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16/11/2009

Mémoire en devenir...

Abdelkébir KHATIBI

« Une mémoire en devenir »

En me rendant d’Essaouira à Casablanca, le lundi 16 mars 2009, je suis profondément bouleversé par l’annonce de la mort de mon ami Abdelkébir KHATIBI. Ce qui m’a le plus bouleversé, c’est d’avoir au bout du fil sa fille éplorée : « Ils vont l’enterré au cimetière des martyres ! » me disait-elle. De lui, j’ai voulu m’entretenir avec n’importe qui. En me disant quelque peu coupable : il faut écrire quelque chose. Mais quoi ? Mon immense tristesse et ma solitude de plus en plus grande. Une amie m’a cependant conseillé de ne pas renoncer à exprimer à chaud, ma tristesse, sans qu’il y ait là ni culpabilité ni narcissisme de ma part : partager – faire part- de notre sensible expérience, et quelles que soient les couleurs qui lui viennent, à notre sensibilité, si tel est le sens de notre humaine humanité. En un mot « faire un travail sur soi » et sur sa « mémoire en devenir », comme me le conseillait Abdelkébir KHATIBI, lui-même.

 

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J’avais travaillé avec lui à la revue Signes du Présent[1] en 1988, où j’ai publié « Sociétés sans horloge », mon étude comparative entre « Les Argonautes du pacifique occidental » de Bronislaw Malinovski et le Daour des Regraga auquel je venais de participer. Dans cette étude j’écrivais entre autre : Dans cette énorme roue qu’est le temps, les vies humaines ne constituent que des jalons qui se succèdent de génération en génération jusqu’à l’horizon des siècles qui se perdent. Les Regraga s’obstinent à tourner autour du printemps : on a du mal à percevoir chez eux, le temps qui passe, les hommes qui s’en vont dans le silence. Il y a donc plusieurs « revenir » : celui des saisons, celui du rituel, celui du mythe et celui des revenants comme le note le romancier marocain Abdelkebir Khatibi :

« La tradition est le revenir de ce qui est oublié. Ce revenir doit être retenu et questionné pour qu’il nous indique le chemin des morts qui parlent. Que dit la tradition – toute la tradition ? Elle dit le séjour du divin dans le cœur et la raison des hommes. Ce séjour, la métaphysique l’a recueilli dès l’éveil de la pensée. La métaphysique est en quelque sorte, le ciel spirituel de la tradition ».

 

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Invité à un colloque de poésie en Italie, Abdelkébir Khatibi, m’avait alors confié son propre bureau à l’Institut Universitaire de la Recherche Scientifique pour y écrire mon étude qui sera publiée cette même année au n°4 de Signes du présent, consacré au temps et à la culture technique. Abdelkébir Khatibi y publiait un intermède intitulé « Jeux de hasard et de langage ». Il m’avait également chargé d’un compte rendu d’ouvrages d’auteurs ayant traité du temps : l’horloge hydraulique de Fès d’après un document arabe d’Al Jazari, l’horloge chinoise d’après Nedham, l’attracteur universel d’après Ilia Prigogine, prix Nobel de Chimie... A son retour d’Italie, il m’avait confié que pour lui « le temps, c’est la vie ».

Cette collaboration qui m’avait permis de publier ma seule étude véritablement scientifique, n’est pas née du hasard : comme il me l’a confié lui –même, mon étude comparative avait pour arrière plan « tout un livre » et surtout tout un travail de terrain qui a duré quatre années auprès des Regraga en pays Chiadma, soit de 1984 à 1988. Mais ma première rencontre avec Abdelkébir remonte à 1987, quand en tant que journaliste, j’ai publié le 12 janvier à Maroc Soir, notre entretien intitulé :« Notre mémoire est une richesse, prenons-la en charge » . On y décelait déjà sa préoccupation du temps qu’il s’agisse de l’eternel retour ou le temps irréversible de la mort et de l’histoire :


Maroc soir. – Dans votre dernier recueil « Dédicace à l’année qui vienne », il y a un rapport au temps cosmique et saisonnier, au temps amoureux. L’année, l’anniversaire, le mois, le jour, la clarté à partir des lois propres de la poésie. Donc dédicace à l’année qui vient. Vous rejoignez un peu les rites de passage qui font partie de notre culture...


Abdelkébir Khatibi : Oui, c’est d’ailleurs une poésie ritualisée. Dans le deuxième poème, il est dit : « Ritualiser chaque mot en son cadre d’or ». Ritualiser, en faire une cérémonie et que le principe de ces poèmes c’est donc fonder la poésie sur des gestes qui existent dans notre société aussi. C'est-à-dire le rite, le retour des fêtes, des années...


Maroc-Soir. – Mais il n’y a pas de rites sans musique. Marcel Mauss disait : « L’homme est un animal rythmique ». Vous parlez vous-même de la musique du silence, je vous cite : « Cette belle idée de l’art rendue humblement au silence des choses »...


Abdelkébir Khatibi : Oui, j’essaie dans la mesure de mes moyens de retrouver ce que j’appelle « une mémoire en devenir ». C’est qu’il y a toute une richesse en nous que nous ignorons. Parce que nous imitons trop vite soit la poésie des autres soit l’écriture des autres. Alors qu’en nous, dans notre sensibilité il y a une part très riche mais à côté de nous. Alors, comment peu à peu découvrir cette mémoire en devenir ? C’est un travail sur soi. Il n’y a pas d’autres voies que de travailler sur soi – je ne parle pas simplement affectivement et au jour le jour, régler les problèmes de l’économie, du travail. Mais je pense aussi au travail sur soi, quand on est artiste. Ce travail sur soi demande de puiser dans sa force et de la reconnaître, de lui donner sa place.


Maroc-Soir.- Dans les pays Arabes les rapports entre hommes et femmes sont entourés de trop d’interdits...


Abdelkébir Khatibi : Il ne faut pas exagérer, il y a des choses qui sont dites, d’autres silencieuses. Chaque société a des règles sur l’interdit, sur la parole interdite. Mais pour quelqu’un qui lit au second degré ; il trouve toujours qu’on parle d’une certaine manière d’une société. Si vous lisez par exemple « L’anthologie de la poésie Esquimau », vous allez trouver partout cette métaphore ; en parlant d’une femme, le poète dit : « Vous êtes belle comme un petit phoque ». Evidemment pour un arabe ça ne veut rien dire le « petit phoque ». Lui, il a parlé de gazelle, d’oiseaux, de colombe ou, de métaphores végétales différentes. Donc la représentation de l’amour sous forme poétique change.


Maroc-Soir.- La tradition n’est pas seulement ces « mort qui nous parlent » ; la tradition retrouvée et travaillée peut devenir une nouvelle source de créativité...


Abdelkébir Khatibi : Ah oui, moi j’irai assez loin – et je crois que j’ai eu l’occasion de le dire devant l’Union des Ecrivains Marocains – que dans la tradition poétique marocaine ( c’est la poésie populaire Arabe, Berbère) est de très loin la plus importante, la plus adaptée à notre imaginaire. Je considère Sidi Abderrahman el-Majdoub comme le meilleur poète Marocain jusqu’à maintenant. La poésie populaire dans ses différentes composantes – la plaine, la côte, la montagne – peut entrer dans une mémoire en devenir. Par exemple l’audio-visuel – qui n’est pas encore techniquement avancé chez nous – s’il veut travailler sérieusement devrait entrer en contact grâce à des artistes, avec l’art et la culture populaire. C’est une chose qui n’est pas encore faite. Donc au lieu que la culture populaire soit simplement décorative ou folklorisée ; elle est partie prenante de l’avenir et de la mémoire en devenir. Elle peut donner naissance – grâce à des artistes et des poètes – à de nouvelles formes artistiques. Je vais vous donner un exemple qui n’est pas Marocain : le grand pianiste Chopin – l’un des plus grands écouté dans le monde – avait écrit la plupart de ses partitions à partir des airs populaires polonais, et il en a fait une musique internationale et mondiale. Il a fait la synthèse entre la musique classique et la musique populaire. A mon avis, c’est un travail sur nous, c’est de prendre en charge toutes les stratifications de notre mémoire qui est une richesse.


Maroc-Soir – Les représentations paysannes sont parfois poétiques comme ce jeune fellah qui me dit : « La coccinelle nait simplement de la rosée du blé » ?

Abdelkébir Khatibi : C’est très beau ce qu’il dit sur la coccinelle. Ça me fait penser à une coccinelle qui a fait tout le voyage du Sud de Suède en train avec moi. Elle était là dans le wagon. On a pris le ferry boat pour traverser et elle a disparu. Une coccinelle qui a donc passé les frontières à sa manière sans passeport. On pouvait faire un conte sur les coccinelles qui traversent les frontières. La coccinelle en arabe, en berbère, en français, est une métaphore d’autre chose.

Maroc-Soir – Un autre fellah me fait cette réflexion : « Il y a deux types d’esprits. Ceux qui sont soit mâle soit femelle sont stériles. Seuls ceux qui sont à la fois mâle et femelle fécondent les idées ». Je vous rapporte ces propos parce qu’ils me font penser à certaines de vos réflexions sur l’androgyne.

Abdelkébir Khatibi : Dans ma tête, l’androgynie c’est une manière de vouloir faire un. C’est l’amour lui-même. C’est la tentation de l’amour de faire un et en fait il y a un et un, ça fait deux. Il y a une sexualisation. Et il y a trois, le troisième étant l’enfant. Donc, l’amour, c’est vouloir faire de trois l’un. Ce qui est évidemment une tentation mythique de l’androgyne depuis longtemps. Il faut bien mettre les choses au point entre la réalité et l’imaginaire mythique. L’androgyne pour moi c’est le mythe de l’unité de l’amour, c’est tout.

Maroc-Soir – Un conteur populaire me dit un jour :  Le jour de la résurrection même les analphabètes retrouveront la faculté d’écrire ; l’indexe sera leur plume, la bouche leur encrier et le linceul la page blanche. Comme le miracle coranique avait commencé pour le Prophète par l’impératif : « Lis ! », le miracle de la résurrection commencera pour chacun d’entre nous par l’impératif : « écris ! ». Qu’en pensez-vous ?

Abdelkébir Khatibi : On peut interpréter de différentes manières. Je ne suivrais pas sa manière d’interpréter. Mais par exemple, symboliquement l’enfant apprend la langue, il naît au monde en tant que corps et puis il naît au langage en apprenant le premier mot, son nom propre, le nom propre de sa mère, son père, son entourage et il entre dans le langage comme naissance. Une résurrection dans ce sens là, parce qu’elle permet de rentrer dans un autre ordre du symbolique qui change les choses dans le sens où l’activité de l’écrit a sa loi propre. C’est une activité qui laisse des traces, qui durent et qui entrent dans une mémoire et dans une généalogie de textes, qui se transmet de siècles en siècle. Donc, la résurrection c’est la survie aussi de textes dans ce sens là.


Suite donc à cet entretien paru à Maroc Soir le lundi 12 janvier 1987,Abdelkébir Khatibi m’avait confié son bureau en 1988 pour le suivi rédactionnel du numéro sur le Temps de la revue Signes du Présent. En son absence, j’ai reçu dans son propre bureau deux invités de marque: Noayiki Sawada qui préparait pour la revue Gendaïshiso de Tokyo un numéro consacré à l’Islam (qui paraîtra l’année suivante, 1989) où il va traduire en japonais le chapitre de « Maghreb pluriel »qu’Abdelkébir Khatibi avait consacré à « la sexualité dans le Coran » . Le chercheur japonais m’a semblé un arabisant très au fait des textes d’Ibn Khaldoune. J’ai également reçu l’économiste Habib El Malki, juste avant qu’il ne devient ministre de l’agriculture : Il était venu chercher ses contributions dans d’anciens numéros du Bulletin Economique et Social du Maroc. A l’époque Mohamed Kably venait de publier son ouvrage « Société, pouvoir et religion au Maroc, à la fin du Moyen –Age » dont Abdelkébir Khatibi me disait tout le bien en me recommandant vivement sa lecture : « C’est un ouvrage majeur sur les mérinides » me disait-il. L’historien des mérinide avait d’ailleurs contribué à un ouvrage collectif dirigé par Abdelkébir Khatibi sur les Ecrivains marocains (du protectorat à 1945), paru à Paris en 1975 aux éditions Sindbad.


