Lumière
Suivons la lumière…
« L’aurore que j’aime se lève la nuit, resplendissante, et n’aura pas de couchant ».
Hallaj.
Le mercredi 1er janvier 2003, je note : tout à l’heure j’irai chercher à Souk Akka — l’une des principales artères de la ville — « Iqad Sarira fi Tarikh Saouira » (lumières sur l’histoire d’Essaouira), pour y décrypter la calligraphie de la porte de l’horloge : mon père me disait se souvenir, qu’en 1930, l’auteur de cet ouvrage l’historiographe « fqih Marrakchi », le père du dramaturge Tayeb Saddiki montait sur une échelle pour déchiffrer l’inscription, aujourd’hui illisible, parce que trop abîmée par les embruns…
A souk Akka donc, je croise Chokhman, le jeune frère de l’ancien réparateur de vélos, devant lequel nous passions chaque matin en allant à l’école un beignet chaud à la main, et chez qui on louait les vélos pour rejoindre par-delà le pont rose de Tangaro, les « trois palmiers », en suivant les sentiers du bois de mimosas et d’eucalyptus qui longe l’oued ksob et le village hippie de Diabet. C’est à l’ombre de ces denses mimosas et ces hauts eucalyptus que sous des pluies battantes et bénéfiques, nous récoltions des escargots. Bachelier, je m’y rendais, pour lire « De grandes espérances » de Dickens. Poumon de la ville, c’est dans ce bois ombragé que se déroulaient chaque vendredi les pique-niques rituels des artisans , et c’est là aussi qu’accompagnés en calèche avec mon père et ma mère, nous nous perdîmes un jour des années 1960, ne sachant plus trouver d’issue, tellement la végétation était dense…
Enfant, j’ai jeté tous mes cahiers à la mer
Et je suis revenu avec des coquillages et des îles
On me donnait zéro
Et mes yeux d’enfant me donnaient
Le point lointain de l’univers.
Le jeune Chokhman m’apprend que son frère, qui nous louait ses vélos, est décédé il y a juste un an, à tel mois lunaire du calendrier musulman. Je comprends alors ce que disait le sociologue Paul Pascon, en parlant du caractère composite de la société marocaine : elle fonctionne, en effet, selon trois temporalités : la lunaire, la solaire et la grégorienne. Et durant toute ma collaboration avec la deuxième chaîne marocaine, j’ai trouvé énormément de difficultés à faire coïncider le planning de la télévision qui fonctionne selon les temps modernes, avec les fêtes saisonnières et religieuses qui fonctionnent selon le calendrier julien ou lunaire.
Cohabitation simultanée de plusieurs temporalités, mais aussi de diverses mentalités : le magique, le religieux, le scientifique. Les gens ne voient pas ici de contradiction entre science et superstition. Rationnel et irrationnel. Cela est certainement dû à l’absence de débats, tel que cela existe dans les sociétés démocratiques, où on joue carte sur table, sans le moindre tabou. Ici, au contraire, beaucoup d’interdits régissent la vie sociale, sans la moindre remise en cause, sans le moindre esprit critique.
La mort de Chokhman, figure habituelle de mon enfance, m’interpelle pour une autre raison : son atelier se trouvait juste à l’entrée de l’impasse au fond de laquelle se trouve le sanctuaire du saint où l’on se rendait pour obtenir une huile d’olive aux vertus miraculeuses, en particulier contre les rhumatismes, dont souffraient inévitablement les habitants vivant sous ce microclimat humide. Je garde surtout une impression de poésie inaltérable de l’Adwal qui s’y déroulait : mon oncle berbère Mohamad, venait annuellement avec les tolba du pays hahî, y sacrifier un bélier et un bouc noir, et y faire bombance : la vieille coupole et son vieux palmier, le bûcher de l’arrière-cour et ses énormes bouilloires et marmites, les multiples tagines posés à même les carrelages noirs et blancs, sous le figuier sacré, d’où se dégageait une irrésistible odeur d’huile d’argan, la barbiche de tonton et ses prières… De tout cela se dégageait une chaleur et une poésie irréelles et à jamais perdues. Il ne reste plus que le silence, la porte fermée du vieux sanctuaire, dans une ville désormais livrée à la frénésie immobilière et touristique.
