâ en transe qui s’adresse à moi en criant :
- Ferme ton bloc-notes et va-t-en d’ici !
Alors qu’ils continuent leurs imprécations à mon encontre, je quitte les lieux en courant. Un peu plus tard, le Gnaoui de l’autre talaâ me dit que c’était une comédie pour essayer de m’extorquer de l’argent. Et beaucoup plus tard, quand je rencontre à nouveau la talaâ de Belgique alors qu’elle a retrouvé, me semble-t-il, son état normal, elle me dit :
- Aïcha a estimé que l’entretien était allée trop loin. Je ne devais pas vous livrer notre secret. C’est elle qui s’est adressée à vous par ma bouche pour vous demander de partir.
Midi, il fait très chaud, et je me promène à travers le village. Le Gnaoui de Marrakech vient à ma rencontre. Je l’invite à partager un tagine. Au cours du repas, il me dit combien le progrès de la modernisation au Maroc fait reculer les croyances traditionnelles :
- Dans les années soixante-dix, on apportait au moins dix-huit chamelles chaque année à Moulay Brahim, dont quatre de Marrakech. Maintenant, seuls les tanneurs de la ville rouge apportent la leur à l’oiseau des cimes. Même chose pour Casablanca d’où arrivaient cinq camelins pour un seul aujourd’hui.
Il est environ dix-huit heures lorsque les tanneurs de Marrakech, qui étaient déjà dans la zaouïa, en sortent avec leur chamelle, la seule qui sera sacrifiée. C’est une sorte de mise en scène, où tout se passe comme s’ils arrivaient sur les lieux. Leur procession fait le tour du marabout.
Moulay Brahim, septième jour du Mouloud. Ce matin, ce sont les Aïssaoua qui animent la place du sacrifice. À 9 h 30, on accompagne la chamelle hors de l’enceinte, du côté de l’entrée nord de la zaouïa, au milieu d’une foule bariolée, ensoleillée et joyeuse. La chamelle porte sur sa bosse une écharpe blanche où il est écrit : « Mohamed Messager d’Allah ». Étendards, tambours, crotales, la chamelle bouge. On l’oriente vers l’Orient. Une femme commente :
- Quand on veut la sacrifier, on lui fait manger du henné et on lui fait faire le tour du marabout. Certains s’abreuvent de son sang et il y a beaucoup de bagarres.
On lui enlève l’écharpe, mais elle se relève. Alors qu’elle est encore debout, beuglant de plus belle, on lui tranche le cou à la racine. Elle perd des flots de sang, on ouvre la porte nord, on la traîne à l’aide de cordes sur une pente glissante et à l’aide d’une hachette, on achève de lui trancher le cou. De vigoureux jeunes gens emportent la tête à toute allure, dévalant la montagne en direction de l’oued. La tête semble continuer à beugler toujours, quoique de manière aphone. Elle doit pousser son dernier soupir au moulin à eau si on veut que l’année qui vient s’annonce fertile.
Le corps gisant sans la tête tremble toujours. Une femme s’évanouit. On commence le dépeçage par le haut. On empêche les gens de prendre des photos. On enlève la bosse, considérée comme une ressource thérapeutique pour l’asthme. À l’aide de la hachette, on sectionne les pattes antérieures, puis les postérieures. On ouvre par le dos la carcasse agenouillée : tout est énorme en une chamelle ; ses poumons, son foie, son cœur, ses entrailles. Chaque organe pèse plusieurs livres. Le tout sera partagé entre les cinq cents Chérifs descendants du saint. Les pèlerins réclament un peu de barouk. Le soupir de la chamelle serait un puissant remède contre les maladies des voies respiratoires. Selon le moqadem de Moulay Brahim, c’est parce qu’on avait étouffé la tête de la chamelle dans un sac de jute l’année dernière que, deux jours après le moussem, l’oued a tout emporté. Je quitte les lieux en direction de Tamesloht, alors que sur les aires à battre les paysans procèdent déjà à la séparation du grain d’avec la paille.
Tamesloht, septième jour du Mouloud. À mon arrivée à Tamesloht, ce matin, je rencontre un Gnaoui qui joue du guembri. Je lui demande aussitôt si je peux trouver ici une talaâ. Celle qui fait « monter les mlouk ». Il me désigne ses doigts qui pincent les cordes pour me signifier que c’est sur sa sollicitation que les mlouk « montent » (tlaâ). Je rencontre celui qui l’a initié, maître Razouq de Safi, que je connais depuis déjà longtemps. Il me dit qu’il est venu ici en « touriste » bien qu’il soit là avec sa troupe et tous les instruments. En effet, aucune voyante n’a loué ses services. À Moulay Brahim, comme à Tamesloht, ce sont les prêtresses qui conduisent les rituels et les pèlerinages ; les musiciens gnaoua comme les griots d’Afrique sont leurs assistants.
Puis je me rends à la maison des hôtes des Chérifs descendants de Moulay Abdellah Ben Hsein, il y a là un aveugle assis sur une natte. Il m’accueille chaleureusement, comme s’il me connaissait depuis toujours :
- Mets-toi à l’aise, me dit-il, voici du thé, des galettes d’orge et de l’huile d’olive.
Pour l’aveugle l’important en ce jour du Mouloud, c’est le moussem des chérifs descendants de Moulay Abdellah Ben Hsein. Il me dit à ce propos :
- La pratique des Gnaoua qui sont ici relève du sacré impur, alors que la nôtre, à nous les chorfa, est d’essence prophétique.
