ABDELKADER MANA statistiques du blog google analytic https://www.atinternet-solutions.com.

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Musique et société

 

LA MUSIQUE COMME FAIT SOCIAL[i]

En hommage à Georges Lapassade, notre regretté maître

 La musique populaire est très vivante au Maroc. Elle a déjà fait l’objet de plusieurs études dont LAMALIF a rendu compte (sur la chanson à Essaouira, les groupes « Jil », etc.…).Nous présentons dans ce dossier les éléments d’une enquête menée patiemment par M. Abdelkader Mana sur la vie musicale à Essaouira, genres et connotations sociales. L’auteur étudie aussi bien la musique traditionnelle (comme le Rzoun et le Malhun) et les nouvelles fonctions qu’elle prend dans le contexte social actuel, que les groupes « Folk » ou « Jil ».Les extraits de son « journal de route », fourmillent d’annotations vivantes dont l’intérêt sociologique dépasse le seul cadre musical.
 

La magie de la nuit appelle le silence, la communion du groupe appelle la hadhra (présence divine).Dans la zaouïa, on boit le thé à l’écoute d’une lira (frêle pipeau de roseau) qu’accompagne une voix couverte comme d’un voile invisible :

 Gloire à Dieu et à toi océan de lumière !

Ô patron d’Ouazzane ne m’oublie pas !

 Le doux intermède de la lira prépare la phase chaude du hautbois.Les musiciens sont aussi des artisans, d’où la communauté du jargon aux deux espaces artisanal et musical.La partition musicale qui rend la présence du surnaturel possible s’appelle mramma, ou métier à tisser.C’est une juxtaposition de phrases musicales tissées par le hautbois sur la trame constante des instruments de percussion :la réussite de la partition musicale dépend du champ magnétique qui s’établit entre l’orchestre et les danseurs de la place sacrée.

Le dialect véhicule l'inconscient de la culture populaire

C’est dans les dits d’Andam Ou Adrar, le compositeur de la montagne, ces amerg, porteurs de la nostalgie  berbère, que puise aussi bien le chansonnier à la recherche du beau que le fellah à la recherche d’une sagesse. Si vous parlez  tachelhit, écoutez les conversations parfois animées qui se déroulent dans ces cafés maures du souk – où l’on boit le thé à même la natte de jonc – vous ne pouvez éviter de noter que l’un des interlocuteurs, pour appuyer ses affirmations, ou pour trancher une question ; recourt souvent à cette formule : « Ainsi parlait Andam Ou Adrar ». Il est le Zarathoustra berbère habitant les hauteurs de l’Atlas. Cette forêt magique où l’on trouve aussi bien des grottes que des amas de pierres sacrés. Cette forêt immense n’est point anonyme pour le berger qui en connait tous les recoins à qui il donne des noms. Pour compléter son repas frugal, il connait toutes les plantes comestibles et les nomme de métaphores à la frontière de l’animisme et de la poésie : amzough n’tili(oreilles de brebis), irgal(cils des yeux), ibawn n’taghzount (fèves d’ogresse), oudi imksawn (beurre des bergers), etc.

Du point de vue linguistique la culture populaire au Maroc se caractérise par l'emploi du dialecte - qu'il soit arabophone; la darija des médina,  l'aroubi des plaines côtières, et le hassani du Sahara, ou berbérophones avec ses trois variantes (rifaines au nord, tamazight au centre et tachelhit au sud) - qui la distingue de la culture savante. La première relève de la âmma (le commun) et la seconde de la khassa (l'élite des lettrés dépositaires du savoir théologique et juridique : âlim, cadi, fqih etc). Comme il y a une musique populaire et une musique savante (la musique Andalouse), dans le domaine religieux, il y a le culte des saints qui se définit par rapport à la tradition sainte, qui ne reconnait qu'un seul pèlerinage, celui de la Mecque et de Médine. Il y a enfin un folklore juridique, le orf que Varagnac définit comme étant « un droit sans doctrine ».

« Est populaire, tout ce qui n'est pas officiel », Marcel Mauss.

Selon Littré « la tradition, c'est la transmission de faits historiques, de doctrines religieuses, de légendes etc. d'âge en âge par voie orale et sans preuve authentiques et écrites ». Les Anglo-saxons substituent au terme de « tradition orale », le vocable de « folklore » qui signifie étymologiquement « la culture populaire » (de « Folk » ; peuple et « Lore » ; savoir).

Pour Abdelkébir Khatibi la tradition est « le revenir de ce qui est oublié, ce revenir doit être retenu et questionné pour qu'il nous indique le chemin des morts qui parlent. Que dit la tradition, toute la tradition ? La tradition dit le séjour du divin dans le cœur et la raison des hommes...en quelque sorte, la métaphysique est le ciel de la tradition ».

Si le folklore appartient au passé des sociétés industrielles, au Maroc, il reste encore une réalité vivante : chaque ethnie, voire chaque profession dispose d'une sous culture qui lui est propre. C'est le programme de recherche dénommé « Paroles d'Essaouira », en tant que « Carrefour culturel », que notre regretté maître Georges Lapassade avait lancé en 1980 et qui visait à recueillir et à analyser, les chants des moissonneurs, des artisans, des marins, des confréries religieuses, des femmes, des comptines d'enfants etc. Entreprise à laquelle l'auteur de ces lignes participa activement, y compris par cette recherche menée en 1983 à l'.Université d'Aix en Provence, sous l'égide de notre regretté professuer René DUCHAC. Nous devions constituer un dossier pour chaque  fait « folklorique », en le reliant à son contexte historico - social, sans quoi, il demeurerait incompréhensible en lui-même comme l'affirmait Claude Lévis - Strauss qui critiquait le formalisme de Propp en ces termes :

« La pratique confirme qu'en matière de tradition orale, la morphologie est stérile, à moins que l'observation ethnographique directe ne vienne la féconder ». C'est l'entreprise au quelle nous nous sommes attelés pendant onze ans, en supervisant pour le compte de la deuxième chaîne marocaine, une série documentaire intitulée « la musique dans la vie », du Rif au Sahara. Soit  81 documentaires ethnographiques sur le Maroc profond et inconnu, produits entre 1997 et 2008. Il s'agissait d'observer « la musique in situ » par opposition à « la musique en studio »

Notre observation participante se basait sur le recourt aux « témoins-clés » - seuls certaines personnes disposent en effet, de certaines traditions orales - et sur une approche compréhensive, nécessaire à la saisie des significations, que les acteurs sociaux eux-mêmes accordent aux signes et symboles qu'ils produisent. Ceux-ci n'ont en effet de sens que dans leur contexte. Les personnes enquêtées d'une manière isolée trouvent beaucoup de difficultés à nous restituer des chants perdus. Ce n'est qu'en situation et au sein de l'orchestre qu'on peut écouter les paroles les mélodies mais aussi restituer la chronologie des séquences telle qu'elles étaient instituées par la tradition. Une démarche ethnométhodologique qu'en bon pédagogue Georges Lapassade nous poussait à pratiquer en plongeant directement dans le terrain de notre propre culture, en nous réconciliant en quelque sorte avec nous même et avec la mémoire collective de notre propre société, sans avoir à nous encombrer inutilement du jargon de l'ethnométhodologie dont il est pourtant un maître incontesté en France.

Paroles d'Essaouira

C’est au début des années 1980 , que j’ai rencontré à l’ancien quartier juif du Mellah, une vieille chikhate du nom d’Aïda. Elle me reçu au patio de l’un de ces vieux taudis où résidait une population issue de l’exode rurale faite de filles de joie en particulier. Comme condition aux informations qu’elle devait me livrer, elle exigea de moi, l’organisation d’une fête. Je n’avais pas de quoi lui organiser ladite soirée musicale, mais elle a consenti finalement à me dicter ce vieux chant :

Ô gens d’Abda, aujourd’hui, c’est la fantasia

Cette vie s’en va, c’est vers la mort qu’elle s’en va

Jouissons donc du toast qui fait rougir les joues

Jouissons donc du toast qui fait briller les yeux

Aujourd’hui nous sommes libres !

Loin de nous ô vous les puritains !

O ma chère, l’amour, c’est l’amour qui me possède

Et toi mon cher, ne me ferme pas la porte de ton jardin

Puisque c’est de toi que mon cœur brûle de chagrin !

Cette enquête sur l’aïta au vieux quartier du Mellah, avant sa démolition, fut mon baptême du feu en tant qu’ethnomusicologue. Elle m’a été commandée par Georges Lapassade, juste après  la réunion avec les gens du malhûn à la chambre de commerce que dirigeait alors notre ami Abdeljal Kasri qui allait mourir lors de son pèlerinage à la Mecque. Le soir même de mon entretien avec Aïda, Georges m’avait rejoint chez mes parents pour voir le résultat de mon enquête. Dés la lecture de ma traduction de « loin de nous ô vous les puritains » et de « ma part de l’interdit, je ne l’ai pas encore vendue » ; j’ai vu ses yeux s’illuminer d’assentiments : il avait enfin trouvé l’assistant en ethnographie locale qu’il cherchait depuis longtemps dans la ville. Il me fit remarqué alors que nous n’avons pas à Essaouira, des chants de marins équivalents à ceux qu’on trouve en Bretagne.

Le lendemain de cette première enquête ethnomusicologique sur l’aïta, je suis parti avec Georges Lapassade en autocar , pour une enquête « coup de poing » sur le chant des moissonneurs au pays Haha. Nous avons rejoint ainsi la vallée heureuse de Tlit, entre mont Tama et mont Amsiten, en pays Haha, pour enquêter sur le chant des moissonneurs. Mon oncle maternel nous reçu alors avec le cérémoniel du thé, avec des amandes, et des galettes de seigle, à tremper dans l’huile d’argan et le miel de thym . Mon oncle maternel disait alors à ce Béarnais que je croyais parisien et qui a toujours gardé une âme paysanne lui venant de son enfance passée dans ces « Pyrénées-Atlantiques », comme on les appelle si joliment en France. Mon oncle donc disait à Georges   :

« Le poète et la hotte sont semblables,

personne n’en veut s’il n’y a pas de pluie et donc de récolte. ».

Ce jour là, il nous disait aussi :

« Au début des temps – « in illo tempor »- la pluie tombait sans nuages ; surprenant les fellahs, elle causait des dégâts. Alors le Prophète se prosterna devant le Seigneur et le conjura de nous donner un signe annonciateur de pluie. Dieu créa alors les nuages et un orage terrible éclata au dessus des montagnes. Mais là où résidait la communauté de l’envoyé de Dieu fut épargné : chaque goutte d’eau fut accompagnée d’un ange pour qu’elle ne fasse pas de mal aux humains ».

Notre recherche avait un double aspect : un aspect se rapportant aux traditions orales elles-mêmes et un aspect aux structures sociales dont elles émanent.

Essaouira n’est pas le centre de ces productions musicales; elle est plutôt le carrefour où se rencontrent les deux courants des Chiadma arabophones au nord de la ville et des Haha berbérophones au sud. Par contre, du fait de leur position géographique, Agadir est au centre de la production amerg, comme Safi est au centre de l’aïta. Les musiciens Haha sont plutôt attirés par Agadir et ceux des Chiadma par Safi. Du fait de la marginalité de la ville sur le plan économique, elle ne constitue plus un point d’attrait et d’ancrage – à la manière de la fabrique capitaliste – pour les musiciens, ils y sont plutôt de passage. La musique rurale vit dans la ville surtout sous forme de cassettes chez les disquaires.

La musique dans la vie

Toute ville est traversée à la fois par des mouvements migratoires, des échanges économiques et des influences culturelles. Tout le problème est de saisir la forme et la structure qu’ils prennent dans un espace social particulier.

Le pouvoir colonial menait une politique d’infiltration des Zaouïa. Plus encore, certaines confréries telles la Kéttania et la Tijania s’étaient ralliées par leurs chefs à la France. La production du MALHUN fut soumise à la censure. Son contenu s’est appauvrit et son style truffé de termes d’origine français et espagnoles. La musique traditionnelle se ressentira également  de la campagne politique durant les années 1950 par les nationalistes contre les « hérésies » et le « charlatanisme » (la cha’ouada).

Avec la scolarité, les mass média et la désintégration des structures traditionnelles, le refoulement de cette culture et de cette musique populaire s’est accentué depuis l’indépendance. Cependant à partir de la décennie 1970, pour contrecarrer le mouvement universaliste et l’érosion des valeurs traditionnelles on assiste au Maroc à une RETRADITIONNALISATION, avec un encouragement des confréries et l’inauguration de nouveaux moussems maraboutiques, des festivals à base folklorique et plus récemment la création d’associations régionalistes allant à contre – courant de l’universalisme des partis.

Cette politique de retraditionnalisation semble viser à la fois l’amortissement du choc de la modernité et le maintien du statut – quo par l’action psychologique et culturelle. Mais cette retraditionnalisation n’est pas tout à fait le simple retour à la tradition. C’est ainsi qu’à Essaouira, récemment, on a transformé le vieux chant (RZOUN) de l’achoura, en le privant de ses connotations érotiques et sarcastiques et on n’en retenant que les louanges religieuses en y ajoutant celles du pouvoir local. En automne 1982, lors de l’achoura, on utilise le RZOUN à des fins d’implantation politique et de préparation électorale. Il y a transformation et défiguration du vieux rituel. C’est un processus de « FOLKLORISATION »[ii]avec déformation et utilisation d’une musique traditionnelle en dehors de son cadre temporel et spatial traditionnel. Les groupes Folk locaux ont pour lieu de répétition les locaux des partis politiques qui s’en servent en période électorale.

  • § La musique de la médina

Durant le Ramadan « les djinns sont enchaînés ». Il n’y a ni transe, ni rituel de possession. Seul, du haut du minaret, le hautboïste lance des airs séraphiques. C’est une musique sacrée de recueillement, d’apaisement après l’épreuve du jeûne de la journée. C’est la seule musique sacrée qu’on entend pendant le Ramadan, comme si les autres instruments et répertoires des confréries étaient diaboliques.

Les orthodoxes considèrent l’emploi de la musique instrumentale comme une hérésie. Un percept dit : « Dieu maudit la barbe au-dessus et en - dessous de laquelle il y a zamar. » Ici, le terme zamar désigne aussi bien l’instrument à corde que l’instrument à anche. Le zamar ou musique instrumentale caractérise le soufisme populaire avec transe ( Jedba ) collective. Le samaâ ou psalmodie uniquement vocale avec îmara (danse extatique) caractérise, au contraire, les Zaouïa d’un soufisme plus orthodoxe.

Les confréries du zamar et de la jedba sont fréquentées par les médinis du commun. Quant aux confréries du samaâ et de la îmara,elles sont fréquentées par les m édinis distingués. A Essaouira, on rapporte que durant les années 1930, Mejboud, un pacha orthodoxe avait interdit l’emploi du hautbois aux moussem des Hamadcha et des Aïssaoua. Ce faisant il avait touché « à l’âme même du rituel ! » : sans hautbois, il n’y a pas de transe.

Dans un fascicule, en arabe (musique et jeunesse) le musicologue marocain, Abdellah Al Jirari développe, en 1976, l’idée selon laquelle « la création de conservatoires musicaux et le développement de la musique ont été longtemps entravés par des préjugés d’ordre religieux. » La musique traditionnelle tend à disparaître là où la désintégration sociale est la plus rapide. C’est la cas de la grande métropole industrielle par rapport à une petite ville de province, c’est le cas du monde urbain en général par rapport au monde rural.

« De même, écrit Halbwachs, que les classes sociales tendent à s’isoler l’une de l’autre dans l’espace, de même on constaterait que ce n’est pas au même moment de la journée ni au même jour de la semaine qu’elles se trouvent au même endroit. . »[iii]

Les classes sociales n’ont pas non plus la même écoute et la même pratique de la musique. Si la bourgeoisie a l’oreille éduquée, les ouvriers ont une autre éducation de l’oreille. Leurs besoins musicaux sont différents parce qu’ils proviennent de représentations collectives, d’opinions, de jugements collectifs, de valeurs qui sont des « représentations de classe. C’est de telles « représentations »  qui déterminent des « besoins musicaux » distincts chez les médinis et chez les ouvriers de transplantation récente.

Etre médini n’est pas seulement le fait d’habiter la médina au  sens de ville traditionnelle, c’est aussi une conception du monde et une position dans la culture. Etre médini , c’est connaître de l’intérieur et pratiquer la culture traditionnelle de la médina. C’est être le produit d’un HABITUS MEDINISTE.

En tant que patrimoine commun des médini , la musique des médina est un élément fondamental du système.

Il existe au Maghreb un modèle culturel commun aux médinas traditionnelles. S’agissant de la musique, comme d’ailleurs d’autres  formes d’art, nous savons que le modèle est venu de la civilisation Andalouse ; c’est notamment Ziriab, l’oriental installé à Cordoue qui a contribué à la fixation des règles de la nouba. 

Mais le modèle musical médini ne se limite pas aux différentes écoles de musique andalouse : ala et malhûn . Il s’y ajoute d’autres composantes telle la musique sacrée et la musique d’origine soudanaise des Gnaoua. Si ces derniers apparaissent à première vue marginaux, ils font néanmoins partie de la mémoire et de la tradition collective de la médina.

Le témoignage de maâlem Mtirek

Sur le samaâ judéo - musulman d'Essaouira

Aujourd'hui, le mercredi 13 janvier 2010, vers la mi-journée (journée brumeuse mais lumineuse) alors que je prenais un thé à la menthe à la terrasse du café Bachir qui donne sur la mer, je vois venir sur une chaise roulante, maâlem Mtirek, ami à mon père. Il est presque centenaire maintenant, mais sa mémoire reste vivace. Il se souvient de la veillée funèbre du 13 janvier 2003, organisée à la Zaouia de Moulay Abdelkader Jilali pour le quarantième jour du décès de mon père : « C'est là, me dit-il, qu'est enterré maâlem Mad, le maître artisan de ton père. Après avoir accompli son apprentissage auprès de lui, ton père était venu travailler chez Bungal dans les années 1930. Mon établi  ( manjra), le sien et celui de Ba Antar étaient mitoyens. Un jour, je me suis mis à déclamer des mawal (oratorios) . Une fois apaisé de mon extase, ton père qui écoutait à l'entrée de l'atelier est venu vers moi pour me dire sur le ton de la plaisanterie :

-         Maâlem ! Laisse les gens travailler au lieu de les extasier par ton mawal ! le chantier s'est  arrêté à cause de tes mawal  !

C'est ce mawal que je déclamais alors sur le mode de la Sika andalouse :

Ya Mawlay koun li wahdi,Li annani laka wahdaka

Wa biqalbika îndi,Min Jamâlikoum

la yandourou illa siwaakoum

Seigneur, soit pour moi tout seul

Parce que c'est à toi seul que je me suis dévoué !

Et mon cœur n'a plus de regards que pour ta splendeur !

A l'époque , poursuit maâlem Mtirek, tout le monde était mordu de mawal à Essaouira : le vendredi on allait animer des séances de samaâ, d'une zaouia, l'autre : la kettaniya, la darkaouiya, celle des Ghazaoua et celle de Moulay Abdelkader Jilali. Les Aïssaoua et les Hamadcha faisaient de même avec leur dhikr et leur hadhra à base de hautbois et d'instruments de percussion. On allait aussi chez les Gnaoua dont la zaouia était dirigée par El Kabrane (le caporal), un ancien militaire noir, qui parlait sénégalais et qui gardait l'hôpital du temps du docteur Bouvret. C'était un type très physique qui servait en même temps de videur lors des lila des Gnaoua : si quelqu'un sentait  l'alcool en arrivant à la zaouia de Sidna Boulal ; il le prenait à bras le corps comme un simple poulet et le jetait au loin, hors de l'enceinte sacrée. Les gens étaient véritablement « Ahl Allah » (des hommes ivres de Dieu). Nous avions notre propre orchestre de la musique andalouse, dont faisait partie Si Boujamaâ Aït Chelh, El Mahi, El Mamoune et un barbier . Les juifs avaient leur propre orchestre de musique andalouse: Chez eux un dénommé Solika faisait office de joueur de trier, il y avait aussi un rabbin qui jouait de la kamanja  et un autre du luth.  On allait aussi écouter les mawal chez la communauté israélite de la ville. Une fois alors que j'étais au mellah, au vestibule d'une maison juive où se déroulait un mariage, je me suis mis à déclamer un mawal à haute vois - j'avais alors une voix très forte qui porte au loin - et tout le monde s'est mis à courir dans tous les sens en disant : « Venez écouter cette belle voix d'un musulman ! ». A l'époque il y avait un tailleur parmi les musulmans dont j'ai oublié le nom, qui avait une voix tellement attendrissante, qu'elle paralysait quiconque venait à l'entendre. »

 Dans toutes les médinas, par opposition à la campagne on trouve un modèle musical médiniste (MMM) qui se pose en s’opposant à la campagne. Aujourd’hui, la médina, investie par la modernité et marginalisée par sa périphérie, perd à la fois son caractère communautaire et sa culture traditionnelle. Les nouveaux apports de population avec de jeunes fonctionnaires et des ruraux, ignorent la culture médiniste et ne peuvent la reproduire.

  • § Déclin d'une culture

Tout ce qui précède concerne la vie musicale dans l’ensemble des médinas maghrébines. Mais à Essaouira, les particularités relatives à la vie musicale sont liées à :

  • Ø La construction récente de la ville fondée à la fin du XVIIIème siècle.
  • Ø Au peuplement hétérogène de la ville par la volonté du sultan.
  • Ø Sa position charnière entre les tribus arabophones et les tribus berbérophones.

L’identité culturelle de la médina est à la fois universelle et spécifique. Il faut donc faire la part de l’universel (M.M.M) et du singulier : Le modèle musical Souiri (M.M.S).

  • Ø Le modèle général du changement dans le (M.M.M) provient de la modernisation des biens culturels et de « l’industrie culturelle » (Adorno et Horkeimer).
  • Ø Sur le plan spécifique (M.M.S.), on notera l’influence au niveau local d’une particularité marocaine nationale ; le mouvement Folk ou « Jil » A partir de 1968 la laïcisation des Gnaoua par les hippies d’où le développement des ksara (ou soirées profanes) avec guenbri.
  • Ø La culture M.M.M. se maintient davantage dans une ville comme Marrakech qu’à Essaouira. Pour plusieurs raisons dont la principale nous semble être le fait que Marrakech est une ville plus ancienne où la culture (M.M.M.) est plus enracinée. En plus le tourisme de Marrakech stabilise les artisans et leur culture. Alors qu’avec le déclin d’Essaouira, l’immigration des midinis déstabilise la culture (M.M.M.). Dont l’un des cas les plus significatifs est la mort de le Zaouïa des Aïssaoua  qui n’a pratiquement plus d’activité depuis déjà plusieurs années. Le destin de la culture (M.M.M.) n’est dans sa désintégration que le signe et l’expression de l’effondrement collectif de la communauté qui lui servait de support. Les seuls musiques enracinées à Essaouira sont celles des Gnaoua et des Hamadcha qui expriment le déracinement de la ville. Cette évolution vers le dépérissement du (M.M.M.) est signalée par un musicologue médiniste, M.Jirari qui écrit en 1976 ceci :

« Notre jeunesse ne réagit plus à la musique Andalouse. Elle était pourtant la musique des châteaux du paradis perdu de Séville , de Cordoue, de l’Alhambra de Grenade et des châteaux marocains Alors que les parents apprécient cette musique, les jeunes s’en détournent. Cela est dû à l’impact de la musique orientale et occidentale à travers la radio et la télévision. »[iv]

Les midinis disent : « On a vendu les clés de la médina ». La ville, surtout après l’indépendance, a été envahie par la campagne environnante. La musique rurale fait maintenant partie intégrante de la vie musicale dans la ville. Elle constitue la plus forte vente des cassettes chez les disquaires de la ville. Cette musique locale s’oppose à l’influence uniformisante de la radio. Les musiques rurales sont particulièrement appréciées par les éléments de la population de transplantation récente dans la ville. La classe paysanne et la classe ouvrière ont en commun à Essaouira non seulement le fait de « manier directement la matière » (Halbwachs) mais aussi d’avoir les mêmes goûts musicaux. A Essaouira parmi les marchands de légumes et les petits commerçants installés récemment  en ville, il existe un public de l’aïta arabophone. Comme il existe un public pour l’amerg berbérophone parmi les marchands de tissus, les grossistes et les matelots du port.

Musique et musiciens

 La dakka de Marrakech

Du point de vue formel, l’achoura à Essaouira comprend trois éléments. Le rythme de la dakka, les comptines qui relèvent le caractère subversif et carnavalesque de la fête et le Chant du Rzoun. L’élément social nouveau est le développement de l’entreprise de rénovation du Rzoun.

Les chanteurs du Rzoun se composent :

1. Des membres des Hamadcha, des Gnaoua, des anciens et des jeunes de la ville. Au cours des répétitions, des conflits quant à la conception musicale sont apparus entre jeunes et vieux. Ce groupe est un microcosme des formes sociales de la musique traditionnelle à Essaouira.

2. Un autre groupe de l’Achoura  est constitué par tous ceux qui ont une activité musicale spontanée : les jeunes qui frappent la Dakka tous les soirs, les enfants et les femmes.

La vie musicale se répartit en deux catégories fondamentales :

A. Les activités musicales spontanées, porteuses d’une tradition séculaire et rythmée par les calendriers traditionnels.

B. La forme musicale officielle et institutionnalisée, qui est ici la reprise et la reconstitution partielle d’une activité qui était autrefois spontanée.

Le concept de FOLKLORISATION pourrait servir à décrire le passage de l’informel à l’officiel, du spontané à l’organisé.

Il existe plusieurs formes de musique religieuse. La musique sacrée intervient dans les manifestations les plus officielles de l’Islam tel que :

chants funéraires, psalmodies des enfants dans les écoles coraniques etc.

Viennent ensuite les groupes de musique tel que, les Hamadcha, les Aïssaoua et les Gnaoua dans lesquels une activité instrumentale s’ajoute à la musique vocale.

Enfin les Haddarates sont des femmes liées aux confréries de la musique rituelle. Elles occupent parfois dans ces confréries des fonctions importantes. Elles exercent leurs activités à l’occasion des moussems, des thérapies musicales à domicile, des mariages et des enterrements suivant la tradition méditerranéenne des pleureuses rituelles.

 Les Haddarates d'Essaouira

Les hadharates sont un groupe de femmes d’Essaouira, affiliées à la zaouïa des Aïssaouia, où elles organisaient des hadhra aux fêtes du mouloud qui célèbrent la nativité du prophète.  Elles organisent aussi des hadhra domiciliaires à but thérapeutique. Leur nuit rituel est un mélange entre élégies des confréries de l’extase et le rite de possession,des Ganaoua. Leur transe vise à la fois de l’élévation extatique et la possession par les mlouk : elles sont à la fois anges s'élevant grâce à l'extase et chevaux du diable, chevauchées par les esprits qui descendent du ciel pour les posséer. Leur hadhra , est à la fois la manifestation de ces deux formes de transe: une transe induite à la fois par "la présence divine" par le chant et la danse extatique, et par la possession par la cohorte des esprits possesseurs d'origine africaine.C'est cela le sens de leur double appartenance aux Aïssaoua d'une part et aux Gnaoua de l'autre.

Le chant comme épanchement  des blessures de l’âme. Une hadhara que j’ai consulté au début des années 1980,  m’a fait écouter une vieille cassette qu’elle cachait dans un coffre, où on distingue nettement, à travers les rythmes des chanteuses et les pleures des danseuses en transe, des propos tels « donnez lui une serviette ». Malgré que la bande soit usée, j’ai pu déchiffrer le chant suivant :

Pourquoi je suis partie et pourquoi je revienne

Aux pays étrangers chacun me blesse

De mon exile combien je t’invoque, ô Sidi Mogdoul

Toi mon médecin, guérit moi de mes blessures

Prend soin de ta protégée, ô patron de notre ville !

De vie d’homme, on n’avait jamais assisté à une hadhra des femmes.  Cependant les hommes âgés de plus de 65 ans se souviennent que la hadhra était monnaie courante au temps de leurs mères.Dans l’un des chants funèbres des Hadharates d’Essaouira , il est remarquable de constater l’identification des chanteuses avec le mort :

Le caveau est froid, froid, très froid

La mort ô les miens, la mort,

C’est elle qui nous emportera

La mort me saisit aux pieds et monte à la poitrine

Me voilà entre ses mains dans un état lamentable

Me voilà entre ses griffes tronc d’arbre desséché

Me voilà sans racines, tronc d’arbre étendu.

Dans ce chant funèbre, comme dans un  dhikr des Ghazaoua , le mort décrit son propre état, depuis son lavement et embaumement  jusqu’à ce qu’à sa mise à terre.. C’est que la mort n’inspire pas véritablement de l’horreur : elle est plutôt  perçue comme simple transition vers l’au-delà. Des femmes rapportent avec beaucoup d’admiration et comme preuve de foi, les propos  de ce vieillard agonisant  qui disait à la foule des voisins qui l’entouraient   :« Eloignez-vous croyants, laissez un passage pour l’âme qui me quitte ».

La hadhra était le seul espace-refuge, pour des hommes et des femmes impuissants à sauver les leurs. Mon père m’expliquait qu’aux  années des épidémies de choléra, de peste  et de sécheresse où la sauterelle faisait des ravages ; « la mort nous était familière. Elle fauchait par dizaines quotidiennement au point qu’on ensevelissait les gens dans des fosses communes ».

La femme était véritablement proscrite au harem comme l’atteste ce dicton local : « la femme ne sortait que deux fois dans sa vie : une première fois pour rejoindre la demeure de son mari et une deuxième fois pour aller à sa dernière demeure ». Le mariage est donc l’un des rites de passage capitaux dans la vie d’une femme, puisqu’il lui permettait de franchir ce seuil habité par les djinns. Au moment de franchir le seuil de la maison paternelle, les femmes entonnent ce chant de noce dénommé le DRAZE :

Nous sommes dans une nuit lunaire

C’est la nuit du bien aimé

Le henné tombe dans le lait

Nous sommes dans la nuit du parcours

C’est la nuit du bien aimé

Le henné tombe dans la cour

Le henné rose est pour la belle

Couverte des cinq tresses de sa chevelure

Le henné aux couleurs de prune

Pour la peau, couleur de lune

Elle a mis son haïk et part pour le grand voyage

La mariée nous manque déjà

La fille du prophète est mariée

Au bonheur des anges

La prairie verdoyante est ourlée de fleurs

Et les yeux de la mariée scintillent de pleurs

La femme était exclue du monde organisé des hommes : en dehors de la maison, elle n’avait, ni rôle économique, ni rôle politique.La femme était littéralement « emmurée », puis que les maisons musulmanes – contrairement à celles des juifs et des chrétiens – étaient sans fenêtres donnant sur l’extérieur, à part une petite jalousie. L’architecture des maisons antérieures à la deuxième guerre mondiale était organisée autour d’une cour intérieure et la lumière venait d’en haut. Les femmes ne pouvaient se contacter librement entre elles que sur les terrasses qui étaient sans enclaves : on peut communiquer sans difficulté d’une terrasse à l’autre.

Pour sortir de chez elles, les femmes devaient s’envelopper d’un haïk (voile couvrant tout le corps). Il en existait deux sortes : celui d’été à la blancheur éclatante et à la légèreté ondoyante au moindre souffle du vent, et celui d’hiver dont la chaleur lainière protège des rigueurs du froid. Le corps mauvais, le corps qui fait honte, doit être dérobé à la vue pour des raisons religieuses, comme le souligne Georges Bataille : « C’est la sensibilité religieuse qui lie toujours étroitement le désir et l’effroi, le plaisir et l’angoisse ». A part le hammam, cette femme traditionnelle ne devait sortir que le vendredi après midi ou pour visiter les sanctuaires de Sidi Mogdoul et de dar dmana(maison des gages) :

Mon haïk, je l’ai lavé

Au fond du coffre, je l’ai gardé

Jusqu’au vendredi où je l’ai déployé

Le vendredi était consacré à la visite des saints. Le mercredi, il fallait s’abstenir de laver son linge de crainte de s’attirer le mauvais sort. Le mercredi nous dit Laoust « chez les Ida Ou Gnidif et autres berbères du sud, on procède à des rites de purification, afin de chasser les mauvais esprits qui s’attaquent aux homes et au bétail ». Dés son enfance la jeune fille est éduquée au port du voile. Une vieille comptine fait allusion au haïk munit d’un turban que portaient les hommes au XIXè siècle :

Haïki

Haïki n’a pas de turban

Haïki est allé au Soudan

Il en a rapporté des pierres précieuses

Haïki, je lui en ai demandé une

Haïki me l’a offerte.

Il existait dans la ville des chanteuses de malhûn, mais qui ne se mêlaient pas aux hommes et celui qui les accompagnait au luth devait être nécessairement aveugle. Toutes les chanteuses de ce type sont mortes depuis belle lurette et n’ont eu aucune relève. Cette affirmation que nous écrivions en 1983 a besoin d’être nuancée aujourd’hui pour ce qui est du reste du Maroc : au printemps 2009, Mustapha khalili a pu organisé à Essaouira un festival du malhûn avec  d’excellentes chanteuses venues principalement de Meknès, Fès et Salé.

LA MUSIQUE ANDALOUSE

 Ziryâb : le merle noir

« le teint très brun, la clarté et la fluidité de son parler, ainsi que la douceur de son caractère lui valurent le surnom de Ziryâb par comparaison avec un merle noir. Même aux derniers jours de Grenade, les poètes continuaient à voir dans sa gloire un thème séduisant ».A Bagdad,  Il fut le disciple d' Ishâq Al-Mawsili, maître incontestable de l'école des ûdistes. Après un passage à Kairouan, la capital de l'Ifriqiya  sous les Aghlabides, il se dirigea vers Cordoue en l'an de grâce 822, où l'aristocratie arabe réserva le meilleurs accueil à cet émissaire de l'esthétique orientale. Il fut le fondateur des traditions musicales de l'Espagne musulmane. Il légua à l'Andalousie, selon Ibn khaldoune , « un répertoire de chants immense qui se propagea jusqu'à la période des tawâ'if et, comme un océan, submergea Séville pour gagner ensuite les autres provinces andalouses, puis le Maghreb ».

Les Andalous au Maghrb

En Occident musulman,  la musique andalouse fut composée, selon le modèle du soufi Abou Al Hassan Al Shushtâri. Elle se compose des toubouâ( tempéraments) et des nûba ( modes musicaux)  :tab' al dhîl, raml al mâya, asbahân, sika, mazmûm, rasd, asba'ayn etc. Au la musique andalouse connut a connu ses premiers développements à Fès, grâce aux apports Cordouans et Kairouanais dont les deux quartiers(rive gauche pour les premiers, droite pour les seconds) existent encore. L'influence musicale andalouse au Maghreb est en rapport direct avec les mouvements migratoires vers la rive sud, depuis le XIIè siècle, en passant par la chute de Grenade(1492), jusqu'à l'expulsion générale des Morisques et des Hornacheros en 1610. Fès accueillit ainsi sous les Mérinides, des réfugiés de Valence et sous les Wattassides, nombreux étaient ceux qui avaient rejoint Tétouan, Chefchaouen  et Alger, après la chute de Grenade. Avec l'expulsion générale de 1610, un grand nombre se dirigea vers Fès et Tlemcen. L'influence culturelle des émigrants Andalous fut considérable surtout au Maroc qui n'a pas connu de domination turc.

le samaâ un legs Andalous

  Samaâ à la zaouia Kettania d'Essaouira, il y a trente ans de cela

On reconnait, le jeune Mustapha Khalili entouré

de Moulay Omar  marchand de cuire au marché aux grains (Rahba)

et Soram la très belle voix du samaâ d'Essaouira

Les zaouïas de l'extase où le soufisme s'accomplit selon Mawlânâ « dans la musique, le chant et la danse » , furent les gardiennent de la musique andalouse. Le lieu de prédilection reste les réunions du dhikr (remémoration) et du samaâdhikr en position assise, l'ensemble se lève pour entamer la phase chaude de la hadhra avec Jedba (danse extatique) : durant cette deuxième partie, chants et instruments de musique (hautbois et herraz dans le cas des Hamadcha), se joignent à la cérémonie.Dans tout le Maghreb, les zaouia citadines , ont servi de conservatoire pour le Modèle Musical Médini d'origine andalouse(M.M.M.). Ce modèle a été introduit à Essaouira par les artisans d'origine andalous aussi bien musulmans que juifs. Il semblerait qu'on venait de loin à Mogador pour consulter David Iflah et David El Qayem sur les noubas andalouses disparues. Et mon père me racontait comment  le grand chantre du samaâ d'Essaouira - le père de Abderrahim Souiri - s'asseyait dans sa jeunesse aux escaliers des maisons juives où avait eu lieu un mariage pour écouter les modulations vocales des pyutims juifs de Mogador, qui sont l'équivalent des bayteïnes dans l'oratorio des confréries de l'extase.. (oratorio) . Ce sont des séances collectives de litanies et de danses extatiques. Comme on peut le voir encore aujourd'hui chez les Hamadcha d'Essaouira,.

Après les séances du dhikr en position assise, l’ensemble se lève pour entamer la phase chaude de la hadhra avec Jedba (danse extatique) : durant cette deuxième partie, chants et instruments de musique (hautbois et herraz dans le cas des Hamadcha), se joignent à la cérémonie.Dans tout le Maghreb, les zaouia citadines , ont servi de conservatoire pour le Modèle Musical Médini d’origine andalouse(M.M.M.). Ce modèle a été introduit à Essaouira par les artisans d’origine andalous aussi bien musulmans que juifs. Il semblerait qu’on venait de loin à Mogador pour consulter David Iflah et David El Qayem sur les noubas andalouses disparues. Et mon père me racontait comment  le grand chantre du samaâ d’Essaouira – le père de Abderrahim Souiri – s’asseyait dans sa jeunesse aux escaliers des maisons juives où avait eu lieu un mariage pour écouter les modulations vocales des pyutims juifs de Mogador, qui sont l’équivalent des bayteïnes dans l’oratorio des confréries de l’extase..

 Le pigeon voyageur

Le thème du « voyage »  est commun est commun à la tradition poètique des nomades et à celle des artisans. En effet, la narration d’un voyage à travers le désert où le poète s’arrête de temps en temps pour se lamenter sur les ruines (atlal) est un schéma classique de la qasida préislamique. Le même thème se retrouve chez les artisans sous le vocable de warchan (le pigeon voyageur) où le porteur de message est prétexte à description de l’itinéraire, comme on peut le constater dans ce  warchan de Ben Sghir, l’un des rares sejaï (poète de malhûn), dont nous avons trouvé les traces ,  grâce à l’enquête sur la tradition orale initiée par  Georges Lapassade  au début des années 1980, et qui aurait vécu au 19ème siècle à Essaouira :

Warchan

De la part des Souiris, je t’envoie ô colombe

Au pays de Tlemcen, tu salueras nos amis

De la porte du lion, part ô petite colombe !

Diriges-toi, vers le saint Sidi Mogdoul

Grâce à lui, les seigneurs du port dominent

Son nom atteint jusqu’à Istanbul

Soit prudente et éveillée

Dépasse les amas de pierres

Au-delà de la grande colline et touche de tes ailes

Moulay Daoureïn, gloire de notre pays

Demain, fais tes ablutions et veille aux heures de prières

Plus agile que le faucon, visite Akermoud et ses seigneurs

Ce poème montre bien qu’Essaouira a toujours été le fief des Regraga, dont fait partie Sidi Mogdoul, le saint patron des Souiris (les gens de Mogador). Il cite Moulay Daoureïn, (le saint à deux tours) qui rend les rivages poissonneuses et dont le sanctuaire est visité à deux reprises par les pèlerins-tourneurs du printemps : à leur arrivée au premier jeudi du mois d’avril à Essaouira, en provenance d’Akermoud où réside « la fiancée de l’eau »et à leur départ de cette ville vers la montagne sacrée du djebel Hadid (la montagne de fer), où résident « les gens de la caverne ».

 Affiche récente du groupe du samaâ d' Essaouira

Musique de Palais mauresque de Grenade, Séville et Cordoue, née de la confrontation en Andalousie des apports oriental et occidental. Après la chute de Grenade, la musique Andalouse s'est répondue dans tout le Maghreb.

Le Malhûn est la poésie et la musique populaire des artisans des cités Andalouses et Maghrébines. Le terme malhûn vient de la racine lahn qui désigne en arabe classique, aussi bien l’erreur de style et de grammaire que l’opération musicale qui transforme un poème en un chant. Les origines lointaines du malhûn seraient à la fois sacrées et bédouines. Dans toutes les Zaouia citadine on chante des mdah (louanges au Prophète) en forme de malhûn. L’origine bédouine du malhûn est attestée par son instrument de percussion, le douf (peau de chameau couvrant un cadre en bois en forme carrée). Il émet des rythmes lents qui lui sont suggérés par la marche déhanchée des caravanes. Une autre preuve semble être le thème du « voyage » commun à la tradition poétique des nomades et des artisans. En effet, la narration d’un voyage à travers le désert où le poète s’arrête de temps en temps pour se lamenter sur des ruines (atlal) est un schéma classique de la qasida préislamique. Le même thème se retrouve chez les artisans sédentaire sous le vocable du warchan (pigeon – voyageur).Le porteur de message est prétexte à la description d’un itinéraire. Le malhûn était vivant autrefois dans la médina d’Essaouira où il existait des chanteuses citadines qui le chantaient accompagnées de musiciens aveugles. Ce type de chikhates n’existe plus. Avec elles, c’est un pan de la culture traditionnelle médinie qui a disparu. Les quelques midinis connaisseurs du malhûn ne sont pas organisés en orchestre. Il ne reste que quelques nostalgiques de cette période, refusant la modernité et ceux qui l’adoptent . L’un d’entre eux dit : « Je ne vis plus qu’avec les morts ».

 

  • § LES JIL ET LA MUSIQUE FOLK
 
Les deux groupes mythiques folk apparus dans les années 1970 et qui ont fait partout des emules au Maroc: Jil Jilala et Nass El Ghiouane. Il y avait aussi les Izenzarnes pour le monde berbère. Le succés de ces groupes folk auprès de la jeunesse vient de la modernisation du chant traditionnel que ce soit le malhum pour Nass El ghiouane et Jil Jilala, ou le chant des trouveurs chleuhs pour les Izenzaren et les Addaden berbères: Introduction de nouveaux intruments de musique(banjo, guitar electrique, tam-tam) ou reétulisation de la musique et du repertoire des confrérie (guenbri des Gnaoua, Herraz des Hamadcha et des Haddaoua etc.), dans un contexte moderne: utilisation de la scène  avec micro et projecteurs, chevelure en bataille et Jean troué a la maniere des groupes Rock, préference pour les thémes chers à la jeunesse :révoltée contre les injustices, remise en cause des pesanteurs normatives. Chant en position debout avec des intonations modernes aux accents de Rockers. Ces groupes étaient apparus au théâtre Tayeb Saddiki a Casablanca en pleine période hippie a Essaouira où Paka etait le premier à sortir la "tbiga"( autel des Mlouk, des ésprits) de la zaouia des Gnaoua pour organiser une lila avec sacrifice pour le living theater en bordure de mer dans une villa des cooperants français. Ces groupes etaient apparus au Maroc au moment où y faisaient un tabac , dans le sillage du mouvement hippie, les Roling Stone, Bob Dylan, les Beeteals et Elvis Preley . Ce métissage musical se manifestera plus clairement encore avec le festival des "Gnaoua et musique du monde", où on assistera a une fusion entre la musique de "la religion des esclaves" et les musiques venues d'ailleurs....

On appelle FOLK au Maroc, les groupes qui existent depuis 1970. Sur la scène internationale des jeunes, le terme FOLK a désigné depuis les années 1960 un mouvement mondial de retour aux sources. Contre la musique commerciale, les jeunes sont partis à la recherche des traditions pour y puiser de nouvelles inspirations. C’était souvent un mouvement écologique et politique.

Au Maroc, ce mouvement est issu du nouveau théâtre de la fête (ihtifalia) dans lequel la chanson (malhûn notamment) occupait une place importante. Deux groupes ont alors ouvert cette voie : NASS AL GHIOUAN et JIL JILALA ; Ils ont eu partout des imitateurs au Maroc. Depuis 1980, moment du déclin de ce mouvement, le ministère de la jeunesse et des sports encourage les groupes Folk locaux amateurs. En 1980 il a organisé à Rabat le premier festival national de la musique Folk.

  A Essaouira, il existe plusieurs groupes Folk :

- Le groupe AFRAH CHAABIA (festivités populaires) est le plus ancien ; il a déjà une cassette sur le marché local. Ses membres sont pour la plupart intégrés à la municipalité. Ils étaient liés au parti des indépendants lorsque celui-ci dirigeait le conseil municipal. Ils ont du succès dans les mariages populaires et interviennent dans les fêtes politiques. Les membres du groupe sont tous des adultes d’une moyenne d’âge de 30 ans. Ils ont un répertoire propre mais aussi s’inspirent du répertoire des Folk berbères, du malhûn , des Gnaoua, de l’aïta, et du chaâbi.

- Le groupe RIMAL DAHABIYA (sable d’or) est très différent du précèdent : c’est un groupe de création récente et peu connu sur le marché local de la musique. Ses membres sont des adolescents ouvriers et artisans seulement. Contrairement au groupe précèdent, ils ignorent complètement le modèle musical médini. Nous les avons rencontré plusieurs soirs dans une maison de la jeunesse vide. Ils nous ont dit qu’ils répétaient un certain moment dans le local du mouvement populaire. On les a déjà aperçus au « Théâtre Alami », là où se trouve le parc forain (Bab Doukkala). Ils nous ont dit qu’ils iront faire la halka au nord de Béni – Mellal e laissant de côté le travail d’artisans et d’ouvriers mal payés : ces adolescents nomades font penser par maints aspects à l’histoire de « sans famille » et aux musiciens ambulants du moyen – âge Européen.

La musique d’Essaouira apparaît comme une musique décentrée dont les centres se trouvent ailleurs. C’est la musique d’une culture « carrefour » et non d’une culture patrimoine. On ne peut pas saisir cette culture inachevée de la ville par des méthodes qui supposent l’existence d’un  corpus stabilisé. Soit l’exemple du seul corpus apparemment stable fixé et endogène : le chant de l’achoura, on a d’abord l’impression que c’est le poème de la ville, mais on découvre ensuite que le modèle  poétique et mélodique du RZOUN a la même matrice que celui de Marrakech et de Taroudant. Il semble être le résultat d’un phénomène de diffusion culturelle à partir de ces deux villes plus anciennes. On constate aussi que les brioula (couplets du Rzoun) ne sont pas toujours de la même époque. Bref, ce chant de l’achoura qui semble le plus proche de la définition traditionnelle du patrimoine achevé et endogène est en réalité un poème inachevé, ouvert, en perpétuelle évolution et pour une part venu d’ailleurs. Voilà un exemple de culture carrefour que nous avons particulièrement étudié, parce qu’il est exemplaire, ce fait n’est pas seulement un caractère de la musique mais aussi des produits artisanaux dont l’esthétique provient en partie d’ailleurs.

   

Mais la personnalité Souirie n’adopte pas n’importe quel élément culturel et musical et donne à ceux qu’elle adopte un trait particulier. Son caractère même composite a une configuration unique qui la distingue des autres villes marocaines. Comme l’écrit Leroi – Gourhan :

« Il y a lieu de croire que le rôle de l’ethnologie est d’étudier et de comprendre ce qui est le plus intimement propre à chaque groupe humain à travers le temps et l’espace, c'est-à-dire, d’abord en quoi sont personnalisés et différents. »[v]

En deux siècles de brassage biologique et culturel, les apports externes ont pris une configuration particulière avec la formation d’une personnalité de base distincte : Le Souiri. C’est pourquoi l’idée d’entrelacement que suggère l’image de la trame permet de décrire plus dynamiquement l’interpénétration des cultures dans la ville. Au niveau des pratiques musicales, nous sommes en présence d’une trame : les groupes de musique à Essaouira sont capables de reproduire des genres musicaux très diverses. Par ailleurs, au niveau des goûts musicaux ; une personne d’origine chleuh ayant vécu longtemps à Essaouira apprécie aussi bien l’amerg des Haha que le malhûn citadin.

  • § Un mariage traditionnel

A Essaouira, on fait appel à divers  groupes musicaux pour animer les mariages traditionnels :

a. Dans un mariage bourgeois, on produit la musique Andalouse (Art noble).

b. Dans un mariage populaire on peut trouver les chikhates de l’aïta surtout si une partie des invités parents et amis viennent des Chiadma. Dans ce même mariage à une autre phase de l’évènement on trouvera :

c. Un groupe Jil (Folk) local chez les invités de la mariée.

d. Un groupe de musiciens populaire (chaâbi) chez les invités du marié.

e. Pour ce même mariage, pour la plupart des mariages traditionnels, le cortège à travers la ville – avec la charrette aux cadeaux – fait appelà quatre musiciens :  Deux tambourinaires et deux hautboïstes qui sont intégrés par ailleurs à la confrérie locale des Hamadcha.

L’institution de mariage avec la nuit des cadeaux et deux jours plus tard, la nuit des noces, constitue une situation musicale spécifique. L’appel adressé à l’occasion des mariages à plusieurs groupes musicaux à la fois, correspond à la différence des classes d’âge, des couches sociales, des milieux urbains et rural qui s’y rencontrent : « Il en faut pour tous les goûts ; il faut des chikhates pour les uns et les jil pour les autres. »

L’analyse de la demande sociale permet de rendre compte du dépérissement d’un genre musical et du développement d’un autre qui lui succède sur le marché de la musique. Dans le passé les pratiques musicales étaient conviviales et la musique avait une valeur d’usage et non une valeur d’échange : c’était le cas du berger qui joue de la flûte ou du rituel de l’achoura qui était une pratique collective autogérée, auto – organisée et gratuite.

Aujourd’hui, le chant de l’achoura ( Rzoun , cérémonie de chrib ataï) est géré, organisé et subventionné par les politiciens. Les Gnaoua étaient autrefois des artisans et des musiciens bénévoles qui ne prétendaient pas vivre de la musique. Aujourd’hui, la nouvelle génération des Gnaoua d’Essaouira se professionnalise et vend ses services thérapeutiques et musicaux. Les jeunes musiciens Gnaoua s’efforcent aussi de se placer sur le marché du Folk. L’un d’eux, maâlam Paka,  était marqueteur et Gnaoui est aujourd’hui une vedette nationale dans le groupe Folk de NASS EL GHIOUANE ;

La société marocaine, arabo-musulmane et berbère semble résister davantage à l’occidentalisation de la musique que l’Afrique Noire sur laquelle J.Maquet écrit : « La musique populaire des centres urbains, accuse une influence très forte de la musique de danse d’Amérique Latine et du Jazz ; la guitar est devenue l’instrument principal. »[vi]

A Essaouira, il n’y a pas d’orchestre de Jazz ou de Reggae. Mais la pénétration de la musique Afro-occidentale se fait peut-être par la diffusion des cassettes.

Les rureaux dans la ville

Etant donné que la ville d’Essaouira se trouve à la charnière des Chiadma au nord et des Haha au Sud, elle reçoit avec l’exode rurale aussi bien leur production agricole que musicale. Ce voisinage induit des pratiques musicales plus ou moins liées à des groupes de musiciens permanents ou occasionnels, professionnels ou informels. Ces groupes se manifestent en des occasions diverses : mariages, moussems, halka etc.

Parmi les groupes porteurs de ces traditions dans la ville on trouve :

a. Les Cheikhs et Chikhates installés au quartier du Mellah de la médina. Groupe venant des Chiadma pour des occasions diverses : Festival, moussem, passage des Regraga par la ville etc.

b. Musiciens ambulants qui font la quête en chantant dans les rues. Ils vous réveillent souvent un matin de la fête du sacrifice ou du Mouloud.

c. Le chant  berbérophone appelé amerg ne se limite pas au pays Haha. Mais couvre tout l’univers linguistique chleuh. Comme l’aïta couvre la quasi-totalité des tribus arabophones.

Troupe du Cheikh Sopa de Safi animant une soirée musicale lors du passage des Regraga
par la zaouia de Tikten, en pays Chiadma au mois d'avil 2009

L’aïta des plaines côtières

L’aïta veut dire « l’appel ». C’est ainsi qu’on désigne le répertoire de certaines tribus arabophones au Maroc : Chez les autres tribus arabophones on parle d’aroubi, dans l’Oriental, de Jabli, chez les Jbala, de hît dans le Gharb et de hassani au Sahara. A chaque zone géographique correspond un genre d’Aïta : le marsaoui (de marsa qui veut dire « port ») pour les plaines côtières, le haouzi,pour le haouz de Marrakech et le zaâri pour les tribus Zaër dans l’hinterland de Rabat. Alors que l’amerg des berbères procède par allusions indiquant leur caractère puritain, aux fêtes des tribus arabophones, les hommes se mêlent aux femmes et il n’est pas rare de voir circuler des pipes de kif et des toasts de vin.  S’agit-il à l’origine d’un appel aux divinités de la nature ? Mais d’après le contenu actuel, l’aïta est plus un appel –toléré traditionnellement – des forces vitales de la nature, contre les exigences froides de la norme.

Les troupes de l’aïta se produisaient durant les moussem, ces fêtes foraines annuelles avec fantasia, organisées jadis par les caïds de la région et qui réunissent généralement après la période des moissons plusieurs tribus autour d’un sanctuaire. Elles ont de ce fait un caractère à la fois commercial et religieux (on voit par cette définition que je n’avais pas encore découvert les Regraga en 1983 ; ce qui allait se produire l’année suivante).

Dés les années 1920, avec l’installation des premières usines, les colons recrutent dans le monde rural : ouvriers, soldats et forces de l’ordre. C’est par l’intermédiaire de cette population transplantée que vont s’introduire les chikhat des Chiadma dans la ville. Contrairement aux chanteuses citadines, celles des Chiadma vont se mêler aux hommes sans vergogne, puisque pour le travail des champs la paysanne ne porte pas de voile. Elles auront du succès même auprès des citadins à cause de leurs mœurs plus libres.

Actuellement (il s’agit du début des années 1980), les chikhat semblent reléguées au second rang par les groupes folk qui séduisent le public arabophone par l’utilisation d’un dialecte accessible au grand nombre. En effet, à partir de la décennie 1970, avec la naissance du mouvement folk de Nass El Ghiouane et Jil Jilala, , le public populaire se détourne de l’aïta et du malhûn, pour célébrer la rénovation instrumental et mélodique opérée par le mouvement folk. Mais nous assistons déjà à l’essoufflement de ce mouvement en raison de l’absence d’innovation dans leur répertoire poétique et musical et du caractère nettement commercial qu’il a pris. Alors qu’au départ, ils étaient des marginaux qui exprimaient leur marginalité dans une société en crise : d’où les échos qu’ils ont eu dans le public, mais avec l’enrichissement commercial leur créativité s’est tarie.

 Les Chants de moissonneurs

 

De là découlait mon enquête à l’époque sur le Chants de moissonneurs. Dans un autre chant, l’activité des moissonneurs devient une simple métaphore pour désigner autre chose : la tige de blé symbolise la jeune fille, les oiseaux sont les bergers qu’elle rencontrait avant son mariage et les hyènes les amants qu’elle a après son mariage. Quant à la graine, dans cette société qui valorise la virginité ; elle symbolise l’hymen :

Dés qu’il voit les fleurs mûres de leur fruit

Il va chez le moissonneur et lui fait des avances

Mais au jour de la moisson, la tige était sans graine :

Les oiseaux l’ayant dévoré ne laissant que la paille.

Aux filles de notre époque, n’exigeons pas trop de pureté.

Que Dieu te vient en aide, toi qui veux les emporter !

Au grand jour, elles seront la proie de l’hyène

Si leur mariage était forcé…

Au pays Haha, la tuiza (entraide entre les membres d’un même lignage) des moissonneurs est ouverte par un repas collectif pour lequel un bouc est sacrifié. Au cours de ces tuiza on chantait à la fois le festin et le travail collectif. La « sortie » des moissonneurs est d’abord exécutée par un vieux fellah expérimenté et habile. Il est suivi par une rangée d’hommes mûrs. Enfin, les jeunes inexpérimentés ramassent les gerbes de blé que laissent les moissonneurs à leur traîne :

« Aujourd’hui, tous les moissonneurs sont en fête

Nous aimons la tuiza et tout ce qu’elle amène

Le tablier sur la poitrine, la faucille à la main

Que l’homme à la faucille aiguisée nous précède

Et que le maladroit nous succède

Coupons l’épis et pour la vaine pâture laissons la tige ».

C’est cette exigence de solidarité que chante le poète qui nous définit en même temps la notion relative de richesse dans ce milieu :

Lorsque tu as vaux et colonie d’abeilles

Reserve de grains et troupeau de chèvres

N’oublie pas la part du pauvre voisin

Il est comme le fquih, il te doit sa part

Le fquih est l’instituteur du village chargé d’inculquer le Coran aux enfants, généralement jusqu’à l’âge de l’adolescence où ils doivent aider leurs parents dans les travaux des champs. Il s’agit d’inculquer par cœur des versets en arabe à des enfants berbères. Ce qui importe le plus n’est pas la compréhension mais l’imprégnation par le sacré : que l’âme de l’individu soit sanctifiée par la parole divine. Mais cet apprentissage du « par cœur » est souvent générateur de chaut comme le montre cette chanson où le fquih se plaint de l’indiscipline de ses élèves :

Mon Dieu, ayez pitié de moi

J’aurai préférer vivre sous terre

Que de m’occuper de ces enfants :

Mes efforts restent vains et ma fatigue infondée !

Après l’école coranique, les adolescents deviennent généralement des bergers : ils deviennent alors les disciples d’Andam Ou Adrar, le compositeur de la montagne. Les hauteurs des alpages les inspirent et la fraîcheur de la jeunesse les fait chanter et jouer de la flûte. Ainsi l’individu passe par deux sortes d’éducateurs : le théologien d’abord, le chansonnier ensuite. Andam Ou Adrar, poète des montagnes, ne peut être qu’un berger habitué aux grands alpages. Compositeur connu ou inconnu, il représente la conscience collective du monde berbère. On attribue à Andam ou adrar(le compositeur de la montagne) le chant suivant :

« Il était une fois au temps des calamités

Les femmes piochaient la terre aride

Et nous partageâmes la nourriture des bêtes sauvages :

Nous mangeâmes les coquelicots et les herbes sauvages

Nous mangeâmes les racines sans se plaindre de leur goût amer

Le poison quitta les reptiles et se logea dans les grains

Toi qui veux les acheter, compte sur ta perte

Le chemin qui menait au souk était jonché de brasiers ».

Dans la campagne où les hommes mourraient d’une simple fièvre et le monde était perçu comme « un champ que l’homme sème, que la mort moissonne et que le tombeau conserve ».. En vertu des essences  médicinales qu’il contient, le miel était le seul remède, à des tas de maux, mais la pauvreté semble être la pire de tous, comme on le voit avec ce chant du pays Haha :

« L’espoir du malade est en un peu de miel

Mais il est hors de portée

Ah, celui qui est malade, il vaut mieux pour lui de mourir !

Le remède est là, mais il ne peut l’atteindre

Vaines lamentations de celui qui veut ressusciter le mort

C’est ainsi qu’est celui qui est sans  argent ».

C’est dans les dits d’Andam Ou Adrar, ces amerg, porteurs de la nostalgie  berbère, que puise aussi bien le chansonnier à la recherche du beau que le fellah à la recherche d’une sagesse. Si vous parlez  tachelhit, écoutez les conversations parfois animées qui se déroulent dans ces cafés maures du souk – où l’on boit le thé à même la natte de jonc – vous ne pouvez éviter de noter que l’un des interlocuteurs, pour appuyer ses affirmations, ou pour trancher une question ; recourt souvent à cette formule : « Ainsi parlait Andam Ou Adrar ». Il est le Zarathoustra berbère habitant les hauteurs de l’Atlas. Cette forêt magique où l’on trouve aussi bien des grottes que des amas de pierres sacrés. Cette forêt immense n’est point anonyme pour le berger qui en connait tous les recoins à qui il donne des noms. Pour compléter son repas frugal, il connait toutes les plantes comestibles et les nomme de métaphores à la frontière de l’animisme et de la poésie : amzough n’tili(oreilles de brebis), irgal(cils des yeux), ibawn n’taghzount (fèves d’ogresse), oudi imksawn (beurre des bergers), etc.

La forêt, c’est tagant, mais aussi lakhla, le domaine non habité et par là-même dangereux ; c'est-à-dire lieu de transgression des interdits. La plaine des Imgrad, l’une des douze tribus du pays Haha, s’oppose ainsi à la dense forêt du mont Amsiten:

Colombe blanche allez-y jusqu’à Imgrad

Mais ne trainez pas trop dans la forêt

Craignez l’aigle au pantalon et à la bague d’or !

«  Amerg et Tiît » : nostalgie et flûte de roseau.

Le tiît, c’est le chant accompagné d’une flûte de roseau, par lequel les bergers se tiennent compagnie à longue distance grâce aux échos de la montagne. Quant à l’amerg, littéralement « nostalgie », c’est le chant des mariages. Tout en chantant autour d’un grand feu, les femmes habillées de caftans bariolés et de diadèmes magiques, rythment des mains en se balançant de droite à gauche. Dans un chant à caractère moralisateur, le chœur se contente de répéter après chaque affirmation de la Raïssa : « Ayeh awddi ! » (Mais bien sûr !). Le poème qui va suivre a pour rime awa, apostrophe qui signifie « Ô toi ! ». Comme dans tous les poèmes berbères les métaphores et les paraboles sont reprises au milieu ambiant :

Le voilà le beau poulain awa

Il est blanc, il est comme la lune awa

Il a sa selle et sa lanière awa

Mon regard est ravi par sa crinière awa

Il s’est emparé de moi, le coup de foudre awa

Si seulement, je pouvais l’avoir awa

Je le couvrirai de beaux bijoux awa

A l’aube quand il sort awa

La brise le frappe et l’univers l’enchante awa

Celui qui l’aperçoit, il faut qu’il pleure awa

 L’orchestre berbère est généralement composé d’un Raïs qu’accompagne un chœur féminin. Après chaque affirmation du Raïs, le chœur reprend généralement un refrain qui revient lancinant pour souligner la douleur du poète :

Lhoub iga tamadount ! Lhoub iga tamadount !

L’amour est une maladie ! L’amour est une maladie !

Il existe deux sortes de chansonniers : le Raïs (le chef d’orchestre, joueur de fioritures d’astara au ribab) et l’amqabli (l’imitateur, ce musicien occasionnel, ce métayer  qui s’improvise comédien au pré-théâtre des nuits de noces berbère qu’illumine sous les étoiles, un immense bûcher, la voix lactée surplombant  le grésillement des branchages d’août). Pour la musique comme pour les autres activités artisanales ; seuls certains lignages sont spécialisés. Le métier d’artisan comme celui de musicien est hérité le plus souvent de père en fils. Contrairement au métier de berger, accessible à tout le monde, l’activité artisanale ou musicale exige un savoir faire technique.  Ahwach

Les danseurs habillés de turbans et de djellabas blanches avec un poignard suspendu en bandoulière à leur flanc, déambulent en une ligne ondulante qui rappelle le mouvement des champs dorés sous la brise, rythmant des mains, trépignant des pieds. Un chant du cru évoque cette danse collectif de l’Atlas en ces termes :

Ayih awddi ! Wannad youssin adar siss izâm nit !

Bien sûr ! Est merveilleux celui qui lève le pied et s’avance !

C’est le raïs de l’ahouach qui assure la synchronisation. Langage corporel spécifique à cette société et difficile à exercer par ceux qui n’y vivent pas. Les danseurs sont accompagnés par trois musiciens : l’un frappe taguenza ou le bendir , l’autre un morceau de fer, le nakoss (la cloche), le troisième souffle dans une flûte de roseau, le ôuad. Si au pays Haha l’ahouach des hommes est fondé essentiellement sur la flûte du berger et l’enthousiasme des rythmes et des trépignements, l’aberdag, celui des femmes est chanté, sans être accompagné d’instruments de musique. La Raïssa qui dirige l’ahouach chante d’abord seule, puis le chœur lui réplique. Elle chante par exemple :

Au nom de Dieu nous pénétrons dans l’enceinte des saints

La voie de Dieu nous protège et nous guide vers le bien

Le rapport au surnaturel est attesté déjà par le nom qu’ils donnent au refrain : « rih », esprit de la chanson et du vent. Les chleuhs croient que l’on devient poète et musicien grâce à l’inspiration surnaturelle que l’on va puiser auprès des parvis sacrès : les troubadours berbères se rendent chaque année au moussem de Sidi Ahmed Ou Moussa. C’est là que j’ai rencontré et filmé les raïs Amerrakchi et le raïs Aglaw. Ce dernier n’avait plus de voix à force de chanter jour et nuit au cours du moussem. Il nous a expliqué par la suite que cette « perte de voix » est recherchée et bénéfique pour les troubadours de Sous, parce qu’elle leur permet de « renouveler leurs cordes vocales »…C’est la tonalité asiatique de cette musique, surtout du ribab, qui poussa certains auteurs à émettre l’hypothèse d’une origine asiatique des berbère. Les traits physiques aussi : certains ont les cheveux si noirs et si lisse ; les yeux si ridées qu’on les surnomme « les chinois », comme c’est le cas avec la Raïssa tachinouite, la chinoise…  

  • § L’effet - casette

La diffusion massive des mini – cassettes dans le Maghreb est un phénomène culturel important pour la reproduction de la musique populaire locale comme pour la diffusion de la musique venue d’ailleurs. Les mini - cassettes sont une nouvelle phase dans le changement permanent de la culture populaire et sa déstabilisation continuelle. Au cours de notre enquête sur l’amerg en pays Haha, nous avons constaté les changements des pratiques culturelles et de la sensibilité populaire par l’effet – cassette : c’est la nouvelle consécration qui se substitue à la reconnaissance du disciple par le maître.

La culture est toujours ambulante, déplacée et en mouvement : soit que sa déambulation voyageuse se fasse comme autrefois et encore aujourd’hui en carriole, soit que la circulation de la culture traditionnelle emprunte la voie des ondes et des bandes magnétiques. Au Maroc, surtout dans la bourgeoisie, on rentre maintenant dans la phase du vidéo – cassette qui permet de voir à volanté le chanteur sur écran de téléviseur.

Abdelkader MANA

 


[i][i] Article achevé le 6 septembre 1983, paru la même année au mensuel « LAMALIF », sous le titre : MUSIQUE POPULAIRE ET SOCIETE AUJOURD’HUI .

[ii] G.Lapassade : « A la recherche du chant perdu » revue Transit N°2 – 1982, centre de recherche de Paris8.

[iii] M.Halbwachs : « Les cadres sociaux de la mémoire. »

[iv] M.Jirari : « Al Mousiqa wa chabab «  1976

[v] Leroi-Gourhan : « L’expérience ethnographique », in « ethnologie générale’ » éd. La Pleiade, 1968.

[vi] J.Maquet : « La civilisation Africaine ».

Écrit par elhajthami Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.