Que ce soit pour les ouvrages collectifs ou pour la revue Signes du Présent, Abdelkébir Khatibi privilégiait toujours les collaborations ponctuelles sur un thème donné avec tel ou tel chercheur ou écrivain en fonction de ses compétences. Il avait donc une activité multiple et travaillait simultanément sur plusieurs projets à la fois : tout en préparant le n° 4 de Signes du Présent avec l’équipe maroco française de Rabat, il travaillait sur la traduction en japonais de son texte sur « la sexualité dans le Coran », et participait au colloque de poésie en Italie. Cette même année de 1988 Khatibi publie un texte intitulé Andalûcias, avec une introduction de Jean Goytisolo accompagné de 8 sérigraphies de E.Arroyo, F. Belkahya, M.Chabaa, L.R.Gordillo, J.Hermandez, M.Kacimi, A.Sadouk et A.Saura. Andalûcias, était écris en trois langues (arabe, espagnol, français) et destiné en série limité à l’Exposition Universelle qui s’est tenu au pavillon du Maroc à Séville, en septembre 1992. Tel que je l’ai connu, Abdelkébir KHATIBI débordait d’activité au point qu’il lui manquait du temps pour tout faire. Et en même temps, il était toujours disponible et accueillant.

Le dernier entretien que j’ai eu avec lui, en tant que journaliste et que j’ai publié dans l’hebdomadaire Le Temps du Maroc, n°63, du 10 au 16 janvier 1997, avait comme titre cette déclaration qu’il m’avait faite :« A la fin de ce siècle, nous avons à nous positionner par rapport à nous- même et par rapport au monde ». C’est un esthète à l’esprit éveillé en permanence qui vient de nous quitter, en nous laissant une œuvre immense et novatrice que nous devons étudier et méditer pour prendre en charge notre mémoire en devenir.


Abdelkader M A N A



[1] Avec une seule thématique par numéro, Signes du Présent , revue scientifique et culturelle, se voulait plus moderne et plus attrayante, que son ancêtre Le Bulletin Economique et Social du Maroc. Tous deux étaient d’ailleurs dirigés par Abdelkébir Khatibi.

 

16:34 Écrit par elhajthami dans hommage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hommage | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Nostalgie

Le goût de l’anis et de la nostalgie

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Les mouettes sont des vagues qui prennent leur  envol

Et les vagues, des mouettes qui grondent

Quand on  brise une vague

Une aile vous pénètre profondément

Et quand on brise une aile

Une  vague vous pénètre profondément

Ecoutez les trois mouettes briser leurs oeufs

Comme si la mer surgissait du sable pour la première fois

Avec comme notes musicales : l’éclosion d’œufs de mouettes

Moubarak Raji

Le destin étrange d’une famille qui fit partie de mon enfance me revient d’une manière lancinante et nostalgique. Il s’agit de la belle Jraïfiya, de son compagnon Moulay El Fatka, et leur fils Choukri : un trio de légende au destin pathétique. Tout d’abord Jraïfiya, qui a vendu au cours des années 1970 l’actuelle « Villa Maroc », pour des clopinettes, avant de se retirer à Agadir, où elle mourra plus de chagrin que de maladie. Il faut dire qu’au temps des tournages d’Othello sur les remparts de la ville, Jraïfiya était la Desdemona incarnée de Mogador. L’actuelle Villa-Maroc, lui tenait lieu de maison close. C’était paraît-il, une beauté aux charmes irrésistibles. Ceux qui avaient du pouvoir et de l’argent trouvaient auprès d’elle l’idylle apaisante qui flattait leur ego. Il fallait littéralement se ruiner pour honorer la table de Jraïfiya et faire partie du cercle étroit qui accède à ses charmes et à ceux de ces filles. Le pacha  borgne faisait partie de ces heureux élus qui venaient savourer les bonnes choses de la vie en s’enivrant de vin fin, en écoutant les classiques du Tarab Oriental, telles Oum Kaltoum et Smahan des années trentes. Ce même pacha borgne qui avait droit aux plaisirs de la maison close de Jraïfiya pouvait s’ériger le lendemain dans son bureau en juge et bon gardien de la morale de la cité !

Du temps de Jraïfiya, les plus beaux fruits étaient destinés à la clientèle sélective qui avait accès à sa maison close. Dans mon enfance, j’ai pu connaître de près son mari, Moulay El Fatka, parce que ce personnage haut en couleur était un compagnon bucolique de « Dadda Brahim », le chauffeur d’autocar et mari de ma tante maternelle, chez qui je passais mes vacances d’été à Casablanca.

Ma tante maternelle habitait alors dans la médina d’Essaouira du côté de la Scala de la mer — la maison même où était né Bouganim Ami, l’auteur du « Récit du Mellah », comme il me l’a indiqué lui-même lors de son bref séjour de 1998. Une maison avec patio où la lumière venait d’en haut. Et moi tout petit au deuxième étage regardant le vide à travers des moucharabiehs et répétant la chanson en vogue à la radio :


Cest pour toi que je chante

Ô fille de la médina !


Ma tante a dû déménager par la suite à Casablanca, d’abord à la maison de Derb Sultan — juste à côté du marché et des escaliers du chemin de fer, là où tout petit je me suis perdu un jour me retrouvant aux mains d’une inconnue dénommée l’« Aârifa », représentant le pouvoir municipal dans le quartier des Hobous, ensuite au quartier de villas dénommé France-Ville.  Dadda Brahim a dû y accéder en signe d’amélioration de son niveau économique, aussi à un moment où ces quartiers chics étaient en voie de marocanisation après le départ des Français. Da Brahim travaillait alors aux transports intervilles du Grand – Sud que possédaient les Aït Mzal, issus d’une grande tribu du Souss qui avait prospéré d’abord dans le commerce caravanier avant de s’adonner au transport des voyageurs, reliant par autocar Tafraout à Casablanca.


A l’alliance israélite où j’étudiais, on m’accorda alors de beaux livres pour enfant, que je n’ai pu recevoir à l’estrade, mais que Zagouri, mon institutrice, me fit alors venir chez le pâtissier Driss, où j’ai eu droit et aux Beaux Livres et à un gâteau au chocolat ! Je lui ai menti, en lui disant que je n’ai pas pu assisté à la remise des prix parce que j’étais parti à Chichaoua ! En réalité l’appel de la plage et des vacances étaient plus forts, surtout quand les élèves se mettaient à chanter à la récréation dans la cour :


« Gai gai l’écolier, c’est demain les vacances...

Adieu ma petite maîtresse qui m’a donné le prix

Et quand je suis en classe qui m’a fait tant pleurer !

Passons par la fenêtre cassons tous les carreaux,

Cassons la gueule du maître avec des coups de belgha (babouches)


Pratiquement chaque été, juste après avoir chanté à l’école israélite ce fameux chant des adieux, je me rendais en vacances à France - ville chez ma tante. Là où j’ai connu, à la puberté, mon premier amour, à la lumière duquel je lisais tous les grands amours de la littérature, depuis les maux du jeune Werther de Goethe, jusqu’au « Premier amour » de Tourgueniev. Je la vois encore tricotant sous l’oranger de la villa, les yeux baissés mais brûlant à la fois sous mes regards ardents et les chants dOum Kaltoum scandant au crépuscule les quatrains d’un Khayyam sur la vanité des jours sans amour… J’étais fou dAmina, ma cousine si proche et si inaccessible ! J’en rêvais à chaque retour de Casablanca en regardant la haie des eucalyptus que traversait l’autocar dirigé par son père, et en écoutant la voix mélancolique d’une Asmahan ! Elle était brune, à la chevelure et aux yeux ardents « dun tel noir, ô mes frères, quils mont ravi », comme disait le vieux chant de la ville.


Da Brahim, son père, arrivait souvent le soir avec des moutons entiers, qu’il achetait aux bouchers en cours de route, si bien que le réfrigérateur était toujours plein de nourriture et surtout d’une odeur d’alcool tellement agréable, qui m’intrigua longtemps avant que je ne découvre sur le tard que c’était de l’arôme d’anis qui émanait des bouteilles de Ricard. Cette odeur d’anis, si caractéristique, je l’ai toujours identifiée à la présence, dans la charmante villa de France –Ville — qui a vu éclore mon premier amour — de Da-Brahim revenant de ses lointains et incessants voyages et surtout avec celle du loufoque et corpulent Moulay El Fatka, que je croisais au bain – douches le lendemain au sortir de longues veillées bucoliques avec Da-Brahim, passées à boire du Ricard à l’odeur d’anis , qui me donnait tant de rêves paradisiaques et olfactifs.


En rentrant un soir d’un long voyage entre Tafraout et Casablanca, Da Brahim mourut très jeune au début des années soixante-dix. Ma tante meurtrie, nous dira le lendemain, qu’il s’était levé pour aller au bain, et qu’au retour, il s’est endormi pour ne plus se réveiller. Ce jour-là je m’isolai sous un abricotier de la paisible demeure de France-Ville et je me mis sans me rendre compte à rédiger le premier texte de ma vie : un poème au goût d’anis et d’amertume, inspiré par la fin de mon premier et dernier amour.


De la cirrhose du foie Da Brahim était mort, et la mort est d’autant plus injuste qu’elle retire à notre affection des êtres si jeunes. Des années plus tard,  son compagnon de veillées bucolique mourut à son tour de la même cirrhose de foie. Il laissa un fils unique qui lui ressemblait à tous égards aussi bien par son caractère loufoque que pour son amour du vin et de la vie qu’il croquait à pleines dents. C’était Choukri le fils de Jraïfiya et de Moulay El Fatka.

Dans les années soixante-dix, à Essaouira, c’était le temps des hippies. Et Jraïfiya qui avait déjà perdu ses charmes d’antan, leur louait les innombrables pièces de son ex-maison close de la kasbah. Son fils, Choukri, profitait en bon adolescent de la présence de ces curieux locataires aux cheveux longs et aux regards hagards, venus fuir les images de la guerre du Vietnam, dans le sillage de Jimmy Hendrix et du Living Théâtre : « Love and peace » était leur mot d’ordre, « trip » et nudisme était leur mode de vie entre le village de Diabet et l’embouchure de l’oued Ksob. Choukri profitait donc de la présence de ces curieux locataires pour s’approvisionner en gadgets de toutes sortes : cela allait de la montre électronique, en passant par le T-shirt et les espadrilles de luxe. Objet que les autres adolescents s’empressaient de lui dérober à la première occasion, notamment quand il se mettait sous la douche. C’était le temps heureux où l’on se retrouvait aux cabines de la plage, qui étaient organisées en forme d’« arêtes de poisson » de sorte que la plage communiquait avec le grand boulevard qui tenait lieu d’allée des Anglais, aux déambulations méditerranéennes, où le jeune Choukri se distinguait particulièrement par son humour caustique quasi naturel. On voyait bien que la vie n’était pour lui – comme pour ses parents -  que plaisirs épicuriens. Il n’avait aucune idée de l’effort et de la souffrance. Et pourtant, c’est par des souffrances atroces – un cancer de la gorge dont des métastases s’étendirent à la langue en phase finale — qu’il finira prématurément sa brève existence à Agadir où il s’était exilé avec sa mère — sa vie ne fut qu’une longue veillée nocturne consacrée au rire, au tabac et à l’alcool au goût d’anis et de nostalgie.

Essaouira reste une « veuve déchue qui se souvient de sa gloire », me disait mon père. Une ville hantée par les fantômes du passé comme l’exprime dans ce récit fantastique mon ami le jeune poète Moubarek Raji :

Ici, je ris, je pleurs, je bois et je m’adresse au lointain ami, au vieux grillon dans l’âme. Es-ce que les mers des villes pauvres se vendent maintenant comme des chats siamois ?! Riez poissons de thon ! Criez, amis fantômes ! Riez araignées de mer ! Mouillez-vous d’eau salée, ombres anciennes !

Ce qui reste de l’île, c’est d’abord cette prison à ciel ouvert, recouverte de toiles d’araignée, telle une tombe de silence avec son tapis d’algues vertes et ses vestiges de murex ayant échappé aux filets des anciens pêcheurs…

Il m’importe de beaucoup le devenir de cette île. De savoir comment elle s’est envolée pierre par pierre. Au point qu’il n’en reste plus que cette prison, prisonnière de sa propre histoire. On y aurait découvert des squelettes enchaînés. Pourquoi ces chaînes pèsent – elles encore sur ces squelettes ? Ont –elles peur que leurs fantômes soient des revenants parmi les hommes ?

Il y a aussi cet homme étrange qui, depuis des lustres s’ingénie à nourrir les mouettes à l’aube, et qui ornait la porte de son échoppe de fleurs sauvages ainsi que d’un vieux squelette de mouette, comme il aurait aimé qu’on orne sa propre tombe.

Ici personne ne se soucie de l’heure qu’il est. Même l’horloge à coq n’annonce plus l’aube, car si le coq a toujours sa queue, il n’a plus de tête.« La mer n’est plus à sa place ! » avait murmuré Ringo à chaque table du café Bab Laâchour. « Depuis trois mois que je suis sur cette chaise, et mon café est toujours chaud. Trois mois ou six ans, quelle importance ! »

Tous les clients du café, montrent du doigts la prison de l’île :

- Elle s’approche ! Dans une heure l’île sera devant Bab Laâchour ! Elle y est déjà !Les barrières de sa prison s’élevaient au ciel. Les oiseaux de l’île en deviennent prisonniers. Certains clients du café nous rassuraient qu’ils avaient déjà entendu parler de ce papillon qui rêvait d’être homme et de cet homme qui rêvait d’être papillon…


Quand on s’éloigne d’Essaouira, c’est toujours sous forme de mouette qu’on la retrouve ! Leurs envol au crépuscule, leur envol au ras des vagues et au – dessus des mâts, sont la réincarnation des légendes et des mythologies marines , comme le souligne si bien Moubarek Raji, le jeune poète contemporain de la ville :


Les mouettes sont des vagues qui prennent leur  envol

Et les vagues, des mouettes qui grondent

Quand on  brise une vague

Une aile vous pénètre profondément

Et quand on brise une aile

Une  vague vous pénètre profondément

Ecoutez les trois mouettes briser leurs oeufs

Comme si la mer surgissait du sable pour la première fois

Avec comme notes musicales : l’éclosion d’œufs de mouettes


On a retrouvé chez Ghorba, le vieux cordonnier disparu, qui pendant le Ramadan  du haut des minarets enchantait la ville, par les airs séraphiques de son hautbois, seul instrument de musique admis, à l’exclusion de tous les autres, considérés comme étant diaboliques en ce temps d’abstinence, un manuscrit légué par Saddiq, poète de la ville, ayant vécu au XIXème siècle : on a dégagé, tel un talisman, un poème dédié à « Aylal et Aylala » (goéland et mouette).


Ce poème est le seul à être sauvegardé de la khazna perdue de Ghorba. Le terme khazna désigne le trésor de manuscrits contenant les qasida de malhûn, que les connaisseurs consevent jalousement au fond d’un coffre. Ghora le cordonnier d’Essaouira, le hautboïste virtuose, l’adepte des Hamadcha, qui a perdu un œil lors d’une compétition chantée du rzoun de l’achoura, était l’un des principaux khazzan (conservateurs) des qasidas du genre malhûn. Il refusait d’en transmettre le contenu à ceux qui enquêtaient au début des années 1980 sur les paroles oubliées d’Essaouira, jusqu’au jour où après sa mort, sa vétuste boutique de cordonnier s’effondra engloutissant à jamais sous les décombre, tout le trésor poétique qu’il conservait si jalousement.


. Que raconte le poète à travers cette qasida-talisman, d’« Aylal » et d’« Aylala » ? La légende d’un couple de mouettes ayant niché au dessus de la terrasse où vivait le poète de ces îles purpuraires où n’existaient que le sable et le vent. Ils finirent par focaliser son attention d’autant plus que goélands et mouettes étaient nombreux à s’élever en nuées successives au dessus de sa tête :


Tout commença  avec un couple de mouettes

Qui s’en vint bâtir son nid au dessus de ma  terrasse

Leurs robes blanchâtres scintillaient tels les sommets  enneigés

Et le burnous gris du bien – aimé virevoltait dans les cieux

Fascination  de tout ce qui est cloué au sol pour tout ce qui vole

Un jour le mâle  s’est envolé pour ne plus revenir

Vint alors un chaton menaçant qui se hissa vers le nid

Restée seule que peut faire la mouette au milieu des tempêtes ?!

Qu’elle s’envole ou qu’elle demeure, ses petits seront  la proie du félin,

Ses jacassements emplissent alors les fortifications du port

Des centaines d’oiseaux survolèrent l’éplorée

Le  félin  disparu, le vent  tomba, et mon âme s’apaisa

C’est ce  qui arrive  à celle qui a vendu sa ceinture d’or

Permettant à l’inconnu de  dérober ce qu’elle a de plus précieux

Elle a beau  lancé des appels de détresse, personne n’y répond

C’est un poète – conteur qui composa cette qasida sur la mouette

Comme il en aurait composé sur l’abeille ou la flamme effilochée

Interroge – toi plutôt sur le sens des symboles

Prends une lampe et va  déchiffrer à ton  tour les symboles de la vie

Ne fais aucune confiance au temps, Ô toi qui comprend !

Il fait d’une hutte un château

Et d’un palais une ruines ensablées dans la baie !


Pour ce poète comme pour le  magicien de la terre qu’était Boujamaâ Lakhdar, les représentations de la nature – salamandre, gazelle, mouette, abeille, etc.- sont souvent des symboles anthropomorphiques dont il faut déceler le sens au-delà des apparences. Une mouette n’est pas une mouette, elle est pour l’artiste peintre le symbole même de la ville. Le dernier tableau peint par Boujamaâ Lakhdar, avant sa disparition en 1989, représentait une mouette fantastique portant sur ses ailes les  signes et les symboles magiques de la ville.

Abdelkader MANA

15:16 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mogador, nostalgie, poésie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

14/11/2009

Amine Maalouf

L’invité du lundi

 

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Amine Maâlouf

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Le Maroc est un pays qui a su préserver l’essentiel

 

 

Entretien réalisé par Abdelkader MANA

 

       «  où Léon l’Africain passe, la tragédie passe. Là où Léon l’Africain passe, l’histoire se fait. On a dit également cela de Malraux ». C’est en ces termes que Moulay Ahmed Alaoui, qui partage avec l’auteur sa passion pour l’histoire, avait conclu la soirée de présentation de l’ouvrage consacré à Hassan ben Mohamed Al Wazzan al Gharnati, al Fassi, dit Léon l’Africain. C’était en effet, un homme exceptionnel qui témoigne d’une époque exceptionnelle : la chute de Grenade, la naissance de la dynastie saâdienne, l’avènement de l’empire Ottoman , la renaissance italienne, le sac de Rome. Bref un tournant dans l’histoire de l’humanité. C’est beaucoup pour la vie d’un homme qui en vient à conclure à ses moments de contemplation et de promenades silencieuses : « Périssables toutes les cités, carnassiers tous les empires, insondable la province ».

 

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          Amine Maâlouf – journaliste de profession – ne veut pas être seulement l’historien de l’éphémère, il veut embrasser les profondeurs historiques du pourtour méditerranéen ; seule dimension qui mérite à ses yeux d’être éternisée par l’historien rationnel, le conteur oriental et le romancier occidental qu’il est à nos yeux. Donc, sur les traces de ce reporter avant l’heure – qu’était Léon l’Africain – Amine Maâlouf fait un long voyage à la fois imaginaire et réel : à travers les rayons de bibliothèques et des manuscrits qu’il ramène à la vie. Mais aussi à travers des villes comme Grenade, Fès, Constantinople, le Caire ou Rome. Il était devenu inutile d’aller à Tombouctou – autre lieu d’exotisme visité par Léon l’Africain – puisqu’elle était devenue méconnaissable à force de sécheresse.

 

       Cette enquête de près de quatre ans avait pour but de nous restituer, par la fraîcheur des images et la saveur des mots, un monde révolu qui fut le théâtre de bouleversements dont les conséquences se firent sentir jusqu’à notre époque. Dans cette entreprise de restitution ; Amine Maâlouf a tellement bien réussi son travail de « réanimateur » qu’on pourrait tirer de son livre, un film grandiose digne de ce qu’on avait fait de « Notre-Dame de Paris » de Victor Hugo, ou de « Guerre et Paix » de Tolstoï, un classique.

 

     Il nous montre à l’œuvre par le sublime de la poétique et le savoureux du verbe, la dérive des empires, leur grandeur et leur misère. Alors que la houle d’hiver s’élève majestueuse pour finir en écume, au bord du rivage ; il nous accueilla par le sourire serein de ceux qui ont l’habitude de sonder les profondeurs. En somme, c’est un enfant prodigue du Liban meurtri qui nous accueilla. Nous fûmes séduit, tellement son verbe est beau, tellement sa connaissance de l’histoire est profonde. Après l’interview, nous le quittâmes confondu ne sachant s’il faut admirer le chroniqueur défunt ou le romancier vivant.

 

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Cistre de l Alhambra de Grenade

 

Maroc – Soir : Léon l’Africain faisait « du terrain » comme on dit en ethnologie. Il a écrit un récit de voyage. Mais comment définir votre travail sur Léon l’Africain ?

 

            Amine Maâlouf : Léon l’Africain a essayé de faire une description de l’Afrique. Son œuvre s ‘intitulait « Description de l’Afrique tierce partie du monde ». Il voulait au départ faire une description de l’Europe, puis de l’Asie et le troisième volet devrait être l’Afrique. On ne sait pas s’il a eu le temps d’écrire ses deux autres ouvrages. Mais en tout cas, ce qui nous est resté, c’est « la description de l’Afrique ». J’ai essayé de raconter la vie et les voyages de ce personnage, en m’inspirant en premier lieu de ce qu’il a écrit lui-même. En me basant également sur les recherches qui ont été menés récemment, sur Grenade à la fin de l’Espagne musulmane, sur Fès et la vie quotidienne, sur le Caire, Tombouctou, Constantinople, Rome…

 

Maroc – Soir : Est – ce que vous avez visité ces villes ?

 

       Amine Maâlouf : Je connais en fait toutes ces villes à l’exception  de Tombouctou. J’avais envie d’y aller, un peu dans le processus de préparation de ce livre. Mais je n’ai pas eu l’opportunité, surtout qu’on m’a expliqué – les gens connaissant bien la ville ; les Maliens notamment – que la ville ne ressemblait en rien à ce qu’elle pouvait être au XVIè siècle, parce qu’elle a souvent été détruite depuis, par des incendies. L’un des incendies les plus dévastateurs s’est d’ailleurs passé pendant que Léon l’Africain visitait cette ville vers 1512 – 1513. Ce que j’aurai vu aurait été assez trompeur ; c’est donc la seule ville importante que je décris, parmi les grandes étapes de ce voyage, que je ne connaisse pas. Les autres je les connais, mais je ne peux pas dire que j’ai travaillé sur le terrain. Je me suis basé, chaque fois que c’était possible sur ses propres récits de voyages pour compléter et puis sur des études récentes.

 

  Maroc – Soir : Pourtant de votre travail se dégage l’impression d’un judicieux dosage entre l’exigence de la vérité historique, de la rigueur scientifique et l’impératif esthétique de la littérature. Vous ne tombez pas dans le discours rébarbatif comme on en a l’habitude dans les sciences humaines…

 

            Amine Maâlouf : J’ai essayé de raconter une histoire avant tout et de raconter une époque. C’est l’histoire d’une époque très mouvementée ; de grands empires se sont effondrés, d’autres se sont épanouis. Je pense que l’histoire et la vie quotidienne, peuvent être racontés d’une manière qui puisse être spécialisée. Tout est dans la manière de présenter.

 

Maroc – Soir : Comment s’est opéré chez vous le passage des sciences humaines à la fascination pour l’art et la littérature ?

 

           Amine Maâlouf : Je dois reconnaître que quand j’ai commencé à travailler sur Léon l’Africain – il y a quatre ans maintenant – il y a eu une sorte de fascination de la littérature et de l’art. Je dirai presque du jour au lendemain, subitement ; l’exoression littéraire n’était plus pour moi un moyen de dire les choses que j’avais envie de dire, mais elle était devenue presque un but en soi. Et j’ai senti qu’elle pouvait me procurer une satisfaction dans le travail. Et effectivement, j’ai consacré dans ce livre beaucoup plus de temps à la forme, au style, aux mots que dans le livre précèdent.

 

Maroc – Soir : Est-ce que vous vous situez dans la tradition du conteur oriental ou bien dans celle du romancier occidental ?

 

             Amine Maâlouf : Vous savez, moi, je pense que le lecteur ou le critique, peuvent donner leur opinion sur le travail d’un auteur, comme ils le voient, s’il est un conteur ou un romancier. Mais je pense qu’il serait maladroit de la part de l’auteur de se définir. Je pense qu’il vaut mieux ne pas trop théoriser ce qu’on est en train de faire, si non on risque d’arriver à une intellectualisation outrancière : si on a envie de raconter une histoire, on la raconte puis on verra si on l’a raconté à la manière d’un conteur ou d’un romancier.

 

Maroc – Soir : Il y avait souvent à grenade et à Fès, des mariages avec la cousine doublé d’un autre avec une convertie. Dans votre livre vous faites jouer entre ces deux concubines, un rôle important dans les conflits de l’Alhambra qui ont contribué à la chute de Grenade.

 

         Amine Maâlouf : Un rôle important ; non. C’était un des éléments de dissensions internes à Grenade : il y en avait continuellement des conflits qui ont été immortalisés par Chateaubriand dans son « Le dernier des Abencérajes ». il y avait toujours eu des conflits de sérail, j’allais dire. Mais ce n’est certainement pas l’élément essentiel. Il faut dire aussi, pour avoir une perspective historique, que le grand moment de l’Espagne musulmane , s’était arrêté pratiquement au XIIIè siècle. Ce qui est resté du XIIIème jusqu’à la fin du XVè siècle, était essentiellement un reliquat qui était la région de Grenade. Même Séville et Cordoue faisaient déjà partie de l’Andalousie espagnole et n’étaient plus musulmanes. Donc, c’était une petite région qui a survécu pendant deux siècles et demi ; ce qui est presque un miracle. Mais cette région avait quand même perdu la grandeur, à l’exception de l’Alhambra qui la sauve un peu du point de vue de l’histoire.

 

Maroc – Soir : Pourquoi ce recule du rationalisme en terre d’Islam ? Chez les chrétiens, il y a la découverte des armes à feu, il y a Christoph Colomb qui s’apprête à découvrir l’Amérique. Renaissance d’un côté recule de l’autre. Comment expliquez vous ce renversement de tendance?

 

              Amine Maâlouf : C’est une très grande question. Il y a un personnage en Andalousie qui est un peu un symbole de ce point de vue ; un symbole de ce moment  où il y a eu un arrêt, un grippage de la machine dans le monde musulman. Et ce personnage est Ibn Rochd (Averroès) ; selon la formule d’un ami qui a beaucoup travaillé sur Averroès : «  Averroès est musulman et l’Averroïsme est occidental ». Je veux dire qu’Averroès a développé et synthétisé la philosophie grecque et la pensée d’Averroès a été à partir du XIII è siècle à l’origine d’un mouvement intellectuel de première importance en occident. Pourquoi Averroès a développé la pensée en France, en Italie et n’a pas développé la pensée d’abord en Andalousie musulmane, puisque c’est là qu’il est né ? En réalité Averroès a été réduit au silence et n’a eu aucune influence. Je pense qu’il y a un lien entre la fermeture intellectuelle qui s’est opérée à ce moment – là et le moment crucial de la reconquista qui avait entraîné la défaite des petits Etats musulmans (Moulouk Atawaïf) dans toute la moitié Nord de l’Espagne et qui a provoqué par réaction l’arrivée des Almoravides puis des Almohades qui, l’un après l’autre, ont fait une tentative de réunification pour faire face à cette poussée chrétienne, qui ont réussi pendant quelque temps puis ont échoué. La date fatidique était 1212 : la bataille de Las Nadas de Tolosa, qui a pratiquement renversé une fois pour toute le rapport de force. Sous la pression tout se ferme, tout le mouvement intellectuel est stoppé. On dit : « Voilà, plus de voix dissonante, plus d’opinion exprimée en dehors de l’orthodoxie : nous sommes en état de guerre, nous sommes menacés ». Et effectivement, à partir de ce moment-là (le XIè siècle) et pendant les deux siècles qui vont suivre, qui vont connaître un renforcement de la guerre, il y a une fermeture : on n’ose plus s’épanouir et l’Espagne musulmane ne décollera plus intellectuellement, artistiquement. La même chose s’est produite à l’autre bout du monde musulman : Bagdad au XIè siècle, c’est également un très grand moment de développement intellectuel, artistique…Là encore arrivent les menaces extérieures : la première, c’est les Fatimides qui viennent du Maghreb, qui s’emparent de l’Egypte et du Proche Orient au XIè siècle. Menacé par cette poussée chiite qu’il n’attendait pas, le Califat de Bagdad arrête toute interprétation religieuse et discussion intellectuelle. Et cette pression ne va pas s’arrêter , puisque après les Fatimides, il va y avoir les croisades qui vont resté deux siècle et toutes sortes de menaces. Et pendant des siècles personne ne pourra s’exprimer, parce que continuellement, on lui dira : «  Attention ! Il ne faut pas sortir de la doctrine officielle parce que l’ennemi est à nos portes. Et l’ennemi restera suffisamment aux portes pour que tout ce foisonnement intellectuel s’éteint.

 

Maroc – Soir : On constate d’après votre livre, que les juifs vivaient en paix avec les musulmans, que ce soit à Fès ou à Grenade et qu’ils craignaient beaucoup plus l’inquisition des chrétiens.

 

              Amine Maâlouf : Il est certain qu’à l’époque, à la fin du XVè siècle, les juifs se sentaient beaucoup plus à l’aise à Fès ou à Constantinople que dans l’Espagne des Rois catholiques. Cela dit, il y a eu dans la longue histoire commune des phases de coopération qui ont été productives, très fécondes, là je pense à l’époque qui a donné  Ibn Rochd (Averroès), Maimonide, Ibn Tofaïl (Avanpas)et d’autres. Il y a eu également des périodes de tension.

 

Maroc – Soir : Mais il n’y avait jamais eu une inquisition semblable à ce qui s’est passé en Espagne ou en Allemagne nazie ?

 

              Amine Maâlouf : Je dirai que ce qui s’est passé en Espagne au cours de l’époque de l’inquisition, notamment au XVè et XVIè siècle avait une ampleur qui n’a jamais été égalée sauf par l’holocauste nazi. D’ailleurs, il y a eu des similitudes, puisque l’inquisition avait inventé cette notion parfaitement raciste qu’était « limpieta de sangre » ou la pureté du sang. On considérait toute personne qui avait parmi ses ancêtres un juif ou un maure, était un espagnol de seconde zone. Il fallait faire la preuve de sa pureté de sang jusqu’à plusieurs générations en arrière. On raconte une histoire merveilleuse à propos de Servantes, l’auteur de Don Quichotte : il avait fait une pièce où il racontait qu’un homme avait invité une foule en Espagne devant un théâtre vide où il leur avait dit : « Il y a une pièce qui va être jouée maintenant. Elle a la particularité de ne pouvoir être vue que par ceux qui avaient le sang pur. Et le théâtre est resté vide et tout le monde rigolait et battait des mains parce que personne ne voulait avouer qu’il ne voyais rien. C’est une histoire très symbolique de ce que pouvait être le climat à l’époque.

 

Maroc – Soir : On peut vous considérer, un peu, comme un spécialiste des guerres des religions : vous avez travaillé sur les croisés ; dans votre livre il y a beaucoup d’exemples de luttes qui ont pour fondement plus ou moins la religion : est-ce que vous faites un rapprochement entre ces guerres de religion qui ont secoué le passé et ce qui se passe actuellement à Beyrouth et au Liban ?

 

              Amine Maâlouf : Je ne fait peut-être pas un rapprochement. Mais il est certain que quelqu’un qui a vécu comme moi, une expérience libanaise, où les gens s’égorgent mutuellement sous des prétextes religieux, ne peut pas ne pas être sensible à des phénomènes historiques anciens au cours desquels il y a eu effectivement le même type d’attitude. J’ai un respect profond pour les gens qui sont prêts à se sacrifier corps et biens pour leur foi ; je n’ai pas beaucoup de respect pour ceux qui sont prêts à tuer sous le prétexte d’une apparence religieuse. Mais je pense qu’en évoquant des phénomènes comme les croisades et l’inquissition, il est certain que j’essaie d’une manière ou d’une autre d’évoquer des phénomènes plus proches qui nous touchent plus directement. Mais de les évoquer à la manière d’un chercheur qui essaie de comprendre les causes des haines qui peuvent être déchaînées plutôt que de la part d’un observateur qui est quand même mêlé, ballotté, surtout quand il appartient à un pays comme le Liban qui est l’œil du cyclone.

 

 

Maroc – Soir : A votre avis, en tant que chercheur, la religion n’est peut-être qu’un prétexte : peut-être que le fondement des conflits n’est pas purement religieux, pour parler en terme de facteurs ?

 

                 Amine Maâlouf : Je pense qu’il ne faut pas accuser la religion. Parce que la religion prône des idéaux qui visent à élever l’âme humaine. Mais la religion n’est pas responsable des actes de tous ceux qui s’en réclament. Les religions ont produit des saints et des assassins et chacun de nous à sa naissance, ou plus tard, reçoit un enseignement religieux, qui lui demande du dévouement, de l’effort, de la générosité. Et finalement , il y a quelques principes qui sont des principes d’amélioration de l’âme humaine qui sont prônés par les religions. Puis nous recevons cet enseignement, mais qu’est ce que nous en faisons ? Il y en a effectivement ceux qui suivent ces préceptes et qui se montrent d’une grande générosité d’âme, qui essaient d’améliorer le sort de leurs prochains, de s’élever eux-mêmes vers un plus grand détachement, une plus grande communion avec les idéaux les plus nobles. Et puis il y a d’autres qui considèrent leur religion comme une tribune, qui utilisent leur appartenance religieuse pour exclure d’autres, pour justifier ce qu’ils font. Je pense que chacun de nous reçoit sa religion et il en fait, ce qu’il peut, ce qu’il sait, ce qu’il veut. Propos recueillis par Abdelkader Mana



[1] Interview parue à Maroc – Soir, le lundi 22 décembre 1986.

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Croisades: massacre de prisonniers
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Averoes par Rafael

01:54 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook