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05/11/2009

Un christ arabe

A mon ami Falk Van Gaver j'écris : Je viens de publier sur mon blog ton "Christ arabe". Il fait en effet partie profondément de notre inconscient collectif, comme le montre la légende des Regraga dans cette terre du Maghreb qui avait donné naissance jadis à un berbère dénommé Saint Augustin. Il me semble même l'avoir rencontré une fois: En 1983, faute de logement pour étudiant , on m'avait logé au presbytère du  Tholonet , un petit village situé à deux pas d'Aix en Provence dans la Haute Vallée de l'Arc,.... J'y logeais seul dans une vieille bâtisse de campagne  avec immense cuisine et chambre à coucher à baldaquin aux très hauts plafonds. Un soir d'hiver j'étais comme pris d'une crise mystique et je me suis mis à chanter des auratorios (le fameux samaâ) avec des accents mi-persans , mi-turcs, mi-bosniaques, la patrie de l'Imam Al Bousiri,l'auteur de la fameuse BORDA(tenture du Prophète) qui berça mon enfance au sein des confréries de l'extase... à ce moment là dans la profonde solitude du presbytère, j'ai ressentis dans le noir de la nuit de la solitude et du desespoire, comme le regard de Jésus qui se posait doucement sur moi. J'en tressaillis de tout mon être et j'élevais plus haut mes psaumes sur un ton qui me semble à la fois sincère et beau. Ce soir là, j'avais la conviction de pleurer et de chanter sous son regard...Oui, je me souviens de mon séjour au Tholonet lorsqu'au Vatican il y avait un Polonais...qui fut accueillis quelques années plus tard par le commandeur des croyant- auteur du "génie de la modération"- en cette terre marocaine où on ne pouvait pas faire un pas sans rencontrer un saint juif portant le nom de Sidi Ishak ou Sidi Brahim Ou Aïssa (Abraham et Jésus). Le Maroc est véritablement un carrefour des cultures et des religions. Un pays qui ne pourra jamais être lui-même, hospitalier et tolérant que dans le respect de l'identité spirituelle de l'autre qui est soi-même."Nulle contrainte en religion", "Dieu est amour," me disait inlassablement mon père; sinon rien...A.M.
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Le Tholonet était un des lieux préférés de Cézanne, la terre rouge, la roche grise, le ciel bleu azur sur lequel se détache la montagne Sainte-Victoire offre une palette de couleurs extraordinaires.

Un Christ arabe

Par Falk van Gaver

 

Si la figure du Christ est présente dans l’islam, elle n’est pas celle du Jésus de l’Evangile. Cependant, une nouvelle figure du Christ est apparue dans la culture arabe contemporaine : celle du Christ poétique.

« Celui qui est atteint par cette passion qui s’appelle Jésus ne guérira jamais. » Cette sentence mystique n’est pas le fait d’un poétique franciscain ni d’une carmélite extatique, mais d’un maître soufi médiéval, le célèbre Ibn' Arabi.[1] Jésus, Yihuchua en hébreu, qui signifie « Dieu sauvera », est en effet présent dans l’islam, qui prêche un Christ né de la vierge Marie, reconnaissant en lui le Verbe et l’Esprit de Dieu. Le Coran le mentionne ainsi plus de 15 fois sous le nom d’Aissa et ne lui consacre pas moins de 93 versets. Pour autant, la christologie coranique ne se confond pas avec l’évangélique. Il est certes le Rasul, l’Envoyé, le Messager de Dieu, l’avant-dernier Prophète avant Mahomet. Successeur d’Abraham, Moise et Noé, Serviteur de Dieu (‘Abd Allah), il est chargé de rectifier la Torah par l’Evangile et répandre paix et lumière. « Al-Massih, Aissa Ibn Maryam » : le Messie, Jésus Fils de Marie. Le Jésus du Coran est même le Messie de Dieu. Dans la Sourate Maryam, l’islam admet sa naissance miraculeuse et virginale (versets 16-21), mais Jésus, « Fils de Marie », n’est pas Fils de Dieu (versets 89-95) : l’islam nie sa divinité et jusqu'à sa crucifixion. Dieu par miracle le délivra, un autre fut crucifié à sa place, et il fut enlevé au Ciel, d’où il reviendra sur Terre pour proclamer le Jugement dernier.

Demain, mon Seigneur reviendra

Sa voile est comme un nuage blanc

Aux doigts de l'aurore

Je savais quand il apparaîtrait,

Comment puis-je l'ignorer ?

Ses cordes, moi je les ai tissées,

Mes doigts les ont purifiées,

Et mes larmes les ont lavées

Comment puis-je l'ignorer ?

De retour,

Lorsque de loin,

Il apparaît comme une nuée a l'horizon

Demain, mon Seigneur reviendra

Il reviendra,

Des terres inconnues, derrière Chypre,

L'aimée, derrière Carthagène,

Il me revient.

O quelle joie...

Hier, il était vivant,

L'aube perçait ses yeux.

Portant un cœur, souriant

Aux lumières et aux douceurs

Brandissant son bras,

Frappant la terre de ses deux pieds

Claquant le vent de ses deux joues

Courant,

Ils  disaient qu'il était

Un fleuve bouillant

Ils disaient qu'il était

Sérénité.[2]

Mais s’il est un grand Prophète, c’est surtout la tradition hétérodoxe et mystique de l’islam, le soufisme, que la figure de Jésus inspira : « Certains soufis sont profondément attachés à Jésus. Ils le voient comme un maître, un guide spirituel, un modèle de dépouillement total, un témoin de l’Amour divin, le type idéal de pauvreté spirituelle, d’ascétisme, de douceur. […] Pour le soufi, si l’âme devient assez pure et assez pleine d’amour, elle devient comme Marie et engendre le Messie. »[3] Voilà qui fait penser au superbe et si catholique Angelus Silesius en son Pèlerin chérubinique. Christ prophétique des sourates et des hadiths, Christ mystique des traditions soufies, il reste le Christ coranique sans grand rapport avec le Christ évangélique. Mais le Jésus oriental prendra une nouvelle figure au 20e siècle : celle du Christ poétique des jeunes nations arabes.

Jésus est passé par ici

Et ses yeux s'emplirent de larmes

Et il me dit :

Hier Jésus est passé par ici.

Jésus

Sa croix : deux branches ; olives, florissantes.

Ses yeux : deux étoiles

Son allure : une colombe.

Ses pas : des chants.

Hier il est passé par la

Et le jardin a fleuri

Et les enfants se sont réveillés,

Plus beaux

Et dans les cieux

Les étoiles de la nuit étaient

Comme des cloches,

Comme des croix

Noyées dans mes larmes

Le chagrin était

Notre sentier d'amour et d'oubli.

Notre terre verte,

Dans ses supplices,

Affaiblie par ses blessures,

Elle rêvait de lys

Et de milliers de Jésus

Qui porteront leur croix

Dans l'obscurité des prisons

Et qui seront nombreux

Ils offriront la vie à une postérité,

Qui sèmera de jasmin la terre de Dieu

Et qui enfantera des  héros,

Des révolutionnaires et des saints.[4]

« La poésie arabe est née dans le désert. Elle célèbre le désert, non pas dans sa sécheresse mais dans sa richesse, la solitude qu’il permet autorisant l’homme à rêver, réfléchir, les oasis qu’il abrite étant semblables a autant de paradis sur terre. »[5] La poésie arabe précède l’islam : le prestige des poètes était si grand que l’islam naissant en prit ombrage : « Et quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent. Ne vois-tu pas qu’ils divaguent dans chaque vallée, et qu’ils disent ce qu’ils ne font pas ? » (Sourate Ash-Shuara’a, Les poètes, 224-226) Mais en même temps le Prophète aurait dit dans un hadith : « Servez-vous de la poésie pour éclairer le Coran. » Tour à tour mystique et charnelle, ascétique et érotique, la poésie arabe classique est un splendide monument du patrimoine littéraire de l’humanité. Mais, au tournant du 20e siècle, de même que les occidentales, les lettres orientales font leur révolution. De nombreux mouvements poétiques, dont le plus célèbre reste Al-Diwan, fondé en 1921 en Egypte, introduisent la modernité poétique et littéraire dans l’Orient arabe. Le rôle des Arabes chrétiens, Libanais notamment, y fut décisif, et les influences de Khalil Gibran (1883-1931), l’auteur de Jésus Fils de l’Homme, marqueront un recentrement sur la figure du Christ et son ancrage dans l’héritage évangélique autant que coranique – et ce, qui est important, aussi bien chez les poètes musulmans que chrétiens. Quelques recherches récentes ont éclairé cet aspect méconnu de la république des lettres arabes.[6]

La bienveillance est née avec Jésus

Ainsi que la bravoure et la vie

Avec lui est né le chemin du salut

L'univers s'émerveille du nouveau-né

Le prodige du Christ s'est répandu

Comme s'irradie sur l'existence

La clarté de l'aurore.

Pus de menace,

Plus d'injustice,

Plus de vengeance,

Plus de sabre,

Plus d'invasion,

Plus de sang.

C'est un roi,

Un voisin intime de la terre.[7]

Mais le Jésus des poètes n’est pas non plus celui des Evangélistes : il est le Seigneur des pauvres et des opprimés. Pour le nationalisme arabe, il est une figure de la nation arabe écartelée ou de la Palestine crucifiée. C’est ainsi que Mahmoud Darwish le décrit : « C’est un enfant du pays, il est de Nazareth, en Galilée. Et puis, sa mission est très simple, c’est une mission de paix et de justice. Avec ses paraboles, il parle comme un poète. Le Christ est un état poétique à lui tout seul. Le Christ nous inspire et nous donne du courage. »[8]la Passion du Christ. « Je suis le Christ qui tire en exil sa croix », chantait Al-Sayyab. Cette identification poétique introduit dans la culture arabo-musulmane la figure christique, présence hérétique que de nombreuses voix islamiques condamneront et censureront. La poésie arabe moderne se dresse alors comme un nouvel évangile poétique contre la souffrance et l’injustice, cris de désespoir et de douleur, mais aussi écrits d’amour et de douceur. Parmi les plus beaux chants, il y a ceux des chrétiens Fawzi Maluf (1899-1930), Yusuf Al-Khal (1917-1987), des musulmans Ahmad Shawqi (1868-1932), Abd Al-Wahab Al-Bayati (1926-2000), Badr Shakir Al-Sayyab (1926-1964), ou Fadwa Tuqan (1917-2003)… Qu’ils soient Egyptiens, Libanais, Irakiens ou Palestiniens, ils expriment tous, avec leur liberté et leurs limites, quelque chose de l’insondable mystère du Christ. Mais, plutôt que de gloser davantage, laissons parler ces voix magnifiques qui chantent un autre Jésus, ni coranique ni évangélique, mais arabe et poétique. Le rêve brisé d’une nation arabe laïque et la défaite de 1967 ont plongé les poètes, « nouveaux prophètes », dans le doute et le deuil. Ils identifient le « martyre » de leur peuple et d’eux-mêmes à

Mon cœur est le soleil

Quand il s'ébroue de lumière.

