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01/12/2009

Aïta

Les chevaux déferlent sur les chevaux


Ma part de l’interdit,

Je ne l'ai pas encore vendue. Aïta des plaines côtières.

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Un brouillard épais est tombé sur la forêt, tandis qu’au loin, une superbe aube dorée se lève. Cà et là, de très beaux chevaux attendent que leur maître se réveille. Les cavaliers sont de la tribu Hart. Ils sont venus à l’invitation du milliardaire Chaâbi pour fêter le ministre. On assiste à ce moment-vendredi 21 avril 1984- à un véritable « ballet des pèlerinages ». Des mouvements inter - tribaux sillonnent la plaine côtière dans tous les sens, du piedmont de l’Atlas à l’Océan Atlantique. Ces multiples pèlerinages ont dû jouer un rôle d’apaisement des conflits qui peuvent surgir de la segmentarité. Ce sont des mouvements à calendrier et à itinéraires précis fondés sur des traditions séculaires.

Sur ânes et mulets, une fraction des Abda est venue présenter ses offrandes à la zaouia de Tikten en pays Chiadmî. Je demande à l’un d’entre eux :

- Depuis quand venez-vous ici en pèlerinage ?

- Depuis des siècles, c’est une tradition non datée. Nous leur rendons visite au printemps, mais ils viennent aussi chez nous en été. Ils caprifient notre pays –imarstou bladna- et maudissent le moineau pour l’éloigner de nos champs. Grâce à leur baraka, on peut devenir un excellent moissonneur, un excellent chasseur et un excellent musicien. A Sidi Marzoug où se trouve maintenant la taïfa, les musiciens déposent leur instrument et voient en rêve le marabout leur offrir le don de composer et de chanter. Nous vivons une grande fête organisée par les serviteurs en l’honneur de la zaouia de Tikten : les cavaliers du Hart et les chikhatesAbda.

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Une chikhate vient danser pour le plus beau cavalier, celui-ci dédaigneux, lui crie : « Ne secoue pas tes poux sur moi ! »


Je m’assoupis de fatigue. Je vois en rêve un cheval blanc qui me poursuit au milieu d’une forêt. Au milieu de la nuit, l’air de Sidi Driss répété sur tous les tons par la plus belle chikhate sous la lune me réveille. En me jetant un regard de feu, elle continue sa mélopée :


Nous sommes dans une nuit lunaire

C’est la nuit du bien aimé

Le henné tombe dans le lait

Nous sommes dans la nuit du parcours

Le henné tombe dans la cour...

Un cavalier des Abda se lève et lui passe un collier de billets de banque au milieu des applaudissements puis se tournant vers ses compagnons, il entonne :


Ô gens des Abda aujourd’hui c’est la fantasia

Cette vie s’en va, c’est vers la mort qu’elle s’en va.

Jouissons donc du toast qui fait rougir les joues,

Jouissons donc du toast qui fait briller les yeux !

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La chikhate lui réplique :


Ô mon cher, ne me ferme pas la porte de ton jardin,

Puisque c’est pour toi que mon cœur brûle de chagrin !


L’aïta(l’appel) est un genre musical, spécifique aux plaines atlantiques arabophones, céréalières et pastorales. Remontant à l’implantation des Béni Hilal et des Béni Maâquil, elle porte la marque des chevaliers errants tout autant que d’une sensualité ritualisée. Ses trois variantes modulent entre grave et aiguë toute la richesse poétique et musicale de ce genre.

Dans le jargon de l’aïta, l’air musical est désigné par le terme lahwa, qui signifie aussi Éros et Esprit du vent. Un dicton ne dit-il pas que « lahwaest né à Safi, a grandi à Casablanca, a acquis sa maturité à Settat pour mourir à Khouribga », la ville minière ?

On distingue trois types d’aïta :

Le Marsaoui (de Marsa = port), des plaines côtières, qui s’étend de Safi à Casablanca et englobe également la plaine de la Chaouia avec, pour centre, Settat.

Le Haouzi, ou Aïtacontinentale, qui s’étend à l’ensemble des tribus arabophones du Haouz de Marrakech, en particulier aux Sraghna et aux Rehamna.

Le Zaari, dont le centre de rayonnement se situe aux Zaërs (aux environs de Rabat), et qui s’étend aux tribus arabophones de Beni Mellal et de Tadla, à partir de Kasbah Tadla et Fquih Ben Saleh.

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Il faut avoir une oreille d’initié pour distinguer ces différents genres. Dans le Haouzi, le rythme l’emporte largement sur les paroles. Il est entièrement fondé sur une technique vocale qui fait de la gorge elle-même, un instrument de musique :


« Dans le Haouzi, aux tonalités aiguës, on chante avec la tête.Alors que pour le Mersaoui, aux tonalités graves, on chante avec le ventre ».


On accorde la plus haute importance à la parole proférée lentement, couplet par couplet, en imitant gestuellement, corporellement, le flux et le reflux des marées :


« Allons voir la mer

Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».


Codifié par la tradition, le répertoire marsaoui obéit à des règles immuables : depuis le temps du caïdalisme, il n’a changé ni dans sa structure ni dans son contenu. On chante toujours Kharboucha, les chevaux déferlent sur les chevaux, Sa flamme est allumée etc.


Par contre le zaâriest une improvisation permanente et libre sur des thèmes plus actuels, tel celui de l’émigration clandestine chantée à Fquih Ben Saleh : ce chant de tradition orale raconte les bœufs vendus pour obtenir le visa, l’argent jeté à la mer, le retour les mains vides, les déceptions, les naufrages de Gibraltar, et les mères éplorées qui serrent dans leurs bras un tombeau, au lieu du corps vivant de leur fils.


Pour enquête sur le genre aïta, je me suis rendu à deux reprises à Settat, la première fois, en 1986, pour le compte de Maroc-Soir, sous le titre « Pleins Feux sur Settat », et j’y suis revenu une seconde fois, au début des années quatre-vingt-dix, pour le compte de la revue « Rivages », où j’ai publié un autre article intitulé « l’Aïta entre l’aigu et le grave », ce qui suit est la synthèse de ces deux reportages :


Imaginez une ville où en sortant de chez vous, vous êtes en plein champ de blé qui vous transmet d’une manière diffuse les mystères du printemps. Cette ville existe, j’ai nommé Settat. Depuis sa création au XVIIesiècle, Settat jouait un rôle de ville-relais entre le Nord et le Sud du pays. C’était une importante nzala étape de caravane qui s’organisait autour de la source de « Aïn Zattat » (toponyme qui signifie « faire passer quelqu’un », au-delà du guet-apens des coupeurs de route).


Au vu de l’importance de ce carrefour stratégique au cœur de la riche plaine de la Chaouia, Settat était un énorme marché au grain  et pour y assurer la sécurité des fructueuses transactions, Moulay Ismaïl décida d’y construire une kasbah en 1684, autour de laquelle se sont développés des jardins potagers. Comme toutes les vieilles médinas maghrébines, progressivement se sont formés des quartiers avec une structure segmentaire à l’image des tribus environnantes : chaque quartier portait le nom d’un chef de tribu.


Après les pluies torrentielles et bienfaitrices, le soleil vint pour insuffler cette vitalité mystérieuse dont l’un des noms est  Settat. On ne peut, en effet, résister au charme d’une ville qui a pour manteau le printemps et pour emblème l’hospitalité. J’exulte, antique souvenir des Berghouatas, elle vous fait battre le cœur du Maroc profond et séculaire.


Settat, c’est le cœur de la Chaouia qui n’est rien d’autre que cet espace que la toponymie ancienne désigne sous le vocable de Tamesna qui signifie en berbère ; les terres pleines et fécondes situées entre les clapotis du Bou-Regrâg, et les flux ininterrompus d’Oum R’biâ (la mère du printemps).


Avec l’arrivée des Béni Hilal, le mot Tamesna disparut et lui se substitua celui de la « Chaouia » qui vient étymologiquement de « Chyah » (terme arabe ambivalent qui signifie à la fois, troupeau d’ovins, pâtre et pastoralisme). La Chaouia désigne désormais ce mélange de cultivateurs berbères et d’éleveurs arabe. Ce brassage de population a donné naissance à une civilisation de cultivateurs éleveurs faite de douceur de vivre et d’hospitalité antique. Il a donné naissance à de braves chevaliers qui se distinguèrent par leur lutte contre l’occupation portugaise, en particulier de Mazagan et d’Azemmour, et contre les Français en 1907-08. Ils ont pour éthique le code d’honneur, la valorisation du prestige et cette fierté que résume la notion mystérieuse de « Nakhoua ». On se prend à imaginer leurs 6 000 chevaux galopant à travers la plaine en direction de l’Oum Rbia, mais c’est surtout au moussem estival de Moulya Abdellah Amghar, au sud d’El Jadida qu’ils se distinguent.