Maintenant à Casablanca, nous avons déménagé, moi, ma sœur et ma fille, dans un nouvel appartement, et j’ai dû me rendre tout à l’heure dans l’ancien pour récupérer tous mes documents : une fois dedans, je n’ai pu m’empêcher de sangloter comme un enfant : mon père et ma mère que je n’ose visiter au cimetière de Casablanca parce que j’aurai aimé qu’ils soient enterrés sous l’olivier sauvage de Lalla Toufella Hsein, la sainte de la vallée heureuse de Tlit au pays hahî, entre le mont Amsiten et le mont Tama, où j’ai passé toutes les vacances de mon enfance et mon adolescence, au hameau de Tassila, aujourd’hui tombé en ruine et où ma grand-mère maternelle nous offrait le Balghou , à base de blé tendre, d’huile d’argan et de lait de chèvre…semblent toujours présents dans ce lieu. Le musulman, me dit-on, ne choisit pas sa terre d’élection : il doit être enterré là où la mort l’a surpris. Car la terre entière est temple de Dieu.
C’est dans ce vieil appartement de type colonial, qu’on vient d’évacuer comme tous les autres locataires de l’immeuble lequel sera bientôt rasé, pour faire place à un édifice flambant neuf, répondant mieux à la fièvre immobilière qui s’est emparée de Casablanca , qu’au cours du Ramadan 1986, je me suis rendu compte de la vacuité de mes reportages à Maroc-Soir (où l’on passait du coq-à-l’âne du jour au lendemain), et du même coup de la valeur de mes notes sur le daour des Regraga de 1984-1985 : j’ai alors retiré d’un couffin, que j’avais acheté en pays chiadmî, la dizaine de calepins écrits en français mais aussi en aroubi – le dialecte du pays chiadmî – et je me suis mis à écrire avec frénésie dans une espèce d’extase mystique, d’une manière continue avec seulement quatre heures de sommeil : si bien qu’à la fin du Ramadan, le livre était pratiquement écrit…
La journée est également bouleversante par les messages de solidarité et de soutien de mes amis Manoël Pénicaud et Falk van Gaver, qui m’encouragent à écrire ce livre, sans lequel je m’enfoncerais à jamais dans le silence et l’anonymat. Et je me dis en cette journée bouleversante, que les valeurs humaines que j’ai perdues avec la mort de mes parents, je peux les retrouver lorsque le destin vous amène à rencontrer l’amitié et la fraternité humaines. Sans quoi, je le répète, à quoi bon écrire dans un pays qui accorde un sort si peu enviable aux choses de l’esprit…
« Le journal de route » que j’ai écrit sur les Regraga, est non seulement un « style », mais un héritage : Chez nous les Arabo-Berbères, et en particulier les Marocains, on excellait uniquement dans la littérature de voyage – le fameux adab Rihla lié au pèlerinage à La Mecque et dont le prototype était celui d’Ibn Battouta, qui décrit son voyage de Tanger à la Chine.
La société marocaine reste une société de tradition orale : il n’y a pas de reconstruction du réel par le récit. Le vécu ne laisse pas de trace. Or sans traces écrites, selon la conception occidentale, il n’y a ni mémoire ni progrès au niveau de la pensée. L’un des enseignements fondamentaux que j’ai reçu de Georges Lapassade, en menant ensemble, une vaste enquête sur « la parole d’Essaouira » au début des années quatre-vingts, c’est non seulement l’obligation de tenir une sorte de compte – rendu sur les apprentissages de chaque jour, mais surtout la vertu pédagogique du « compte-rendu » : au retour de mon pèlerinage chez les Regraga, il venait chaque soir m’écouter : en lui racontant ce qui s’est passé, je me rendais compte que mon subconscient avait enregistré des faits pertinents à mon insu. Mais sans son écoute attentive, je n’aurais certainement pas produit telle ou telle idée intéressante, comme faire le lien avec « l’essai sur le don » de Mauss, « l’éternel retour » de Nietzsche, ou « l’observation participante » de Malinowski : on produit autant par soi-même que par l’écoute amicale de l’autre. Comme me le disait si bien mon ami Georges Lapassade : dans ton cerveau et dans le mien, il n’y a que de l’eau ; la véritable étincelle jaillit dans l’interaction entre les deux. C’est du dialogue que naît la lumière…
D’ailleurs, ce n’est pas un hasard que la philosophie naisse du compte rendu que faisait Platon, des dialogues qu’entretenait Socrate avec ses disciples. C’est ce qu’a toujours voulu dire mon père qui me répétait inlassablement que la vérité jaillit comme une lumière des échanges qu’entretiennent les esprits. Ce livre est né de l’échange épistolaire avec mon ami le poète Falk Van Gaver : Il faut, lui écrivais-je, que nous continuons cet échange, jusqu’au jour où en jaillira peut-être de la lumière, en tout cas une voie à suivre, une voix à écouter, un livre à construire. En espérant un jour rencontrer ce « duende » dont parlait si bien Garcia Lorca… « Suivons la lumière », me répondit-t-il.
Abdelkader MANA
Écrit par elhajthami Lien permanent | Commentaires (0)
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