22/11/2009
Le temps des consuls
Le temps des consuls
Par Abdelkader Mana
Hier, en passant devant le cimetière « rasé » de Bab Marrakech — il paraît que les musulmans ont le droit de raser les cimetières au bout de soixante-dix ans — et en particulier devant les trois palmiers où mon père disait qu’Abdessalam, son tuteur, était enterré ; j’ai passé plus d’un quart d’heure à lutter contre le trou de mémoire, pour retrouver le nom d’Abdessalam : trou de mémoire pour sépulture disparue. Devoir de mémoire envers mon père et ma mère. Le jour où je m’attaquerais à cette amnésie, ce jour-là, je pourrais peut-être m’autoproclamer « écrivain ».
Abdesslam, l’homme à la sépulture disparue qui a élevé mon père vendait de la farine près de la minoterie Sandillon. Le nom de ce dernier figure dans la toute première alliance israelite de Mogador : les élèves de cette école étaient, en juillet 1905, au nombre de 206, dont un Français, le jeune Sandillon. Le local de l’école était au premier étage d’une maison de la nouvelle kasbah – l’actuel commissariat de police. La présence d’une seule école anglaise de filles créait une situation particulière aux enfants des autres nationalités qui étaient obligés de suivre ses cours, c’était le cas des filles de Mr Sandillon, le minotier français de la ville.
Ce Sandillon, dont je me sens si proche parce qu’il avait fondé au début du XXe siècle, le premier journal que Mogador ait jamais connu. À la fin des années 1980, quand je menais des recherches sur l’histoire de la ville, j’avais retrouvé dans un fichier de la bibliothèque de Rabat, la collection complète de ce journal ! Malheureusement, à chaque demande, le bibliothécaire revenait les mains désespérément vides, me disant que le journal avait disparu. C’était au moment même où la minoterie vacillait sous la violence des vents avant de disparaître à son tour.
Dix ans auparavant la veuve de Sandillon est revenue dans le sillage des nostalgiques français de Mogador.Ils étaient conviés à un somptueux dîner aux langoustes, dans l’ancienne résidence du contrôleur civil qui avait été confisquée par le protectorat au caïds Anflous après sa reddition en 1912, et qui appartient désormais à ce président du conseil municipal qui a pour coloration politique, les oranges. J’ai alors servi de traducteur à ce président araophone dans le style du vieux Makhzen, qui disait comprendre l’émotion de ces revenants, pour qui les rivages de Mogador symbolisaient les temps à jamais révolus de leur jeunesse. Madame Sandillon m’a prise alors à part pour me dire :
« Quand nous sommes arrivés en haut du promontoire d’Azelf, à la vue d’Essaouira au bord de l’eau, je ne pus m’empêcher de pleurer de désespoir ».
Et combien je comprends sa douleur. Je lui disais alors que selon mon père, à l’instar de son mari, il y avait un homme qui tenait boutique de chimères au quartier des Boukhara — où résida la garde noire de Moulay Ismaïl — et qui tenait un journal quotidien de tout ce qui se passait dans la ville : intempéries, hausses de prix, arrivée de caravanes, naufrage de marins …
À l’époque, il y avait encore des consuls européens dans la ville.Le citoyen Broussonet est le premier vice-consul français à Mogador Ce fut seulement en 1798, qu’il partit de Montpellier pour rejoindre son poste à Mogador : « je serais au comble de mes vœux , écrit-il si je pouvais être envoyé à Mogador ; c’est le lieu de passage des oiseaux qui viennent d’Europe, et la quantité de volaille qu’on y trouve est réellement prodigieuse. »
En y arrivant il y découvrit« d’immenses argans, dont on recueillait alors les fruits » ainsi que le thuia, dont on tire la résine de sardanaque ; « le thuia sandaraque ; le gommier, arbre important du genre de mimosa, dont on tire une gomme qui est un des objets du commerce du pays, que les arabes emploient en onguent dans les maladies cutanées ; un stapélia, leur sert d’aliment et grand nombre d’autres végétaux rares et inconnus. »
Et au cinéma Scala, devant l’atelier de mon père, c’était le consulat d’Allemagne. Mon père me disait qu’en sa halle se tenait la criée des marchandises avariées en haute mer.Lors de l’une de ces criées, alors que la femme du consul d’Allemagne traversait le hall, l’un des participants à la criée n’avait plus d’yeux que pour ses beaux atours. Le consul qui présidait la séance se leva alors et jeta violemment l’importun dehors.
La femme du consul avait aussi un jeune soupirant qui venait jouer du luth chaque soir au pied de sa fenêtre. Lorsque le consul l’a su, il convoqua son père et mit un revolver sous son nez en le menaçant ainsi :
« Si jamais on me rapporte une nouvelle fois que ton fils est revenu jouer du luth sous les fenêtres de ma femme, il ne sera plus de ce monde ! »
Le père du soupirant s’empressa aussitôt d’envoyer son fils à Fès d’où il était originaire. Et mon père de poursuivre :
« Conformément à la volonté du consul, sa dépouille a été rapatriée sur un voilier vers l’Allemagne ».
Le négociant Touf El Âzz, dont nous avons hérité de la maison, faisait partie des actionnaires du voilier « Le Prophète », qui rapatria le cercueil du consul vers l’Allemagne(voir mon texte sur ce blog sur"le temps des consuls"). Et Abdessalam, le tuteur de mon père, avait vu partir le cercueil du consul d’Allemagne du port de Mogadors. Car il était l’une des sentinelles du port ou s’amoncelait les marchandises en partance vers l’Europe : blé, amandes, caroubes, plumes d’autruches, gomme de sardanac etc. Une nuit, le chef de la patrouille du port l’a interpellé ainsi en plein sommeil :
- Alors Abdessalam !
Et lui de répondre en sursautant :
- La gâchette est à mi-pente !
Depuis lors, on surnomma notre famille « Nass Talaâ » (mi-pente).
D’un précédent mariage, Mina, ma grand-mère paternelle avait eu le coléreux poissonnier Omar, le demi-frère de mon père. Son père s’appelait Ahmed et il était originaire d’une famille tunisienne du nom de « Mana ». Un jour, après avoir fait le marché, il entendit du vestibule, le chant des chikhate à l’étage : il déposa alors son couffin et revint sur ses pas au port où il embarqua vers une destinée inconnue. Des années plus tard il revint à Sidi Mogdoul, saint patron de la ville, et de là demanda à voir Omar son fils : on se refusa à se plier à sa volonté de peur qu’il n’enlève l’enfant. Depuis lors, on ne l’a plus revu, mais il nous a laissé le nom de famille « Mana » plus élégant à porter que celui de « Nass Talaâ » (Mi-pente).
Je viens d’avoir de ma tante maternelle toujours vivante, les précisions suivantes : en fait c’est le père d’Abdessalam — qui portait le nom de « Hajoub Nass Talaâ » (Hajoub « mi-pente ») qui était la véritable sentinelle du port. De sa femme Zahra, il avait deux garçons : Abdessalam le marchand de farine de la minoterie Sandillon qui a élevé sévèrement mon père — il l’interpellait uniquement du surnom de « carross » (bghel) — et son frère Si Mohamed qui avait un jour embarqué sur un voilier en partance de Mogador pour ne plus revenir.
Tante Fatima me raconte aujourd’hui :
- Jusqu’à sa mort, la mère du disparu avait scruté l’horizon sous le vieux figuier de la porte de la marine, en espérant son retour à en devenir folle. Elle consultait souvent à ce sujet les voyantes : pouvaient-elles lui dire si, un jour, son fils allait revenir avant sa propre mort ?
Abdelkader MANA
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17/11/2009
Mohamed Sijilmassi
L’INVITE DU LUNDI
Le Docteur Mohamed Sijilmassi
Choisir notre destin, par rapport à notre histoire.
Nous inaugurons ce lundi<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> une nouvelle chronique. Elle s’intitule « L’invité du lundi ». Ainsi donc, chaque lundi, « Maroc – Soir » engagera un entretien avec un homme ou une femme, du Maroc ou de l’étranger, appartenant au monde de la politique, de l’économie, des sciences ou de la culture. Cette rubrique, en ouvrant la voie à des talents de s’exprimer publiquement, nourrit l’ambition d’élargir l’horizon du débat serein et des connaissances enrichissantes. Notre premier invité est le Dr. Sijilmassi. Homme de science et de culture, il est pédiatre de profession. A ce titre, il a publié récemment un livre chez SODEN sur « les enfants du Maghreb », où il parle d’ailleurs de rites de passage et d’imaginaire, ce qui ne nous éloigne pas de ses préoccupations artistiques. Cependant, on sort avec l’impression frappante qu’on a rendu visite plus à un historien de l’art qu’à un médecin : son cabinet de travail est un véritable musée d’art moderne. Dans la salle d’attente, un gigantesque tableau de Fatima Hassan attire particulièrement l’attention. Il a d’ailleurs déjà publié un livre sur « la peinture marocaine », un autre sur « la calligraphie arabe » (en collaboration avec Abdelkébir Khatibi), enfin, il vient de publier son dernier livre sur « les arts traditionnels au Maroc ». L’auteur a d’ailleurs un nom prédestiné, puisque Sijilmassa était la capital économique et culturelle du Sahara dont l’art se caractérise par une certaine simplicité et une certaine austérité qui semble être justement les traits de caractère dominants du Dr. Sijilmassi. Son livre est un répertoire de la créativité des grands maâlam (maîtres - artisans). La conception mentale étant toujours plus rapide que la maîtrise gestuelle : le maître est justement celui qui est parvenu à transmettre de l’intelligence à ses gestes. L’apprentissage avec ses rites d’initiation qui ponctuent le passage du statut d’apprenti à celui de compagnon et, enfin de maître, vise cette plénitude du geste où la main devient pensée. L’œuvre du Dr. Sijilmassi, qui nous accorda cette interview, restitue admirablement cette pensée de synthèse qui fait à la fois la spécificité et l’universalité de l’art marocain.Entretien réalisé par Abdelkader MANA.
Maroc Soir : L’art fait que les objets ont une âme ; c’est l’esprit qui se fait matière. Il semble même, d’après vos recherches, que les symboles qu’on retrouve dans la bijouterie et les tatouages ont une fonction magique de protection contre le mauvais œil, l’avortement et l’adultère…
Dr.Sijilmassi : Le tatouage porte la trace d’une culture qui s’imprime sur le corps et rend la peau médiatrice entre l’extérieur et l’intérieur de la personne tatouée. Lorsque des objets d’art sont décorés par les mêmes dessins que ceux des tatouages, il s’établit entre le corps et les objets une symbiose exceptionnelle, comme cela est le cas dans l’art rural marocain. D’autre part, le tatouage signifie l’appartenance à une même lignée et à une même tribu. Enfin le dessin d’un tatouage reste longtemps gravé en notre mémoire et marque l’entrée dans la vie.
Maroc Soir : Des fouilles archéologiques ont mis en évidence des vestiges phéniciens ; ont-ils eu un impact sur l’art traditionnel marocain ?
Dr.Sijilmassi : Il est difficile de le prouver. A mon avis l’art phénicien n’a pas été repris dans la vie quotidienne. Ce n’est qu’à partir de l’islamisation du Maroc qu’il y a eu un véritable renouveau et un enrichissement qui a crée un art original et autonome bien que s’inscrivant dans l’univers de l’art islamique. Dans la ville, il y a une manière de décorer qui est assez homogène ; elle s’inspire de cet art islamique dont l’Andalous n’est qu’une variante. Cette unité de style citadin vient de l’unité de la source : esthétique arabo –musulmane qui lui a donné naissance et qu’elle a enrichi. Cet art s’est d’abord développé dans l’architecture avant d’imprégner les autres objets.
Maroc Soir : C’est l’art de la symétrie, de l’harmonie et de la répétition rituelle ?
Dr.Sijilmassi : Oui, car tout se ramène à Dieu, lignes épigraphiques, lignes florales et lignes géométriques s’unissent les unes aux autres et se répètent indéfiniment comme le nom d’Allah qu’égrène un chapelet…
Maroc Soir : entre le Maroc et l’Andalousie, la diffusion culturelle n’était pas à sens unique ?
Dr.Sijilmassi : Non. On parle par exemple de calligraphie maghrébine et andalouse. Les Almoravides ont épuré l’arabesque et innové dans le domaine architectural aussi bien au niveau des formes des surfaces décorées que des volumes. Il y a eu donc, un échange culturel au sens le plus profond du terme : recevoir et donner ce qu’on a imaginer soi – même.
Maroc Soir : Quelles étaient à votre avis les causes de cette créativité au Maroc ?
Dr.Sijilmassi : La créativité artistique n’est pas un luxe contemplatif, mais une source d’équilibre et « d’écologie ». Créer et décorer un objet chez les Marocains rural et Saharien répondent à une nécessité fonctionnelle et immédiate d’abord, lointaine ensuite. Ce langage oublié, bien que codifié, répond à des moments forts de la vie, tout en s’inscrivant dans l’ordre islamique établi et ses innombrables interprétations sécurisantes. L’artiste – artisan grave le bois, martèle le cuivre, façonne le bijoux, dessine la poterie, fait et défait les nœuds du tapis, il envoie des messages de Rabat à Oujda, de Nador à Dakhla, sachant qu’il transmet par sa créativité un univers qui porte les pulsions de la vie et nous renseigne sur l’imaginaire des marocains et son évolution depuis la nuit des temps.
Ahmed Cherkaoui un precurseur particulierement apprecie par Mohamed Sijilmassi
Maroc Soir : En dehors de ce que la géographie imprègne, il y a des raisons historiques au développement d’un certain style ?
Dr.Sijilmassi : En effet le Maroc est le seul pays à ne pas avoir subi l’occupation Ottomane qui a nivelé l’art dans toutes les contrées qu’elle a occupé même dans le domaine culinaire. Notre cuisine se distingue des autres pays arabo – islamiques.
Maroc Soir : Il est très connu que l’art dépend de la commande et que sans commande un genre artistique se meurt. Sachant que son travail était apprécié à sa juste valeur, le maâlam le faisait avec patience et amour.
Dr.Sijilmassi : Les mécènes sont les Rois, les princes et les intellectuels qui ont toujours encouragé la créativité artistique au Maroc. C’est avec Moulay Ismaël que les arts traditionnels ont connu un éclat et une créativité dont l’influence s’est perpétuée jusqu’au Maroc moderne. Et on assiste actuellement, sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Hassan II, à un retour aux sources et à la revalorisation de la tradition artistique. Nous en avons un exemple dans les magnifiques arabesques du Mausolée Mohamed V à Rabat, dans la mise en valeur des différents palais du Royaume qui ont été restaurés et enrichis par de nouveaux éléments décoratifs, leur rendant leur splendeur d’antan. Nous en avons aussi un exemple dans le magnifique musée du palais de Fès, où des objets d’art citadins, rural et Saharien, des peintures et des sculptures modernes ont été rassemblées sous les directives de SM Hassan II, pour offrir un panorama complet de la variété dans la créativité des artistes – artisans marocains.
Maroc Soir : L’artisan citadin était perfectionniste pour mériter de plein droit le titre de maâlem (maître) dont on l’affuble. Il s’oppose à l’artisan de la campagne qui n’est pas comme lui à la recherche de la finesse des formes mais à celle de leur gourmandise et de leur vitalité naturelle. On a l’impression qu’il y a la rigueur d’un côté et une liberté de l’autre ?
Dr.Sijilmassi : Cette différence est due au fait que dans la ville les artistes – artisans sont regroupés en corporation et l’artisan reste engagé dans la continuité de la tradition. On passe par tout un cycle d’apprentissage et par tout un rite d’initiation avant d’être reconnu comme maâlem . Alors qu’à la campagne le contrôle social est plus relâché du fait de la dispersion de l’habitat, l’artiste – artisan évolue de lui – même et la créativité est plus libre et plus individuelle. Dans la campagne le maâlem n’est jugé que par le consommateur alors que dans la ville, il est jugé et par le consommateur et par la corporation. Il y a chez les ruraux une parfaite maîtrise de l’espace : ils osent remplir une surface de motifs qui ne se rapprochent pas les uns des autres en les plaçant délibérément asymétriques mais qui ne heurte pas le regard. Au contraire, il accroche et crée un échange entre le spectateur et l’objet qu’il observe.
Maroc Soir : La transmission intergénérationnelle du « savoir faire » devient de plus en plus défaillante. Mais du même coup les jeunes se libèrent des vieux carcans…
Dr.Sijilmassi : En effet, depuis quelques années, on assiste à un renouveau de l’artisanat du fait que les nouveaux artisans ont fréquenté l’école et se sont ouvert sur le monde. Certains émergent d’une manière significative. Je pense à Lamani, le céramiste de Safi – décédé il y a quelques années – qui avait travaillé à Sèvre en France, et de retour chez lui, il innové énormément dans le domaine de la poterie, à telle enseigne qu’on reconnaît sa signature uniquement par son style. La créativité dans les arts traditionnels continue. C’est pourquoi j’ai inséré volontairement dans mon livre des chefs d’œuvre récents qui n’ont rien à envier à ceux du XIXème siècle.
Ahmed CHERKAOUI
Maroc Soir : C’est cette créativité collective qui semble avoir inspirer beaucoup d’artistes contemporains ?
Dr.Sijilmassi : L’exemple du peintre Cherkaoui est éloquent. Il a poussé très loin l’analyse d’objets traditionnels. En épurant de plus en plus le dessin, il vous restitue en deux traits les configurations d’une main ou celle d’un tapis rural. Belkahya s’est inspiré quant à lui, de l’art Saharien, Fatima Hassan choisit les thèmes de la vie quotidienne et Ouadghiri, l’imaginaire enraciné dans le centre populaire…
Maroc Soir : C’est un mouvement de retour aux sources, de réconciliation avec soi ?
Dr.Sijilmassi : Il faut d’abord retrouver son identité culturelle ensuite la laisser s’épanouir. Il y a toute une génération qui n’a pas connu le Protectorat et qui a une autre vision de la société en rupture avec celle des aînés, notamment dans le domaine des méthodes éducatives. Faire moderne, oui, mais tout en restant attaché aux traditions culturelles. Il y a tout un nouveau discours sur l’art populaire qui est revalorisant, tout en sachant qu’il y a nécessité d’innovation.
Maroc Soir : Prendre la technique tout en sauvegardant son âme ?...
Dr.Sijilmassi : Nous n’avons plus de complexe vis– à - vis de l’occident. Notre intelligence est mûre et capable d’adopter la haute technologie. Maintenant nous sommes responsables de choisir notre destin, non pas par rapport à l’occident, mais par rapport à notre histoire.
Propos recueillis par Abdelkader Mana
Entretien paru à Maroc – Soir du Lundi 10 novembre 1986-7 Rabia I, 1407-N°5155
09:45 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Driss Chraïbi
L’invité du lundi[i]
Driss Chraïbi
Un immense éclat de rire critique
Je pars donc en pèlerinage vers El Jadida pour le rencontrer comme on part en pèlerinage vers un marabout au milieu de son sanctuaire. Mais Driss Chraïbi est un marabout vivant. Au cours du voyage, je lis son « naissance à l’ aube ». Par quelle question faut-il commencer ? Le faire parler d’Oqbq Ibn Nafii et Tariq Ibn Ziad, ses héros ? Des paysans et des montagnes qu’il aime et qu’ il décrit si bien ? On verra bien.
Du rire surtout et de l’humour, parce que de ses livres se dégage un immense éclat de rire critique. Le fleuve d’Oum Rbia est en cru, signe de bonnes augures, un moment de grâce et d’écriture pour ce fils de « la mère du printemps ». La mer est rouge, l ’Oum Rbia l’ a certainement fécondé. Au loin, au bout de la baie des araucarias se dressent comme des lances des guerriers d’ Oqba Ibn Nafii, vers le ciel gris. Le calme. Le silence. La paix sur la ville. Cet entretien a eu lieu en marchant a travers les ruelles d’ El Jadida, pas à pas, mot après mot du gîte ou l’ écrivain se terre pour écrire – Dieu je ne sais quoi !- a l’ école maternelle où se trouve son fils.
Entretien réalisé par Abdelkader MANA
Citernes portugaises de Mazagan
M.S. – On constate chez vous un grand intérêt pour l ’Islam et le monde paysan…
Driss Chraïbi – Moi je crois qu’on est arrive partout dans le monde et principalement dans notre pays – dans la sphère arabo - musulmane - à abandonner les idées pour revenir a la vie. De telle sorte que mes derniers livres comme « naissance à l’aube » ou « l’Oum Rbia » (la mère du printemps), portent non plus sur une idée ou une théorie, une simple vue de l’esprit mais sur l’homme. J’ai dû faire appel à l’imaginaire comme si j’avais abandonné cette misérable fin du vingtième siècle pour revenir très, très loin dans le passé.
M.S. – Vous avez horreur des concepts ?
Driss Chraïbi – Absolument. Je ne suis pas un homme abstrait du tout. Je suis un homme concret tel que vous me voyez.
M.S. – Vous aimez les mots qui giclent comme la vase de l’Oum Rbia sous vos pieds ?
Driss Chraïbi – Oui. Les mots concrets avec un sens, un contenant et un contenu. Les mots qu’on puisse toucher, sentir, regarder ; qui ne s’adressent pas seulement au cerveau, qui soient reliés à la fois à notre passe millénaire et qui rejoignent l’an 2000.
M.S. – Peut-on explorer l’histoire, remonter l’horloge du temps par les mythes et les légendes et pas seulement en se référant à Ibn khaldoun ?
Driss Chraïbi – Je dirai davantage, parce que les mythes et les légendes franchissent les siècles et deuxièmement ils sont la mémoire du peuple. Ibn Khaldoun est l’un de mes maîtres à penser mais il n’est lu que dans certain milieu. C’était un homme rigoureux qui appelait un chat un chat, qui traitait ses confrères écrivains de langue « kaddid »(viande boucanée). Seulement, c’était un homme de réflexion alors que les traditions populaires ont la vie plus dure que les livres.
M.S. – Donc il y a tout un pan de l’histoire que l’historien ignore ?
Driss Chraïbi – Oui, je crois. Mais je ne suis pas historien. Alors loin de moi cette idée ou cette prétention. Ce que je peux dire : Pour écrire « naissance à l’aube », j’ai lu énormément un livre d’Ibn Abdelhakam qui donnait d’un événement cinq ou six sources différentes. Donc cinq ou six interprétations différentes. J’ai commencé à écrire un livre qui collait a la réalité – « naissance à l’aube », c’est à dire « naissance à l’Andalousie » sous la conduite d’un personnage extraordinaire ; Tariq Ibn Ziad qui était Marocain, on suppose qu’il était berbère. Cette première version là, j’ai eu le courage de la brûler. Parce que c’était un roman historique. J’ai fait appel au rêve beaucoup plus loin que l’histoire. Et c’est la plus belle chose que chacun de nous porte en soi – c’est à dire la part du rêve qui rejoint ce que vous disiez tout à l’heure sur les mythes et les légendes qui surpassent et dépassent de très loin l’écrit.
Driss Chraïbi – J’écris des fois le matin très tôt ou bien encore deux heures et trois heures de l’après-midi ou à partir de onze heures du soir. Je commence par la fin du roman. Je me dis : « Tiens Driss, tu vas faire comme l’âne des Doukkala ; vas vers l’écurie, vas vers cette fin, « dabbar rasak » (débrouilles-toi). Je construis de plus en plus des personnages qui sont indépendants de moi. Ils ont leur autonomie, et chaque fois que je m’aperçois sur le plan de l’écriture qu’ils ne tiennent plus la route, j’interviens personnellement : j’ai le courage de prendre cette page-là, de la jeter au feu et de recommencer : c’est autrui, ce sont les personnages qui parlent. Je ne suis en fait que leur servant, leur porte voix et c’est ce qui explique le succès de certains livres.
M.S. –Qu’est-ce que ça veut dire pour vous la littérature, l’art ?
Driss Chraïbi – Ce n’est pas une entreprise d’Etat, ce n’est pas une entreprise collective – on a vu ce qu’était devenue la littérature sous Staline. La littérature ou la culture est une entreprise individuelle ; il faut retrousser ses manches et apporter sa pierre. On commence par une certaine critique. La critique pour elle-même lorsqu’elle devient négative est absolument stérile, et pour le créateur ou l’intellectuel et pour le monde dans lequel il vit. Moi, j’ai 60 ans. Je considère qu’étant revenu ici dans la terre de mes ancêtres, j’ai ma carrière qui commence et loin de moi toute affaire de critique, parce que j’ai résolu tous mes problèmes et que j’ai envie de construire. Un créateur c’est d’abord quelqu’un qui construit. D’abord pour lui-même ensuite pour les lecteurs à qui il s’adresse. Je n’aime pas les gens qui comptent sur l’Etat (Adawla). Nous devons, chacun de nous, compté sur soi-même. Je vous dis cela parce que j’étais en occident, loin de tout, sans aucune aide et me voici.
Driss Chraïbi – Vous voulez dire comment ça se passe mon séjour au Maroc ? J’ai eu la chance inouïe de visiter de fond en comble, de long en large, le Royaume de sa Majesté. Eh bien, c’est magnifique. Moi, je trouve que c’est absolument magnifique. Je vous dis magnifique, paisible, en toute liberté. Je vous le dis parce que j’ai un esprit lucide. C’est ce qui me permet de vous dire que nous vivons dans un pays appelé à devenir en l’an 2000 ; le pays par excellence de tout le monde Arabe. Je le sais et je le sais d’expérience.
M.S. – Au vu du fanatisme qui enflamme le monde ; le gouvernement de Sa Majesté mène une politique de dialogue et de tolérance qu’en pensez vous ?
Driss Chraïbi – Je l’ai dis il y a quelques jours à la faculté des lettres de Mohammadia – où j’ai donné une conférence devant une salle comble d’étudiants – et j’ai eu chaud au cœur. Chaud au cœur. J’ai dis simplement que nous sommes début janvier, qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, que je souhaitais une bonne année à mon auditoire et qu’en premier lieu, ma première pensée va vers notre Souverain à qui j’adresse – par la voie du journal Maroc - Soir – mon salut d’humble et de fidèle serviteur. Je le soutiens à 100% ; premièrement parce qu’il a su maintenir l’unité du pays, deuxièmement parce qu’il a donné de ce pays une image internationale et troisièmement il est notre Commandeur des Croyants. Et ceci, sans flatter personne, je continue à ne faire que de la littérature.
M.S. –Es-ce que vous n’aimeriez pas que vos livres soient aussi enseigner au Maroc ?
Driss Chraïbi – Mais ils sont enseignés au Maroc ! Ça,
ça,me frappe. C’est ce que j’ai dis dans les C.P.R., les facultés, les C.C.F. Certains livres qui sont des brûlots, qui sont assez critiques, comme « le passé simple » par exemple. Mais il y a longtemps qu’ils sont enseignés ici dans le Royaume. Donc ça prouve que ce pays est extrêmement libéral. Imaginez un livre comme « Le fleuve détourné » de Rachid Mimouni ? Mais il est interdit en Algérie !
M.S. – Il y a une constante dans toute votre œuvre depuis « le passé simple » : votre rapport paradoxal à la religion ?
Driss Chraïbi – Je ne m’interroges pas quand j’écris un livre. Vous voyez, le problème de l’Islam ne devait pas poser problème. Il pose problème pour l’Occident, pour moi, non. Simplement, je m’insurge devant certains pays – que je ne veux pas nommer – qui donnent une triste image de l’Islam. Un triste pays comme par exemple l’Iran. Ce qui ne peut que renforcer certains pays du monde occidental qui ont horreur du monde islamique. Dans tout ce que cela comporte : à la fois la religion, une façon de vivre et une culture. Ce qui renforce les sionistes.
M.S. –On peut supposer d’après certains passages de vos livres que vous considérez la religion comme un ensemble de contraintes irrationnelles ?
Driss Chraïbi – Oui, moi, je me base sur l’Islam premier qui dit textuellement : « En Islam point de contraintes ». c’est tout. D’autre part, on m’a interrogé assez souvent autour de mon long périple, qui a duré trois mois à travers le Royaume du Maroc – et quel beau Royaume !- on m’a interrogé sur l’Islam. Et j’ai toujours répondu que l’Islam est une affaire personnelle entre l’homme et son créateur. C’est tout.
M.S. – Vous vous élevez contre le fanatisme ?
Driss Chraïbi – Absolument. Probablement parce que je ne suis pas fanatique moi-même. J’appelle fanatique quelqu’un qui est angoissé, qui doute de lui. Je ne doute pas de moi, je n’ai pas d’angoisse et je me trouve dans un pays islamique – ici au Maroc – qui a toujours été premièrement le bastion de l’islam – il n’y a qu’à lire l’histoire – et deuxièmement un pays extrêmement tolérant.
M.S. – On ne peut s’empêcher d’éclater de rire en lisant certains de vos passages ; par le côté humoristique vous êtes un peu notre Charles Dickens ?
Driss Chraïbi – Certains de mes livres je les écris en riant. Il se trouve que le rire et l’humour portent beaucoup plus loin que la violence et l’agressivité. Probablement parce que j’ai encore toutes mes dents que je n’ai pas encore envie d’écrire mes mémoires. Au contraire, mes prochaines œuvres – des contes pour enfants que je vais adapter pour la RTM, que je veux publier aux éditions la SODEN – sont des contes pour enfants qui font « mourir de rire » (pas littéralement). Ce ne sont pas des contes édifiants, moralisants etc. L’humour qui éclate est une preuve de bonne santé.
M.S. – Dans « le passé simple » vous dites qu’il y a un rapport entre l’éducation au Msid et le succès des marocains dans la course à pied : comme en atteste Aouita…
Driss Chraïbi – Ça, c’est de l’humour. Mais de l’humour féroce. C’est à dire que la plante des pieds avec les falaka a été tellement mise à l’épreuve que le macadam ou la piste ne fait absolument pus aucun mal à la plante des pieds. Ça forme le caractère des gens. C’est de l’humour noir. Dans « enquête au pays », il y a un fellah qui est là, debout en pleine chaleur – 40° à l’ombre – dans un champs avec des épines mais les pieds nues.
M.S. – Ce n’est pas les épines du chiendents ?
Driss Chraïbi –Les chiendents de l’humanité !
M.S. – On s’approche maintenant de la maternelle où étudie votre enfant…
Driss Chraïbi – Oui, pourquoi Maroc – Soir ne ferait-il donc pas d’enquête sur les maternelles ?
M.S. – On en fera incha’Allah.
Driss Chraïbi – La maman de mon enfant est britannique : première langue, l’Anglais. Chez nous, en France nous parlons français et lorsqu’il est arrivé ici, je l’ai inscrit voici trois mois dans un jardin d’enfants où l’arabe classique est devenu son moteur, son problème numéro 1. Il se lève le matin, répète, révise avec sa maman l’arabe classique que j’ai étudié mais qu’après 30 ans d’absence, j’ai du oublié. Cela m’a donné l’idée de faire un film que j’intitulerai «An 2000 ». Ce film va être produit entièrement par le service culturel de l’ambassade de France – pourquoi pas ? – que je réaliserai et que j’offrirai par la suite à la RTM –pourquoi pas ? Le sujet est très simple : je vais filmer la journée de trois enfants : le mien qui est tout blanc. Une petite fille marocaine et un petit garçon khamri, à travers leur journée d’enfants. Puisqu’ils sont d’origines différentes, ça sera donc trois provinces différentes. Ça me permettra de filmer El Jadida et les Doukkala, Tétouan et sa province et Fès. De ces trois enfants il y aura le rappel par voix off des ancêtres depuis les temps les plus reculés. La ligne conductrice est celle-ci : lorsque ces enfants auront vingt ans. Donc le titre du film est « Maroc 2000 ».
M.S. – Nous voilà arrivés à la maternelle, je vois votre enfant jouer avec ses petits camarades.
Driss Chraïbi – Oui, Yacine, le âfrit est habillé en vert. Je joue avec mes enfants parce que je les ai crées : je suis à la fois leur père et leur copain. En même temps, je me ressource auprès d’eux, je recharge ma soif de vivre dans leur jeunesse.
M.S. – Faites-moi visiter la maternelle.
Driss Chraïbi – Nous sommes en janvier 1987, le temps est loin où j’allais dans ma première école le msid que j’ai critiqué au « passé simple » parce que la méthode éducative était « apprendre sous la contrainte »…
M.S. – La falaka ?
Driss Chraïbi –Oui. Il n’y a pas de falaka ici. Les murs sont couverts de peinture comme vous pouvez vous en rendre compte. Il y a l’ABCD en Français mais également le lif, lam, jim, ha en langue Arabe. Vous avez de petites tables sous forme de fleurs ; une idée géniale. De temps en temps, je viens ici lorsque je suis bloqué dans un chapitre particulièrement ardu de mes livres. Je viens m’asseoir sur une petite chaise de 30 centimètres à côté des enfants et je me trouve parfaitement heureux comme si je recommençais ma vie. Parce qu’un livre aussi beau soit-il me laisse toujours sur ma faim et je me dis : « Tiens, il faut aller vers plus de sincérité, plus d’authenticité, plus de beauté. » Vous avez vu tout à l’heure la salle de repos avec vidéo etc. Il y a la salle de peinture où les enfants sur un thème choisi donnent libre court à leur imagination. C’est à dire, si on dit : « Tiens, dessines- moi un escargot », l’enseignant ne voit aucun inconvénient à ce que l’enfant dessine la mer ou l’arbre. On cultive aussi l’expression gestuelle ou de jeux, de telle sorte que depuis que nous sommes ici, ça fait un quart d’heure, l’enfant qui est très attaché à moi, ne m’accorde aucune importance et est parfaitement intégré aux autres. Cette méthode d’enseignement développe le sens communautaire chez les enfants. Ils forment un groupe de filles et de garçons.
M.S. – Qu’en dites vous Monsieur le directeur ?
Le directeur. – La méthode consiste à laisser l’enfant libre pour s’épanouir ; nous le laissons faire ce qu’il veut tout en le surveillant…
M.S. – Avez-vous lu des livres de Driss Chraïbi ?
Le directeur. – J’ai lu son dernier livre : c’est différent de son livre très connu « le passé simple » : c’est un autre Français, c’est pas tout à fait la même chose.
Driss Chraïbi – Ne vous en faites pas Monsieur le directeur ; mon prochain bouquin, je vais vous l’écrire en un seul exemplaire, uniquement pour vous. Ça , c’est de l’humour.
Propos recueillis par Abdelkader Mana
C’est le 15 juillet 1926, à Mazagan (El Jadida) sur la côte atlantique, qu’est né Driss CHRAÏBI, auteur d’une vingtaine d’ouvrages traduits dans le monde entier.
En 1954, à l’âge de 28 ans, il publie chez Gallimard, « Le passé simple », son ouvrage le plus célèbre .
En 1967, la revue marocaine d’avant garde « Souffles », que dirigeait le poète Abdellatif Laâbi, et dans laquelle écrivaient entre autre, Tahar Ben Jelloun et Mohamed Kheir Eddine, consacre l’un de ses premiers numéro à Driss CHAÏBI.
En 1987, après 30 années d’exile, Driss CHRAÏBI, rentre au Maroc, le visite de fond en comble pendant trois mois et revient en pèlerin à El Jadida, lieu de sa naissance et de ses racines profondes.
Le dimanche 4 avril 2007, Driss CHRAÏBI s’éteint à l’âge de 81 ans dans le Dôme au sud-est de la France.
01:35 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : hommage | | del.icio.us | | Digg | Facebook