Il me décrit la chaîne mystique de ce soufisme de Tamesloht en remontant à Chadili, via Moul Laqsour le sixième saint de Marrakech jusqu’à Jounaïd, le grand mystique de Baghdad. Et comme j’écoute ses discours, je ne peux plus traîner dans les ruelles de Tamesloht à la recherche des voyantes comme j’en avais l’intention. Je parvins finalement à lui fausser compagnie. Je pars à la recherche de la talaâ de Bruxelles. Mais je ne la trouve pas. D’ailleurs, toutes les talaât présentes restent enfermées dans les maisons louées aux habitants de Tamesloht, où elles organisent leur cérémonie nocturne. Je rejoins le Gnaoui de Marrakech. Il est maintenant 16 heures et le gnaoui se repose au voisinage d’un bélier et de deux jeunes boucs. Il me dit que je dois patienter jusqu’à demain si je veux vraiment assister au pèlerinage des talaât dans les sanctuaires et refuse de me présenter sa femme, elle aussi talaâ, qu’il accompagne ici.
Quand tombe la nuit, je finis par retrouver la talaâ de Bruxelles. Sa cérémonie nocturne vient de commencer. Les musiciens de l’orchestre dansent au rythme des Oulad Bambara. L’un d’eux figure l’ancêtre esclave, dont les pieds sont entravés, et saute dans un effort pour se libérer. Puis on brûle le bejoin pour sacraliser l’espace où vont se tenir les danses de possession. Et voici, Bouderbala, le mendiant céleste avec sa tunique rapiécée, sa canne et sa besace. Puis on évoque Sidi Mimoun le potier, et le défilé de sa cohorte donne lieu à la danse des bougies qu’exécute une vieille femme noire. Pour évoquer et représenter Baba Moussa le marin, un Gnaoui danse avec un bol d’eau sur la tête. Il est suivi du possédé de Pacha Hammou, qui danse avec des poignards. Après une pause, on célèbre les saints chorfa, en particulier Moulay Brahim et Moulay Abdellah Ben Hsein. C’est la revanche des Gnaoua : ils ont fait entrer dans leur système de la possession les saints d’ici, dont les descendants les tiennent un peu en marge.
Puis les Gnaoua fidèles à leur propre passé africain, invoquent « les gens de la forêt sauvage », dont on dit que seuls les jeddaba aguerris sont capables de les incarner. Et l’on finit à l’aube par les esprits féminins aux couleurs bariolées. La dernière invoquée, c’est Aïcha Qandicha. La voyante de Bruxelles, qui a organisé cette soirée, l’incarne et prophétise en état de transe. La cérémonie prend fin avec cette invocation d’Aïcha. Je l’avais laissé à Zerhoun et Moulay- Brahim, je la retrouve ici parce qu’elle est présente partout au Maroc et même au-delà de nos frontières.
Huitième et dernier jour des célébrations du Mouloud. Il fait très chaud et les voyantes, épuisées par la nuit cérémonielle, dorment dans leurs maisons. Elles en sortent vers seize heures. Chaque voyante apporte son bouc pour Sidi El Hâjj Bou Brahim et son bélier pour Moulay Abdellah Ben Hsein. Certaines d’entre elles vont même jusqu’à un veau ou une vachette. L’importance des offrandes exhibées témoigne de leur prospérité, de leur réussite, et rehausse leur prestige. Hier, elles ont déposé au sanctuaire leurs étendards et leurs autels. Sans ce dépôt d’une nuit, le voyage serait inutile. Il faut que ce qui fonde la pratique de ces talaât vienne ici se recharger de la baraka du saint. Les « filles des Gnaoua » accompagnent, pieds nus, leur talaât, entièrement voilée – comme si elle se dirigeait vers une soirée de noce, en tant que « fiancée » du maître des esprits. Elles sont leurs auxiliaires et constituent autour de chacune une sorte de petite confrérie féminine.
Le monde des Gnaoua avec leur rite de possession et leur initiation adorciste est avant tout une religion de femmes dont Aïcha est la figure centrale. Une sorte de religion alternative dans une société où seuls les hommes ont vraiment accès aux lieux consacrés de la religion établie. Le moussem de Tamesloht donne à voir cette dualité, avec d’un côté les chérifs célébrant au grand jour leur religion d’hommes, et d’un autre les rites nocturnes et privés animés par les prêtresses d’Aïcha.
Abdelkader MANA
12:54 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : psychothérapie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
09/12/2011
Tabal, l'Africain
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana : -On raconte qu’au nord d’Essaouira, existait un figuier hanté par un serpent auquel les femmes des gnaoua présentaient des offrandes. Elles organisaient une fête saisonnière sous cet arbre.
Mahmoud Guinéa : - C’est Sidi Abderrahman. Depuis l’âge de douze ans, je m’y rendais en pèlerinage avec tous les gnaoua d’Essaouira. Chaque année on y festoie durant sept jours à partir du septième jour de la fête du sacrifice. De leur vivant nous y accompagnaient les serviteurs, lakhdam, ainsi que la troupe des gnaoua . Il y avait un lieu où on dansait en transe, où on organisait cette fête annuelle, immolant sous cet arbre hanté par un grand serpent qu’on appelait Sid –El- Hussein. On l’encensait et on tombait en transe. Lors du rituel cette créature sortait mais sans faire de mal à personne. J’ai accompagné les Gnaoua près d’une vingtaine d’années à ce sanctuaire de Sidi Abderrahman Bou Chaddada.
Abdelkader Mana :- Parler de ce figuier nous amène tout naturellement à évoquer le gunbri . Ton père, que Dieu ait son âme, m’a appris deux choses à ce propos ; que les Gnaoua ont deux instruments à cordes : aouicha – qu’il fabriquait devant moi- et le gunbri. Et que celui qui n’a pas pratiqué aouicha, ne devait pas toucher au gunbri. Et votre père, que Dieu ait son âme, d’ajouter que les premiers Gnaoua confectionnait leur gunbra à base d’une grande courge évidée et desséchée. Mais quand ils ont découvert que le figuier donnait de meilleurs résonances ; ils ont commencé dés lors à en fabriquer leur gunbri.
Mohamed Tabal
Mahmoud Guinéa :-Dans le temps les premiers gnaoua étaient venus avec un gunbri à base de courge comme tu as dit, confectionné d’une manière africaine. Après quoi ils ont adopté le figuier pour sa belle résonance, sauf que sont instrument est habité, hanté, maskoun. Son maniement nécessite purification. On ne doit pas y toucher en état d’ivresse. Car le figuier s’est sanctifié par les nombreuses années qu’il est resté sur cette terre avant d’être coupé pour en faire le gunbri. Donc, elle est déjà habitée, hantée, maskouna. Le maâlem lui accorde toute son attention en l’encensant. Le gunbri vieillit aussi : passé quarante ans, il se met à résonner tout seul quand tu le suspend au mur. Il parle tout seul la nuit.
Malika Guinéa : -Tu sens comme si quelqu’un raclait ses cordes. Le tambour, bouge lui aussi. Tu entends sa résonance.
Mahmoud Guinéa : -Pendant longtemps les instruments des maîtres disparus sont restés dans la zaouïa comme des antiquités sacrées auxquelles personne n’osait toucher. On se contenter de les visiter pour en recueillir la baraka.
Abdelkader Mana : -Lorsque j’écrivais mon livre sur les Gnaoua, l’un des maâlem , Paka que Dieu le guérisse ou Guiroug, m’a raconté qu’enfants ils se rendaient à la zaouia de Sidna Boulal, où ils rejoignaient Mahmoud Guinéa et ils allaient ensuite confectionner aouicha, la petite guitare à table d’harmonie en zinc qui leur servait à s’exercer avant de jouer au gunbri.
Mahmoud Guinéa : -On était alors en période d’apprentissage : dés notre prime enfance, on était des amateurs de Gnaoua. On confectionnait notre instrument en se servant du zinc en guise de table d’harmonie et du nylon en guise de cordes. Et on se servait des boîtes de conserve de sardines pour confectionner les crotales. Et on allait s’amuser ainsi au village de Diabet. Une fois, alors que nous étions encore tous jeunes, la tombée du jour nous a surpris dans la forêt de Diabet où nous nous sommes mis à scander Charka Bellaydou, une devise des gens de la forêt. Très sérieusement, dés que nous avons entamé ce chant, nous apparu alors, surgissant de nulle part, une sorte de Kinko A l’apparition de cette énorme créature, nous prîmes la poudre des escampettes. Fil blanc, fil sombre était la lumière dans les jardins de Diabet, près de l’oued.
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana : -Au début tu accompagnais ton père , que Dieu ait son âme, en simple qraqbi (joueur de crotales) . Ton père jouait du gunbri et tu as commencé tout jeune en tant que qraqbi et en tant que jeddab (danseur rituel). Tu jouait Kouyou, la partie ludique du rituel. Un jour ils t’ont préparé une gasaâ(plat de couscous) pour te reconnaître en tant que maître de la nuit et du gunbri.
Mahmoud Guinéa : -A la zaouïa, ils m’avaient préparé une grande gasaâ, de couscous, semblable à celle des Regraga décorée de bonbons, d’amandes et de noix. Les Gnaoua étaient encore tous vivants. Ils m’ont béni et j’ai commencé à jouer. Mon jeu leur a plu. C’est de cette manière qu’ils m’avaient reconnu en tant que maâlem. Ce n’est pas le premier venu qu’on recrutait ainsi. N’importe quel profane, apprenant sur cassette, se prétend maintenant maâlem. Pour le devenir vraiment, il faut l’avoir mériter à force de peines. Maâlem , cela veut dire beaucoup de choses. Il faut être vraiment initié à tout ce qui touche aux Gnaoua : apprendre à danser Kouyou,à jouer du tambour, à chanter les Oulad Bambara , a bien exécuter les claquettes de la noukcha . Il faut savoir tout jouer avant de toucher au gunbri, qu’on doit recevoir progressivement de son maître. Maintenant, le tout venant porte le gunbri et le tout venant veut devenir maâlem. Sans le vouloir, je deviens un autre en jouant du tambour...
Mohamed Tabal
Malika (sa femme) :-Parce que la aâda (ou procession)est comme une invitation des esprits. Dés qu’on sort pour faire rentrer la procession à la maison ; on y amène en même temps les esprits avec soi. On les invite pour ainsi dire à la lila , la nuit rituelle, la nuit de transe : la plupart des gens rentrent en transe dés cette phase préliminaire de la aâda,où l'on joue uniquement du tambour, cette voix des dieux africains.Mahmoud a tout pris de son père : le gunbri, les crotales, les kouyou, la patience au moment de la transe, comment conduire la lila. Il a tout pris de son père.
Mahmoud :-Cela se pratique avec sérieux, avec cœur, et de bonne foi. C’est une énergie qui nous vient d’en haut. Un don de Dieu. Lui seul nous accorde cette force qui nous appartient. La transe n’est pas un apprentissage : c’est quelque chose qu’on a dans son sang, un don accordé par Dieu.
Malika :-Il vit cette musique depuis l’âge de sept ans. Il accompagnait son père quand celui-ci se rendait chez les moqadma , pour le sacrifice qui précède la lila . Il rentrait en transe. oui, dés l’âge de sept , huit ans. Depuis toujours, il a vu sa maman accueillir les possédés. Elle les reçevait à la maison pendant une semaine, quinze jours jusqu’à ce qu’ils guérissent . On organisait tout le temps des lila à la maison ….
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana : Quel type de clientèles vous recevez ?
Malika :-Le premier cas est celui de cette femme qui fait des cauchemars la nuit. Elle n’acceptait pas les hommes qui la demandaient en mariage. Elle n’aimait pas du tout les hommes. Sa mère me l’a amené en consultation. Elle avait 28 ans. Les esprits m’ont indiqué que c’est eux – mêmes qui l’empêchaient de se marier pour qu’ils la possèdent. L’esprit qui la possède l’empêche de se marier pour qu’elle devienne son épouse. Nous lui avons organisé une lila mais son esprit a refusé en disant : « cette femme doit m’épouser ou me servir. » Mais elle refusait de servir. Elle a néanmoins organisé la lila en disant : « Je donnerais tout ce qu’on me demande, Le financement n’est pas un problème ".Elle a de l’argent. Elle fera tout ce qu’on lui demande pourvu qu’on la délivre et qu’elle se sente mieux. Elle n’aimait plus la maison : elle voulait s’enfuir, fuguer. La première lila est passée, la seconde et la troisième. Après quoi elle est guérie. Maintenant, elle est mariée. Elle a même deux enfants. Quand elle s’est mariée et qu’elle a eu le premier enfant ,elle l'a emmené à la tbiqa(l’autel des esprits). Pour le protéger on l’avait couvert des draps aux sept couleurs des esprits. Et quand elle a eu le deuxième enfant, elle l’emmena également. Maintenant elle m’envoie chaque année un sacrifice. Elle vit à Tanger. Elle est guérie.
Mahmoud Taba
Autoportrait réalisé par l'artiste au tout début de sa carrière en 1989
J’ai un autre cas, celui d’une femme mariée dont le problème est qu’elle n’enfantait pas alors que son plus ardent désir est d'avoir des enfants.Et même quand elle tombait enceinte, elle finissait par perdre son bébé dans les trois mois qui suivent. Alors, elle est venue me consulter et il s’est avéré que c’est Sidi Hammou qui l’a « frappé » au ventre en lui demandant sacrifice et lila. Elle ne voulait pas organiser la lila, chez elle : elle a honte de cette musique. Elle nous a donné l’argent et nous lui avons organisé la lila chez nous. Quand elle est redevenue enceinte, elle est venue me voir et je lui ai recommandé de porter durant neuf mois le « fil de laine autour du ventre» (comme ceinture protectrice). Suite à quoi, elle a donné naissance à une fillette qui a grandi maintenant. Elle aussi m'envoit offrandes et sacrifices à chaque nativité du Prophète..
Mahmoud Taba
Abdelkader Mana : - Comment es-tu devenue talaâ(voyante médiumnique)?
Malika :- Auparavant j’étudiais, comme tout un chacun rêve de s’instruire. J’ai obtenu mon bac, pour poursuivre mes études en section anglaise à l’étranger. Quand j’ai obtenu le bac j’ai eu un problème avec un Monsieur de notre fratrie : il m’a demandé en mariage alors que sa mère m’a refusé. Mais comme il est passé outre ce refus, elle m’a jeté un mauvais sort, pour provoquer notre séparation. C’est par ce mauvais sort, que les esprits me possédèrent .En enjambant cette magie j’ai commencé à tomber en transe et à me désintéresser de l’école. Je n’aimais plus les hommes, d’une manière générale. Les hommes, étaient devenus un problème pour moi. Je suis choquée à chaque fois que j’entends parler d’un homme qui désir demander ma main. Durant près de deux ans, nous avons consulté de nombreux docteurs psychiques. Ma maman, que Dieu ait son âme, m’amenait chez les médecins. Franchement, je n’étais pas élevée dans une famille Gnaouie. Chez nous personne ne dansait en transe. On était tout à fait loin des Gnaoua. Quand j’ai commencé à « tomber » (à devenir une possédée), les gens se mirent à nous dire : « Il faut voir les Gnaoua, organiser une lila ». Finalement, je ne croyais pas vraiment aux esprits. Il y avait alors dans notre voisinage une voyante qui organisait des lila. Un jour, alors que je dormais, j’entends au loin le rituel de la lila se dérouler chez elle. Quand ils ont entamé la procession aux tambours, je n’ai pu m’empêcher de quitter la maison en courant, pour rejoindre dame Jmiâ que Dieu ait son âme (Mon autel des mlouk comprend de vieux balluchons de couleurs que j’ai hérité d’elle.Même vieux et déchirés je ne puis les jeter. J’ai des serviettes toutes neuves, mais les anciennes qui lui appartenaient ; je les garde parce qu’elle me les a légué au moment de mourir). Je l’avais alors rejoins et je me suis mise à danser en état de transe. J’ai dansé alors sur les notes du grand maâlem Baqbou . En sortant de ma transe, je me suis endormie et elle m’a mis en isolation sous le voile : « Ma fille, me dit-elle, les esprits te réclament sacrifice et désirent que tu les serve. » Je n’ai pas compris tout d’abord qu’est – ce que « servir » veut dire? J’avais 17 ans.Je suis allée voir ma mère en lui disant que lalla Jmia m’a recommandé de « servir ». Une semaine après je suis « tombée en transe» à nouveau et j’ai commencé à pratiquer le parler en état de transe (kan’Ntaq). Les esprits se mirent à parler en moi : « nous lui avons ordonné de nous servir, disent-ils,d’organiser une lila pour devenir moqadma. » Je suis tombée malade et ma mère est allée voir cette voyante en lui disant : « Dame Jmiâ, viens voir ma fille elle s’est à nouveau évanouie." Elle est venue et a commencé par faire parler les esprits qui me possèdent, puis elle avait dit à ma mère : « Les esprits veulent qu’elle les serve. »
Mahmoud Taba
«Peut-on organiser la lila ? demanda ma mère, on vous donnera l’argent pour l’organiser. » ; La voyante lui répondit : « Ils veulent certes qu’elle organise une lila, mais ils veulent surtout qu’elle les serve. ».Nous avons effectivement organisé une lila . Je ne pouvais plus me lever , mais après la lila, je me suis sentie mieux. Un mois environ après la lila, j’ai à nouveau refusé de servir. Je suis tombée malade à nouveau. Les esprits lui dirent alors : « Elle ne veut pas de nous ; il faut qu’elle ait en pèlerinage. C’est ainsi que je me suis rendue à Moulay Abdellah Ben Hsein, à Chamharouch, jusqu’à ce que j’aie accepté. Je les voyais dans mes rêves et je m’écriais dans la nuit. Ils ont chamboulé mon sommeil : je dormais le jour et me réveillais la nuit. Je me mettais à prédire à quiconque me rendait visite : je tombais en transe et je voyais pour ceux et celles qui me rendaient visite sans qu’ils me le demandent. Petit à petit j’ai accepté l’idée de devenir talaâ(voyante médiumnique) celle qui fait monter les espritsen les faisant parler sur l'avenir des gens qui viennent consulter.
Mohamed Tabal
Je ne croyais pas d’abord aux saints, mais quand je suis tombée malade, je me suis mise à rendre visite à tout lieu saint en rapport avec les gnaoua : la grotte d’Aïcha à Sidi Ali , celle de Sidi Chamharouch où je me suis isolée durant trois jours : on mangeait là-haut, on buvait là-haut, on dormait là-haut. Après quoi, on est descendu vers Moulay Brahim où j’ai séjourné pendant une semaine. De là je suis descendue vers Moulay Abdellah Ben Hsein. Pendant quatre années, j’ai servie ainsi comme talaâ (celle qui fait parler les esprits). Une fois je me suis rendue en pèlerinage au moussem de Moulay Abdellah Ben Hsein comme ils m’ordonnent de le faire chaque année. C’est là que j’ai rencontré maâlem Mahmoud d’une manière tout à fait inattendue, que m'annocaient cependant les esprits lors d'une dormition :
- On t’autorise à te marier, à condition que ce soit avec un maâlem gnaoui et qu'il soit noir.
Je me suis dit : « Pourquoi dois-je chercher un homme qui soit de surcroît maâlem , gnaoui et noir ! Il est impossible de trouver un mâle qui réunit tous ces qualités ! »
Mohamed Tabal
Mais bien avant de le rencontrer, alors que je farfouillais dans mon autel des mlouk,je suis tombée sur une cassette qui contenait de la musique gnaoua. Notamment certaines devises de foufou-danba , du lait. Je me suis dit : « J’ai déjà écouté ce maâlem et sa musique comporte des devises qui n’existent pas chez les gnaua de Marrakech. " Je suis arrivée à Moulay Abdellah Ben Hasein en dissimulant cette cassette entre mes seins. C’est là que j’ai rencontré Mahmoud en campagnie de Hamida Bossou . Celui-ci m'invita à une lila qu'il organise en cette période du mouloud à Tamsloht. Parmi les invités, il y avait maâlem Mahmoud, son père et ses frères. On s’est connu de cette manière et je suis rentrée chez moi. Mon frère a rencontré par la suite le maâlem et l’a invité chez nous. C’est ainsi que je me suis retrouvée en tête à tête avec lui à l’intérieur même de ma maison ! J’ai alors ordonné à mon frère de nous faire écouter la fameuse cassette. Nous l’avons écouté sans que je sache d’où elle m’est venue. Mahmoud l’a reconnu : « C’est ma cassette » me dit-il.
Comment elle a pénétré à l’intérieur de ma maison ? Je ne saurais le dire . C'est de cette manière qu'il m'a découverte et épouser.
- Est-ce ta sœur ? Demanda –t-il à mon frère.
- Oui.
- Est-elle mariée ?
- Non.
C’est ainsi qu’en un très bref laps de temps, je me suis retrouvée fiancée et mariée . C’est maâlem Mahmoud qui m’a encouragé à poursuivre mon travail en tant que maâlma et en tant que voyante. Je suis originaire de Marrakech. Et du fait que j’organisais chaque année une lila, ma sœur dansait en transe, mon frère dansait en transe, ma fille dansait en transe. Cela remonte aux environs de 1985 que nous baignons en permanence dans ces rituels, au point que la musique gnaoua coule maintenant dans nos veines.
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana: - Deux familles sont aux origines des Gnaoua d’Essaouira : les Guinéa et les Gbani, qu’Allah les aient tous en sa miséricorde. Je veux que tu me parles de ces deux familles. Ton grand père Guinéa était arrivé à Essaouira avec l’armée Française en 1914, d’après ce que m’avait dit ton père. Gbani , que Dieu ait son âme, m’avait dit qu’ils étaient venus de Bamako au Mali ou bien de Tombouctou , à travers le Sahara…
Mahmoud Guinéa : - Quand ils étaient arrivés à cette époque, le père de mon père s’appelait Da Méssaoud. Il était venu du Mali en passant par la tribu des Oulad Dlim au Sahara. Le père de ma mère, Ba Samba, était venu de Dakar. C’est eux qui sont à l’origine des Gnaoua d’Essaouira. Les ancêtres de la famille des Gbani sont également originaires du Soudan. Ces deux familles sont pareilles. Nous sommes tous venus d’Afrique. C’est de là qu’avait commencé le gnaouisme à Essaouira.
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana :- Ton père m’avait dit, qu’il n’y avait pas de zaouïa des Gnaoua ici : ils habitaient juste sous des casemates du côté du quartier des Alouj(les convertis de l’époque). En arrivant ici, ils ont participé à l’édification d’Essaouira. L’un d’entre eux était sourcier : là où il leur disait de creuser, ils trouvaient de l’eau. C’est lui, d’après ce que me disait ton père qui leur avait ordonné d’édifier par ici la zaouïa des Gnaoua où ils s’étaient mis à se réunir chaque samedi. Ils parlaient alors le Guinéen…
Mahmoud Guinéa : - Au temps où ils habitaient dans les casemates, dont tu parles, ils n’avaient pas de zaouïa. Après quoi, un jeddab souiri (danseur de transe), de la famille Aït – el - Mokh, leur avait accordé un terrain, où ils pratiquaient leur rituel un certain temps, juste entourés d’une enceinte. Au bout d’un certain temps, les gens d’Essaouira, qui sont des jeddab (danseurs de transe) et des amateurs des Gnaoua, ont tous participé à l’édification de la zaouïa où se réunissent les Gnaoua
Malika Guinéa : - Pourquoi, leur avait – on accordé ce terrain ? A cause de ce fils qu’ils ont promené chez tous les guérisseurs sans qu’il soit guéri. Mais quant ils l’ont amené chez les Gnaoua, il s’est aussitôt rétabli. Ils ont alors accordé aux Gnaoua, ce terrain, en guise de don, comme le font chaque année, les bienfaiteurs qui viennent en procession à Sidna Boulala : la femme qui n’enfante pas, vient prendre la baraka et se remet à enfanter. L’homme qui a du mal à trouver du travail, recourt lui aussi aux Gnaoua. Quand ils ont vu que celui dont le fils est malade avait accordé le terrain, les autres ont financé : celui-ci a acheté le ciment, celui-là le fer, jusqu’à ce que la zaouïa de Sidna Boulal soit érigée. Nous ne pouvons pas dire que Sidna Boulal soit enterré à Essaouira : il est là-bas, en Orient. Ici, nous n’avons que sa baraka, son maqâm (mansion).
Mahmoud Guinéa : -Parce que le gnaouisme a pour origine le charisme de Sidna Boulal.
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana : - Ils se réunissaient chaque samedi, parce que la plupart d’entre eux travaillaient chez les négociants juifs. Or le samedi c’est jour de shabbat chez leurs employeurs juifs : c’est pour cette raison que les gnaoua organisaient leur rituel un samedi.
Mahmoud Guinéa : - A l’époque, ils ne travaillaient pas chez les juifs. Il y avait ceux d’entre eux qui étaient dockers. Il y avait ceux qui travaillaient comme artisans marquetant ce bois de thuya et il y avait parmi eux des marins.
Malika Guinéa : - Gnaoua, les vrais, ne travaillent pas le samedi. La nuit du vendredi au samedi est celle des esprits sauvages. Les Sabtaouiyne (ceux du samedi) sont mauvais. As – tu jamais assisté à une lila (nuit rituelle) des sabtaouiyne (ceux du samedi) ? Ils réclament des choses mauvaises. Ils peuvent par exemple te demander quelques choses des latrines, ils peuvent te demander du sang, ils peuvent te demander un cadavre. Tant qu’ils le peuvent les gnaouas qui prient pour le Prophète, comme tu sais, évitent cette nuit du vendredi au samedi. Ils lui préfèrent les jours du lundi et du vendredi, et évitent le mercredi porte malheur.
Abdelkader Mana : - Ce point concernant les esprits juifs du samedi, nous amène à parler de la religion des esprits possesseurs :il y a ceux qui sont musulmans, ceux qui sont juifs et ceux qui sont chrétiens. Et on dit que les esprits possesseurs juifs sont les plus difficiles à déloger ?
Mahmoud Guinéa : - Ce sont des êtres semblables à toi. Vous avez votre religion et j’ai la mienne. Et nous n’avons crée Adam que par la foi.
Mohamed Tabal
Mahmoud Guinéa :- C’est mon grand père qui avait amené ce bol de DAKAR : une ondée bénie des dieux…
Malika :-- Au plus fort de la transe, quand on invoque l’esprit de la mer le poisson apparaît tout seul au milieu du bol : sa baraka se manifeste de cette manière.
Mahmoud Guinéa : - C’est la pure vérité, il n’y a pas de mensonge…
Malika : -Ils remplissent le bol, présentent leur soumission aux esprits et se mettent à danser. Ils se rendent compte à l’issue de leur transe que le bol contient du poisson.
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana : - Est – ce le BOURI , ce poisson des rochers ?...
Mahmoud Guinéa : -Oui, il est tout petit ce poisson…
Abdelkader Mana :- On raconte que chez les Africains, il existe une divinité dénommée BOURI ?
Mohamed Tabal
Malika :-Pour ce qui est du sacrifice de Sidi Hammou, il est recommandé à celle qui fait des cauchemars, qui voit en rêve des hommes ensanglantés, qui se voit au milieu d’un abattoir, qui rêve de beaucoup de viande, de sacrifices, qui saigne en ouvrant les yeux. Bref, que du sang. Ou bien elle tombe atteinte par les génies : si elle ne voit pas le sang en elle-même ; elle le voit en quelqu’un d’autre, en assistant à quelqu’un qu’on a poignardé.Quand j’ai intégré la mida (l’autel des mlouk) et que j’ai accepté de servir les esprits ; je me suis rendue en pèlerinage à Sidi Chamharouch après avoir organisé une première lila. En redescendant de la grotte, je suis tombée sur du fer que j’ai pris. En arrivant à la maison, je suis tombée en transe . Quand les esprits sont « montés »(talaâ’ou) , ils m’ont demandé de danser avec le fer soit à l’invocation de Jilali , soit à celle du nuageux. C’est tout. Pour sanctifier le fer, j’ai organisé une lila avec sacrifice. Depuis lors, je ne peux plus danser à la devise de Jilali sans être munie de fer.
Mahmoud Guinéa : - BOURI ! Ô BOURI !
Abdelkader Mana : - Es-ce que cet esprit existe ? Es-ce qu’on l’invoque ?
Mahmoud Guinéa : - BOURI ! Ô BOURI ! Son invocation introduit les rouges.
Malika : - Il est le portier des rouges. L’ouverture des esprits rocheux. Du sang. C’est le BOURI !
Abdelkader Mana : - Ne croyez – vous pas que ce sont les Gnaoua qui ont donné le nom de BOURI, à ce poisson couleur d’algues qu’on trouve à marrée basse aux interstices des récifs d’Essaouira ? C’est un nom d’origine africaine ?
Mohamed Tabal
Mohamed Tabal
Mahmoud Guinéa : - C’est possible. BOURI, ô BOURI introduit les rouges. Et il y a BOURI, ô BOURI, des bleus.
Malika : - Il y a deux genres : ceux qui ouvrent les rouges et ceux qui ouvrent les bleus.
Abdelkader Mana : -Il y a aussi un melk, un esprit dénommé BOSSOU, une espèce de divinité des marins en Afrique. Il y a maâlem hamida BOSSOU, que Dieu ait son âme. Mais il y a aussi un melk chez les Gnaoua qui porte le nom de BOSSOU ?
Malika : - BOSSOU, n’est pas un nom de famille
Mahmoud Guinéa : - Hamida dansait à cette devise.
Malika : -Il est possédé par ce melk. Il jouait au gunbri , que Dieu ait son âme, mais une fois arrivé à la devise de BOSSOU, il tombait en transe.
Mahmoud Guinéa : -J’ai joué pour lui à Casablanca.
Malika : - Maâlem BOSSOU, que Dieu ait son âme, avait toujours besoin auprès de lui d’un autre maâlem , pour le relever au gunbri . Il ne jouait pas quand il n’y avait pas de maâlem pour le relever, même si la moqadema exigeait cette devise. C’est ainsi qu’on le surnomma hamida BOSSOU, du nom de cette devise.
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana : - Que raconte cette devise BOSSOU ? Es-ce que vous pouvez nous la jouer en se faisant accompagner du chant de nos amis ?Est – ce qu’on peut considérer Hamida Bossou comme faisant partie des esprits de la mer ou ceux des cieux. Il fait donc partie des bleus ?
Mahmoud Guinéa : - Il fait partie des gens de mer Haoussa. Lui était un Haoussa.
Abdelkader Mana : -Qui sont ces Haoussa ?
Mahmoud Guinéa : -Les Haoussa, ce sont les fils de la forêt de l’Afrique. La région où la forêt est proche de la mer. Cette devise musicale accompagne la transe de la forêt Haoussa, d’où est originaire Bossou.
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana : -Qui sont ces esprits possesseurs Haoussa ? Portent – ils la couleur bleue ?
Mahmoud Guinéa : -Non. C’est une cohorte des esprits noirs.
Abdelkader Mana : - Même s’ils évoquent lamer ?
Mahmoud Guinéa : -C’est que l’océan d’Afrique évoque la transe de cette contrée.
Abdelkader Mana : -Es-ce qu’on évoque ces esprits Haoussa avant ou après les esprits marins ?
Malika : - Avec les esprits marins.. On peut dire que Bossou est le plus fort des esprits marins. Ces derniers commencent avec la danse au bol rempli d’eau. Après quoi entre en scène Bossou qui danse avec un filet de pêche. Tous les autres esprits se dansent avec les draps à l’exception de Bossou qui se danse avec un filet de pêche, comme celles qu’on trouve au port. Mais c’est un filet orné de cauris.
Mahmoud Guinéa : - A l’invocation de cette devise musicale, on danse en faisant semblant de nager avec un filet de pêche.
Abdelkader Mana : - Quelle cohorte est invoquée après les esprits de la mer ?
Mahmoud Guinéa : - Les célestes.
Abdelkader Mana : - De quels esprits se composent ces célestes ?
Mahmoud Guinéa : - Ils expriment la transe céleste et tout ce que contient le ciel d’anges, d’étoiles, de lune et autres sphères cosmiques.
Malika :-A la maison on vit avec nos esprits. Et tout le temps, il y a un amour entre la femme et son mari. Même le maâlem a ses esprits . Il n’y a pas de maâlem sans transe ni esprit possesseur ; jamais. Il doit être possédé ou bien par les chorfa ou bien par les noirs ou bien par les moussaouiynes . Les esprits vivent entre la femme et son mari . Il y a la mida , ( l’autel des mlouk, les esprits possesseurs) avec lesquelles je travaille : même quand je dors les esprits sont tout le temps dans la mida avec leurs encenses leurs serviettes aux sept couleurs et tout. Mahmoud mon mari les respecte et leur fait des offrandes. Quand je prépare le tagine au charbon, il jette les encenses sur le brasier pour que les esprits soient toujours contents. Nous n’attendons pas la lila pour brûler le benjoins : nous le brûlons tout le temps chez nous ; si je ne le fait pas moi-même, c’est Mahmoud qui s’en occupe.
Mahmoud :-L’encens est présent en permanence à la maison, ainsi d’ailleurs que le lait et les dattes. La transe est omniprésente à la maison.
Mohamed Tabal
Abdelkader Mana : - Racontez – nous un peu la vie d’Aïcha Kabrane, votre mère que Dieu ait son âme : quel était son rôle ? Comment travaillait – elle avec les aiguilles ? Et comment prédisait – elle en état de transe ? Ce sont les esprits qui la possèdent qui parlent à travers sa bouche ?
Mahmoud Guinéa : - Les gens viennent la consulter et Dieu accorde sa guérison.
Abdelkader Mana ; - Que leur prescrit – elle quand ils viennent la consulter ? Es – ce qu’elle recoure aux cauris ? Raconte un peu avec détails.
Mahmoud Guinéa : - Les parents des possédés les amènent chez elle, et elle commence d’abord par la divination. C’est là qu’elle diagnostique le mal qui l’a frappé. Elle prédit grâce à un auvent d’osier contenant des coquillages et des cauris de la mer du Nil que mon grand père avait amené jadis avec lui. Elle les remue d’une main et avale deux à trois aiguilles de l’autre. Ce n’est qu’après qu’elle peut te dire quel djinn t’a frappé et pourquoi et comment. Puis elle l’encense en lui prescrivant le sucré et le salé.
Malika :- Elle appelle ces esprits pour qu’ils lui indiquent la raison pour laquelle ce monsieur ou cette dame sont venus la consulter. Elle ne préconise pas systématiquement la lila : il y a celui à qui on recommande le sucré et celui à qui on recommande le pèlerinage à Moulay Brahim, sidi Abdellah Ben Hsein ou Sidi Chamharouch : il doit effectuer ce pèlerinage avant de revenir lavoir pour quelle puisse deviner ce les esprits réclament. C’est à ce moment là que les esprits préconisent la lila. Elle doit alors jouer son rôle en se concertant avec son maâlem. Que demandent les esprits pour délivrer ce possédé ? Il sera enfin délivré ou bien il deviendra un serviteur des esprits. Car il y a le possédé à qui ils demandent qu’il soit leur serviteur en devenant moqadem.
Mahmoud Guinéa :- Malgré lui s’il le faut, même s’il refuse de devenir leur serviteur. Cela est déjà arrivé à de nombreux possédés.
Malika :- Que faire ? Elle fait alors appel au maâlem qui se trouve être son propre mari comme c’est mon cas. Elle lui dit : une telle ou un tel désire une lila préparée d’une telle ou telle manière. Et il vont faire le marché comme nous l’avons fait nous-même. Ils vont acheté tout ce dont ils ont besoin pour l’organisation de la lila. Au cours de cette dernière la cliente se livre alors à la danse de possession. Et la voyante médiumnique l’empêche de rentrer à la maison : elle doit rester en sa compagnie au moins une semaine, le temps qu’elle lui indique la manière dont elle doit servir. Et même quand elle devient moqadema, elle se doit d’organiser une lila , où Lalla Aïcha doit être présente. Ceci pour ce qui concerne l’initiation de celle destinée à devenir moqadma. Pour celle qui est possédée, elle reste chez elle ,voilée , isolée, consommant le sucré durant une semaine, dix jour voir un mois jusqu’à ce qu’elle va mieux. Après quoi, au cours d’une nuit du mois lunaire de chaâbane , elle doit se rendre en pèlerinage à Lalla Aicha avec un sacrifice en guise d’offrande.
Mahmoud Guinéa :-Elle doit régulièrement se rendre en pèlerinage et continuellement présenter des offrandes et des sacrifices.
Mohamed Tabal
Malika :-Il se peut qu’elle soit délivrée comme il se peut qu’elle soit à nouveau possédée. La mère de Guiné tombait en transe quand on invoquait le Jilali, les noirs et le soudanais. Chose qu’on ne trouve chez aucune moqadma que ce soit ici à Essaouira ou ailleurs. Ces devises lui étaient propres.
Mahmoud Guinéa :- C’est mon grand père qui avait amené du Soudan ces devises bien faites. Aucun Gnaoui en dehors de notre famille ne joue ces devises musicales. Personne ne danse à leur invocation à part nous autres.
Malika :- On ne les joue ni ne les danse ailleurs. Nous les respectons : la mère de Guinéa ne les jouait qu’au cours d’une lila qui lui était propre.
Mahmoud Guinéa :-On préserve ces devises pour que les autres Gnaoua ne les jouent ou ne les enregistrent.
Abdelkader Mana
15:09 Écrit par elhajthami dans Arts, Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arts, psychothérapie | | del.icio.us | | Digg | Facebook