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À Settat, se déroule en permanence une espèce de Souk-Okad entre les poètes des tribus environnantes. Il suffit de se diriger vers le  Café de la Paixqui a pignon sur le boulevard Mohamed V pour découvrir une espèce de  mouqafpermanent de la musique et de la poésie. Une espèce de marché de la musique pour répondre à la demande des mariages, et pour animer les soirées autour des feux de joie. C’est le témoignage de la vivacité de la culture populaire à Settat qui n’est ni folklorisée, ni pétrifiée par le tourisme de masse et l’hégémonie de l’industrie culturelle moderne.


Cette tradition orale encore vivante est un témoin privilégié de l’histoire d’une ville et d’une région. Il est significatif qu’on appelle le vers de poésie « habba » (graine) comme si la mélodie était destinée à féconder sur le plan symbolique les épis de maïs et de blé. Dans l’assemblée des poètes et des musiciens, quelqu’un leur dit :


- Dictez-lui quelques bonnes « graines » sur Settat au temps de la kasbah ismaïlia et du grand moussem.


Alors l’un d’entre eux s’avance et chante :


La kasbah de Moulay Ismaïl,

C’est la capitale de la Chaouia.

L’air frais, la terre soyeuse, et les moissons abondantes.

Et le moussem de Sidi Laghlimi ! Leur crie le cafetier.

On lui réplique :

Les jours de l’erreur sont partis,

Les jours de fête sont arrivés

Lève tes yeux pour voir Settat en fête !

Ses chants sont d’une belle audition.

Par la flûte, le bendir, les jeunes nubiles et le vin,

L’esprit est égaré !

Les chevaux galopent et les chikhate chantent.

Au moussem de Sidi Laghlimi,

Settat, mon pays,

Est le refuge des soupirants.


C’est au début de septembre que se tient le moussem de Sid’Laghlimi, saint patron de Settat. C’est le plus important des 40 moussems estivaux de la région. Il s’y déroule une véritable compétition de fantasia accompagnée d’un festival de musique traditionnelle. Les tribus s’y livrent à un énorme potlatch de méchoui et d’offrandes pour bénir les récoltes de l’année écoulée. Un véritable rite de passage avant d’entamer le cycle des labours.


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Au  Café de la Paix, les musiciens qui attendent d’éventuels clients sont originaires non seulement de la Chaouia, mais aussi des Rehamna. Ils forment plus de vingt troupes qui animent des fêtes dans les villes de Settat et de Casablanca, et surtout dans les campagnes environnantes :

Lorsque la nuit tombe

On s’éclaire d’étoiles

Et d’ivresse sous l’olivier.

De tous les jours que fait le bon Dieu, le samedi soir est le moment faste par excellence, celui où aucun musicien ne se repose, dit-on. Devant le café, un violoniste négocie le « prix » de sa participation, avec les chikhate (chanteuses-danseuses) qui doivent l’accompagner, à une circoncision dans un douar. Parfois, les clients ne trouvent même pas de troupes à inviter, comme ce soir où seuls quelques rares violonistes étaient disponibles (on les appelle cheikh, non par vénération, mais au sens de chef d’orchestre). Certains d’entre eux avaient amené six chikhates, et d’autres quatre. Certaines de ces chikhatehabitent Settat, mais il y en a aussi qui viennent de loin : des Oulad Bouziri, de Berrechid, et même de Casablanca.

Dans les environs de Settat, la grande source de Guisser était célèbre pour sa menthe et ses chikhate de Qibbane. Pas un douar de cette tribu — elle en comptait dix - où l’on ne découvrit deux, trois, quatre chikhates. À telle enseigne que l’on disait de quelqu’un : « il a l’aïta de Qibbane ! » pour signifier qu’il maîtrisait cette musique. Ces chikhateallaient partout : dans le pays Chaouia, chez les Doukkala, chez les Abda. L’errance, dans les plaines céréalières et les plateaux moutonniers, est un trait culturel fondamental.

Cependant, ce vivier s’est dispersé avec l’indépendance, certains nationalistes de l’époque considérant la culture populaire comme un obstacle à la modernisation à laquelle ils aspiraient. Le vieux Rahal, violoniste de son état, s’en souvient encore :

- Au temps du Protectorat, on soutenait les chikhate, mais avec l’indépendance, quiconque aurait une fille ou une sœur chikhatel’a chassée. Certaines se sont réfugiées à Kalaâ des Sraghna, d’autres sont venues à Settat.

Victimes d’une incompréhension citadine à prétention puritaine, les gens de l’aïta ont gardé une certaine méfiance vis-à-vis du regard étranger. Je devais accompagner le cheikh Ali Lamzabi  de la tribu des Mzab  à la soirée qu’il animait dans le bled. Revirement de dernière minute, d’abord sous la forme d’une hésitation polie :


- On ne veut pas que tu t’empoussières !

- Sans poussière, lui répondis-je, il n’y a ni aïta, ni tborida (fantasia). C’est ce qui d’ailleurs fait le charme de l’une et de l’autre.


Peine perdue. Il revient plus tard me dire que l’on craignait que les Aroubi interprètent mal ma présence :


- Ils ne croiraient pas que tu es venu savourer leur musique, mais que tu t’es épris d’une chikhate !


L’Aroubi est celui qui parle le dialecte villageois des tribus arabophones, et par extension ce dialecte lui-même : une langue de nomades qui s’est adaptée à la réalité sédentaire, avec quelques métissages intermédiaires, a donc pu créer son propre univers et sa propre saveur, où les initiés peuvent reconnaître l’appel d’un rituel sensuel. L’aïta, c’est l’appel. S’agissait-il, dans quelques antiques origines, d’un appel aux divinités de la nature ? D’après son actuel contenu, elle est appel aux forces vitales, en contrepoids aux froides exigences des normes sociales.


Curieusement, les pasteurs nomades Béni-Meskine ne sont pas des producteurs d’aïta, mais de simples consommateurs. Ils « louent » chez leurs voisins de la musique pour leurs fêtes, comme ils vont y chercher de l’herbe pour leurs troupeaux :

- Quand nous avons un mariage, nous dit l’un d’eux, nous allons chercher les chikhate de l’aïta, dans la Chaouia, au Tadla, ou chez les Sraghna, nos voisins.

Les jours de fête, ils rôtissent de nuit et de jour, 30 à 40 béliers, agrémentant ainsi leur hospitalité de méchouis fabuleux. L’aire géographique de l’aïta se trouve donc circonscrite dans les plaines céréalières, à l’exclusion du plateau à luzernes de ces pasteurs nomades.

Les origines nomades de ces tribus arabophones se font sentir nettement dans les désignations musicales de l’aïta :

R’foud (levée du campement) désigne le début de L’aïta.

Hatta (étape-relai) désigne « la pause musicale »

Seul le mot habba (graine), est emprunté à la céréaliculture, pour désigner la parole poétique. L’ambivalence de la langue arabe fait que ce même mot signifie « pièce de monnaie » ; on vous dit par exemple :

« On ferait la fête tous les jours, s’il y avait l’habba (la monnaie) ».

La parole poétique du chansonnier dépend finalement de la prospérité du paysan et de l’éleveur. Pour un violoniste :

Chaque genre d’aïta a ses propres graines « habba » (ou parole poétique). Chacun a sa façon de lever le campement « r’foud » (ou prélude musical), chacun a sa manière de marquer les étapes (hatta).

Un violoniste doit connaître aussi bien l’ancien que le nouveau répertoire. En cela sa mémoire ressemble à la charge du colporteur (attar), chez qui les femmes des hameaux éloignés trouvent tout ce qu’elles désirent. Dans sa version traditionnelle, l’aïta des ports exaltait les expéditions et le courage des chevaliers et de leurs chefs, les grands caïds. Rahal, le vieux chansonnier de la grande source, a ouvert les yeux sur une aïta qu’on appelait  la gazelle des chasseurs :


En éperonnant le fauve (al Bargui),

Elle m’a piqué au cœur.

Combien de porteurs d’étendards

Ont accompagné les chevaliers errants ?


Par les temps d’anarchie (siba), les porteurs d’étendards ouvraient la marche aux escouades de chevaliers intraitables qui allaient d’une expédition punitive à l’autre (les fameuses harka) apporter la victoire et la notoriété à leur tribu et à leur Caïd. L’une des aïta les plus célèbres ne porte-t-elle pas comme titre, « le déferlement des chevaux sur les chevaux » ? Elle relate par le menu une expédition punitive :


Dans la tourmente et la poussière

À Ben Guerir, tout s’envole.

Des charrettes pour les blessés !

Les aveugles sont délaissés.

Où sont passés les gros moutons ?

Où sont passés les beaux chevaux ?

Au souk de Larbaâ, le moussem devient Harka

Tentes et mâts sont foulés aux pieds.

Bataille du jeudi s’achève le vendredi.

Nous en voulons à la déchéance des jours

Qui font des Chorfa de simples hommes du commun.


C’est surtout lors des moussems-fêtes foraines à la fois commerciales et religieuses, réunissant plusieurs tribus autour d’un sanctuaire, généralement après la période des moissons - qu’ont lieu les manifestations collectives les plus éclatantes :


Moi aussi, El Hâjj Bouchaïb

J’irai au moussem le cœur en fête

D’une tente immense, je planterai les piquets

Et de tapis multicolores, je couvrirai l’intérieur.


Autant que la chevalerie, la thématique agraire est importante ici, comme le souligne Ali, le violoniste du Mzab :

- La première fois, que j’ai pris le violon, j’ai chanté les graines de grenade, qui débutent ainsi :


Au ciel, ils ont suspendu la vigne

Sa propriétaire est en transe

Et son propriétaire un musicien.


Le féminin est associé à la vigne et à l’eau, qui éteint la soif des hommes et de la terre. L’Oum Rbia, « la mère du printemps », s’il n’étanche pas la soif de la terre - il passe par la Chaouia sans l’arroser - n’en menace pas moins les hommes de son inondation :

Oued ! Oued ! Ô Oued

J’ai peur de tes inondations !

Zine, Zine, Ya ma !

J’ai peur de tes foudres !

Il existe une aïta dédiée à  Rabbouha, qui fut emportée par l’Oum Rbia. Sa sœur qui était une chikha s’est mise à se lamenter, en promettant ses charmes à celui qui la sauverait :

Et la chevelure de Rabbouha

Ondulant au milieu de l’inondation

Chaque tresse couvrant une vague.

Et les vaches de Rabbouha

Errant dans les territoires de l’État,

Que celui qui les reconnaîtra

Les emmène à l’abreuvoir !

Dans une qasida de son cru, le violoniste du Mzabi s’amuse à comparer le riche propriétaire terrien aux silos remplis de graines (parce qu’il emploie les machines et les tracteurs) au laboureur qui se contente d’un attelage rustique, un âne et une vache ! Celui-ci serait moins généreux avec les métayers et les chansonniers et, sur le sillage de son araire, il n’y aurait que des poules et des pique-bœufs ! Il passerait son temps à abattre les moineaux ! (Ce qui explique, d’ailleurs, le peu de cas que l’on fait, dans cette région, de l’arboriculture). Selon le sociologue Ahmed Herzenni, « les paysans n’affectionnent pas l’arboriculture, à cause des moineaux et autres volatiles qui y nidifient pour s’attaquer ensuite aux céréales. Cela dit, l’arboriculture aurait été bénéfique, ne serait-ce que le long des pistes : les arbres serviraient de brise-vent, tout en jouant un rôle important contre l’érosion éolienne qui emporte les terres arables ».

Il faut traverser d’infinies étendues de steppes, où broutent ici et là quelques moutons, avant de rencontrer les eucalyptus, les mimosas, les cyprès et les oliviers sauvages des environs de Kalaâ des Sraghna, où prédomine le Saken, ce répertoire musical sacré dédié à Bouya Omar, le guérisseur des possédés, et à Sidi Rahal, le saint homme immunisé contre le feu - ses descendants boivent de l’eau bouillante lors de leur rituel - qui, dit-on, guérit la stérilité. Pour cause justement de stérilité, El Fariati, le violoniste de Kalaâ, a répudié ses trois premières femmes ; il organise une soirée musicale à l’occasion de son quatrième mariage. En attendant que les musiciens accordent leurs violons et chauffent leurs bendirs, les invités regardent un film vidéo où l’on voit le cheikh Stati chanter « Ô toi qui m’a ravi ! » (Achalini). En connaisseur, l’un des invités me dit :

- Si tu veux savourer la vraie aïta, il te faut l’écouter sous la tente des moussems, assis sur une natte, avec une pierre pour seul oreiller, et pour toute lumière, une lampe à pétrole. C’est là que l’aïta se manifeste, et pas à travers l’écran du téléviseur. Pour écouter l’aïta dans sa vérité, aucun artifice ne doit s’interposer entre toi et les musiciens : ni ampli, ni microphone, ni lumière électrique.

La participation, voilà le mot-clé. Il n’y a pas de frontières entre orchestre et spectateur, car ils sont dans une certaine mesure interchangeables. On participe aussi aux frais de la fête collective, par le biais des loghrama, ces billets de monnaie qui permettent de gratifier la beauté de la danse et du chant. Et s’il y a un trait commun à toutes ces tribus arabophones, malgré les nuances existant entre leur personnalité de base, leur territoire, et leur répertoire marsaoui,haouzi,ou zaâri- c’est bien l’esprit de la fête, qu’on appelle ici nachate, et pour lequel, certains sont prêts à consentir des sacrifices qui leur font frôler la ruine :


Ô Baba Driss vends ton jardin

Et viens t’amuser !


On signale que beaucoup de fils d’anciens caïds ont dilapidé leur héritage dans les fêtes des chikhate. Ce comportement ostentatoire est également un héritage : l’une des attributions des caïds des plaines céréalières était d’organiser pour leur tribu de grands cérémonials de cavaliers et de chikhate, afin d’affirmer leur puissance et leur prestige.


Abdelkader MANA















12:34 Écrit par elhajthami dans Aïta | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : musique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

26/11/2009

Miroir et mémoire

Miroir et mémoire

 

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Georges a Essaouira, 1993 (photo de Luigi Di Cristo, archives de G. De Martino)

Georges Lapassade, l’ami d’Essaouira depuis toujours nous a quitté le mercredi 30 juillet 2008. Il est décédé dans une clinque parisienne puis a été inhumé dans le caveau familial d’Arbus en Béarn. Retour aux sources :

« Je suis parti d’Arbus et j’ai commencé à écrire pour exister. » écrivait-il dans son Autobiographe. Toute sa vie fut consacrée à l’écriture. Quiconque a rencontré Georges a fait quelque chose de sa vie. En tant que pédagogue-né, Georges Lapassade a, en effet, formé beaucoup de gens à l’écriture, aussi bien au Maroc, en France, qu’en Italie où il travaillait avec Gianni de Martino et un groupe de recherche sur la tarentule.Dans son Autobiographe Georges Lapassade écrit encore :

 

« Je suis né à Arbus, le 10 mai 1924.On raconte qu’à l’époque mon père chantait, sur un air de bourrée :

« Si l’Bon Dieu nous donne un garçon

A la saison des asperges

Toutes les filles du canton

Lui feront brûler un cierge... »

Le monde se situait pour nous, à peu près entre Pau et Monein. »

De là il partira à l’assaut de Paris, comme le Lucien des illusions perdues de Balzac, où il sera le père fondateur de l’analyse institutionnelle, et une autorité mondiale en matière d’ethnométhodologie des rites de possession et de transe.

Depuis 1969, Georges Lapassade a séjourné à peu près régulièrement, à Essaouira, chaque été :

« J’arrive à Essaouira dans les premiers jours de juillet. Au début, je trouve que l’odeur de sardine est trop forte, presque insupportable. Je feuillette quelques manuscrits, j’en apporte toujours avec moi quand je prépare un nouveau livre. Je les transporte dans mes sacs de toile et dans le grand cabas de ménagère que j’ai acheté l’été dernier au marché de Lisbonne chez un marchand de couleurs dans le quartier Belem-Blem-Blum. C’était à Belem. Je chantais toujours Belem-Blem-Blum en souvenir de la macumba. Le coq a chanté, il était minuit à Belem-Blem-Blum. »

Le chant de la macumba du Brésil, le stembali tunsien, les gnaoua marocains et enfin le rap parisien, partout où il allait Georges était fasciné par la contre- culture et les rites de possession de la diaspora noire et il les mettait à l’honneur, ce qui lui valu une distinction honorifique de Léopold Sédar Senghor, et une lettre de félicitations personnelle de Sa Majesté le roi Mohamed VI, lors de la parution de son ouvrage sur les Regraga intitulé D’un marabout, l’autre à la manière D’un château, l’autre de Céline.

Il venait surtout à Essaouira pour écrire tel ou tel de ses livres comme il le raconte dans son Autobiographe :

«  Je revenais de Marrakech par l’autocar de la nuit. C’était une nuit de ramadan. Au levé du jour, le car s’est arrêté en rase campagne. Et ils sont descendus du car pour prier...Il faut un désir plus haut que la mort habituelle et plus haut que l’ennui pour que soudain, c’est tout à fait imprévisible, on puisse commencer à délimiter un espace blanc, comme des marques de fortune dans le désert des pierres blanches posées sur le sol pour une prière. Il conviendrait de justifier ce blanc où des mots peuvent s’inscrire à condition d’écrire selon la loi. Dans cet espace blanc ainsi délimité nous serions tournés vers l’est, très attentifs. Le jour se lève à l’est dans une lueur cassée, une lueur de nuit défoncée par le jour. La lune n’a jamais cessé d’éclairer la plaine pendant notre voyage toute la nuit la lune toujours là-haut dans le ciel, le temps est suspendu au fil de l’indécision comme si le jour hésitait à se lever....Je fais un effort pour écrire sur ma vie à Arbus ; il me faut pour cela retrouver des souvenirs. Je vais essayer. Toutes nos fêtes étaient religieuses. Elles marquaient la marche du temps. »

Et à Essaouira, il s’intéressait beaucoup aux fêtes religieuses, celle des Gnaoua au mois lunaire de Chaâbane, celles qui célèbrent la nativité du Prophète, mais aussi aux fêtes saisonnières en particulier le pèlerinage circulaire des Regraga. J’avais déjà lu son brillant article sur l’Emile de Jean Jacques Rousseau qu’il avait publié dans la revue Métaphysique en 1952, aux côtés de Bertrand Russel, mais je le voyais de loin enquêter à Essaouira sur les Gnaoua. J’enseignais alors au Lycée Akenssous de la ville. Un jour, au tout début des années 1980, le proviseur du lycée m’invita à une réunion prévue vers 16 heures à la Chambre du commerce, entre Georges Lapassade, et les connaisseurs du Malhoun de la ville. La réunion était provoquée par Georges qui enquêtait alors sur Ben Sghir, le chantre du malhoun souiri. A l’origine de cette enquête, un article où Hachmaoui et Lakhdar, résumaient la qasida de Lafjar (l’aube) de Ben Sghir sans donner le texte. Après cette réunion à la chambre du commerce, Georges m’embarqua dans l’enquête sur les traditions musicales d’Essaouira et de la région qu’il menait à l’issue du festival d’Essaouira (1981). Une fois à Paris il me faxa ce qui suit à propos de l’article controversé sur le malhoun :

« Ce qui choquait mon esprit de cartésien, y écrivait-il, c’est que nous avons découvert que le cahier d’un certain Saddiki (grand’père du prof. d’histoire du même nom) qu’il avait exposé au Musée et « commenté » était daté en réalité de 1920, et non de 1870 comme ils prétendaient, tirant argument de cela et du contenu du cahier, pour inventer une sorte de pléiade poétique souirie qui aurait eu pour mécène vers 1870, à Essaouira, Moulay Abderrahman ! C’est cela que je contestais beaucoup plus que l’origine souirie de B.Sghir. En effet, ce cahier contenait des qasida diverses, recueillies (peut-être) par le grand’père Saddiki au cours de ses voyages à Marrakech qui du coup devenait souiri ! Etant donné l’impossibilité d’avancer à Essaouira, j’ai fini par me décider d’aller consulter à Marrakech Maître Chlyeh, animateur d’une sorte d’Académie du malhoun. Il m’a fort bien reçu, bien informé et je crois (sans en être sûr) que la version de Lafjar que j’ai ensuite diffusé à Essaouira venait de lui »

Toute la démarche de l’enquête ethnographique de Georges Lapassade réside dans ce texte : alors qu’il demandait des informations sur Ben Sghir, au bazariste Ben Miloud, celui-ci était assis sur un vieux coffre qui contenait plein de qasida, dont celles de Ben Sghir ! C’est pour contourner cette rétention d’informations, ces réticences locales qu’il se voyait obligé de se rendre à Marrakech pour obtenir la fameuse qasida de Lafjar (l’aube) !

 

L’enquête pourrait durer des années, chaque été il revenait à la charge avec son obsession de chercheur et son doute cartésien pour reposer encore et toujours l’énigme Ben Sghir. Il soulevait d’autres lièvres qu’il problématisait à souhait alors même qu’on croyait avoir affaire à des évidences : le sultan Sidi Mohamed Ben Abdellah avait fondé le port et l’ancienne kasbah et non pas toute la médina comme on le croyait auparavant. Le plan établi par Théodore Cornut en 1767 est là pour prouver que Georges avait raison. Au XVIII ème siècle, en dehors de la Kasbah, les gens habitaient sous des tentes et dans les casemates qui donnaient à Essaouira un visage militaire, à côté du quartier administratif.

De même l’emplacement du Castello Real des Portugais se trouvait d’après une ancienne carte établie par Lambrecht, au port et non pas à l’embouchure de l’oued Ksob où se trouve borj el baroud. Cette erreur a été souvent commise concernant l’emplacement exact de la forteresse. On donnait, comme ruine de l’ancien fort portugais, un bastion rond situé dans les dunes, auprès de l’ancienne embouchure du Ksob, non loin du palais ensablé bâti au XVIII ème siècle par Sidi Mohamed Ben Abdellah. Ce fort n’a rien de portugais, affirmait Georges à juste raison. Il s’agit simplement d’une batterie construite, elle aussi, par le sultan. Toute sa démarche en matière d’enquêtes ethnographique est fondée sur ce doute cartésien, cette remise en cause permanente des évidences à la Ptolémée.

Pour ne pas « bronzer idiot » sur la plage d’Essaouira, Georges aura à résoudre une autre « énigme », qui relève cette fois-ci du Maroc antique. Jusqu’en 1950, on pensait que les Phéniciens et les Romains n’avaient peut-être pas dépassé le Nord du Maroc, alors que du côté de Luxus et Volubilis on avait les preuves évidentes de leur présence, il n’y avait rien de semblable au Sud jusqu’au jour où des enseignants, MM Desjacques et koeberlé allaient entreprendre des fouilles systématiques dans l’île de Mogador, qui prouvent que le monde antique allait en réalité beaucoup plus au sud que le fameux limes, plus exactement jusqu’à l’île de Mogador qu’on peut identifier à la mythique Cerné qu’évoque le périple d’Hannon . En 1985, Georges Lapassade profite du passage dans la ville de Desjacque et de sa femme pour les interroger à ce sujet, et publie le résultat de cet entretien sous le titre : « la petite histoire d’une grande découverte » :

« En 1950 Desjacques et Koeberlé enseignants à Mogador, consacraient leurs loisirs à la recherche des silex taillés de l’époque préhistorique. Cette recherche les conduisit dans l’île d’Essaouira où ils trouvèrent dans le sable des fragments de poterie, des pièces de monnaie. Des fouilles plus systématiques furent entreprises aussitôt. En creusant assez profondément du côté de la plage de l’île, sur le « tertre » on a mis à jour une couche phénicienne, la plus profonde, et des couches plus récentes en particulier celle des Romains du temps de JubaII. La petite histoire de cette recherche nous était jusque là inconnue. Desjacques nous l’a racontée, la voici :

- Comme il était interdit, raconte Desjacques, de chasser sur le continent en période de fermeture, la société de chasse locale Saint Hubert élevait des lapins dans l’île. Les lapins avaient brouté l’herbe et mis à nu le sol. Par le vent qui emportait le sable, par érosion, les pièces antiques étaient visibles à la surface du sol.

Mais il fallait pour éclairer la première découverte faite dans l’île une référence que Desjacques et Koeberlé connaissaient bien : le court récit dit du « périple de Hannon », sauvé de la destruction de Carthage dit-on, par un copiste grec. Ce document décrit le parcourt du navigateur chargé de retrouver et fixer les étapes d’un parcours maritime. Le contenu du texte interprété donna à Desjacques et Koeberlé la conviction d’avoir mis à jour la preuve d’une étape phénicienne dans l’Atlantique peut être Cerné « où nous fondâmes une colonie » écrit l’auteur du périple d’Hannon. Ils organisèrent alors un petit Musée pour leurs élèves et pour la ville à la Sqala :

- C’était une pièce minuscule qui abritait tout ce que nous ramenions de l’île : les débris de vases, les pièces de monnaies. Raconte Desjacques.

Les pièces sont maintenant au Musée d’archéologie de Rabat. Desjacques et sa femme vont séjourner en vacances chez des amis qui habitent à Agadir :

- Nos amis, demeuraient près du rivage de l’Océan, raconte Odette Desjacques. Un jour de grandes marées, à l’heure où la mer était retirée loin de la côte, j’ai vu des femmes ramasser des coquillages dans les rochers. Elles cassaient les coquilles, les broyaient, les lavaient à l’eau de mer et conservaient dans de grands couffins, la partie comestible. Je me suis approchée d’elles, et j’ai remarqué alors que leurs mains étaient violettes. Or nous parlions souvent, à Mogador, avec mon mari et Koeberlé de la fameuse pourpre de Gétules pour laquelle les Romains avaient installé dans l’île des « fabriques ». On ne savait pas comment la teinture était fabriquée. Et voilà que ces femmes d’Agadir nous apportaient la solution de l’énigme ! Je me souviens que nous avons mis quelques coquillages brisés dans un tissu de coton blanc qui a toujours gardé la couleur...Il y avait, dans le coquillage, une glande jaune au moment où on la recueillait en cassant la coquille. Puis la couleur changeait au soleil et devenait verdâtre, puis violette, plus précisément « pourpre »....Nous avons apporté quelques coquillages vivants à Mogador, nous les avons déposé dans les rochers à la « plage de Safi » pour essayer de les faire reproduire. Mais le sable les a recouvert. Or sur cette même plage, nous avons trouvé des coquillages pour être précis, les purpurae haemastomae, vides avec un trou dans la coquille. C’est par cet article qu’on extrait la précieuse glande. On pourrait probablement en trouver encore aujourd’hui au même endroit. Nous en avons fait identifier, à Paris au Muséum, les résultats ont été probants.

 

Le site de l’île comme lieu de fouilles a été trouvé on l’a vu, par hasard alors qu’on y cherchait des silex taillés...Le succès de cette recherche devrait inciter nos archéologues marocains à rechercher d’autres traces d’antiquité sur le littoral. » Concluait Georges qui ne croyait pas si bien dire, puisque récemment encore, des marins ont pris dans leurs fillets , deux amphores antiques, tout à fait intactes, recouvertes seulement d’algues et de coquillages...

Lors de ses séjours à Essaouira, Georges aimait souvent se rendre à ce borj el baroud lieu de ralliement du mouvement hippie dans le sillage duquel il avait découvert pour la première fois Essaouira en 1968 avec le Living Théâtre :

« 19 h 30. La sirène du ramadan a hurlé, ce soir pour la première fois. Il fait presque nuit. Tristesse maintenant sur la ville déserte. Je retrouve l’angoisse de l’année dernière. Les lumières de la rue s’allument lentement....Le soleil s’est levé tard ce matin. Il faisait froid, un petit vent mauvais courait sur la plage, au ras du sable, jusqu’aux grandes dunes qui entourent, là-bas, le borj el baroud. Il m’a semblé tout à l’heure que j’allais enfin me décider à écrire le récit chronologique de mon enfance, puis de ma jeunesse, jusqu’à mon départ définitif d’Arbus et mon installation à Paris. J’ai cru que j’avais retrouver le courage nécessaire pour me lever à des heures fixes et travailler. J’étais convaincu que ce moment tant attendu était enfin arrivé, après une longue attente. La chaleur de l’été est enfin revenue. J’ai retrouvé ma chambre d’autrefois inondée de soleil tout le jour. Je peux contempler le mouvement incessant des bateaux dans la baie, et dans le port. Hier j’avais décidé d’écrire le récit de mon enfance. Mais je ne trouve que des bribes de souvenirs. Je ne sais comment les souvenirs arrivent à ce moment-là, ni pourquoi tel souvenir plutôt que tel autre...La journée sera chaude comme hier, j’irai à la plage, je marcherai jusqu’au borj el baroud, j’irai m’étendre dans les dunes. Je reprends goût à la vie. Je n’ai plus envie de travailler, je dois faire un assez grand effort pour écrire seulement quelques lignes chaque jour. »

De cette période hippie où Georges encore dans la force de l’âge est arrivé à Essaouira avec sa pipe et ses fréquentations assidues à Bijou-bar, restent des réminiscences : « L’autre jour, j’avais fumé un peu d’herbe, assez pour ne pas tenir debout tout à fait. Je me suis allongé sur une banquette au café hippie, et Majid, qu’ils appellent Speed, m’a interpellé ; je l’ai regardé, et j’ai vu en même temps, sous le masque de son rire, un autre visage, plus sombre, fermé, immensément triste, comme on voit chez les Grecs, le masque des rires avec le masque des pleurs. Et cet autre visage qui est toujours derrière les mouvements de la vie, c’est déjà, j’en suis persuadé, le visage de notre mort.

- Et si tu mourrais maintenant, dit Mourad. Si tu devais dire ce que tu regrettes de n’avoir pas fait dans ta vie, qu’est-ce que tu pourrais répondre ?

J’ai répondu que je n’avais pas de réponse. J’en avais une pourtant : que mon seul regret serait d’avoir manqué ma vie à force de penser à la mort, de n’avoir pas vécu chaque instant de ma vie comme un moment possible de bonheur. »

Pourtant nous avons connu des moments de bonheur, au printemps des Regraga, lors de nos dérives communes à la vallée d’ Aïn Lahjar (la source de pierre). C’est là qu’on avait découvert ensemble, lui et moi, « la fiancée pétrifiée » du Sahel, et le concept de faïd comme débordement de l’eau et de la baraka. Un jour on est même partis ensemble, en autocar jusqu’à la vallée heureuse de Tlit, entre le mont Tama et le mont Amsiten, en pays Haha, pour enquêter sur le chant des moissonneurs. Mon oncle maternel nous reçu alors avec le cérémoniel du thé, avec des amandes, et des galettes de seigle, à tremper dans l’huile d’argan et le miel de thym . Mon oncle maternel disait alors à ce Béarnais que je croyais parisien et qui a toujours gardé une âme paysanne lui venant de son enfance passée dans ces « Pyrénées-Atlantiques », comme on les appelle si joliment en France. Mon oncle donc disait à Georges   :

« Le poète et la hotte sont semblables, personne n’en veut

s’il n’y a pas de pluie et donc de récolte. ».

Et Georges qui avait aidé jadis son père à la scierie dans la forêt béarnaise comprenait parfaitement ce langage et en avait même la nostalgie. En lisant maintenant son Autobiographe, je comprends à quel point son intérêt pour notre culture était sincère, car tant d’affinités électives reliaient secrètement les traits culturels de son Béarn natal au mouillage d’Amogdoul où chaque été il jetait l’ancre pour écrire : « Dans le temps du carnaval, entre le premier de l’an et Mardi-gras, nous allions danser chaque dimanche dans le quiller de l’estanguet, sur la terre battue. Les musiciens s’installaient sur un petit balcon de planches, pour jouer des marches et des javas, avec quelques guigues et quelques sauts basques. D’autres souvenirs reviennent : le jardin de l’école, les grilles rouillées du portail. Un phono avec des disques ébréchés dans un placard. Ce vieux phonographe, posé sur une petite table dans la salle à manger de ma grand-mère, remplaçait un phonographe plus ancien muni d’un grand haut-parleur en entonnoir qui traînait dans le grenier au milieu des toiles d’araignées. »


De là, me semble-t-il, sa passion pour le carnaval d’Essaouira, cette compétition chantée, ce charivari, qui opposait jadis, à chaque Nouvel An, les deux clans de la ville et surtout le couplet du rzoun de l’Achoura relatif au phonographe :

« Permettez-moi donc d’avouer

Les soucis qui m’oppressent

Et si je meurs, que personne ne me pleure

Mais quel est votre chef ô Chebanate ?

Osman à la tête bossue

Et à la bedaine serrée d’une cordelette ?

Et qui est votre chef Ô Béni Antar ?

Ali Warsas traînant au port son chien

Éternellement sur son âne ?

Pourquoi donc avez-vous remplacé,

Les chanteurs du malhoun par le phonographe ? »

C’est lui qui, le premier, par ses nombreux articles, avait vulgarisé l’idée selon laquelle « Essaouira est la ville des Gnaoua ». Il avait longtemps enquêté sur leurs rites de possession, sur ceux des gens de l’ombre, ces Hamadcha et ces Aïssaoua, ces musique sacrées auxquelles on avait consacré tout le colloque du premier festival et dont les actes ont été publiés dans le deuxième numéro de la revue  Transit de Paris-VIII, tandis que le premier numéro avait été consacré aux chants profanes intitulés  Paroles d’Essaouira.

Le spectateur du rite nocturne de possession, fasciné par ce « spectacle » de transe « habitée », est avant tout sensible au jeu musical de ses animateurs. Il est tenté alors, de conclure que chez les Gnaoua, ce sont les musiciens qui sont les maîtres du jeu. En réalité nous dit Georges Lapassade, ici, comme dans tous les rites de possession, la gestion de la situation est assurée par les prêtresses du culte. Et ici comme ailleurs, les femmes, parce qu’elles sont tenues en marge de la religion des hommes, se sont donné secrètement une autre « religion » : la religion des femmes.

Là encore, afin d’expliquer son intérêt pour les ethnométhodes de guérison par l’induction de transe, on retrouve cette lointaine empreinte de la prime enfance : « Ma grand-mère savait tirer les cartes et j’ai été incité par son exemple, lorsque j’avais douze ans, à m’initier à la cartomancie et même à la pratiquer. Cela créait une atmosphère, et je peux ainsi aujourd’hui comprendre assez facilement les croyances des gens, au Brésil et au Maroc, autour des pratiques de la voyance et de la possession. Mon initiation précoce a déterminé mon intérêt persistant pour les pratiques ésotériques. »

Au mois de mai 1986 sous le titre « voyage au pays de la magie : Talisman et divination à Essaouira », il publie à SINDBAD,les résultats d’une enquête qu’il avait mené avec Boujamaâ Lakhdar sur la magie: Après l’enquête chez les tolba sur la talismanique et ses sources livresques (les livres jaunes de la magie, élaborés et publiés au moyen âge, inspirés d’une grande tradition occulte, El Bouni et Damyati pour le monde arabo-musulman, au 12ème siècle, et AGRIPPA d’Aubigné pour le monde occidental, au 16ème siècle) ils ont procédé à une autre enquête sur les traditions orales de divination chez les choufate :

« Notre promenade éthnologique à Essaouira à la recherche des pratiques magiques s’est effectuée à plusieurs niveaux et en plusieurs étapes : on a d’abord inventorié quelques liasses de documents de tolba existant au Musée. On a ensuite procédé à une enquête auprès de quelques tolba en exercice auxquels on a demandé de fabriquer des herz et de parler de leurs pratiques. On a enfin rencontré quelques voyantes..Contrairement aux taleb, les voyantes en tant que femmes ne peuvent pas se rattacher aux « textes » ni utiliser l’écriture pour fabriquer des talismans. Les femmes qui fabriquent des objets magiques, kammoussa, ne sont pas appelées voyante mais saharate (sorcières). Les voyantes ne fabriquent pas d’objets magiques. Elle pratique surtout la devination et elles ont un rôle thérapeutique. Elles trouvent souvent leur vocation à travers une maladie (possession) et elles entrent en transe pour faire leur divination. »

Dix ans plus tard, en 1996, la dernière enquête de Georges à Essaouira a porté sur les talaâ, ces voyantes médiumniques, ces prêtresses des Gnaoua qui pratiquent la divination en état de transe.

Entre Essaouira et Pau, les Pyrénées-Atlantiques et le Haut-Atlas occidental, ces mêmes saveurs sont transversales à l’écriture, à la mort et à la nostalgie des origines : «  Tout à l’heure on égorgeait des poulets dans la rue, près de Bab Doukkala. Le sang coulait dans les seaux, il débordait sur le trottoir. Au milieu de la cour intérieure du sanctuaire des poules rouges égorgées baignaient dans le sang. Je ne me suis pas attardé. J’ai regardé juste en passant, je supportais mal ce spectacle. Et soudain, alors que j’écris ces lignes, un souvenir me revient : je suis étendu sur la table de la salle à manger transformée en salle d’opération, j’ai onze ans, je hurle, on recoud des chairs à vif. L’année suivante, on m’opère d’un phimosis, mais cette fois c’est à Pau, dans une clinique. C’est à ce moment-là que j’ai été blessé pour la vie, livré à l’angoisse et à la peur de la mort. Lorsque ma mère est morte, j’ai refusé de la voir, comme l’exige la coutume. J’ai retenu mes larmes pendant l’enterrement ; c’était une journée froide de février, avec un soleil pâle sur la neige. La veille de l’enterrement, je me suis enfermé dans ma chambre, chez ma grand-mère, et j’ai écrit pour ne pas y penser. Après l’enterrement, j’ai marché dans la plaine, dans les salines, au milieu des arbres morts de l’hiver. J’ai marché dans nos champs, j’enfonçais mes souliers dans notre terre noire. Et, là, j’ai pleuré, parce que j’étais seul. »

Cette angoisse du départ, qui préfigure d’une manière symbolique, ce départ pour toujours qu’est la mort, Georges l’a toujours ressenti à chaque fois qu’il devait quitter Essaouira pour se rendre à Paris à la fin de l’été, comme une mort symbolique et une nouvelle naissance : la fin de l’écriture d’été et la naissance d’une nouvelle oeuvre.

C’est en cette période de « transition » et de « transit » que nous envoyons pour publication nos articles sur « la musique comme fait social », « le mouvement folk de Nass El Ghiouane », « l’empire des signes », « les marqueteurs d’Essaouira », ou « le printemps des Regraga ». Il s’agissait de défendre la vitalité de la culture populaire contre la muséification qui la guette. Dans ces articles Georges s’élevait contre ce qu’il appelait la folklorisation qui est à ses yeux une muséification de la vie : Comme dans un musée, on a une espèce d’épouvantail à moineaux à la place d’un être vivant qui portait jadis un costume. De la même manière la musique locale est dévitalisée par sa folklorisation.

Le Musée ethnographique des traditions populaires d’Essaouira, que dirigeait alors feu Boujamaâ Lakhdar était transformé par Georges en un département d’ethnographie et, en même temps, en un lieu de rencontres culturelles intense. Cette hyperactivité intellectuelle, symbolisée par le cliquetis incessant de sa machine à écrire, qui emplissait la voûte du musée du matin au soir, suscitait des admirations envieuses par sa vitalité créatrice, faisait oublier à Georges pour un temps son angoisse native du départ vers cet ailleurs qui peut être la mort. Mais dés que l’heure du départ effectif s’approche, la fébrilité resurgit à nouveau de sa tanière et ressaisit sa personne comme un djinn possesseur de l’écriture : «Je ne peux rien contre l’angoisse du départ, contre cette souffrance que je traînerai avec moi probablement aussi longtemps que j’écrirai... La nuit sera chaude. Un vent léger secoue les palmiers devant l’hôtel. Mais le grand arbre reste immobile. Seule l’étoile du berger brûle au milieu du ciel. Une musique lointaine troue le silence. L’été va mourir, peut-être cette nuit. Mais je voudrais qu’il s’éternise. Qu’importe les livre si rien ne peut empêcher la mort de l’été. Mes étés sont comptés déjà. Tout ce qui me le rappelle, tous ces signes accroissent ma douleur. Mais le commencement de l’été ramène chaque année l’illusion que la vie recommence... »

Lapassade poursuivait : « La fin de l’été approche. Je pourrai maintenant retourner à Paris, et puis peut-être retourner à Pau et, là, me mettre vraiment au travail. Je repasserai par tous les lieux où j’ai vécu quand j’étais enfant, j’interrogerais Lalie, la sœur de ma mère, elle se souvient de tout, elle aime raconter des histoires. Il suffira ensuite de transcrire – et mon livre sera fait, il se fera tout seul. Ce matin, je n’ai même pas le courage d’aller jusqu’au marché, je n’achèterai pas les légumes pour préparer mon repas de midi...

Guy, ce soir, va m’aider, comme l’année dernière, à quitter cette ville. Arrive Boujamaa. Il est inquiet, il s’interroge :

- Mais qu’est-ce que tu as fait pendant ces deux jours, personne ne t’a rencontré dans la ville.

- Rien. J’ai un peu écrit, quelques pages seulement. Et puis j’ai attendu Guy. Demain, nous partirons ensemble.

Maintenant le temps est gris avec, par intermittence, un soleil pâle :

- Ça sent l’hiver, dit Boujamaa, il est temps de partir.

Je suis rentré à l’hôtel tout à l’heure. J’ai mis dans des sacs en papier le camping-gaz, les verres, les assiettes et j’ai tout laissé à Fatima. Elle gardera mes affaires jusqu’à mon retour. J’ai payé ma dernière note d’hôtel. J’ai dédicacé à Kamal un exemplaire de L’essai sur la transe. Je suis allé au café glacier pour le dernier adieu à Saïd. Les oiseaux volent plus vite dans le ciel, comme des nuées de cendre emportées par le vent. Neige blanche des mouettes autour d’un sardinier qui rentre au port. Les contrevents de l’hôtel claquent contre les murs. Les départs me dépriment toujours. Je vais partir. Je vais laisser ici ceux que j’aime. »

Quand on s’éloigne d’Essaouira, c’est toujours sous forme de mouette qu’on la retrouve ! Leur envol au crépuscule, leur envol au ras des vagues et au-dessus des mâts, sont la réincarnation des légendes et des mythologies marines , comme le souligne si bien Moubarek Raji, le jeune poète arabophone contemporain de la ville :

 

« Les mouettes sont des vagues qui prennent leur envol

Et les vagues, des mouettes qui grondent

Quand on brise une vague

Une aile vous pénètre profondément

Et quand on brise une aile

Une vague vous pénètre profondément

Ecoutez les trois mouettes briser leurs oeufs

Comme si la mer surgissait du sable pour la première fois

Avec comme notes musicales : l’éclosion d’œufs de mouettes »

 

Pour ce poète comme pour le magicien de la terre qu’était Boujamaâ Lakhdar, une mouette n’est pas une mouette, elle est pour l’artiste peintre le symbole même de la ville. Le dernier tableau peint par Boujamaâ Lakhdar, avant sa disparition en 1989, représentait une mouette fantastique portant sur ses ailes les signes et les symboles magiques de la ville. Georges Lapassade était l’une des figures emblématiques de la ville, l’un de ses principaux auteurs, son regard fut un limpide miroir pour la mémoire de la ville. Un de ces oiseaux marins au regard perçant survolant les rivages de pourpre. C’est toujours sous la forme d’une mouette que nous rendent visite nos chers disparus.

L’un des enseignements fondamentaux que j’ai reçus de Georges Lapassade, en menant ensemble notre enquête sur  la parole d’Essaouira au début des années 1980, c’est non seulement l’obligation de tenir une sorte de compte-rendu sur les apprentissages de chaque jour, mais surtout la vertu pédagogique du  compte-rendu : au retour de mon pèlerinage chez les Regraga, il venait chaque soir m’écouter ; en lui racontant ce qui s’est passé, je me rendais compte que mon subconscient avait enregistré des faits pertinents à mon insu. Mais sans son écoute attentive, je n’aurais certainement pas produit telle ou telle idée intéressante, comme faire le lien avec la « théorie du don » de Mauss, « l’éternel retour » de Nietzsche, ou « l’observation participante » de Malinowski : on produit autant par soi-même que par l’écoute amicale de l’autre. Comme me le disait si bien mon ami Georges Lapassade : dans ton cerveau et dans le mien, il n’y a que de l’eau ; la véritable étincelle jaillit dans l’interaction entre les deux cerveaux. C’est du dialogue que naît la lumière…J’ai peur qu’avec sa mort ne soit enterrée  la Parole d’Essaouira, qu’il avait su avec talent sortir des limbes de l’oubli.

 

Abdelkader MANA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

21:55 Écrit par elhajthami dans hommage | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : hommage | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

23/11/2009

Les poètes

L'[i]invité du lundi

La secte des diplomates et la race des poètes

Ali Skali et Fatima Abaroudi...Face à Face...

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Le carrefour du livre - que dirige l'animatrice culturelle Mme Marie-Louise BELARBI, dont il faut saluer le dynamisme au passage - a connu la rencontre de deux poètes : lui diplomate de haut rang. Elle, femme au foyer, ex-professeur de littérature, ayant délaissé l'enseignement pour se consacrer à l'écriture. Pour lui, on peut concilier diplomatie et poésie. Pour elle enseigner la littérature des autres et faire la sienne est inconciliable.

Lui, c'est Mr.ALI SKALI homme d'humour spirituel et de modestie qui vient pour la présentation d'une œuvre poétique destinée  au départ à l'intimité et à l'oubli et offerte par hasard aux lumières du grand jour : « Regards » primé par l'académie Française et « Aux gré des sens », dont Maurice Druon dit :

« Ali Skali pourrait bien nous piéger avec son titre « Au gré des sens » et nous faire croire qu'il s'agit de pièces érotiques. Mais non, il joue sur le sens du mot « sens » : bon sens, non- sens, sens interdit, sens dessus-dessous... »

Elle, c'est Fatima Chahid Abaroudi. Elle vient pour nous présenter « Imago », du latin « image ». Poétesse couverte de je ne sait quel halo de noblesse et de modestie qui nous dit : « Je ne suis pas militante féministe -loin de là- mais je suis pour un rapport d'égalité et d'équilibre entre la femme et l'homme pour -comme dirait le poète - « regarder ensemble dans la même direction ».

L'univers diplomatique - dans un monde conflictuel et cynique - donne l'impression d'un enfer climatisé où les monstres froids sont en conciliabule. Apparemment, il n'y a pas de place pour les poètes. Cela veut-il dire pour autant que notre poète est un rossignol au milieu des loups ? Oh, que non ! Disons que c'est un homme d'équilibre qui parvient à réconcilier les exigences du devoir avec  la soif de liberté. Difficile équilibre entre la valise diplomatique et la clé des champs, entre l'homme et la fonction. Mais notre poète est un habile acrobate au sens intellectuel s'entend. La poésie est à la fois délivrance et humanisation de la diplomatie - le monde serait certainement meilleur si tous les diplomates   étaient des poètes. Trêve de comparaison, la poésie est besoin tout court. Les Peuls du Sénégal ne définissent-ils pas la poésie comme étant « les paroles plaisantes au cœur et à l'oreille » ?

Si l'outil linguistique est le Français, le miel des choses nous vient de deux villes millénaires : Taroudant où est née la poétesse et Fès d'où nous vient le poète. Si les branches respirent aux cieux de l'ailleurs le tronc reste enraciné au terroir des ancêtres. Contrairement à notre habitude, d'adopter la formule « INTERVIEW » - un mot d'ailleurs assez barbare, reconnaissons le-  pour une fois, nous avons préféré le dialogue entre deux poètes qui connaissent mieux que nous - quoiqu'ils s'en défendent par « modestie diplomatique » !- l'univers de la poésie et sont à même de nous en dévoiler les mystères. Écoutons-les. Qu'ils nous fassent traverser avec les chevaux sauvages sur les terres nouvelles.

M.Ali Skali : On laisse entendre parfois qu'il ne faut pas prendre au mot le diplomate. Que son « Oui » veut dire « Peut-être » et que quand il dit « Peut-être » cela signifie « Non » et qu'un diplomate ne doit jamais dire « Non » pour se garder toujours une porte de sortie et pouvoir modifier en cas de besoin son attitude initiale. Le diplomate doit se garder de dire toute la vérité qu'il pense. Ce n'est pas mentir par omission, c'est tout simplement atténuer l'effet de ses jugements pour garder toujours le contact avec l'interlocuteur ou l'adversaire. Car la diplomatie est un souci constant de ne pas perdre contact. En revanche la poésie n'est pas une « carrière » ; la poésie « habite » le poète. Elle s'identifie à lui au point qu'on ne peut dissocier facilement l'homme de son œuvre. Le poète est sincère, totalement, éperdument. Pour lui « Oui », c'est « Oui », « Non », c'est « Non ». La poésie, c'est la clé des champs, l'évasion, l'irrationnel et surtout l'imaginaire. Le poète confronte la totalité de son expérience personnelle et l'expérience humaine en général avec la totalité des mots dont il peut disposer. La poésie s'apparente à mon sens à la musique par ses rythmes et son harmonie.

Alors que nous voguions entre la liberté du poète et les contraintes du diplomate ; telle une apparition, la poétesse de feu vint nous rejoindre avec son IMAGO et le dialogue se poursuivit sur le miel des choses aux abords de Taroudant, sur Fès au pied du mont Zalagh, sur les lieux hantés et les moment inoubliables qui font que vous êtes saisi par cette transe de l'écriture, moment de grâce et de création qu'on n'aimerai jamais quitter.

Mme Abaroudi : Ce que nous exprimons n'est pas différent. Nous ne sommes pas des Martiens. Tout simplement la vie, l'amour, la mort avec des optiques différentes féminines et masculines. La poésie, c'est comme chausser des lunettes avec lesquelles on voit le monde transfiguré, c'est une espèce de coup de baguettes magiques avec laquelle on magnifie les objets autour de nous. C'est un regard contemplatif. Le réel autour de nous est chargé de poésie et la poésie ne se limite pas seulement à l'écriture, la création poétique peut toucher tous les domaines, que ce soit l'écriture, l'expression filmique, la danse ou la peinture. Par exemple Van Gogh a peint d'affreux  godillots, qui sont un objet banal et usé. Pourtant à bien y regarder, il en a fait un tableau tout à fait poétique. Victor Hugo a fait du crapaud un superbe passage poétique. Un poète espagnol a écrit tout un recueil sur « le petit âne argenté et moi » et c'est ce recueil qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1956.

M. Ali Skalli : Il n'est pas indifférent au poète d'être sensible aux évènements de notre monde. Au contraire. Aussi bien à la paix qu'à la misère humaine et aux droits de l'homme. Si on est témoins, on ne peut se taire parce qu'un poète où il est sincère ou il ne l'est pas. J'évoque d'ailleurs dans « Aux gré des sens » le problème de Jérusalem :

« Ces enfants égorgés et ces vieillards amputés,

Ces femmes éventrées et ces maisons dynamitées,

C'est pour toi Jérusalem.

Ce peuple décidé à se battre jusqu'à la victoire

Parce qu'il y a une histoire dont il garde la mémoire

C'est pour toi Jérusalem ».

Peuple bafoué, peuple exilé, peuple chassé de ses terres qui endure le pire, le droit est de son côté, la sensibilité humaine est de son côté. Malgré tout cela le peuple palestinien continue à naviguer sur les routes.

Mme A baroudi :  La poésie est plutôt venue à moi. Très tôt. J'ai écris mes premiers poèmes à l'âge de neuf ans et demie. C'était suite à un déchirement que j'ai vécu dans mon enfance. Je suis native de Taroudant, cette ville, que si on enlève les aspects modernes (voitures, poteaux électriques etc.) est une ville moyenâgeuse, qui vit en dehors du temps. Quand j'ai obtenu mon certificat d'étude à 9 ans, j'ai été envoyée comme interne à Rabat. Alors, imaginez une petite fille de neuf ans et demie, partie à Rabat. A l'époque, c'était le bout du monde. Quand mon père m'a laissé à l'internat et que sa silhouette a disparue derrière la vitre de la grande porte d'entrée, j'ai sentie un déchirement très douloureux. J'ai pleuré pendant des jours et des nuits et c'est là que j'ai écris mon premier poème sur la séparation. C'est un poème sur Taroudant, je l'ai écrit dans « imago », mais bien sûr plus amélioré, plus mûr. C'est un déclic causé par la séparation de mes parents et de ma ville :

« Il est au loin une ville brune

Que chante le vent du Sud

D'or et de pourpre, de cuivre et de feu.

Corps tendre de rosier et ceinture d'orangers

Dans une main la plaine, dans l'autre le désert

C'est la vierge fiancée du vent qui passe

Coulez larmes et fleuves

L'aube sera toujours belle sur ma ville

Elle est rêve de pierres entre deux crépuscules

Et le soleil qui allume ses remparts a un autre destin

Elle est beauté sereine à la lisière du silence

Et le vent qui la chante a un autre langage

Coulez larmes et fleuves

L'aube sera toujours belle sur ma ville... »

M. Ali Skalli : La poésie est un exutoire qui me permet d'échapper au quotidien pour me retrouver avec moi - même...Quand j'ai cette feuille blanche j'oublie tout. Même ma femme qui dort à côté. Je suis seul au monde avec cette feuille et ce crayon à la main pour faire quelque chose ; je ne sais quoi ? Une rencontre, un paysage, un mot qui peut parfaitement suggérer bien des choses. C'est une façon de m'endormir en communion avec moi-même. J'écrivais pour mes plaisirs parce que ça me permettait de faire une espèce de mosaïque des mots. Un jour nous recevions un ami qui travaillait à l'organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Je ne sais pas comment on est arrivé à parler de poésie. Mais j'ai refusé à la fin du repas de leur lire ma poésie. J'ai dis à mon ami : « Ce que j'écris ne s'aurait t'intéresser à aucun titre. Il m'a alors demandé : « Est-ce que mon avis ne t'intéresse pas ? ». Là, j'étais piqué au vif. Je lui ai remis alors la liasse de feuilles. Huit mois sont passés. Silence absolu. Un soir le téléphone sonne et cet ami me dit : « Ali ! Tu es assis ? ». Je dis : « Non ». « Alors assieds toi et écoutes-moi, j'ai lu tes poèmes, je les ai beaucoup appréciés, j'ai pris sur moi de les envoyer à un éditeur à Paris ». Je lui ai rappelé que je suis le représentant du Maroc ; ce que j'écris dans ces textes n'est peut-être pas publiable ? Il m'a répondu :  «  écoutes, tu a un roi réputé pour être très large d'esprit ; je suis sûr que quelque soit le texte qui va être publié, eh bien, il sera d'accord avec toi ». « Encore faut-il, lui dis-je, que je lui demande quand même l'autorisation, parce que je ne suis pas seulement un homme mais j'ai aussi un titre. » Et c'est ainsi que j'ai demandé l'autorisation et Sa Majesté dans sa magnanimité et dans sa bonté m'a dit qu'il était fier d'avoir un ambassadeur qui était aussi poète et que je pouvais publier ce que je voulais.  Et c'est comme cela que ce livre est sorti. Ce qui m'a incité à commettre un deuxième livre (éclat de rire). Maurice Rheims, de l'Académie Française, qui m'a fait l'amitié de préfacer « Regards » écrit :

« Un homme écrit...Qu'il prenne garde !...Il suffit parfois d'un simple billet pour en dire long sur lui, bien plus peut-être que le signataire n'aurait désiré le faire, mais si un roman peut révéler la personnalité de l'homme de lettre, ses ambitions, son caractère, ses frustrations, en ces domaines, rien ne vaut la poésie...Et c'est vrai, on est nu pratiquement comme un ver devant son public. Autrement, ce n'est pas de la poésie. On triche et ça ne résonne pas dans l'âme du public. »

Quand on vit loin de son pays, on éprouve la nostalgie pour ce pays :

« si en Amérique les Andes entendent fièrement leur Cordillère, toi mon Maroc à moi, tu porte allègrement ton Atlas en bandoulière ! »(Regards).

Le temps marque. Il marque non seulement les choses autour de nous ; il marque les êtres, hélas, et ceux que l'on aime. Il les marque peut-être d'une façon assez dramatique, puisque souvent, on s'en sépare. C'est la raison pour laquelle la fuite du temps et la mort, je les ressens très douloureusement :

« Tu es parti comme l'effluve d'un parfum,

Comme la rosée du matin qui s'évapore au soleil levant.

Et je suis resté seul,

Abattu, désappointé, médusé, hébété,

L'esprit aux quatre vents ».

Mme Abaroudi : Pour la compréhension de ma dédicace « d'Imago » ; j'ai perdu une fille que je n'ai jamais vu, parce qu'elle est morte à la naissance et c'est à elle que j'ai dédié mon recueil :

« Racontez - moi cet été,

La terre avait-elle son blé ?

Et le ciel ses couleurs quand vint le règne de l'oiseleur ?

Ils venaient de force des haleurs sans mémoire

Ils m'auraient pris tes jours,

Ferme tes yeux, courbe ton corps

Brise la fleur du jour nouveau

Les voleurs d'aube, les voleurs d'eau

Fille promise au cœur du bel été

Colombe trop tôt envolée...

Imago veut dire en latin « image ». Beaucoup de gens connaissant le sang berbère qui coule dans mes veines m'ont demandé si ce n'est pas Aïmago ? Non, le mot est latin. C'est une image affective qu'on se fait de soi-même. Mon regard sur les choses de la vie, sur les choses de l'amour, les grands thèmes du monde. Comme on a un album de photos pour fixer les souvenirs de sa vie, j'ai écris des poèmes à chaque étape importante de ma vie. Et j'ai comme une sorte d'album poétique ; certains je les ai mis dans « imago », d'autres je les garde pour moi-même.

M. Ali Skali : Certains lieux m'ont inspiré, Fès ma ville natale :

« Et c'est l'indicible moment de la prière et du recueillement

Devant ce paysage d'un autre âge

Avec ses oliviers et ses buissons sauvages.

L'on se croirait assurément devant Nazareth, Bethléem ou Jérusalem.

Alors que l'on subit l'envoûtement de Fès, leur grande sœur d'Occident ».

Mon père a vécu une vie assez extraordinaire. Il me plaisait infiniment de l'entendre parler des ces montagnes qu'il a traversées au siècle dernier à dos de mulet. C'était absolument un monde fabuleux qui était resté pour l'enfant que j'étais. Mon père, propriétaire terrien, était mêlé à l'histoire de la région. C'était un homme épris de musique andalouse  et de malhoun. Tichka, c'était une découverte de la beauté de notre pays pour moi et pour mes enfants. Il y a des moments qui vous marquent plus que d'autres, ou tout simplement des arrêts dans la vie qui font que vous sentez le besoin de les marquer par un souvenir : certains prennent des photos, moi, j'écris des poèmes.

Propos recueillis par Abdelkader Mana



[i] Paru à Maroc - Soir du lundi 29 décembre 1986

Le vendredi 12 octobre 2007, l'agence MAP, annonce le décès de l'ancien diplomate et homme de lettres, Moulay Ali Skali "le jeudi, dans une clinique Suisse, des suites d'une longue maladie, annonce le ministère des Affaires étrangères et de la coopération".

 


11:48 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook