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Amine Maâlouf

L’invité du lundi

  Amine Maâlouf

Le Maroc est un pays qui a su préserver l’essentiel

  Entretien réalisé par Abdelkader MANA

        « Là  où Léon l’Africain passe, la tragédie passe. Là où Léon l’Africain passe, l’histoire se fait. On a dit également cela de Malraux ». C’est en ces termes que Moulay Ahmed Alaoui, qui partage avec l’auteur sa passion pour l’histoire, avait conclu la soirée de présentation de l’ouvrage consacré à Hassan ben Mohamed Al Wazzan al Gharnati, al Fassi, dit Léon l’Africain. C’était en effet, un homme exceptionnel qui témoigne d’une époque exceptionnelle : la chute de Grenade, la naissance de la dynastie saâdienne, l’avènement de l’empire Ottoman , la renaissance italienne, le sac de Rome. Bref un tournant dans l’histoire de l’humanité. C’est beaucoup pour la vie d’un homme qui en vient à conclure à ses moments de contemplation et de promenades silencieuses : « Périssables toutes les cités, carnassiers tous les empires, insondable la province ».

           Amine Maâlouf – journaliste de profession – ne veut pas être seulement l’historien de l’éphémère, il veut embrasser les profondeurs historiques du pourtour méditerranéen ; seule dimension qui mérite à ses yeux d’être éternisée par l’historien rationnel, le conteur oriental et le romancier occidental qu’il est à nos yeux. Donc, sur les traces de ce reporter avant l’heure – qu’était Léon l’Africain – Amine Maâlouf fait un long voyage à la fois imaginaire et réel : à travers les rayons de bibliothèques et des manuscrits qu’il ramène à la vie. Mais aussi à travers des villes comme Grenade, Fès, Constantinople, le Caire ou Rome. Il était devenu inutile d’aller à Tombouctou – autre lieu d’exotisme visité par Léon l’Africain – puisqu’elle était devenue méconnaissable à force de sécheresse.

       Cette enquête de près de quatre ans avait pour but de nous restituer, par la fraîcheur des images et la saveur des mots, un monde révolu qui fut le théâtre de bouleversements dont les conséquences se firent sentir jusqu’à notre époque. Dans cette entreprise de restitution ; Amine Maâlouf a tellement bien réussi son travail de « réanimateur » qu’on pourrait tirer de son livre, un film grandiose digne de ce qu’on avait fait de « Notre-Dame de Paris » de Victor Hugo, ou de « Guerre et Paix » de Tolstoï, un classique.

      Il nous montre à l’œuvre par le sublime de la poétique et le savoureux du verbe, la dérive des empires, leur grandeur et leur misère. Alors que la houle d’hiver s’élève majestueuse pour finir en écume, au bord du rivage ; il nous accueilla par le sourire serein de ceux qui ont l’habitude de sonder les profondeurs. En somme, c’est un enfant prodigue du Liban meurtri qui nous accueilla. Nous fûmes séduit, tellement son verbe est beau, tellement sa connaissance de l’histoire est profonde. Après l’interview, nous le quittâmes confondu ne sachant s’il faut admirer le chroniqueur défunt ou le romancier vivant.

 Maroc – Soir : Léon l’Africain faisait « du terrain » comme on dit en ethnologie. Il a écrit un récit de voyage. Mais comment définir votre travail sur Léon l’Africain ?

 

            Amine Maâlouf : Léon l’Africain a essayé de faire une description de l’Afrique. Son œuvre s ‘intitulait « Description de l’Afrique tierce partie du monde ». Il voulait au départ faire une description de l’Europe, puis de l’Asie et le troisième volet devrait être l’Afrique. On ne sait pas s’il a eu le temps d’écrire ses deux autres ouvrages. Mais en tout cas, ce qui nous est resté, c’est « la description de l’Afrique ». J’ai essayé de raconter la vie et les voyages de ce personnage, en m’inspirant en premier lieu de ce qu’il a écrit lui-même. En me basant également sur les recherches qui ont été menés récemment, sur Grenade à la fin de l’Espagne musulmane, sur Fès et la vie quotidienne, sur le Caire, Tombouctou, Constantinople, Rome…

 Maroc – Soir : Est – ce que vous avez visité ces villes ?

        Amine Maâlouf : Je connais en fait toutes ces villes à l’exception  de Tombouctou. J’avais envie d’y aller, un peu dans le processus de préparation de ce livre. Mais je n’ai pas eu l’opportunité, surtout qu’on m’a expliqué – les gens connaissant bien la ville ; les Maliens notamment – que la ville ne ressemblait en rien à ce qu’elle pouvait être au XVIè siècle, parce qu’elle a souvent été détruite depuis, par des incendies. L’un des incendies les plus dévastateurs s’est d’ailleurs passé pendant que Léon l’Africain visitait cette ville vers 1512 – 1513. Ce que j’aurai vu aurait été assez trompeur ; c’est donc la seule ville importante que je décris, parmi les grandes étapes de ce voyage, que je ne connaisse pas. Les autres je les connais, mais je ne peux pas dire que j’ai travaillé sur le terrain. Je me suis basé, chaque fois que c’était possible sur ses propres récits de voyages pour compléter et puis sur des études récentes.

  Maroc – Soir : Pourtant de votre travail se dégage l’impression d’un judicieux dosage entre l’exigence de la vérité historique, de la rigueur scientifique et l’impératif esthétique de la littérature. Vous ne tombez pas dans le discours rébarbatif comme on en a l’habitude dans les sciences humaines…

             Amine Maâlouf : J’ai essayé de raconter une histoire avant tout et de raconter une époque. C’est l’histoire d’une époque très mouvementée ; de grands empires se sont effondrés, d’autres se sont épanouis. Je pense que l’histoire et la vie quotidienne, peuvent être racontés d’une manière qui puisse être spécialisée. Tout est dans la manière de présenter.

 Maroc – Soir : Comment s’est opéré chez vous le passage des sciences humaines à la fascination pour l’art et la littérature ?

            Amine Maâlouf : Je dois reconnaître que quand j’ai commencé à travailler sur Léon l’Africain – il y a quatre ans maintenant – il y a eu une sorte de fascination de la littérature et de l’art. Je dirai presque du jour au lendemain, subitement ; l’exoression littéraire n’était plus pour moi un moyen de dire les choses que j’avais envie de dire, mais elle était devenue presque un but en soi. Et j’ai senti qu’elle pouvait me procurer une satisfaction dans le travail. Et effectivement, j’ai consacré dans ce livre beaucoup plus de temps à la forme, au style, aux mots que dans le livre précèdent.

 Maroc – Soir : Est-ce que vous vous situez dans la tradition du conteur oriental ou bien dans celle du romancier occidental ?

              Amine Maâlouf : Vous savez, moi, je pense que le lecteur ou le critique, peuvent donner leur opinion sur le travail d’un auteur, comme ils le voient, s’il est un conteur ou un romancier. Mais je pense qu’il serait maladroit de la part de l’auteur de se définir. Je pense qu’il vaut mieux ne pas trop théoriser ce qu’on est en train de faire, si non on risque d’arriver à une intellectualisation outrancière : si on a envie de raconter une histoire, on la raconte puis on verra si on l’a raconté à la manière d’un conteur ou d’un romancier.

 Maroc – Soir : Il y avait souvent à grenade et à Fès, des mariages avec la cousine doublé d’un autre avec une convertie. Dans votre livre vous faites jouer entre ces deux concubines, un rôle important dans les conflits de l’Alhambra qui ont contribué à la chute de Grenade.

          Amine Maâlouf : Un rôle important ; non. C’était un des éléments de dissensions internes à Grenade : il y en avait continuellement des conflits qui ont été immortalisés par Chateaubriand dans son « Le dernier des Abencérajes ». il y avait toujours eu des conflits de sérail, j’allais dire. Mais ce n’est certainement pas l’élément essentiel. Il faut dire aussi, pour avoir une perspective historique, que le grand moment de l’Espagne musulmane , s’était arrêté pratiquement au XIIIè siècle. Ce qui est resté du XIIIème jusqu’à la fin du XVè siècle, était essentiellement un reliquat qui était la région de Grenade. Même Séville et Cordoue faisaient déjà partie de l’Andalousie espagnole et n’étaient plus musulmanes. Donc, c’était une petite région qui a survécu pendant deux siècles et demi ; ce qui est presque un miracle. Mais cette région avait quand même perdu la grandeur, à l’exception de l’Alhambra qui la sauve un peu du point de vue de l’histoire.

Maroc – Soir : Pourquoi ce recule du rationalisme en terre d’Islam ? Chez les chrétiens, il y a la découverte des armes à feu, il y a Christoph Colomb qui s’apprête à découvrir l’Amérique. Renaissance d’un côté recule de l’autre. Comment expliquez vous ce renversement de tendance?

  Amine Maâlouf : C’est une très grande question. Il y a un personnage en Andalousie qui est un peu un symbole de ce point de vue ; un symbole de ce moment  où il y a eu un arrêt, un grippage de la machine dans le monde musulman. Et ce personnage est Ibn Rochd (Averroès) ; selon la formule d’un ami qui a beaucoup travaillé sur Averroès : «  Averroès est musulman et l’Averroïsme est occidental ». Je veux dire qu’Averroès a développé et synthétisé la philosophie grecque et la pensée d’Averroès a été à partir du XIII è siècle à l’origine d’un mouvement intellectuel de première importance en occident. Pourquoi Averroès a développé la pensée en France, en Italie et n’a pas développé la pensée d’abord en Andalousie musulmane, puisque c’est là qu’il est né ? En réalité Averroès a été réduit au silence et n’a eu aucune influence. Je pense qu’il y a un lien entre la fermeture intellectuelle qui s’est opérée à ce moment – là et le moment crucial de la reconquista qui avait entraîné la défaite des petits Etats musulmans (Moulouk Atawaïf) dans toute la moitié Nord de l’Espagne et qui a provoqué par réaction l’arrivée des Almoravides puis des Almohades qui, l’un après l’autre, ont fait une tentative de réunification pour faire face à cette poussée chrétienne, qui ont réussi pendant quelque temps puis ont échoué. La date fatidique était 1212 : la bataille de Las Nadas de Tolosa, qui a pratiquement renversé une fois pour toute le rapport de force. Sous la pression tout se ferme, tout le mouvement intellectuel est stoppé. On dit : « Voilà, plus de voix dissonante, plus d’opinion exprimée en dehors de l’orthodoxie : nous sommes en état de guerre, nous sommes menacés ». Et effectivement, à partir de ce moment-là (le XIè siècle) et pendant les deux siècles qui vont suivre, qui vont connaître un renforcement de la guerre, il y a une fermeture : on n’ose plus s’épanouir et l’Espagne musulmane ne décollera plus intellectuellement, artistiquement. La même chose s’est produite à l’autre bout du monde musulman : Bagdad au XIè siècle, c’est également un très grand moment de développement intellectuel, artistique…Là encore arrivent les menaces extérieures : la première, c’est les Fatimides qui viennent du Maghreb, qui s’emparent de l’Egypte et du Proche Orient au XIè siècle. Menacé par cette poussée chiite qu’il n’attendait pas, le Califat de Bagdad arrête toute interprétation religieuse et discussion intellectuelle. Et cette pression ne va pas s’arrêter , puisque après les Fatimides, il va y avoir les croisades qui vont resté deux siècle et toutes sortes de menaces. Et pendant des siècles personne ne pourra s’exprimer, parce que continuellement, on lui dira : «  Attention ! Il ne faut pas sortir de la doctrine officielle parce que l’ennemi est à nos portes. Et l’ennemi restera suffisamment aux portes pour que tout ce foisonnement intellectuel s’éteint.

 Maroc – Soir : On constate d’après votre livre, que les juifs vivaient en paix avec les musulmans, que ce soit à Fès ou à Grenade et qu’ils craignaient beaucoup plus l’inquisition des chrétiens.

 Amine Maâlouf : Il est certain qu’à l’époque, à la fin du XVè siècle, les juifs se sentaient beaucoup plus à l’aise à Fès ou à Constantinople que dans l’Espagne des Rois catholiques. Cela dit, il y a eu dans la longue histoire commune des phases de coopération qui ont été productives, très fécondes, là je pense à l’époque qui a donné  Ibn Rochd (Averroès), Maimonide, Ibn Tofaïl (Avanpas)et d’autres. Il y a eu également des périodes de tension.

 Maroc – Soir : Mais il n’y avait jamais eu une inquisition semblable à ce qui s’est passé en Espagne ou en Allemagne nazie ?

  Amine Maâlouf : Je dirai que ce qui s’est passé en Espagne au cours de l’époque de l’inquisition, notamment au XVè et XVIè siècle avait une ampleur qui n’a jamais été égalée sauf par l’holocauste nazi. D’ailleurs, il y a eu des similitudes, puisque l’inquisition avait inventé cette notion parfaitement raciste qu’était « limpieta de sangre » ou la pureté du sang. On considérait toute personne qui avait parmi ses ancêtres un juif ou un maure, était un espagnol de seconde zone. Il fallait faire la preuve de sa pureté de sang jusqu’à plusieurs générations en arrière. On raconte une histoire merveilleuse à propos de Servantes, l’auteur de Don Quichotte : il avait fait une pièce où il racontait qu’un homme avait invité une foule en Espagne devant un théâtre vide où il leur avait dit : « Il y a une pièce qui va être jouée maintenant. Elle a la particularité de ne pouvoir être vue que par ceux qui avaient le sang pur. Et le théâtre est resté vide et tout le monde rigolait et battait des mains parce que personne ne voulait avouer qu’il ne voyais rien. C’est une histoire très symbolique de ce que pouvait être le climat à l’époque.

 Maroc – Soir : On peut vous considérer, un peu, comme un spécialiste des guerres des religions : vous avez travaillé sur les croisés ; dans votre livre il y a beaucoup d’exemples de luttes qui ont pour fondement plus ou moins la religion : est-ce que vous faites un rapprochement entre ces guerres de religion qui ont secoué le passé et ce qui se passe actuellement à Beyrouth et au Liban ?

  Amine Maâlouf : Je ne fait peut-être pas un rapprochement. Mais il est certain que quelqu’un qui a vécu comme moi, une expérience libanaise, où les gens s’égorgent mutuellement sous des prétextes religieux, ne peut pas ne pas être sensible à des phénomènes historiques anciens au cours desquels il y a eu effectivement le même type d’attitude. J’ai un respect profond pour les gens qui sont prêts à se sacrifier corps et biens pour leur foi ; je n’ai pas beaucoup de respect pour ceux qui sont prêts à tuer sous le prétexte d’une apparence religieuse. Mais je pense qu’en évoquant des phénomènes comme les croisades et l’inquissition, il est certain que j’essaie d’une manière ou d’une autre d’évoquer des phénomènes plus proches qui nous touchent plus directement. Mais de les évoquer à la manière d’un chercheur qui essaie de comprendre les causes des haines qui peuvent être déchaînées plutôt que de la part d’un observateur qui est quand même mêlé, ballotté, surtout quand il appartient à un pays comme le Liban qui est l’œil du cyclone.

 Maroc – Soir : A votre avis, en tant que chercheur, la religion n’est peut-être qu’un prétexte : peut-être que le fondement des conflits n’est pas purement religieux, pour parler en terme de facteurs ?

  Amine Maâlouf : Je pense qu’il ne faut pas accuser la religion. Parce que la religion prône des idéaux qui visent à élever l’âme humaine. Mais la religion n’est pas responsable des actes de tous ceux qui s’en réclament. Les religions ont produit des saints et des assassins et chacun de nous à sa naissance, ou plus tard, reçoit un enseignement religieux, qui lui demande du dévouement, de l’effort, de la générosité. Et finalement , il y a quelques principes qui sont des principes d’amélioration de l’âme humaine qui sont prônés par les religions. Puis nous recevons cet enseignement, mais qu’est ce que nous en faisons ? Il y en a effectivement ceux qui suivent ces préceptes et qui se montrent d’une grande générosité d’âme, qui essaient d’améliorer le sort de leurs prochains, de s’élever eux-mêmes vers un plus grand détachement, une plus grande communion avec les idéaux les plus nobles. Et puis il y a d’autres qui considèrent leur religion comme une tribune, qui utilisent leur appartenance religieuse pour exclure d’autres, pour justifier ce qu’ils font. Je pense que chacun de nous reçoit sa religion et il en fait, ce qu’il peut, ce qu’il sait, ce qu’il veut. Propos recueillis par Abdelkader Mana

[1] Interview parue à Maroc – Soir, le lundi 22 décembre 1986.

Écrit par elhajthami Lien permanent | Commentaires (0)

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