Mon cœur est la terre frémissante de blé,

Des fleurs et de l'eau claire.

Mon cœur est l'eau, mon cœur est l'épi

Sa mort est résurrection

Il vit à travers ceux qui mangent.

Il vit dans la pâte qui s'arrondit,

Comme le sein de la vie.

Je suis mort par le feu :

De mon argile, j'ai brûlé l'obscurité.

Dieu seul est resté.

Je fus un commencement.

Et au commencement étais pauvre.

Je suis mort pour qu'on mange

Le pain en mon nom,

Qu'on me sème en la saison.

Combien de vies dois-je vivre ?

Dans chaque brèche, je deviens le futur,

Je deviens une graine,

Génération d'entre les hommes

Je deviens.

Et a chaque cœur d'hommes,

Je donne une goutte de mon  sang,

D'une goutte, une parcelle.[9]

Falk van Gaver



[1] Les Illuminations de La Mecque, Albin Michel, 1997

[2] Le Retour, Yusuf al-Khal (Liban, 1917-1987)

[3] Faouzi Skali, Jésus dans la tradition soufie, Albin Michel, 2004

[4] Le Christ fidele (extrait), Abd al-Wahab al-Bayati (Irak, 1926-2000)

[5] René Khawam, La Poésie arabe, Phébus, 2000

[6] Chiheb Dghim, Jésus dans la poésie arabe chrétienne et musulmane, Editions de Paris, 2007

[7] Le prodige du Christ, Ahmad Shawqi (Egypte, 1868-1932)

[8] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul Dieu, entretien in Libération, 10 mai 2003

[9] Le Christ après la Crucifixion (extrait), B'adr Shakir As-Sayab (Irak, 1926-1964)


21:34 Écrit par elhajthami dans religion | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

24/10/2009

Les Regraga vingt ans après

Les Regraga vingt ans après...




Par Abdelkader Mana


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Dans son « Mounqîd min adhalâl », Al Ghazâlî déclarait : « En tout temps il existe des hommes qui tendent à Dieu, et que Dieu n’en sèvrera pas le monde, car ils sont les piquets de la tente terrestre ; car c’est leur bénédiction qui attire la miséricorde divine sur les peuples de la terre. Et le Prophète l’a dit : c’est grâce à eux qu’il pleut, grâce à eux que l’on récolte, eux, les saints, dont ont été les Sept Dormants ».

Une fois à Had Dra, en pays chiadmî, je décide de me rendre à pied, à Akermoud qui se trouve à 30 kilomètres de là. Une piste mène au figuier sacré qui se trouve à moins de deux kilomètres à gauche, en allant vers Akermoud. Au douar dénommé Tiguemmi- Jou , l’épicier du coin m’offre du petit-lait pour me désaltérer. Je lui fais remarquer que son village porte un nom berbère, en plein pays arabophone chiadmî.

- Beaucoup de mots berbères sont encore en usage dans ce pays, me répondit-il.
- Y a-t-il ici un arbre sacré ?
- Oui, une zebbouza (olivier sauvage).
- Où ?
- Là, près du cimetière où les gens se frottent le dos, pour alléger leurs os.

Les cimetières sont les seuls endroits où les arbres sacrés et les plantes médicinales ont la chance d’être conservés et de croître indéfiniment. Ainsi, non loin de la saline de Lalla Chafia clé du périple des Regraga sept fœtus sont enterrés à l’ombre de palmiers nains. Ils ont l’allure de vrais palmiers, sauvegardés qu’ils sont par l’enceinte sacrée du cimetière aux sept fœtus.

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À Talla, dont l’assise territoriale se prolonge jusqu’à Sidi Bouzerktoun en bordure de mer, on me montre l’olivier sauvage dans un coin du cimetière, où sont enterrés les gens du village Tiguemmi- Jou. On appelle cet olivier sauvage « la sainte protectrice du cimetière ».C’est dans cette nature magnifique et sous un arbre sacré de cette région, qu’à l’aube de ce printemps, j’aurais aimé enterrer la dépouille de mon père et non pas dans un cimetière anonyme de Casablanca… Pardonnez-nous, père ! Pardonnez-nous, père ! Et c’est maintenant que je réalise ce que signifie l’irréversibilité du temps et des événements qui s’y déroulent…
On est à vingt-quatre kilomètres d’Akermoud au tout début d’ Aïn – Lahjar (la source de pierre), avec un gros village à ma droite, au milieu duquel se trouve la coupole de Sidi Ben Rahmoun (le saint patron de la miséricorde en quelque sorte). Je ne crois pas qu’il fasse partie du circuit de pèlerinage des Regraga. Mais certains pèlerins - tourneurs y font escale juste avant d’escalader la montagne de fer. Il y a par ici, de gigantesques caroubiers et de très beaux palmiers. J’ai l’impression de me promener dans le jardin d’Eden où coule une eau douce et bénéfique. Une balade qui pourrait bien être un remède pour les blessures de l’âme. Mon père aimait beaucoup marcher de la sorte, au printemps renaissant. Il y puisait une énergie vitale, le renouveau physique et spirituel. Se réchauffer le cœur et le corps au soleil. Partout les frais feuillages luisent sous le paisible soleil d’hiver.
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C’est dans ce pays d’Aïn Lahjar, où enfant je suis monté sur une chamelle blanche avec le fils de notre voisine lalla ghzala, que s’est établi selon la légende l’un des quatre ancêtres éponymes des Regraga. , comme l’attestent les carnets d’un lieutenant d’El Mansour, qui portent la date de 988-1580 :

« Nos seigneurs les Regraga appelés Hawâriyyûn,sont des marabouts dont le plus grand nombre est chez les Haha. Nos seigneurs les Regraga – que Dieu les favorise- sont les descendants des apôtres mentionnés, dans le livre de Dieu. Ils sont venus du pays des Andalous. Ils étaient quatre hommes, et c’était au temps du paganisme. Ils s’établirent au lieu dit Kouz, au bord de l’oued Tensift. Les gens leur firent bon accueil. Ils habitèrent là longtemps et y bâtirent une mosquée qu’on appela la mosquée des apôtres (Masdjid al- Hawâriyyûn). De là ils se dispersèrent. Les quatre firent souche et c’était : Amejji, Alqama, Ardoun et Artoun. Ils habitèrent : Amijji, à Kouz. Alqama, à Tafetacht. Ardoun, à Sekiat et Mrameur. Artoun à Aïn Lahjar. Puis ils apprirent la nouvelle de la venue du Prophète – sur lui la prière et le salut –et de son message. Ils allèrent à lui et ils étaient sept hommes. Ils reçurent du Prophète une grande baraka. Et on raconte qu’il y aura toujours parmi eux sept saints jusqu’au jour du jugement... »
C’est à l’étape de Marzoug, le 15 avril 1984, que j’ai rencontré pour la première fois le réçit de cette légende en plus élaboré. Je notais alors dans mon journal de route :
« Je retrouve au crépuscule « l’homme-médecine » sur la terrasse de la mosquée. Il sort de sa choukara un exemplaire de l’Ifriquiya. Comme il refuse de me le confier, je me mets à la recopier à la lumière de sa torche. Au bout d’un instant, l’éclairage n’encadre plus la feuille blanche où j’écris : l’homme somnole déjà comme un enfant ; le dormant éclaire la feuille qui parle justement des sept dormants !
Bientôt le fquih de la zaouia de Marzoug nous rejoint. Il me donne quant à lui une version originale du mythe fondateur : « A l’origine, les Regraga sont venus d’Arabie ; ils étaient quatre : Ardoun, Artoun, Majji et Alkama, leurs tombeaux sont célèbres au pays Chiadmî. Ardoun se trouve dans la tribu Njoumes (étoiles), Artoun à Aïn Lahjar(source de pierres), Majji à Korimat et Alkama à Tafetacht.De ces quatre ancêtres sont nées les trois taïfa conquérantes du Maroc, Regraga, Sanhaja et Béni Dghough, qui ont donné naissance aux sept saints Regraga. Les quatre premiers venus d’Orient se sont mariés avec des femmes berbères. Ce sont les Hawâriyyûn (apôtre) du Prophète d’Allah, Aïssa (Jésus), la paix soit sur lui. Ils ont participé à la table servie qu’il a fait descendre sur eux. Certains lieux portent d’ailleurs leurs noms telle la mosquée des apôtres, Hawâriyyûn, près d’Akermoud. Les sept saints se trouvent dans le Sous extrême, à Marrakech, dans la région d’Asilah et à Tétouan. Ils sont tous oubliés sauf ceux des Regraga. Au temps de Moulay Ismaïl, on a failli exterminer leurs descendants.On leur a imposé la corvée de chaux et de genêt pour la construction des remparts de Meknès.Ils ont attendu avec leurs charges à l’extérieur de la ville. Mais le sultan les avait dédaignés. Au bout de huit jours, les ânes sont devenus des lions, la chaux s’est transformée en flammes et les gerbes de genêts se sont métamorphosées en vipères. Lorsque le sultan a eu vent de leur prodige, il leur a dit : « Rentrez chez vous ! »
Puis il ajoute : « Youssef Ibn Tachfine a eu également recourt à la taïfa des Regraga pour conquérir le pays Haha et ses environs. »

Le lettré qui parle ainsi est un homme cultivé ; pour lui, ceux qui font le Daour sont des « frustes et des ignorants ». Il m’introduit dans une pièce rustique ; sur un pupitre à même le sol, de vieux livres de théologie, jaunis par le temps. En guise de conclusion il me dit : « On m’a rapporté que vous avez dressé la carte du Daour avec, au centre, le sultan des Regraga : j’aimerai avoir un exemplaire de votre livre lorsqu’il sera terminé. »

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Sur la trace de la fiancee de l eau et des gens de la caverne

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Porteurs d eau des  Regraga


Pour la première fois, je dors à la belle étoile au sein même de la khaïma sacrée. La plaine lune qui tantôt disparaît, tantôt apparaît derrière les nuages mouvants, éclaire les buissons et les champs d’une poésie mystérieuse.
Le Retnani, ce solide gaillard qui a effectué le pèlerinage quarante-sept printemps de suite, dit sur le ton de la moquerie : « il faut que le Regragui compte sur son porte-monnaie lorsqu’il parviendra en pays berbère : le berbère lui donne un œuf et lui demande de bénir la vache, la poule et la grand-mère ! »
« La patience est la maîtresse des hommes, dit philosophiquement le vieux chamelier en lissant sa barbe blanche. Puis il ajoute : il y a parmi les berbères des hommes cappables de néttoyer les dents d’une vipère ! »
Le moqadam de la khaïma sort de sa reserve habituelle et commence à imiter théâtralement le bégaiement d’un personnage comique. Puis la conversation tourne à la critique de la répartition des offrandes :
« Il faut que nous soyons payés plus que les autres, car nous sommes les pilliers de la khaïma ; toi-même, moqadem, tu devrais prendre la part d’une zaouia ; tu es notre véritable moqadem, l’autre on l’ignore.
- Je ne peux pas prendre la part d’une zaouia et ceux d’Essaouira – allusion au nouveau moqadem citadin – me contrôlent sévèrement. Le moindre sou est enregistré, on partage suivant la règle. »
On fait maintenant allusion au conflit qui a éclaté entre la zaouia de Sidi Boulaâlam et celle de Sidi Hammou Hsein. Habituellement, cette dernière percevait le vingtième de la ziara, mais comme elle a réclamé une parcelle de terre, celle de Sidi Boulaâlam lui renie cette part. là-dessus l’homme-médecine donne son avis bien arrêté : « Tu manges ton blé et tu convoite mon aire à battre ? Deux personnes ne peuvent prétendre hériter d’une seule part ! »
Le moqadem de la khaïma : « J’ai discuté hier de ce litige avec le grand moqadem, qui nous a conseillé de réunir les vieux de chaque zaouia à la fin du daour. Ils sont les seuls habilités à trancher cette question. »
Après une prise de tabac, il poursuit sur un autre registre : « J’ai un fils enseignant à Casablanca ; je sais qu’il ne croit pas en Dieu parce que la tête lui a tourné à cause de la philosophie. »
Ayant fait cette remarque sur les jeunes qui ne croient plus en Dieu et encore moins en ses saints, il dit à ses compagnons : « Boulaâlam, Marzoug, et Sekyat sont trois zaouia de l’époque Almoravide ; les autres existent depuis l’époque de Jésus. »
...Je sens l’odeur de l’huile d’argan :
1 Est-ce qu’il y a de l’huile d’argan dans ce pays ?
2 Mais c’est le pays de l’arganier. » me répond-on »


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Marzoug, 6 heures du matin, le 16 avril 1984

Ciel brumeux, village encore endormi. Mais déjà, on entend de toute part chants d’oiseaux, répliques joyeuses, d’une branche à l’autre, d’un arbre à l’autre, d’un champ à l’autre.
Je me dirige vers la boutique encastrée au flanc de la montagne pour acheter de quoi laver mon turban et ma farajia déjà pleine de poussière. Le commerçant dont la rondeur est encore soulignée par sa fine barbe blanche me dit : « Avez-vous écrit qu’on a découvert hier un chameau chargé de vin ? »
Tout le monde me prend pour le scribe du daour. Je ne réponds rien, n’osant lui dire que je tiens autant à la liberté des autres qu’à la mienne ; avec son air de théologien, il m’aurait pris pour un individu dont la religion n’est pas bien arrêtée ; le commerçant ajoute :
«Quelqu’un croit que vous êtes l’instituteur de Taourirt».Curieux, Taourirt a toujours été pour moi « la colline au trésor ».
« A l’époque coloniale, poursuit le commerçant, nous n’avons jamais vu le contrôleur. Le dernier contrôleur qui nous rendit visite, dés qu’il s’est penché sur le village d’en haut de la colline, a glissé sur la pente et s’est fait une fracture ! Ici, on est complètement coupé du monde. Avant-hier, ayant l’occasion d’avoir en main un transistor, j’ai pu saisir quelques bribes d’informations : « Sa Majesté a désigné un nouveau gouvernement ». Puis silence ».


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Sur la trace des pelerins tourneurs du printemps

Les pèlerins se purifient près du puits ; que de poussière ! Malgré sa barbe blanche et sa bedaine socratique, le conteur qui fait office de « conseiller de la fiancée nue » foule allègrement au pied sa djellabah mouillée sur une dalle de pierre lisse. Près du puit ombragé de lauriers roses, tel un boa, son immense turban sèche déjà sur l’enclos d’épines grises.

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C’est un fin connaisseur de malhûn, pour avoir parcouru le pays de long en large depuis 1930. Pour lui, en matière de tradition orale : « Le crâne du disciple sans maître est vide ». Il me serre amicalement la main pour m’empêcher de prendre note en me disant : « Le voleur de rimes mérite que je lui arrache les dents ! »

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Un paysan fruste nous raconte qu’au temps du Gazouzi – l’autocar qui fonctionne au charbon de bois durant la seconde guerre mondiale – les Français astreignaient les paysans à la corvée de charbon et à fournir du bétail pour l’armée. La corvée était aussi le fait des grands caïds : « L’eau de ce puit est tellement bonne que le caïd El Hajji contraignait les fellahs à lui en rapporter des gargoulettes sur leurs chameaux. L’eau de sa tribu du Sahel est salée à cause de la proximité de la mer ».

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Allégé de mes propres poussières, je reviens au village. Deux chameaux sont cabrés devant une tente pleine de mendiants. On se lance des blagues.
« Les gens ont besoin d’une horloge pour se réveiller, quant à nous, c’est lui (en désignant un ami) notre « réveil » puisqu’il se met à tousser dés l’aube ».(éclat de rire).

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Dés que l’hilarité de l’homme est calmée je le questionne : « J’ai entendu parler d’une pratique assez curieuse : la vente aux enchères anticipées... » Du tac au tac, il me répond : « C’est la vente du vent ( les zaouia vendent leur part du tribut sur l’élevage avant de l’avoir reçue). Mais elle n’est pas unique : dans certains grands moussems du Nord, les chefs de bandes de voleurs se réunissent à l’aube sous un figuier et procèdent à la vente aux enchères du moussem. Ceux qui ont vendu le moussem ne doivent plus toucher à quoique ce soit, même si le hasard fait qu’un porte-monnaie tombe à leur portée. »

Devant un public attentif, le vieux descendant du sultan des Regraga, égrène les paroles prophétiques du Majdoub :

« Essaouira périra par le déluge
Un vendredi ou un jour de fête,
Marrakech est un tagine brûlant,
Fès, une coupe transparente.... »

En guise de commentaire quelqu’un dit : « On raconte que le Mejdoub était fou. Mais tout ce qu’il disait arrivait. L’œil verra ce que l’oreille entend. On raconte qu’il était fou, mais il voyait avec « l’œil du cœur ». l’œil – la vision du Majdoub – n’est pas simple regard ; il est « l’œil du monde », comme disait Schopenhauer : « le pur connaître »...


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Un second commentateur ajoute : « Au pays Chiadma, il y a ceux qui suivent la moisson des ancêtres et ceux qui la délaissent.... »
Non loin du puit du village, on est invité dans la demeure de l’ex-président de la commune rurale où nous attend le moqadem de la taïfa. Nous avons fini par aborder le litige qui oppose deux des zaouia. La khaïma soutient la zaouia B. alors que la taïfa soutient la zaouia H. Ce litige local révèle en fait l’opposition entre la taïfa (clan de l’Ouest) et la khaïma (clan de l’Est). Curieusement, on assiste à une opposition entre légitimité mythologique et légitimité rituelle : la khaïma, dans sa défense de sa zaouia protégée (B) se fonde sur le mythe (les membres de B sont les descendants de l’un des sept saints). Ils ont donc la priorité parcequ’ils sont antérieurs. Quant à la taïfa, dans la défense de ses protégés (les membres de la zaouia H), elle se fonde sur le rite : ils ont toujours eu une cote-part de la ziara (un vingtième).
On peut infirmer des mythes et des documents mais pas un rite : le fait que des hommes en chair et en os se soient toujours comportés ainsi depuis des générations.

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Nous avons déjà vu la position de la khaïma, voici l’interprétation des faits selon le moqadem de la taïfa :
« Ceux de Sidi Boulaâlam, par taâssoub ( sectarisme tribal), veulent exclurent leur co-héritiers, arguant qu’ils ne sont pas des Regraga d’origine. Cependant, nous avons-nous-mêmes dans notre zaouia, des éléments qui en sont devenus partie intégrante, non par filiation mais par alliance : lorsque les caïds ou les autorités coloniales exigeaient des impôts supplémentaires, la zaouia associait à cette charge d’autres fractions de la population. En contre partie de leur participation, on leur a accordé une part des ziara. C’est probablement ce qui s’est passé dans cette affaire. Il faut prendre en considération la notion juridique de tassarouf (le fait établi par la pratique courante, l’état de fait). Souvent une propriété devient tienne, non sur la base d’un document écrit mais par tassarouf : on peut témoigner que cette propriété vous appartient depuis tant d’années. »

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La taïfa se fonde sur le tassarouf (ici le rite) et la khaïma se fonde sur la sira (biographie des saints d’après l’Ifriquiya). Avec un sourir indulgent, le moqadem de la taïfa me remémore le comportement de l’homme-médecine, qui, en le voyant, a caché le manuscrit qu’il me montrait sous l’eucaliptus près de l’abreuvoir : « Je l’ai remarqué rentrant subrepticement le bout de papier qu’il vous montrait dans sa choukara. Je sais qu’il s’agit simplement d’une photocopie d’un livre qui rapporte le départ des sept saints vers l’Orient.»
C’est tout à fait juste. Comment l’a-t-il su en dépit de la méfiance de l’homme-médecine ? Je ne saurais le dire. Mais les princes ont des espions partout ! Quelle méfiance entre les gens de la khaïma et ceux de la taïfa !

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Cette histoire me rappelle l’épisode du gendarme qui m’avait ordonné : « Donnez-moi vos archives ». Je lui ai donné un calepin vide. Dans ces contrées de tradition orale, faire le passage homérique de l’oral à l’écrit serait-il un crime ?
Parmi les invités, un commerçant donne la ziara et les Regraga le bénissent : « Les opérations de vente et d’achat chez les autres commerçants, mais tout le profit pour vous ! »

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- J’ai aussi des ennemis, leur dit-il.
- Nous voulons qu’ils soient comme les pastèques sur la pente qui, une fois mûres, roulent jusqu’au lit de la rivière ! Nous voulons qu’ils soient comme la jarre fracassée, ni eau, ni débris ! Qu’ils soient dispersés comme les grains de la grenade écrasée !


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El Haj demande qu’on bénisse un parent éloigné : c’est l’envoi de la baraka par télex ! El Haj corrige les noms pour ajuster les tirs de la baraka vers sa cible invisible !
Comme à l’accoutumée, juste avant de partir, on procède à la répartition de la « table ronde », sur la place de la mosquée. La zaouia d’Akermoud reçoit deux grands plats. On m’invite à prendre un peu de barouk. La « fiancée », tel un prince d’Andalousie, observe d’en haut le spectacle. Je la rejoins sur la terrasse. En bas, le moqadem de la khaïma me remarque et ordonne qu’on me serve une offrande entière comme si j’étais à moi seul une zaouia : je soupçonne qu’on me prend pour un marabout déguisé en fquih-journaliste !

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C’est aussi un langage codé : on me reproche d’avoir rallié la taïfa : « Ingrat, est-ce qu’on t’a affamé à la khaïma pour que tu ailles vers la taïfa ! »
Les deux clans cohabitent,mais la rivalité subsiste : ils se complètent dans la rivalité comme l’homme et la femme. Faisant semblant de ne pas avoir saisi la signification du message, la reine de la taïfa me demande :

- Pour qui cette offrande ?
- Pour moi » (Je n’ai fait que chuchoter).

Je ne fais pas seulement partie du décor, je deviens un enjeu : le scribe rehausse le prestige du clan dans le sillage duquel il écrit. Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »

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Retour à ma dérive du mois de janvier 2003 :

Des paysans courbés en train de sarcler, un champ de petits pois ou de fèves, que sais-je ? Vaches engraissées se prélassant paisiblement à l’ombre des oliviers de la vallée heureuse. Et toujours ce silence et cette lumière intemporels, baignant des scènes bibliques issues du fond des âges. Rien qu’un chant de coq et des vaches broutant de l’herbe fraîche. Rien que le chant de coq, lumière de ce silence. À ma droite, la montagne sacrée s’achève. En face une petite colline couverte de petits thuyas vert-fauve. Au-dessus, un ciel bleu. Encore un âne qui braie, puis le silence règne à nouveau sur la paisible vallée de lumière. Au bord de la route de gigantesques gerbes de carottes fraîchement cueillies. Je m’en vais plus lentement que le trottinement des ânes. Il me faudra une éternité pour atteindre cette ultime étape d’Akermoud.

À ma rencontre arrive un homme sur son âne. Il s’avère être un ami d’enfance revenu vivre dans l’un des hameaux de Talla. C’est Regragui Zerktouni, qui était notre voisin au derb Jbala. Son père était marchand de légumes à l’ancien mellah d’Essaouira :

- Je m’en vais récolter de l’herbe fraîche au bord d’Aïn – Lahjar (la source de pierre), pour ma génisse et mon taureau. Priez pour le père, prenez soin de la mère, me dit-il en m’appelant par mon prénom.

Plus loin ses parents attendent au bord de la route l’arrivée de l’autocar, qui doit les ramener à Essaouira. Sa mère est là avec son haïk immaculé si caractéristique des femmes traditionnelles d’Essaouira. Elle m’accueille par ces mots :
- Oh, ancien voisinage !

Quand j’étais gosse, et que son mari, était locataire chez nous, je me souviens du jour où il avait dit à mon père :

- Puisque je ne peux vous régler le loyer en argent, acceptez d’être payé en nature !

Il voulait payer son loyer à coup de bottes de carottes fraîches et de couffins de pommes de terre et de choux-fleurs ! À l’ancien mellah, il tenait une toute petite boutique avec trois tomates et cinq carottes rabougries ! Je lui rappelle l’anecdote du loyer payé en nature, et le vieux se met à pleurer : reviens jeunesse pour que je puisse te raconter ce qu’a fait de moi la vieillesse !
Des genêts fleuris. Un village abandonné surplombe la vallée. Est-elle vraiment heureuse ? Les toitures sont tombées, des herbes folles poussent à l’interstice des pierres. Où sont partis ceux qui habitaient ici et qui n’ont laissé derrière eux que ruines et désolation ? Un peu plus haut, la vie. Un chameau, un minaret fraîchement chaulé à la chaux et des laboureurs en contrebas de la zaouïa de Talla. Le mauve, couleur d’amour, se mêle au blanc du genet sacré dont les Regraga flagellent les pèlerins. Puis voilà un petit oisillon mort au bord du chemin. Prière pour tout ce qui vit et tout ce qui meurt. Amen. Le dieu-potier, d’abord insuffle la vie, puis la retire.

Une paysanne me montre un karkour (amas de pierres sacrées) :

- C’est la première mosquée à laquelle on se rendait le dimanche, me dit-elle. On s’y frotte le dos. C’est la mosquée des chérifs qui s’y réunissent la veille du dimanche soir pour y partager un repas communiel.
Puis elle poursuit en me montrant le nouveau minaret :
- Maintenant, voici la nouvelle mosquée !

Jacques Berque note à propos du karkour :
« Si le champ est épierré, les pierres sont groupées en menceau, karkour, non sur la périphérie, mais à l’intérieur. Or ce menceau prend assez fréquemment une fonction magico-religieuse, celle de maqâm « mansion ». Au bout de cette évolution s’entrevoit le bétyle sémitique, qui peut être opposé au Dieu-Terme latin. »
Une euphorbe et un figuier effeuillé surplombent la vallée. Et brusquement voilà l’océan : son bleu sombre dénote avec le bleu clair de l’azur. Enfin l’horizon ! C’est cela le Sahel, le pays côtier, là où la mer rejoint la terre. Et c’est beau le Sahel ; vert doré, vert sombre, bleu clair, bleu sombre. Les couleurs du Sahel.
J’assiste à la fabrication d’une amphore par le potier de Zaouit Chérif. Je lui achète une guelloucha pour le petit-lait. Ce village de potiers n’est visité par les Regraga qu’à la fin du Daour.


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De retour à Had Dra, je décide d’aller visiter les racines de mon père au pays chiadmî. J’arrive au Haîmer le pays aux mottes de terre rougeâtres. Je me rends au hameau des Oulad – Aïssa. J’y reviens pour la première fois depuis mon passage avec les tiach (novices) des Regraga, le mardi 11 avril 1984. Je notais alors dans mon journal de route :

« Je rencontre Brik, ce vigoureux fellah et habile fabriquant de nattes :

- Tu as bien fait d’accompagner les Regraga ; tourner en rond dans la médina affaiblit la vue et vieillit les os.

Brik appelle mon père khali (oncle maternel) ; malgré quelques racines rurales, mon père a grandi en ville où il travaille comme marqueteur. Je suis donc ravi de retrouver Brik qui me rappelle ces racines. A hauteur du puit Brik lance à une silhouette courbée au milieu d’un champ d’oignons :
- Hé ! Envoie-moi cinq navets !
Les enfants de Brik voient rarement leur instituteur, ils jouent à cache-cache avec les poules ; de toute manière on les destine à la terre. Peut-être, en effectuant ce pèlerinage, je ne fais qu’emprunter la voie de mes propres ancêtres ? C’est cette dimension affective du temps qui resurgit de l’oubli, cette déflagration du souvenir, qui donne sa dimension mystique à mon équipée.
Brik me dit :
- Tu as vu quel long chemin les Regraga parcouraient ? Pourtant, ils n’avaient que leur bâton, un peu de semoule et les prières…Celui qui ne bouge pas meurt : un soir qu’il faisait très froid, deux marchands de tissus et d’épices – marchandises du paradis- entraient en ville après leur tournée dans les souks de la région. Ils trouvèrent les portes fermées ; au crépuscule, on fermait les portes de la ville parce que c’était le temps de la siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la djellaba et faisaient parler le baroud. Le marchand qui resta immobile jusqu’au matin fut trouvé inanimé au pieds des remparts, alors que son compagnon, qui avait passé la nuit à rouler une grosse pierre entra prendre son petit déjeuner tout trempé de sueur en répétant : « Que le lit où coule le flot de notre vie serait étroit s’il n’y avait le vaste espace de l’espérance ! »

La quête de ce printemps est à la fois mouvement et espérance…Un cycle pédagogique, un réapprentissage de la vie…

Mercredi 12 avril 1984

Hniya est clouée sur son lit de bois (tissi) par la paralysie mais sa tête est joyeuse. Elle interpelle son fils qui m’invite à prendre le thé dans l’autre pièce :
- Comment ? Laisse Abdelkader avec moi ; n’avons-nous pas partagé le sang et le sel ? Laisse-moi le voir une dernière fois...Je n’ose pas aller à l’hôpital où les paysans subissent le mépris et la dérision ; je préfère mourir parmi les miens...
Le fils de Hniya, tout jeune qu’il soit, a déjà trois garçons et une fille. Il a appelé l’un d’entre eux Regragui parce qu’il est né le jour du daour. Tout semble ici voué à la fécondité : la chamelle comme la vache, l’ânesse comme la poule ; la maison grouillait de vie et de petites bêtes pleines de douceur. Hniya s’étonne que nous autres citadins nous nous mariions si tard, si c’est à cause des études, c’est que l’école doit être stérile, à son avis. Lemari de hniya, qui confond chèvres et gazelles, la désigne d’un geste en me servant le thé et dit :
- Ella a déjà acheté son linceul…
Tante Hniya attend la mort avec résignation comme une chose naturelle.
- Si je meurs, me dit-elle, que ce ne soit pas cause de regrets ; j’aurai laissé derrière moi une telle progéniture que je ne serai pas vraiment morte.
Elle me dit en guise d’adieu :
- Dis à ton frère Majid de venir chez nous au temps des raisins et des figues…

Au temps des raisins et des figues, je suis revenu l’année suivante (1985), mais elle était déjà morte. Son mari est venu en ville pour vendre ses fébules et ses potes amulettes en argent afin de faire face aux difficultés causées par la sécheresse. Le sacrifice me parut d’autant plus pathétique qu’il s’agit là d’enterrer jusqu’au souvenird’anciennes fiançailles.

La mort est aussi naturelle que la naissance ; elle est dédramatisée. Dans un chant des Ghazaoua d’Essaouira, le défunt parle de sa propre mort :

Chant des Ghazaoua
« La mort m’a ravi…
El Hal, el hal….

Allah ! Allah notre Seigneur (Moulana)
Que ta miséricorde soit avec nous !
Je commenc au nom de Dieu le clément
Au nom du généreux qui n’a pas d’égal
C’est lui le miséricordieu :
Au jour du jugement dernier
Ne nous abondonne pas
La mort m’a ravi par ruse
Et on chauffe l’eau dans la marmite
Dieu me lavera
Ils ont apporté le linceul et le baume
Et les gens commenceront à m’ensevelir
Ils ont apporté le brancard du menuisier
Et ils m’ont déposé avec douceur
Ils se sont penchés à quatre pour me porter
Ils m’ont accompagné avec une belle oraison
En hâte, jusqu’à ma dernière demeure
Ils ont apporté les pelles et les pioches
Et ils ont creusé ma tombe
Ils ont prié avant de partir et de m’abandonner
J’ai dis : « Ô mon Dieu, quel sommeil sans fin
Et quelle terre vont m’écraser !
Le juge de l’enfer m’est apparu pour m’interroger
Avec ruse sur ce que j’ai fait ici bas
Heureusement pour moi le Prophète le Clément
Me protégera au jour de la résurrection
Allah ! Allah ! Ya moulana
Que ta miséricorde soit avec nous
Lorsque celui qui appelera les morts au jour du Jugement
En dernier m’interpellera
Oublie les confidences sur l’oreiller
Et prends bien en charge les obligations religieuses,
La foi, la certitude et la profession de foi Islamique
Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !
Le hal qui me fait trembler !
Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;
Ô homme ! Que sa tête est encore vide
Ses ailes n’ont pas de plumes
Et sa maison n’a pas d’enceinte
Son jardin n’a pas de palmier
Celui qui est parfait, la calomnie ne l’efleure pas
Sidi Ahmed Ben Ali le wali
Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !
Sidi Ahmed et Sidi Mohamed
Ayez pitié de nous. »

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Le hameau de Hniya s’appelle les Oulad Aïssa ; en entrant dans la maison, je fus profondément bouleversé par l’attaque de leur chien qui s’était détaché de sa chaîne et m’aurait mordu si ma djellabah n’avait pas servi d’écran protecteur et sans la promptitude du mari de Hniya. Sa belle-fille m’aspergea d’eau pour dissiper ma peur et me fit lécher son bracelet d’argent pour que je retrouve mes esprits. Vivre au rythme du soleil et des étoiles, c’est aussi apprendre le courage et pas seulement la résignation.
Peut-être espère-t-on dans la maison, du passage des Regraga, l’apaisement des souffrances de Hniya avant que ne vienne l’heure du silence ? dans le hameau, on se prépare activement à la réception des tiach ; ces ouvriers de la ruche, ces novices qui ratissent au large pour recevoir la ziara des hameaux éloignés.
Le soleil est déjà bien haut, lorsqu’au tournant de la colline, entre deux enclos d’épines le chœur entonne la fameuse prière de la pluie : « Puissions-nous être arrosés de votre jardin ? Etc. » Je reconnais au premier rang « Zahra le cheval » qui prend ici des airs de théologien ; c’est un diseur de blagues qu’il ponctue par des : « Je coupe ta parole avec du miel ! », ou encore : « Il ne faut sous-estimer personne ; on ne sait jamais si derrière un mendiant ne se cache pas un saint ou un djinn ! Car il est dit que sept saints sont vivants, sept sont morts, sept ne sont pas encore nés et sept j’en ignore tout ! »

Après cette cérémonie les tiach iront dépenser leur argent aux jeux de hasard un peu à l’écart du daour au milieu des touffes de genêt. Selon Taylor : « les jeux de hasard sont venus de la divination par le sort. » Les jeux de hasard sont souvent liés au rite de passage. On espère qu’en gagnant cejour-là, on gagnera pour le restant de l’année. D’ailleurs, les jeunes ici jouent aux cartes en pariant sur l’argent de la ziara.

A Essaouira, la nuit de l’achoura, parmi les sarcasmes que se lancent les deux clans de la ville, certaines répliques se rapportent aux jeux du hasard. Le clan des Chébanat reproche à celui des Béni Antar de commettre un sacrilège (le Coran formule une interdiction vis-à-vis des jeux de hasard sous le nom de mayssir : ce qui procure un gain illégitime) parcequ’ils s’associent pour ces jeux avec les juifs durant leur fête du Pourrim :

« Lune ronde, toute grande, faites la ronde
Où êtes-vous Béni Antar, joueurs de hasard ?
Lune ronde, toute grande, faites la ronde
Où êtes-vous Béni Antar, voleurs de hasard ? »

Ce à quoi les Béni Antar répliquent :

« Qu’est-il donc arrivé aux Chébanat
Pour délaisser les chanteurs du malhûn
Et faire appel aux hayada de la campagne
Comment se fait-il que garch (piecette) d’argent
Devienne le dirham de papier ?
Voilà l’origine du profit et du vol
Commerçant spéculateur,
Artisan grâce à sa bourse mais sans métier
Et théologien dont la principale devise est de dire : « Donne ! »

Maintenant les jeunes tiach prient pour que le ciel ne demeure pas perpétuellement bleu. L’un d’entre eux porte étendard du printemps : un bouquet de marguerites et de coquelicots attaché par un brin de palmier nain à une branche aux feuillage verts : c’est la fiancée de la pluie. Il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs.

- Voilà que les Regraga sont en train de vanner, me dit Brik.

Leur chant ou souffle magique est comparable au vent qui sépare le bon grain de la paille, leur baraka est capable d’extraire du corps les maladies qui le hantent. Les tiach sont reçus à beit berra (la maison des hommes) qui comprend une citerne, une salle de prière et de conseil. C’est là qu’on reçoit également les tolba d’adwal en été : ils vont de hameau en hameau pour bénir les moissons. Je partage le repas communiel des tolba dans une petite pièce sombre dont la toiture est faite de troncs d’arbres qui respirent encore l’air de la forêt. Dehors, dans la lumière éclatante, de petits lapins sautillent et reniflent les brindilles de menthe.
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Les villageois déposent un van contenant un tagine, trois galettes et un service à thé destiné à la maison des hommes. Un vieux à la barbiche de HoChiMinh, insinue sur un ton mêlé de plaisanterie et de reproche :

-  Vous autres, gens des villes, vous êtes injustes : vous dites : « Donnez-nous nos haricots », sans connaître le travail que cela nécessite. »

Brik qui nous sert le thé et qui semble fier d’avoir un membre de sa famille en ville me dit :

- Chez nous les Regraga sont le tmarsit du bled.
- Mais qu’es-ce que le tmarsit ? Lui dis-je.
- Enfile des figues sauvages aux branches du figuier stérile, les insectes qui en sortiront le rendront fécond. Sans ce tmarsit les figues tomberaient avant d’être mûres. Là où les Regraga passent c’est la fécondité, là où ils ne passent pas, c’est la stérilité.
- C’est possible, lui répond un vieux fellah en claquant les lèvres bruyamment de satisfaction ; seulement retiens bien ceci : il y a deux types d’esprits ; ceux qui sont soit mâle, soit femelle sont stériles ; seuls ceux qui sont à la fois mâle et femelle fécondent les idées…


Après le repas communiel dans la maison des hommes, on réclamme les jarres de petit lait pour amortir les effets nocifs de la fine fleur du kif : dans le daour, seuls certains jeunes fument le kif qui a certainement un rôle d’adjuvant rituel. Au rituel du rzoun de l’achoura à Essaouira, à la cérémonie du thé, chrib atay à chaque pause, des joueurs fument le kif. Des couplets y font d’ailleurs allusion :
« Sois-donc sans réserve
Et sers-nous les coupes de cristal
Sois-donc sans réserve
Et sers-nous la fine fleur à fumer ! »

On rapporte qu’à Marrakech, la nuit qui précède le ramadan, les enfants forment un cortège et chantent la comptine suivante :

« A qui manque la pipe ?
A qui manque l’alumette ?
Le priseur comme tabatière
Trompera son doigt dans son derrière ! »


Parmi les choses illicites,on peut lire dans la sourate de la table servie :

« Ô ! Vous qui croyez !
Le vin, le jeu de hasard,
Les pierres dressées et les flèches divinatoires
Sont une abomination et une œuvre du démon,
Evitez-les….. »

Le fils de Hniya m’accompagne sur son mulet jusqu’à la khaïma où le Retnani m’accueille avec joie :

- très bien ! très bien ! Abdelkader a acheté son mulet !

Je comprends les réticences des vieux zaouia : ils ont tous un mulet, je fais le trajet à pied. Ce qui me frappe surtout, c’est la puissance du mulet qui nous porte. Il est normal qu’il soit l’objet de considérations.

Le chameau de la khaïma en tête, nous quittons le campement Sidi Yala, un jeune me rapporte mon pull-over et me dit en haletant :

- Tu l’as oublié chez Brik qui nous disait : Rendez-le à Abdelkader ou fasse qu’Allah le transformer en vipère pour son voleur !

Imaginaire des odaces et des mutations ! »…


Maintenant, en ce mois de janvier 2003, en arrivant à ce même hameau des Oulad – Aïssa , j’apprends avec surprise que Brik est mort et que Belaïd mari de Hnya, qui nous gratifiait de corbeilles de raisins et de figues à chacune de ses visites estivales en ville, est mort aussi. Il était d’une naïveté proverbiale, en prenant les chèvres du pays hahî pour des gazelles, mais foncièrement bon. Il ne reste plus que leurs jeunes frères Mohamed et Boujamaâ que je croyais en train de labourer leur terre sous le brouillard. Mais ils m’expliquèrent qu’ils étaient plutôt en train de tailler la vigne. Ah, les bons raisins charnus du pays chiadmî gorgés de soleil qu’on appelle « téton de jument » ou encore « œil-de-bœuf » :

- Brik est mort, d’une crise cardiaque, me raconte son frère Mohamed. Il était apparemment en pleine forme lorsqu’il alla chercher en carriole de quoi daller les toitures de sa maison à l’approche de l’hiver, quand brusquement, il fut pris de malaise avant d’être terrassé par la mort. Sa brouette était encore pleine d’argile quand on l’a enterré au mois d’octobre 1998.Belaïd, quant à lui, est décédé en 2001,. Je revenais du souk, quand on m’a dit qu’il y avait un mort chez nous. En arrivant au village, ils l’avaient déjà enterré. Il souffrait de son estomac au point qu’il ne parvenait plus à se nourrir.

En arrivant au Haîmer, je trouve deux oliviers déracinés récemment par un vent violent qu’un paysan n’hésite pas à comparer à un séisme. Pour moi, ces arbres déracinés symbolisent la mort de mon père et de ses neveux Brik et Belaïd. C’est Si Mohamed, le fils de ce dernier, qui tient maintenant la maison. Il avait été malade pendant quatre ans. Il ne parvenait plus à dormir et devenait agressif. Il a été une seule fois à l’hôpital. Mais cela ne servit à rien puisqu’il avait été « frappé » par les esprits du vent qu’on appelle « Lariyah ». Depuis qu’il fut flagellé par un fqih à Meskala, il se porte mieux :

- C’est la baraka d’Allah, m’explique-t-il. Le fqih de Meskala est visité par les possédés de partout, même de France.

Le dernier fils de Belaïd a maintenant dix-huit ans. Il est né en 1985, l’année même de ma dernière visite à ce hameau des Oulad Aïssa, dans le sillage des Regraga. On le surnomme Aziz Rimech. Et dans la phonétique de Rimech, il me semble déceler comme la fraîcheur des jeunes pousses du printemps.
Depuis deux ans, un château d’eau surplombe le douar, mais il n’y a toujours pas d’eau au foyer. La corvée de la fontaine continue. Et toujours pas d’électrification rurale, heureusement pour qui aime déguster les bons tagines à la chandelle ! Je me souviens de leur voisin le hameau de la louve (douar Diba), où je m’étais arrêté pour souffler en 1984 et où celui qu’on surnommait Zahra le cheval, m’abreuva de légendes en tirant sur sa longue pipe de kif.

La rosée couvre des champs de blé. Les figuiers sans feuillage commencent à peine à bourgeonner. Mohamed me raconte :
- Du temps de Mohamed V, fin des années cinquante, début des années soixante — ton frère aîné Abdelhamid avait à peine quatorze ans- je suis arrivé dans votre ancienne maison, avec un sac de blé, et votre oncle berbère Mohammad est arrivé en même temps, avec sa grosse moustache et son gros turban, avec un autre sac de blé. Une fois les deux sacs de blé à la terrasse, votre mère consulta leur contenu. Le blé ramené par l’oncle berbère était net et propre, par contre le blé que j’ai ramené était mélangé avec de la paille et de la poussière de l’aire à battre. Votre mère me dit alors :
- Où devons-nous vanner ce blé ? À la lisière de la forêt ou au bord de la mer ? Ici, en ville, on ne peut le vanner à la maison sans que la poussière parvienne chez les voisins. Le lendemain de notre arrivée, un aigle est tombé dans le patio de votre maison. Ton cousin Ahmed l’a capturé en jetant une couverture sur lui. Le rapace était vraiment impressionnant et tous les enfants du quartier allaient lui chercher de la viande, pour le nourrir.

Quelques jours plus tard, mon père avait remis l’aigle à Moulay Kebir, chasseur à ses heures et antiquaire distingué originaire de Fès. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je ne retiens de ma première visite à ce hameau dans les années soixante que cette scène : dans une pièce de sa maison, Brik, le vigoureux paysan était en train de tresser en jonc une natte d’une main, tandis que de l’autre il retirait de temps à autre d’une marmite, un énorme épi de maïs bouilli qu’il dévorait comme s’il jouait de l’harmonica. De temps en temps, il me jetait à moi et à son fils Hamouda, un épi de maïs tendre, chaud et salé.

On est au mois de janvier, et l’on dirait que le printemps est déjà là : même le toit de la maison est fleuri. Petites fleurs jaunes et blanches. La chamelle de Si Mohamed est sur le point de mettre bas. Chaque nuit, il va l’inspecter pour qu’elle ne fasse pas de fausse-couche. Il a eu une chèvre qui a mis bas dans la forêt, au moment même de mon arrivée. En parlant de nos morts, il me dit :

- Celui que tu as perdu, tu ne le reverras plus jamais.

Le mercredi 22 janvier 2003. Il est dix heures, l’air est moins frileux : on sort le troupeau et pour la première fois ces chevreaux jumeaux, nés il y a vingt jours, pour accompagner leur mère dans les près. Je rencontre les petits-fils de Brik, ils sont mignons. Ils sont le symbole de la vie qui continue. Un joli pressoir à huile d’olive appartient au marchand de légumes du village :

- C’est beau, le pressoir, me dit Mohamed, pourvu que nous ayons suffisamment d’olives !

Au loin des oliviers sauvages en tant que bornes, un amandier en fleurs, une huppe et beaucoup de gazouillements dans la lumière matinale. Le ciel se dissipe. Le Djebel Hadid est presque entièrement couvert de brouillard. Seules des trouées dans les nuages le laisse deviner. On est sur les terres d’oncle Boujamaâ, qui surplombent la vallée du pays Haïmer, en face du Djebel Hadid. Une parcelle sur haute colline, donnant vue à l’Ouest sur le Djebel Hadid, et vue à l’Est sur le territoire d’Aghissi – l’une des treize zaouïas Regraga – don’t le moqaddem était mon compagnon de route au Daour de 1984.
Construire une maison ici, non pour l’agriculture ou pour l’élevage, mais pour une retraite de l’être ? Pour « écouter ses os ».
Mohamed me désigne des silhouettes penchées au fond de la vallée :

- Ils sont en train de tailler la vigne.
Le domaine de la vigne, c’est le plat pays qu’on désigne du non de Louta. On m’offre du petit-lait à la saveur de karkaz (fleur des champs couleur moutarde). Le fils aîné de Si Mohamed est âgé maintenant de vingt-deux ans. Il rampait à peine lorsque je suis passé par ici en 1984-1985. L’éolienne du village ne fait plus remonter l’eau du puits. Elle tourne à vide. On m’offrit un panier d’œufs en guise de vœux de fécondité en me disant :

« C’est la terre qui appelle ! C’est l’appel de la terre ! »

Un arbuste fait sortir son neuf feuillage et croît : griouar, on l’appelle. Je dis à Si Mohamed :

- Par ces pas, on a fait revivre nos vieilles racines… Je ne sais plus d’ailleurs de quoi sera fait demain, mais j’ai l’impression d’avoir retrouvé le goût de l’anis et de la nostalgie.

On descend en contrebas de la colline dénommé « Dhar » (le dos, du houdhoud de la huppe), vers le puits des incessantes corvées d’eau, et voilà qu’on bifurque vers le cimetière. Je marche sur les pas de Si Mohamed, le long d’une vigne, un terrain où poussent des plantes sauvages. J’y cueille une gerbe de romarin. Puis voilà des tombes anonymes. Si Mohamed hésite d’abord avant de me montrer celle de Hnya puis celle de Brik, sans pouvoir indiquer avec précision celle de son père. D’un côté la montagne sacrée couverte d’une couronne de nuages, de l’autre le bruit métallique de l’éolienne tournant à vide. Je prie pour mon père, en même temps que pour ses parents et pour la terre de nos ancêtres . Ici, les morts continuent à vivre parmi les vivants. Les tombes se fondent avec les plantes. Majestueux et sacré Djebel Hadid !

- J’hésitais à venir, en attendant d’avoir de quoi acheter des cadeaux.
- Tes pas sont meilleurs, me rétorque Si Mohamed.

J’aimerais bien vivre ici, mais avec quels moyens ? Pour le moment, je n’ai aucune réponse à cette question. Je n’ai pas pu poser cette question à Si Mohamed, que déjà il est parti au loin avec son troupeau. Je rentre à Essaouira avec un panier d’œufs dans une main et une bouture de vigne dans l’autre. Ici, on ne s’attarde pas trop sur la mort qu’on appelle triq laâmra » (la voie pleine), parce qu’ils vivent chaque année la mort hivernale et la renaissance printanière. En attendant le transport pour me conduire en ville, un seul bruit, le touf-touf de la minoterie, et de temps en temps un chant de coq. Il est bientôt seize heures et on est à 44 kilomètres d’Essaouira, quel symbole dans le pays des 44 étapes du pèlerinage circulaire ! Non loin de là, le lieu-dit khli jaouj (littéralement apocalypse des moineaux). Un toponyme qui m’avait frappé à l’époque et avait sonné dans mes oreilles comme l’avertissement que je suis bel et bien arrivé au pays des légendes vivantes.

Abdelkader MANAPhotos-0130.jpg



23:08 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : journal de route | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Psychothérapie

 

 

 

L'invitée du Lundi

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Dr Ghita El Khayat, psychiatre

Le marché de la psychothérapie

Entre le savoir positiviste et la Barak maraboutique

Entretien réalisé par Abdelkader MANA

 

Le jeudi 15 Octobre 2009 , je me rends au cabinet de Ghita El Khayat, sis boulevard d'Anfa à Casablanca, pour m’entretenir avec elle de la publication de mon future livre.

- Avez-vous un rendez-vous? M'a-t-elle demandé en me recevant

- Je suis un ami d'Abdelkébir Khatibi, je vous ai interviewé pour Maroc-Soir, en 1987...

- Ça ne nous rajeunit pas. Attendez, je vais vous voir....

Après notre entrevue je lui envoie ce message : "Dès qu'il me sera possible, je vous remettrais ce fameux article de Maroc-Soir où vous parliez déjà de vos recherches avec les Italiens…"e Lundi 12 janvier 1987, je publie comme « invité du lundi » notre regretté Abdelkébir Khatibi, sous le titre « Notre mémoire est une richesse, prenons-la en charge ». Et le lundi suivant je publiais cette interview de Ghita El Khayat, sous le titre : « Le marché de la psychothérapie entre le savoir positiviste et la baraka maraboutique ».Aujourd’hui, j’ai décidé de faire mieux : sauver de l'oubli, cet entretien 'classé dans mes archives depuis 22 ans , en le republiant sur « Rivages de pourpre ».

-

Le linguiste Kenneth Pike oppose le discours émique qui est le commentaire des gens ordinaires au discours étique ou savant qui tend à remplacer la théorie populaire de la chose. ¨Pour donner un exemple directement appliqué à notre propos : l’observation d’un possédé rituel en état de transe peut donner lieu à ces deux discours.

Dans le discours émique les gens disent que la transe est produite par la présence d’un être surnaturel. Le même comportement sera interprété de manière « étique » par un psychologue comme l’effet du rythme des tambours ou encore comme l’expression d’un tempérament hystérique, etc…

Dans une société où l’individu s’efface devant le groupe on peut se demander si le transfert des concepts psychologiques des sociétés occidentales atomisées est légitime. A ce sujet, une ethnopsychiatrie maghrébine aurait beaucoup à nous apprendre. Pour Georges Lapassade : « La transe rituelle » n’est pas une hystérie, c’est l’hystérie qui est une transe. Mais c’est une transe refoulée et oubliée dans les sociétés occidentales depuis le temps de l’inquisition ». C’est pourquoi cet auteur fait la distinction entre les sociétés à transe et les sociétés sans transe.

Nous sommes donc en présence de deux modes d’interprétation savant et populaire : pour la psychanalyse l’origine de la maladie est endogène : « Ce sont les processus psychiques inconscients » pour la thérapie traditionnelle : l’origine du « mal » est exogène : l’individu est « frappé » par une entité surnaturelle malfaisante ; la possession n’est donc pas le synonyme d’un état morbide.

Ces deux modes d’interprétations impliquent deux attitudes : L’Occident rejette le « malade », le Maghreb accepte le « possédé » . Ces deux modes d’interprétations impliquent également deux modes de traitement : l’un vise à « expulser  l’intrus », l’autre à mettre en évidence le traumatisme respensable mais oublié.

Dans le marché de la psychothérapie, la psychiatrie s’entourant de la légitimité du savoir positiviste et du pouvoir institutionnel se trouve confronté à la « concurrence » de la légitimité charismatique (Baraka) des zaouïas et des marabouts : la plupart des malades préfèrent encore, les nuits bleues de la transe, les khaloua au sein des grottes et au sommet des montagnes ; au divan du psychanalyste et à l’enfermement psychiatrique.

Pour mieux cerner cette opposition entre guérisseurs traditionnels – exorcistes, voyantes, Fquih, membres de zaouia, qui sont aussi des initiés à la psychologie pratique qui en appelle à l’adhésion du malade par la Nya – et médecin moderne : nous avons rencontré le docteur Ghita El Khyat psychiatre à Casablanca très ouverte sur le monde moderne.

  • Ménager le chou et la chèvre

M.S. – Dans le discours populaire les gens disent que la transe est produite par la présence d’un être surnaturel, le même comportement sera interprété par un psychologue comme l’effet du rythme du tambour ou comme l’expression d’un tempérament hystérique. Que pensez-vous de cette opposition entre le « savoir populaire » et votre propre pratique ?

Dr Ghita El Khayat. – Moi, je récuse cette opposition. J’aime bien ménager le chou et la chèvre dans la théorie. Donc, pour moi, elles ne s’excluent pas. La théorie aussi bien populaire que savante est intéressante en soi. Celle qui a préexisté historiquement, c’est celle qui est populaire, et à ce titre, elle ne peut ni être rejetée ni ne pas être étudiée. Dons, le discours savant s’enracine dans « cette chose populaire » qui, elle-même, a au moins, peut-être un  certain « bon sens », en tout cas une certaine nécessité d’exister. Parce qu’avant le discours savant, il a bien fallu expliquer les phénomènes. Des choses extrêmement passionnantes mais souvent traumatisantes qui sont des phénomènes quasiment surnaturels. Donc, ne pas exclure et prendre les deux choses.

Mais il faut beaucoup d’expériences, donc il faut entendre parler un maximum de gens. Dans ma pratique, quand les gens viennent me voir je ne les rebute pas en leur disant : « C’est mauvais ». mais au contraire, j’essaie de les faire parler là-dessus ; sur ces pratiques populaires, ces compréhensions populaires des phénomènes de folie, de transe etc…Il se trouve que c’est extrêmement enrichissant et que ce n’est absolument pas du tout méprisable.

  • Garder ses vieilles chaussures

M.S. – Alors, es-ce que vous croyez à l’efficacité des thérapies musicales que pratiquent par exemple les Gnaoua ?

Dr Ghita El Khayat. – Vous me posez une question très directe, j’ai horreur des questions directes. Mais je pense aussi, qu’il faut tout exploiter. Je suis quelqu’un qui aime le positivisme à tout prix. Donc, pourquoi ne pas exploiter ce genre de catharsis qui est la transe pour traiter un problème psychique ? Cela dit : ça n’enlève pas le fond du problème. Il n’y a pas d’irradication de l’origine pathologique du problème visualisé par la crise. Il y a une espèce de détente musculaire, physique, psychique, somatique du problème à travers une transe mais ça en reste là. C'est-à-dire que même si c’est très bien fait et que ça donne une impression de guérison ou de bien-être ; elle n’est que temporaire. Et le problème de toute façon se repose un jour parce que la matrice de cette pathologie est inconsciente. Donc elle peut être refoulée pour un temps mais elle reparaîtra obligatoirement.

M.S. – L’aspect social, l’aspect du groupe est important dans les thérapies traditionnelles…

Dr Ghita El Khayat. – La thérapie traditionnelle utilise le groupe. Puisqu’auparavant la vie était strictement grégaire ; il y avait plusieurs groupes qui se voisinaient, qui se regroupaient, qui se séparaient, qui recommençaient. L’être humain n’était pas capable d’individualisme. Je crois que l’individualisme est une chose du XXè siècle. Je crois qu’il était hautement grégaire, que tout se passait en troupeau, en groupe. Donc que la maladie psychique ait été soignée au sein des groupes et des familles, c’est tout à fait logique et normal par rapport à l’époque. Et actuellement, avec cet individualisme caractéristique du XXè siècle - peut-être parce que notre siècle a développé des sciences, - je ne dirai pas précises mais intéressantes, pour comprendre l’individu dans ses tréfonds. Donc à travers cet essai de compréhension de l’individu, il a été possible de porter l’individualisme à son summum si je puis dire et donc d’offrir la possibilité à l’individu de se traiter seul. Une analyse est extrêmement individuelle qui ne se ressent pas d’un individu à l’autre.

M.S. – Mais on ne peut pas exclure la culture de cet individu qui dans notre pays reste très lié à la famille au sens large, au groupe professionnel, au groupe de voisinage, etc…Est-ce que le savoir occidental ne se heurte pas à la mentalité marocaine?

Dr Ghita El Khayat. – Non, il ne se heurte pas. Au cours d’une analyse il va émerger des problèmes d’un type social. C’est évident.

M.S. – A Doukkala ou Taroudant le malade utilise un langage différent de celui dont vous vous servez pour établir votre analyse…

Dr Ghita El Khyat. – Oui, mais c’est un être humain et quand vous décapez les couches superficielles de n’importe quel individu, vous retrouvez un être humain. Vous savez, j’ai fait quatre ou cinq ans d’ethnopsychiatrie pour comprendre la variabilité interethnique qui nous convainc que l’être humain est profondément un et semblable. Quand l’individu en thérapie a travaillé tout ce qui est la partie superficielle de son être, il sera fait comme l’autre, d’un certain nombre de choses.

  • La prise en charge par le groupe

M.S. – Le patient marocain et sa famille n’ont pas la même attitude qu’on trouve en Occident vis-à-vis des psychologues : ils préfèrent les Fquih, les voyantes et les marabouts…

Dr Ghita El Khayat. – Evidemment, puisque nous abordons-là un groupe de gens. Très souvent les gens viennent avec un groupement humain tout à fait important. Ils viennent à la consultation à cinq ou six personnes et c’est très bien. Parce que le malade est pris en charge par un certain nombre de personnes en même temps. Ce qui est extrêmement rassurant. Je refuse de croire personnellement que parce que nous travaillons ici que nous n’allons avoir que des difficultés, des barrages, des choses impossibles à dépasser. Ce n’est absolument pas le cas. A un moment donné, j’ai pensé qu’il faut arabiser toutes ces sciences. Or j’ai été amené à les arabiser dans le cours du quotidien. Et ce n’est plus un problème ; dire qu’on fasse une thérapie en arabe classique ou en arabe vernaculaire ou en arabe campagnard ; le résultat est le même. De toute façon je finis par me faire comprendre et je finis par comprendre ce qu’on veut me dire. En plus, il y a un langage inconscient qui existe de fait entre deux individus en présence. Tout le non-dit est aussi une chose éminemment inconsciente et importante.

  • Une espèce de commerce

M.S. – Es-ce que vous avez appris, sur la psychologie de base du Marocain, des éléments nouveaux à travers votre pratique et qu’on ne vous a pas appris à la faculté ?

Dr Ghita El Khayat. – Ah, Oui ! Tout à fait. Je veux dire, à la faculté, on n’apprend jamais tout. Heureusement d’ailleurs, si non, on n’aurait pas besoin d’aller sur le terrain pour apprendre autres choses. J’ai énormément appris dans ma pratique. En plus, je suis comme diraient les Américains « in volved » (je suis complètement concerné à tous les titres). C’est une espèce de passion qui s’alimente ; c’est la passion d’aller vers l’individu et de voir l’individu venir vers moi. Et cet espèce de commerce dans ce genre de travail, je dirai presque que c’est un honneur qu’a le psychiatre d’exercer son métier, à condition de le faire avec énormément d’humilité et de patience.

M.S. – Es-ce que vous ne pensez pas utiliser en tant que médecin moderne les ethnométhodes comme la musicothérapie des Hamadcha ou la Derdeba des Gnaoua ?

Dr Ghita El Khayat. – je vous ai dit que je ne crois pas à une guérison mais à une résolution d’une période critique. Ma profession de foi, c’est que oui, oui, oui. Pourquoi pas ? En plus c’est culturel.

M.S. – En France, certains de vos collègues ont tenté l’expérience d’introduire des guérisons africaines dans les hôpitaux…

Dr Ghita El Khayat. – Oui, ça a été fait partout. C’est un phénomène de société. Ce n’est ni étrange, ni invraisemblable….

  • L’oisiveté est de moins en moins supportable

M.S. – Quelle impression vous font vos patients ?

Dr Ghita El Khayat. – Je travaille à Casablanca. Je reçois des gens de partout du Maroc. Il est assez difficile de supporter définitivement quelqu’un qui ne travaille pas, qui ne veut pas travailler. C’est quand même une société qui évolue, qui avance, qui a besoin de tous ses membres. On n’accepte pas qu’il y ait des gens paralysés à ne rien faire. C’est la loi de l’accélération de la vie et les individus qui ne sont pas productifs pour eux-mêmes et pour la société vont être à mon avis de plus en plus rejetés.

  • L’enfermement

M.S. –Es-ce que vous êtes d’accord avec la nouvelle psychiatrie qui apparaît actuellement en Occident et qui est contre « l’enfermement ».

Dr Ghita El Khayat. – Non. Je ne suis pas tout à fait d’accord. Parce qu’on a l’exemple des Etats –Unis et de l’Italie qui ont vidé leurs hôpitaux psychiatriques – je ne connais pas le résultat en Italie. Mais j’ai vu le résultat aux Etats-Unis : la société américaine est ainsi faite qu’elle pouvait se permettre cette expérience – sortir des centaines de milliers de gens qui sont eux plus de 200 millions d’habitants, donc il y a au moins 500 000 malades chroniques lourds.

Et l’année dernière à pareille époque dans l’un des premiers numéro du Time on faisait un constat lamentable : les malades étaient devenus des semi-clochards, de pauvres haires, des gens complètement désocialisés.

  • L’anti – psychiatrie

M.S. –Justement parce que c’est une société atomisée. On ne peut pas transposer cet exemple à nos sociétés africaines où le vieillard et le fou sont pris en charge par les leurs comme l’exige la solidarité familiale.

Dr Ghita El Khayat. – Tout à fait. Mais j’ai l’impression que c’est en train de changer. On garde grand-mère chez nous, on garde nos malades psychiatriques chez nous, c’est tant mieux. Mais cependant, on ne peut pas dire qu’on pet se passer d’hôpitaux psychiatriques. Ce n’est pas possible. Dans les moments féconds de la maladie mentale, je pense que le lieu même asilaire est préférable au maintien du malade dans sa famille. N’oublions pas que les premiers hôpitaux psychiatriques du monde sont arabes et musulmans : Les Maristanes. Si on fait « l’histoire de la clinique », come dirait Foucauld, le lieu d’enfermement est quand même nécessaire. Il ne faut pas se mettre du côté de l’antipsychiatrie qui dit : « Non, il ne faut pas enfermer le fou ».

  • La dérive sur le Rhin

M.S. – Foucauld parle justement des noyades des fous au moyen-âge.

Dr Ghita El Khayat. – On les mettait sur les nefs des fous et on les faisait dériver sur le Rhin. Alors, ceux qui étaient noyés étaient noyés et ceux qui étaient rejetés sur une autre rive se retrouvaient à 300 ou 500 kilomètres de chez eux. C’est aussi une manière de les enfermer : ne les ayant pas mis dans un lieu clos, on les excluait. Donc la société se nettoyait de ces éléments-là d’une manière ou d’une autre.

M.S. – Le maraboutisme est finalement plus humain que l’enfermement psychiatrique ?

  • Je ne peux pas me départir de mon statut.

Dr Ghita El Khayat. – Ecoutez, je ne peux pas me départir du fait que je suis scientifique et médecin. Je ne peux quand même pas me gargariser de choses anciennes et dépassées. Je ne peux pas faire fi de mon instruction médicale. Je me vois très mal envoyer mes malades dans un marabout.

M.S. – Es-ce qu’il y a des troubles psychiques qui relèvent de la situation spécifique à la femme ?

Dr Ghita El Khayat. – On va en débattre à Rome en juin ou en octobre prochain. Il y a une unité de recherche, une espèce de CNRS italien et il y a une division qui s’intéresse aux problèmes mentaux spécifiquement féminins et qui veut déterminer, si oui ou non, la « féminité » est une source de problèmes psychiques ou mentaux spécifiques. Nous venons ici de réfléchir à ce problème au service de psychiatrie d’Averroès : nous avons essayé de comprendre le rapport entre la condition féminine et la psychopathologie donc des troubles mentaux qui en étaient issus. Plus je réfléchis au problème, plus je suis prudente. Je pense que je dirai à mes collègues à Rome que je ne pense pas – et c’est une position personnelle qui peut lever beaucoup de boucliers - que la condition féminine ait produit un type spécifique de maladie mentale. C’est trop dangereux de dire une chose pareille. Parce que je ne crois pas personnellement que la condition féminine soit infernale. Et donc on ne fait naître des maladies psychiques féminines que de situations féminines dites intolérables, qui seraient pathogènes, parce qu’intolérables. Ma théorie là-dessus : les femmes, principalement, ne supportent pas tellement. Mais comme toute théorie, elle doit être vérifiée. C’est plutôt une intuition que la condition féminine n’est pas plus génératrice que la condition masculine de problèmes psychiques. Il peut y avoir autant d’hommes qui vont mal que de femmes qui vont mal.

M.S. – Est-ce que votre position sociale ne vous empêche pas de connaître les femmes qui n’appartiennent pas à votre classe sociale ?

Dr Ghita El Khayat. – Ah, mais pas du tout. Pourquoi ?

M.S. – Je veux dire que le lieu d’observation est aussi important que l’objet observé.

Dr Ghita El Khyat. – Oui. Mais je ne traite pas une classe sociale particulière. Pas du tout. Je crois que je m’enracine parfaitement dans toutes les classes sociales. J’estime que n’importe quelle personne a droit aux soins et que si elle fait l’effort de venir, moi, j’ai le devoir de l’écouter et de l’assister.

  • Le monde arabe au féminin

M.S. – Vous avez écrit un livre sur la femme. Je suppose.

Dr Ghita El Khayat. – Oui. Pas sur la femme. J’ai écrit un livre sur la société arabe. Et la confusion malheureusement existe entre la femme et ce livre, parce que le titre est « le monde arabe au féminin ». Ça veut dire « écrire au féminin », c’est tout. C’est plutôt un ouvrage évoquant à peu près tout ce qu’on peut évoquer de la société arabe dans le passé, dans le présent, soulevant quelques questions pour l’avenir. Ecrit au féminin, c'est-à-dire par une femme arabe, parce qu’à aujourd’hui, elles n’écrivent pas : un regard d’une arabe de l’intérieur et non pas d’une occidentale. C’est pour cela que ce livre n’a malheureusement pas été lu par suffisamment d’hommes.

M.S. – Par misogynie ?

Dr Ghita El Khayat. – Non. Parce que les plus honnêtes m’ont dit que c’est un livre de femme, c’est fait pour les femmes, nous l’avons acheté pour nos femmes.

M.S. – De quoi traitez-vous ?

Dr Ghita El Khayat. – J’ai essayé de prouver que la condition féminine est une chose qui a été élaboré par les siècles dans des repères historiques, sociaux, ethniques, linguistiques , religieux..Et que ce n’est pas parce que le XXè siècle a crée les Orientalistes. Les arabes ont une histoire très longue et antérieure à l’Islam. Donc, c’est du découlement historique et de cet espèce de brassage et de mouvance de l’être arabe que nous sommes issus.

M.S. – L’ « être arabe » est une notion assez abstraite. La réalité est nécessairement plurielle et diversifiée…

Dr Ghita El Khayat. – L’ethnopsychiatrie m’a appris le relativisme culturel. J’avais un très grand maître qui Georges Devereux qui maintenait une espèce de cohésion entre les cultures merveilleuses, parce que c’était un balancement de la pensée d’ une ethnie à l’autre et dans le temps et dans l’espace et d’une façon diachronique et synchronique. Les berbères contenus dans la civilisation arabe sont arabisés de fait parce qu’ils sont englobés dans cette société. Les Arabes et les Berbères ont une histoire islamique commune. Il y a plus de ressemblance entre un Arabe et un Berbère sur la rive sud de la Méditerranée qu’entre un Sicilien et un Arabe ou un Sicilien et un Berbère. Il y a une cohésion de fait qui est géographique, qui est culturelle, qui est celle d’un compagnonnage dans les siècles.

  • Des femmes appréciées et respectées

M.S. – Pensez-vous que la scolarité peut faire évoluer le statut de la femme ?

Dr Ghita El Khayat. – Je pense que c’est une chose extrêmement impérative dans le siècle actuel que tout le monde soit alphabétisé. C’est élémentaire. C’est quelque chose que plus personne ne remet en cause. Mais c’est un problème d’individus. Par exemple dans certaines familles on envoie à l’école le garçon pas les petites filles. Cela personne n’y peut rien parce que ça se passe dans l’intimité d’une famille. Une des solutions majeure réside dans l’alphabétisation de tous, des garçons et des filles. Il y a des femmes qui font un travail tout à fait remarquable et qui sont appréciées à leur juste valeur et qui forcent même l’admiration des hommes et qu’en plus, elles sont respectées dans le travail qu’elles font.

Propos recueillis par Abdelkader MANA

12:29 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook