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23/11/2009

Les poètes

L'[i]invité du lundi

La secte des diplomates et la race des poètes

Ali Skali et Fatima Abaroudi...Face à Face...

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Le carrefour du livre - que dirige l'animatrice culturelle Mme Marie-Louise BELARBI, dont il faut saluer le dynamisme au passage - a connu la rencontre de deux poètes : lui diplomate de haut rang. Elle, femme au foyer, ex-professeur de littérature, ayant délaissé l'enseignement pour se consacrer à l'écriture. Pour lui, on peut concilier diplomatie et poésie. Pour elle enseigner la littérature des autres et faire la sienne est inconciliable.

Lui, c'est Mr.ALI SKALI homme d'humour spirituel et de modestie qui vient pour la présentation d'une œuvre poétique destinée  au départ à l'intimité et à l'oubli et offerte par hasard aux lumières du grand jour : « Regards » primé par l'académie Française et « Aux gré des sens », dont Maurice Druon dit :

« Ali Skali pourrait bien nous piéger avec son titre « Au gré des sens » et nous faire croire qu'il s'agit de pièces érotiques. Mais non, il joue sur le sens du mot « sens » : bon sens, non- sens, sens interdit, sens dessus-dessous... »

Elle, c'est Fatima Chahid Abaroudi. Elle vient pour nous présenter « Imago », du latin « image ». Poétesse couverte de je ne sait quel halo de noblesse et de modestie qui nous dit : « Je ne suis pas militante féministe -loin de là- mais je suis pour un rapport d'égalité et d'équilibre entre la femme et l'homme pour -comme dirait le poète - « regarder ensemble dans la même direction ».

L'univers diplomatique - dans un monde conflictuel et cynique - donne l'impression d'un enfer climatisé où les monstres froids sont en conciliabule. Apparemment, il n'y a pas de place pour les poètes. Cela veut-il dire pour autant que notre poète est un rossignol au milieu des loups ? Oh, que non ! Disons que c'est un homme d'équilibre qui parvient à réconcilier les exigences du devoir avec  la soif de liberté. Difficile équilibre entre la valise diplomatique et la clé des champs, entre l'homme et la fonction. Mais notre poète est un habile acrobate au sens intellectuel s'entend. La poésie est à la fois délivrance et humanisation de la diplomatie - le monde serait certainement meilleur si tous les diplomates   étaient des poètes. Trêve de comparaison, la poésie est besoin tout court. Les Peuls du Sénégal ne définissent-ils pas la poésie comme étant « les paroles plaisantes au cœur et à l'oreille » ?

Si l'outil linguistique est le Français, le miel des choses nous vient de deux villes millénaires : Taroudant où est née la poétesse et Fès d'où nous vient le poète. Si les branches respirent aux cieux de l'ailleurs le tronc reste enraciné au terroir des ancêtres. Contrairement à notre habitude, d'adopter la formule « INTERVIEW » - un mot d'ailleurs assez barbare, reconnaissons le-  pour une fois, nous avons préféré le dialogue entre deux poètes qui connaissent mieux que nous - quoiqu'ils s'en défendent par « modestie diplomatique » !- l'univers de la poésie et sont à même de nous en dévoiler les mystères. Écoutons-les. Qu'ils nous fassent traverser avec les chevaux sauvages sur les terres nouvelles.

M.Ali Skali : On laisse entendre parfois qu'il ne faut pas prendre au mot le diplomate. Que son « Oui » veut dire « Peut-être » et que quand il dit « Peut-être » cela signifie « Non » et qu'un diplomate ne doit jamais dire « Non » pour se garder toujours une porte de sortie et pouvoir modifier en cas de besoin son attitude initiale. Le diplomate doit se garder de dire toute la vérité qu'il pense. Ce n'est pas mentir par omission, c'est tout simplement atténuer l'effet de ses jugements pour garder toujours le contact avec l'interlocuteur ou l'adversaire. Car la diplomatie est un souci constant de ne pas perdre contact. En revanche la poésie n'est pas une « carrière » ; la poésie « habite » le poète. Elle s'identifie à lui au point qu'on ne peut dissocier facilement l'homme de son œuvre. Le poète est sincère, totalement, éperdument. Pour lui « Oui », c'est « Oui », « Non », c'est « Non ». La poésie, c'est la clé des champs, l'évasion, l'irrationnel et surtout l'imaginaire. Le poète confronte la totalité de son expérience personnelle et l'expérience humaine en général avec la totalité des mots dont il peut disposer. La poésie s'apparente à mon sens à la musique par ses rythmes et son harmonie.

Alors que nous voguions entre la liberté du poète et les contraintes du diplomate ; telle une apparition, la poétesse de feu vint nous rejoindre avec son IMAGO et le dialogue se poursuivit sur le miel des choses aux abords de Taroudant, sur Fès au pied du mont Zalagh, sur les lieux hantés et les moment inoubliables qui font que vous êtes saisi par cette transe de l'écriture, moment de grâce et de création qu'on n'aimerai jamais quitter.

Mme Abaroudi : Ce que nous exprimons n'est pas différent. Nous ne sommes pas des Martiens. Tout simplement la vie, l'amour, la mort avec des optiques différentes féminines et masculines. La poésie, c'est comme chausser des lunettes avec lesquelles on voit le monde transfiguré, c'est une espèce de coup de baguettes magiques avec laquelle on magnifie les objets autour de nous. C'est un regard contemplatif. Le réel autour de nous est chargé de poésie et la poésie ne se limite pas seulement à l'écriture, la création poétique peut toucher tous les domaines, que ce soit l'écriture, l'expression filmique, la danse ou la peinture. Par exemple Van Gogh a peint d'affreux  godillots, qui sont un objet banal et usé. Pourtant à bien y regarder, il en a fait un tableau tout à fait poétique. Victor Hugo a fait du crapaud un superbe passage poétique. Un poète espagnol a écrit tout un recueil sur « le petit âne argenté et moi » et c'est ce recueil qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1956.

M. Ali Skalli : Il n'est pas indifférent au poète d'être sensible aux évènements de notre monde. Au contraire. Aussi bien à la paix qu'à la misère humaine et aux droits de l'homme. Si on est témoins, on ne peut se taire parce qu'un poète où il est sincère ou il ne l'est pas. J'évoque d'ailleurs dans « Aux gré des sens » le problème de Jérusalem :

« Ces enfants égorgés et ces vieillards amputés,

Ces femmes éventrées et ces maisons dynamitées,

C'est pour toi Jérusalem.

Ce peuple décidé à se battre jusqu'à la victoire

Parce qu'il y a une histoire dont il garde la mémoire

C'est pour toi Jérusalem ».

Peuple bafoué, peuple exilé, peuple chassé de ses terres qui endure le pire, le droit est de son côté, la sensibilité humaine est de son côté. Malgré tout cela le peuple palestinien continue à naviguer sur les routes.

Mme A baroudi :  La poésie est plutôt venue à moi. Très tôt. J'ai écris mes premiers poèmes à l'âge de neuf ans et demie. C'était suite à un déchirement que j'ai vécu dans mon enfance. Je suis native de Taroudant, cette ville, que si on enlève les aspects modernes (voitures, poteaux électriques etc.) est une ville moyenâgeuse, qui vit en dehors du temps. Quand j'ai obtenu mon certificat d'étude à 9 ans, j'ai été envoyée comme interne à Rabat. Alors, imaginez une petite fille de neuf ans et demie, partie à Rabat. A l'époque, c'était le bout du monde. Quand mon père m'a laissé à l'internat et que sa silhouette a disparue derrière la vitre de la grande porte d'entrée, j'ai sentie un déchirement très douloureux. J'ai pleuré pendant des jours et des nuits et c'est là que j'ai écris mon premier poème sur la séparation. C'est un poème sur Taroudant, je l'ai écrit dans « imago », mais bien sûr plus amélioré, plus mûr. C'est un déclic causé par la séparation de mes parents et de ma ville :

« Il est au loin une ville brune

Que chante le vent du Sud

D'or et de pourpre, de cuivre et de feu.

Corps tendre de rosier et ceinture d'orangers

Dans une main la plaine, dans l'autre le désert

C'est la vierge fiancée du vent qui passe

Coulez larmes et fleuves

L'aube sera toujours belle sur ma ville

Elle est rêve de pierres entre deux crépuscules

Et le soleil qui allume ses remparts a un autre destin

Elle est beauté sereine à la lisière du silence

Et le vent qui la chante a un autre langage

Coulez larmes et fleuves

L'aube sera toujours belle sur ma ville... »

M. Ali Skalli : La poésie est un exutoire qui me permet d'échapper au quotidien pour me retrouver avec moi - même...Quand j'ai cette feuille blanche j'oublie tout. Même ma femme qui dort à côté. Je suis seul au monde avec cette feuille et ce crayon à la main pour faire quelque chose ; je ne sais quoi ? Une rencontre, un paysage, un mot qui peut parfaitement suggérer bien des choses. C'est une façon de m'endormir en communion avec moi-même. J'écrivais pour mes plaisirs parce que ça me permettait de faire une espèce de mosaïque des mots. Un jour nous recevions un ami qui travaillait à l'organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Je ne sais pas comment on est arrivé à parler de poésie. Mais j'ai refusé à la fin du repas de leur lire ma poésie. J'ai dis à mon ami : « Ce que j'écris ne s'aurait t'intéresser à aucun titre. Il m'a alors demandé : « Est-ce que mon avis ne t'intéresse pas ? ». Là, j'étais piqué au vif. Je lui ai remis alors la liasse de feuilles. Huit mois sont passés. Silence absolu. Un soir le téléphone sonne et cet ami me dit : « Ali ! Tu es assis ? ». Je dis : « Non ». « Alors assieds toi et écoutes-moi, j'ai lu tes poèmes, je les ai beaucoup appréciés, j'ai pris sur moi de les envoyer à un éditeur à Paris ». Je lui ai rappelé que je suis le représentant du Maroc ; ce que j'écris dans ces textes n'est peut-être pas publiable ? Il m'a répondu :  «  écoutes, tu a un roi réputé pour être très large d'esprit ; je suis sûr que quelque soit le texte qui va être publié, eh bien, il sera d'accord avec toi ». « Encore faut-il, lui dis-je, que je lui demande quand même l'autorisation, parce que je ne suis pas seulement un homme mais j'ai aussi un titre. » Et c'est ainsi que j'ai demandé l'autorisation et Sa Majesté dans sa magnanimité et dans sa bonté m'a dit qu'il était fier d'avoir un ambassadeur qui était aussi poète et que je pouvais publier ce que je voulais.  Et c'est comme cela que ce livre est sorti. Ce qui m'a incité à commettre un deuxième livre (éclat de rire). Maurice Rheims, de l'Académie Française, qui m'a fait l'amitié de préfacer « Regards » écrit :

« Un homme écrit...Qu'il prenne garde !...Il suffit parfois d'un simple billet pour en dire long sur lui, bien plus peut-être que le signataire n'aurait désiré le faire, mais si un roman peut révéler la personnalité de l'homme de lettre, ses ambitions, son caractère, ses frustrations, en ces domaines, rien ne vaut la poésie...Et c'est vrai, on est nu pratiquement comme un ver devant son public. Autrement, ce n'est pas de la poésie. On triche et ça ne résonne pas dans l'âme du public. »

Quand on vit loin de son pays, on éprouve la nostalgie pour ce pays :

« si en Amérique les Andes entendent fièrement leur Cordillère, toi mon Maroc à moi, tu porte allègrement ton Atlas en bandoulière ! »(Regards).

Le temps marque. Il marque non seulement les choses autour de nous ; il marque les êtres, hélas, et ceux que l'on aime. Il les marque peut-être d'une façon assez dramatique, puisque souvent, on s'en sépare. C'est la raison pour laquelle la fuite du temps et la mort, je les ressens très douloureusement :

« Tu es parti comme l'effluve d'un parfum,

Comme la rosée du matin qui s'évapore au soleil levant.

Et je suis resté seul,

Abattu, désappointé, médusé, hébété,

L'esprit aux quatre vents ».

Mme Abaroudi : Pour la compréhension de ma dédicace « d'Imago » ; j'ai perdu une fille que je n'ai jamais vu, parce qu'elle est morte à la naissance et c'est à elle que j'ai dédié mon recueil :

« Racontez - moi cet été,

La terre avait-elle son blé ?

Et le ciel ses couleurs quand vint le règne de l'oiseleur ?

Ils venaient de force des haleurs sans mémoire

Ils m'auraient pris tes jours,

Ferme tes yeux, courbe ton corps

Brise la fleur du jour nouveau

Les voleurs d'aube, les voleurs d'eau

Fille promise au cœur du bel été

Colombe trop tôt envolée...

Imago veut dire en latin « image ». Beaucoup de gens connaissant le sang berbère qui coule dans mes veines m'ont demandé si ce n'est pas Aïmago ? Non, le mot est latin. C'est une image affective qu'on se fait de soi-même. Mon regard sur les choses de la vie, sur les choses de l'amour, les grands thèmes du monde. Comme on a un album de photos pour fixer les souvenirs de sa vie, j'ai écris des poèmes à chaque étape importante de ma vie. Et j'ai comme une sorte d'album poétique ; certains je les ai mis dans « imago », d'autres je les garde pour moi-même.

M. Ali Skali : Certains lieux m'ont inspiré, Fès ma ville natale :

« Et c'est l'indicible moment de la prière et du recueillement

Devant ce paysage d'un autre âge

Avec ses oliviers et ses buissons sauvages.

L'on se croirait assurément devant Nazareth, Bethléem ou Jérusalem.

Alors que l'on subit l'envoûtement de Fès, leur grande sœur d'Occident ».

Mon père a vécu une vie assez extraordinaire. Il me plaisait infiniment de l'entendre parler des ces montagnes qu'il a traversées au siècle dernier à dos de mulet. C'était absolument un monde fabuleux qui était resté pour l'enfant que j'étais. Mon père, propriétaire terrien, était mêlé à l'histoire de la région. C'était un homme épris de musique andalouse  et de malhoun. Tichka, c'était une découverte de la beauté de notre pays pour moi et pour mes enfants. Il y a des moments qui vous marquent plus que d'autres, ou tout simplement des arrêts dans la vie qui font que vous sentez le besoin de les marquer par un souvenir : certains prennent des photos, moi, j'écris des poèmes.

Propos recueillis par Abdelkader Mana



[i] Paru à Maroc - Soir du lundi 29 décembre 1986

Le vendredi 12 octobre 2007, l'agence MAP, annonce le décès de l'ancien diplomate et homme de lettres, Moulay Ali Skali "le jeudi, dans une clinique Suisse, des suites d'une longue maladie, annonce le ministère des Affaires étrangères et de la coopération".

 


11:48 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

17/11/2009

Mohamed Sijilmassi

L’INVITE DU LUNDI

Le Docteur Mohamed Sijilmassi

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Choisir notre destin, par rapport à notre histoire.

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Fatima Hassamm , une artiste qu appreciait particulierement le Dr Mohamed Sijilmassi

Nous inaugurons ce lundi<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> une nouvelle chronique. Elle s’intitule « L’invité du lundi ». Ainsi donc, chaque lundi, « Maroc – Soir » engagera un entretien avec un homme ou une femme, du Maroc ou de l’étranger, appartenant au monde de la politique, de l’économie, des sciences ou de la culture. Cette rubrique, en ouvrant la voie à des talents de s’exprimer publiquement, nourrit l’ambition d’élargir l’horizon du débat serein et des connaissances enrichissantes. Notre premier invité est le Dr. Sijilmassi. Homme de science et de culture, il est pédiatre de profession. A ce titre, il a publié récemment un livre chez SODEN sur « les enfants du Maghreb », où il parle d’ailleurs de rites de passage et d’imaginaire, ce qui ne nous éloigne pas de ses préoccupations artistiques. Cependant, on sort avec l’impression frappante qu’on a rendu visite plus à un historien de l’art qu’à un médecin : son cabinet de travail est un véritable musée d’art moderne. Dans la salle d’attente, un gigantesque tableau de Fatima Hassan attire particulièrement l’attention. Il a d’ailleurs déjà publié un livre sur « la peinture marocaine », un autre sur « la calligraphie arabe » (en collaboration avec Abdelkébir Khatibi), enfin, il vient de publier son dernier livre sur « les arts traditionnels au Maroc ». L’auteur a d’ailleurs un nom prédestiné, puisque Sijilmassa était la capital économique et culturelle du Sahara dont l’art se caractérise par une certaine simplicité et une certaine austérité qui semble être justement les traits de caractère dominants du Dr. Sijilmassi. Son livre est un répertoire de la créativité des grands maâlam (maîtres - artisans). La conception mentale étant toujours plus rapide que la maîtrise gestuelle : le maître est justement celui qui est parvenu à transmettre de l’intelligence à ses gestes. L’apprentissage avec ses rites d’initiation qui ponctuent le passage du statut d’apprenti à celui de compagnon et, enfin de maître, vise cette plénitude du geste où la main devient pensée. L’œuvre du Dr. Sijilmassi, qui nous accorda cette interview, restitue admirablement cette pensée de synthèse qui fait à la fois la spécificité et l’universalité de l’art marocain.Entretien réalisé par Abdelkader MANA.


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Mohamed Kacimi, peintre et poete

Maroc Soir : L’art fait que les objets ont une âme ; c’est l’esprit qui se fait matière. Il semble même, d’après vos recherches, que les symboles qu’on retrouve dans la bijouterie et les tatouages ont une fonction magique de protection contre le mauvais œil, l’avortement et l’adultère…

Dr.Sijilmassi : Le tatouage porte la trace d’une culture qui s’imprime sur le corps et rend la peau médiatrice entre l’extérieur et l’intérieur de la personne tatouée. Lorsque des objets d’art sont décorés par les mêmes dessins que ceux des tatouages, il s’établit entre le corps et les objets une symbiose exceptionnelle, comme cela est le cas dans l’art rural marocain. D’autre part, le tatouage signifie l’appartenance à une même lignée et à une même tribu. Enfin le dessin d’un tatouage reste longtemps gravé en notre mémoire et marque l’entrée dans la vie.

Maroc Soir : Des fouilles archéologiques ont mis en évidence des vestiges phéniciens ; ont-ils eu un impact sur l’art traditionnel marocain ?

Dr.Sijilmassi : Il est difficile de le prouver. A mon avis l’art phénicien n’a pas été repris dans la vie quotidienne. Ce n’est qu’à partir de l’islamisation du Maroc qu’il y a eu un véritable renouveau et un enrichissement qui a crée un art original et autonome bien que s’inscrivant dans l’univers de l’art islamique. Dans la ville, il y a une manière de décorer qui est assez homogène ; elle s’inspire de cet art islamique dont l’Andalous n’est qu’une variante. Cette unité de style citadin vient de l’unité de la source : esthétique arabo –musulmane qui lui a donné naissance et qu’elle a enrichi. Cet art s’est d’abord développé dans l’architecture avant d’imprégner les autres  objets.

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Hucein Miloudi

Maroc Soir : C’est l’art de la symétrie, de l’harmonie et de la répétition rituelle ?

Dr.Sijilmassi : Oui, car tout se ramène à Dieu, lignes épigraphiques, lignes florales et lignes géométriques s’unissent les unes aux autres et se répètent indéfiniment comme le nom d’Allah qu’égrène un chapelet…

Maroc Soir : entre le Maroc et l’Andalousie, la diffusion culturelle n’était pas à sens unique ?

Dr.Sijilmassi : Non. On parle par exemple de calligraphie maghrébine et andalouse. Les Almoravides ont épuré l’arabesque et innové dans le domaine architectural aussi bien au niveau des formes des surfaces décorées que des volumes. Il y a eu donc, un échange culturel au sens le plus profond du terme : recevoir et donner ce qu’on a imaginer soi – même.

Maroc Soir : Quelles étaient à votre avis les causes de cette créativité au Maroc ?

Dr.Sijilmassi : La créativité artistique n’est pas un  luxe contemplatif, mais une source d’équilibre et « d’écologie ». Créer et décorer un objet chez les Marocains rural et Saharien répondent à une nécessité fonctionnelle et immédiate d’abord, lointaine ensuite. Ce langage oublié, bien que codifié, répond à des moments forts de la vie, tout en s’inscrivant dans l’ordre islamique établi et ses innombrables interprétations sécurisantes. L’artiste – artisan grave le bois, martèle le cuivre, façonne le bijoux, dessine la poterie, fait et défait les nœuds du tapis, il envoie des messages de Rabat à Oujda, de Nador à Dakhla, sachant qu’il transmet par sa créativité un univers qui porte les pulsions de la vie et nous renseigne sur l’imaginaire des marocains et son évolution depuis la nuit des temps.

 

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Ahmed Cherkaoui un precurseur particulierement apprecie par Mohamed Sijilmassi

 

Maroc Soir : En dehors de ce que la géographie imprègne, il y a des raisons historiques au développement d’un certain style ?

Dr.Sijilmassi : En effet le Maroc est le seul pays à ne pas avoir subi l’occupation Ottomane qui a nivelé l’art dans toutes les contrées qu’elle a occupé même dans le domaine culinaire. Notre cuisine se distingue des autres pays arabo – islamiques.

Maroc Soir : Il est très connu que l’art dépend de la commande et que sans commande un genre artistique se meurt. Sachant que son travail était apprécié à sa juste valeur, le maâlam le faisait avec patience et amour.

Dr.Sijilmassi : Les mécènes sont les Rois, les princes et les intellectuels qui ont toujours encouragé la créativité artistique au Maroc. C’est avec Moulay Ismaël que les arts traditionnels ont connu un éclat et une créativité dont l’influence s’est perpétuée jusqu’au Maroc moderne. Et on assiste actuellement, sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Hassan II, à un retour aux sources et à la revalorisation de la tradition artistique. Nous en avons un exemple dans les magnifiques arabesques du Mausolée Mohamed V à Rabat, dans la mise en valeur des différents palais du Royaume qui ont été restaurés et enrichis par de nouveaux éléments décoratifs, leur rendant leur splendeur d’antan. Nous en avons aussi un exemple dans le magnifique musée du palais de Fès, où des objets d’art citadins, rural et Saharien, des peintures et des sculptures modernes ont été rassemblées sous les directives de SM Hassan II, pour offrir un panorama complet de la variété dans la créativité des artistes – artisans marocains.

Maroc Soir : L’artisan citadin était perfectionniste pour mériter de plein droit le titre de maâlem (maître) dont on l’affuble. Il s’oppose à l’artisan de la campagne qui n’est pas comme lui à la recherche de la finesse des formes mais à celle de leur gourmandise et de leur vitalité naturelle. On a l’impression qu’il y a la rigueur d’un côté et une liberté de l’autre ?

Dr.Sijilmassi : Cette différence est due au fait que dans la ville les artistes – artisans sont regroupés en corporation et l’artisan reste engagé dans la continuité de la tradition. On passe par tout un cycle d’apprentissage et par tout un rite d’initiation avant d’être reconnu comme maâlem .  Alors qu’à la campagne le contrôle social est plus relâché du fait de la dispersion de l’habitat, l’artiste – artisan évolue de lui – même et la créativité est plus libre et plus individuelle. Dans la campagne le maâlem n’est jugé que par le consommateur alors que dans la ville, il est jugé et par le consommateur et par la corporation. Il y a chez les ruraux une parfaite maîtrise de l’espace : ils osent remplir une surface de motifs qui ne se rapprochent pas les uns des autres en les plaçant délibérément asymétriques mais qui ne heurte pas le regard. Au contraire, il accroche et crée un échange entre le spectateur et l’objet qu’il observe.

Maroc Soir : La transmission intergénérationnelle du « savoir faire » devient de plus en plus défaillante. Mais du même coup les jeunes se libèrent des vieux carcans…

Dr.Sijilmassi : En effet, depuis quelques années, on assiste à un renouveau de l’artisanat du fait que les nouveaux artisans ont fréquenté l’école et se sont ouvert sur le monde. Certains émergent d’une manière significative. Je pense à Lamani, le céramiste de Safi – décédé il y a quelques années – qui avait travaillé à Sèvre en France, et de retour chez lui, il innové énormément dans le domaine de la poterie, à telle enseigne qu’on reconnaît sa signature uniquement par son style. La créativité dans les arts traditionnels continue. C’est pourquoi j’ai inséré volontairement dans mon livre des chefs d’œuvre récents qui n’ont rien à envier à ceux du XIXème siècle.

 

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Ahmed CHERKAOUI

Maroc Soir : C’est cette créativité collective qui semble avoir inspirer beaucoup d’artistes contemporains ?

Dr.Sijilmassi :  L’exemple du peintre Cherkaoui est éloquent. Il a poussé très loin l’analyse d’objets traditionnels. En épurant de plus en plus le dessin, il vous restitue en deux traits les configurations d’une main ou celle d’un tapis rural. Belkahya s’est inspiré quant à lui, de l’art Saharien, Fatima Hassan choisit les thèmes de la vie quotidienne et Ouadghiri, l’imaginaire enraciné dans le centre populaire…

Maroc Soir : C’est un mouvement de retour aux sources, de réconciliation avec soi ?

Dr.Sijilmassi : Il faut d’abord retrouver son identité culturelle ensuite la laisser s’épanouir. Il y a toute une génération qui n’a pas connu le Protectorat et qui a une autre vision de la société en rupture avec celle des aînés, notamment dans le domaine des méthodes éducatives. Faire moderne, oui, mais tout en restant attaché aux traditions culturelles. Il y a tout un nouveau discours sur l’art populaire qui est revalorisant, tout en sachant qu’il y a nécessité d’innovation.

Maroc Soir : Prendre la technique tout en sauvegardant son âme ?...

Dr.Sijilmassi : Nous n’avons plus de complexe vis– à - vis  de l’occident. Notre intelligence est mûre et capable d’adopter la haute technologie. Maintenant nous sommes responsables de choisir notre destin, non pas par rapport à l’occident, mais par rapport à notre histoire.

Propos recueillis par Abdelkader Mana

 

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Regraguia  BENHILA

Entretien paru à Maroc – Soir du Lundi 10 novembre 1986-7 Rabia I, 1407-N°5155

09:45 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Driss Chraïbi

Linvité du lundi[i]

Driss Chraïbi

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Un immense éclat de rire critique

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Au large d El Jadida
La première fois que j’ai rencontre Driss Chraïbi au carrefour du livre, je me suis dit : « Voilà un livre qui se promène au milieu des livres ! ». Mais en le lisant, je me suis rendu compte que pour lui la littérature, c’est la vie même. Pour lui, le roman  n’est pas théoriser ou conceptualiser mais essayer de dire par des mots frais ce qui se passe dans la vie.

Je pars donc en pèlerinage vers El Jadida pour le rencontrer comme on part en pèlerinage vers un marabout au milieu de son sanctuaire. Mais Driss Chraïbi est un marabout vivant. Au cours du voyage, je lis son « naissance à l’ aube ». Par quelle question faut-il commencer ? Le faire parler d’Oqbq Ibn Nafii et Tariq Ibn Ziad, ses héros ?  Des paysans et des montagnes qu’il aime et qu’ il décrit si bien ? On verra bien.

Du rire surtout et de l’humour, parce que de ses livres se dégage un immense éclat de rire critique. Le fleuve d’Oum Rbia est en cru, signe de bonnes augures, un moment de grâce et d’écriture pour ce fils de « la mère du printemps ». La mer est rouge, l ’Oum Rbia l’ a certainement fécondé. Au loin, au bout de la baie des araucarias se dressent comme des lances des guerriers d’ Oqba Ibn Nafii, vers le ciel gris. Le calme. Le silence. La paix sur la ville. Cet entretien a eu lieu en marchant a travers les ruelles d’ El Jadida, pas à pas, mot après mot du gîte ou l’ écrivain se terre pour écrire – Dieu je ne sais quoi !- a l’ école maternelle où se trouve son fils.

Entretien réalisé par Abdelkader MANA

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Citernes portugaises de Mazagan

M.S. – On constate chez vous un grand intérêt pour l Islam et le monde paysan…

Driss Chraïbi – Moi je crois qu’on est arrive partout dans le monde et principalement dans notre pays – dans la sphère arabo - musulmane - à abandonner les idées pour revenir a la vie. De telle sorte que mes derniers livres comme « naissance à laube » ou « l’Oum Rbia » (la mère du printemps), portent non plus sur une idée ou une théorie, une simple vue de l’esprit mais sur l’homme. J’ai dû faire appel à l’imaginaire comme si j’avais abandonné cette misérable fin du vingtième siècle pour revenir très, très loin dans le passé.

M.S. – Vous avez horreur des concepts ?

Driss Chraïbi – Absolument. Je ne suis pas un homme abstrait du tout. Je suis un homme concret tel que vous me voyez.

M.S. – Vous aimez les mots qui giclent comme la vase de l’Oum Rbia sous vos pieds ?

Driss Chraïbi –  Oui. Les mots concrets avec un sens, un contenant et un contenu. Les mots qu’on puisse toucher, sentir, regarder ; qui ne s’adressent pas seulement au cerveau, qui soient reliés à la fois à notre passe millénaire et qui rejoignent l’an 2000.

M.S. – Peut-on explorer lhistoire, remonter lhorloge du temps par les mythes et les légendes et pas seulement en se référant à  Ibn khaldoun ?

Driss Chraïbi – Je dirai davantage, parce que les mythes et les légendes franchissent les siècles et deuxièmement ils sont la mémoire du peuple. Ibn Khaldoun est l’un de mes maîtres à penser mais il n’est lu que dans certain milieu. C’était un homme rigoureux qui appelait un chat un chat, qui traitait ses confrères écrivains de langue « kaddid »(viande boucanée). Seulement, c’était un homme de réflexion alors que les traditions populaires ont la vie plus dure que les livres.

M.S. – Donc il y a tout un pan de l’histoire que l’historien ignore ?

Driss Chraïbi – Oui, je crois. Mais je ne suis pas historien. Alors loin de moi cette idée ou cette prétention. Ce que je peux dire : Pour écrire « naissance à l’aube », j’ai lu énormément un livre d’Ibn Abdelhakam qui donnait d’un événement cinq ou six sources différentes. Donc cinq ou six interprétations différentes. J’ai commencé à écrire un livre qui collait a la réalité – « naissance à l’aube », c’est à dire « naissance à l’Andalousie » sous la conduite d’un personnage extraordinaire ; Tariq Ibn Ziad qui était Marocain, on suppose qu’il était berbère. Cette première version là, j’ai eu le courage de la brûler. Parce que c’était un roman historique. J’ai fait appel au rêve beaucoup plus loin que l’histoire. Et c’est la plus belle chose que chacun de nous porte en soi – c’est à dire la part du rêve qui rejoint ce que vous disiez tout à l’heure sur les mythes et les légendes qui surpassent et dépassent de très loin l’écrit.

M.S. –Comment travaillez-vous ?

Driss Chraïbi – J’écris des fois le matin très tôt ou bien encore deux heures et trois heures de l’après-midi ou à partir de onze heures du soir. Je commence par la fin du roman. Je me dis : « Tiens Driss, tu vas faire comme l’âne des Doukkala ; vas vers l’écurie, vas vers cette fin, « dabbar rasak » (débrouilles-toi). Je construis de plus en plus des personnages qui sont indépendants de moi. Ils ont leur autonomie, et chaque fois que je m’aperçois sur le plan de l’écriture qu’ils ne tiennent plus la route, j’interviens personnellement : j’ai le courage de prendre cette page-là, de la jeter au feu et de recommencer : c’est autrui, ce sont les personnages qui parlent. Je ne suis en fait que leur servant, leur porte voix et c’est ce qui explique le succès de certains livres.

M.S. –Qu’est-ce que ça veut dire pour vous la littérature, l’art ?

Driss Chraïbi – Ce n’est pas une entreprise d’Etat, ce n’est pas une entreprise collective – on a vu ce qu’était devenue la littérature sous Staline. La littérature ou la culture est une entreprise individuelle ; il faut retrousser ses manches et apporter sa pierre. On commence par une certaine critique. La critique pour elle-même lorsqu’elle devient négative est absolument stérile, et pour le créateur ou l’intellectuel et pour le monde dans lequel il vit. Moi, j’ai 60 ans. Je considère qu’étant revenu ici dans la terre de mes ancêtres, j’ai ma carrière qui commence et loin de moi toute affaire de critique, parce que j’ai résolu tous mes problèmes et que j’ai envie de construire. Un créateur c’est d’abord quelqu’un qui construit. D’abord pour lui-même ensuite pour les lecteurs à qui il s’adresse. Je n’aime pas les gens qui comptent sur l’Etat (Adawla). Nous devons, chacun de nous, compté sur soi-même. Je vous dis cela parce que j’étais en occident, loin de tout, sans aucune aide et me voici.

 

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Port d El Jadida
M.S. – Comment se déroule votre séjour à El Jadida ?

Driss Chraïbi – Vous voulez dire comment ça se passe mon séjour au Maroc ? J’ai eu la chance inouïe de visiter de fond en comble, de long en large, le Royaume de sa Majesté. Eh bien, c’est magnifique. Moi, je trouve que c’est absolument magnifique. Je vous dis magnifique, paisible, en toute liberté. Je vous le dis parce que j’ai un esprit lucide. C’est ce qui me permet de vous dire que nous vivons dans un pays appelé à devenir en l’an 2000 ; le pays par excellence de tout le monde Arabe. Je le sais et je le sais d’expérience.

M.S. – Au vu du fanatisme qui enflamme le monde ; le gouvernement de Sa Majesté mène une politique de dialogue et de tolérance qu’en pensez vous ?

Driss Chraïbi – Je l’ai dis il y a quelques jours à la faculté des lettres de Mohammadia – où j’ai donné une conférence devant une salle comble d’étudiants – et j’ai eu chaud au cœur. Chaud au cœur. J’ai dis simplement que nous sommes début janvier, qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, que je souhaitais une bonne année à mon auditoire et qu’en premier lieu, ma première pensée va vers notre Souverain à qui j’adresse – par la voie du journal Maroc - Soir – mon salut d’humble et de fidèle serviteur. Je le soutiens à 100% ; premièrement parce qu’il a su maintenir l’unité du pays, deuxièmement parce qu’il a donné de ce pays une image internationale et troisièmement il est notre Commandeur des Croyants. Et ceci, sans flatter personne, je continue à ne faire que de la littérature.

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Barques d El Jadida

M.S. –Es-ce que vous n’aimeriez pas que vos livres soient aussi enseigner au Maroc ?

Driss Chraïbi – Mais ils sont enseignés au Maroc ! Ça,

ça,me frappe. C’est ce que j’ai dis dans les C.P.R., les facultés, les C.C.F. Certains livres qui sont des brûlots, qui sont assez critiques, comme « le passé simple » par exemple. Mais il y a longtemps qu’ils sont enseignés ici dans le Royaume. Donc ça prouve que ce pays est extrêmement libéral. Imaginez un livre comme « Le fleuve détourné » de Rachid Mimouni ? Mais il est interdit en Algérie !

M.S. – Il y a une constante dans toute votre œuvre depuis « le passé simple » : votre rapport paradoxal à la religion ?

Driss Chraïbi – Je ne m’interroges pas quand j’écris un livre. Vous voyez, le problème de l’Islam ne devait pas poser problème. Il pose problème pour l’Occident, pour moi, non. Simplement, je m’insurge devant certains pays – que je ne veux pas nommer – qui donnent une triste image de l’Islam. Un triste pays comme par exemple l’Iran. Ce qui ne peut que renforcer certains pays du monde occidental qui ont horreur du monde islamique. Dans tout ce que cela comporte : à la fois la religion, une façon de vivre et une culture. Ce qui renforce les sionistes.

M.S. –On peut supposer d’après certains passages de vos livres que vous considérez la religion comme un ensemble de contraintes irrationnelles ?

Driss Chraïbi – Oui, moi, je me base sur l’Islam premier qui dit textuellement : « En Islam point de contraintes ». c’est tout. D’autre part, on m’a interrogé assez souvent autour de mon long périple, qui a duré trois mois à travers le Royaume du Maroc – et quel beau Royaume !- on m’a interrogé sur l’Islam. Et j’ai toujours répondu que l’Islam est une affaire personnelle entre l’homme et son créateur. C’est tout.

M.S. – Vous vous élevez contre le fanatisme ?

Driss Chraïbi – Absolument. Probablement parce que je ne suis pas fanatique moi-même. J’appelle fanatique quelqu’un qui est angoissé, qui doute de lui. Je ne doute pas de moi, je n’ai pas d’angoisse et je me trouve dans un pays islamique – ici au Maroc – qui a toujours été premièrement le bastion de l’islam – il n’y a qu’à lire l’histoire – et deuxièmement un pays extrêmement tolérant.

M.S. – On ne peut s’empêcher d’éclater de rire en lisant certains de vos passages ; par le côté humoristique vous êtes un peu notre Charles Dickens ?

Driss Chraïbi – Certains de mes livres je les écris en riant. Il se trouve que le rire et l’humour portent beaucoup plus loin que la violence et l’agressivité. Probablement parce que j’ai encore toutes mes dents que je n’ai pas encore envie d’écrire mes mémoires. Au contraire, mes prochaines œuvres – des contes pour enfants que je vais adapter pour la RTM, que je veux publier aux éditions la SODEN – sont des contes pour enfants qui font « mourir de rire » (pas littéralement). Ce ne sont pas des contes édifiants, moralisants etc. L’humour qui éclate est une preuve de bonne santé.

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M.S. – Dans « le passé simple » vous dites qu’il y a un rapport entre l’éducation au Msid et le succès des marocains dans la course à pied : comme en atteste Aouita…

Driss Chraïbi – Ça, c’est de l’humour. Mais de l’humour féroce. C’est à dire que la plante des pieds avec les falaka a été tellement mise à l’épreuve que le macadam ou la piste ne fait absolument pus aucun mal à la plante  des pieds. Ça forme le caractère des gens. C’est de l’humour noir. Dans « enquête au pays », il y a un fellah qui est là, debout en pleine chaleur – 40° à l’ombre – dans un champs avec des épines mais les pieds nues.

M.S. – Ce n’est pas les épines du chiendents ?

Driss Chraïbi –Les chiendents de l’humanité !

 

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cavaliers Doukkala

M.S. – On s’approche maintenant de la maternelle où étudie votre enfant…

Driss Chraïbi – Oui, pourquoi Maroc – Soir ne ferait-il donc pas d’enquête sur les maternelles ?

M.S. – On en fera incha’Allah.

Driss Chraïbi – La maman de mon enfant est britannique : première langue, l’Anglais. Chez nous, en France nous parlons français et lorsqu’il est arrivé ici, je l’ai inscrit voici trois mois dans un jardin d’enfants où l’arabe classique est devenu son moteur, son problème numéro 1. Il se lève le matin, répète, révise avec sa maman l’arabe classique que j’ai étudié mais qu’après 30 ans d’absence, j’ai du oublié. Cela m’a donné l’idée de faire un film que j’intitulerai «An 2000 ». Ce film va être produit entièrement par le service culturel de l’ambassade de France – pourquoi pas ? – que je réaliserai et que j’offrirai par la suite à la RTM –pourquoi pas ? Le sujet est très simple : je vais filmer la journée de trois enfants : le mien qui est tout blanc. Une petite fille marocaine et un petit garçon khamri, à travers leur journée d’enfants. Puisqu’ils sont d’origines différentes, ça sera donc trois provinces différentes. Ça me permettra de filmer El Jadida et les Doukkala, Tétouan et sa province et Fès. De ces trois enfants il y aura le rappel par voix off des ancêtres depuis les temps les plus reculés. La ligne conductrice est celle-ci : lorsque ces enfants auront vingt ans. Donc le titre du film est « Maroc 2000 ».

 

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M.S. – Nous voilà arrivés à la maternelle, je vois votre enfant jouer avec ses petits camarades.

Driss Chraïbi – Oui, Yacine, le âfrit est habillé en vert. Je joue avec mes enfants parce que je les ai crées : je suis à la fois leur père et leur copain. En même temps, je me ressource auprès d’eux, je recharge ma soif de vivre dans leur jeunesse.

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M.S. – Faites-moi visiter la maternelle.

Driss Chraïbi – Nous sommes en janvier 1987, le temps est loin où j’allais dans ma première école le msid que j’ai critiqué au « passé simple » parce que la méthode éducative était « apprendre sous la contrainte »…

M.S. – La falaka ?

Driss Chraïbi –Oui. Il n’y a pas de falaka ici. Les murs sont couverts de peinture comme vous pouvez vous en rendre compte. Il y a l’ABCD en Français mais également le lif, lam, jim, ha en langue Arabe. Vous avez de petites tables sous forme de fleurs ; une idée géniale. De temps en temps, je viens ici lorsque je suis bloqué dans un chapitre particulièrement ardu de mes livres. Je viens m’asseoir sur une petite chaise de 30 centimètres à côté des enfants et je me trouve parfaitement heureux comme si je recommençais ma vie. Parce qu’un livre aussi beau soit-il me laisse toujours sur ma faim et je me dis : « Tiens, il faut aller vers plus de sincérité, plus d’authenticité, plus de beauté. » Vous avez vu tout à l’heure la salle de repos avec vidéo etc. Il y a la salle de peinture où les enfants sur un thème choisi donnent libre court à leur imagination. C’est à dire, si on dit : « Tiens, dessines- moi un escargot », l’enseignant ne voit aucun inconvénient à ce que l’enfant dessine la mer ou l’arbre. On cultive aussi l’expression gestuelle ou de jeux, de telle sorte que depuis que nous sommes ici, ça fait un quart d’heure, l’enfant qui est très attaché à moi, ne m’accorde aucune importance et est parfaitement intégré aux autres. Cette méthode d’enseignement développe le sens communautaire chez les enfants. Ils forment un groupe de filles et de garçons.

M.S. – Qu’en dites vous Monsieur le directeur ?

Le directeur. – La méthode consiste à laisser l’enfant libre pour s’épanouir ; nous le laissons faire ce qu’il veut tout en le surveillant…

M.S. – Avez-vous lu des livres de Driss Chraïbi ?

Le directeur. – J’ai lu son dernier livre : c’est différent de son livre très connu « le passé simple » : c’est un autre Français, c’est pas tout à fait la même chose.

Driss Chraïbi – Ne vous en faites pas Monsieur le directeur ; mon prochain bouquin, je vais vous l’écrire en un seul exemplaire, uniquement pour vous. Ça , c’est de l’humour.

Propos recueillis par Abdelkader Mana

 

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C’est le 15 juillet 1926, à Mazagan (El Jadida) sur la côte atlantique, qu’est né Driss CHRAÏBI, auteur d’une vingtaine d’ouvrages traduits dans le monde entier.

 

En 1954, à l’âge de 28 ans, il publie chez Gallimard, « Le passé simple », son ouvrage le plus célèbre .

 

En 1967, la revue marocaine d’avant garde « Souffles », que dirigeait le poète Abdellatif Laâbi, et dans laquelle écrivaient entre autre, Tahar Ben Jelloun et Mohamed Kheir Eddine, consacre l’un de ses premiers numéro à Driss CHAÏBI.

 

En 1987, après 30 années d’exile, Driss CHRAÏBI, rentre au Maroc, le visite de fond en comble pendant trois mois et revient en pèlerin à El Jadida, lieu de sa naissance et de ses racines profondes.

 

Le dimanche 4 avril 2007, Driss CHRAÏBI s’éteint à l’âge de 81 ans dans le Dôme au sud-est de la France.

 


 

 



[i] Entretien paru a Maroc-Soir, le lundi 19 janvier 1987- 18 Joumada 1407.

01:35 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : hommage | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

14/11/2009

Amine Maalouf

L’invité du lundi

 

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Amine Maâlouf

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Le Maroc est un pays qui a su préserver l’essentiel

 

 

Entretien réalisé par Abdelkader MANA

 

       «  où Léon l’Africain passe, la tragédie passe. Là où Léon l’Africain passe, l’histoire se fait. On a dit également cela de Malraux ». C’est en ces termes que Moulay Ahmed Alaoui, qui partage avec l’auteur sa passion pour l’histoire, avait conclu la soirée de présentation de l’ouvrage consacré à Hassan ben Mohamed Al Wazzan al Gharnati, al Fassi, dit Léon l’Africain. C’était en effet, un homme exceptionnel qui témoigne d’une époque exceptionnelle : la chute de Grenade, la naissance de la dynastie saâdienne, l’avènement de l’empire Ottoman , la renaissance italienne, le sac de Rome. Bref un tournant dans l’histoire de l’humanité. C’est beaucoup pour la vie d’un homme qui en vient à conclure à ses moments de contemplation et de promenades silencieuses : « Périssables toutes les cités, carnassiers tous les empires, insondable la province ».

 

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          Amine Maâlouf – journaliste de profession – ne veut pas être seulement l’historien de l’éphémère, il veut embrasser les profondeurs historiques du pourtour méditerranéen ; seule dimension qui mérite à ses yeux d’être éternisée par l’historien rationnel, le conteur oriental et le romancier occidental qu’il est à nos yeux. Donc, sur les traces de ce reporter avant l’heure – qu’était Léon l’Africain – Amine Maâlouf fait un long voyage à la fois imaginaire et réel : à travers les rayons de bibliothèques et des manuscrits qu’il ramène à la vie. Mais aussi à travers des villes comme Grenade, Fès, Constantinople, le Caire ou Rome. Il était devenu inutile d’aller à Tombouctou – autre lieu d’exotisme visité par Léon l’Africain – puisqu’elle était devenue méconnaissable à force de sécheresse.

 

       Cette enquête de près de quatre ans avait pour but de nous restituer, par la fraîcheur des images et la saveur des mots, un monde révolu qui fut le théâtre de bouleversements dont les conséquences se firent sentir jusqu’à notre époque. Dans cette entreprise de restitution ; Amine Maâlouf a tellement bien réussi son travail de « réanimateur » qu’on pourrait tirer de son livre, un film grandiose digne de ce qu’on avait fait de « Notre-Dame de Paris » de Victor Hugo, ou de « Guerre et Paix » de Tolstoï, un classique.

 

     Il nous montre à l’œuvre par le sublime de la poétique et le savoureux du verbe, la dérive des empires, leur grandeur et leur misère. Alors que la houle d’hiver s’élève majestueuse pour finir en écume, au bord du rivage ; il nous accueilla par le sourire serein de ceux qui ont l’habitude de sonder les profondeurs. En somme, c’est un enfant prodigue du Liban meurtri qui nous accueilla. Nous fûmes séduit, tellement son verbe est beau, tellement sa connaissance de l’histoire est profonde. Après l’interview, nous le quittâmes confondu ne sachant s’il faut admirer le chroniqueur défunt ou le romancier vivant.

 

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Cistre de l Alhambra de Grenade

 

Maroc – Soir : Léon l’Africain faisait « du terrain » comme on dit en ethnologie. Il a écrit un récit de voyage. Mais comment définir votre travail sur Léon l’Africain ?

 

            Amine Maâlouf : Léon l’Africain a essayé de faire une description de l’Afrique. Son œuvre s ‘intitulait « Description de l’Afrique tierce partie du monde ». Il voulait au départ faire une description de l’Europe, puis de l’Asie et le troisième volet devrait être l’Afrique. On ne sait pas s’il a eu le temps d’écrire ses deux autres ouvrages. Mais en tout cas, ce qui nous est resté, c’est « la description de l’Afrique ». J’ai essayé de raconter la vie et les voyages de ce personnage, en m’inspirant en premier lieu de ce qu’il a écrit lui-même. En me basant également sur les recherches qui ont été menés récemment, sur Grenade à la fin de l’Espagne musulmane, sur Fès et la vie quotidienne, sur le Caire, Tombouctou, Constantinople, Rome…

 

Maroc – Soir : Est – ce que vous avez visité ces villes ?

 

       Amine Maâlouf : Je connais en fait toutes ces villes à l’exception  de Tombouctou. J’avais envie d’y aller, un peu dans le processus de préparation de ce livre. Mais je n’ai pas eu l’opportunité, surtout qu’on m’a expliqué – les gens connaissant bien la ville ; les Maliens notamment – que la ville ne ressemblait en rien à ce qu’elle pouvait être au XVIè siècle, parce qu’elle a souvent été détruite depuis, par des incendies. L’un des incendies les plus dévastateurs s’est d’ailleurs passé pendant que Léon l’Africain visitait cette ville vers 1512 – 1513. Ce que j’aurai vu aurait été assez trompeur ; c’est donc la seule ville importante que je décris, parmi les grandes étapes de ce voyage, que je ne connaisse pas. Les autres je les connais, mais je ne peux pas dire que j’ai travaillé sur le terrain. Je me suis basé, chaque fois que c’était possible sur ses propres récits de voyages pour compléter et puis sur des études récentes.

 

  Maroc – Soir : Pourtant de votre travail se dégage l’impression d’un judicieux dosage entre l’exigence de la vérité historique, de la rigueur scientifique et l’impératif esthétique de la littérature. Vous ne tombez pas dans le discours rébarbatif comme on en a l’habitude dans les sciences humaines…

 

            Amine Maâlouf : J’ai essayé de raconter une histoire avant tout et de raconter une époque. C’est l’histoire d’une époque très mouvementée ; de grands empires se sont effondrés, d’autres se sont épanouis. Je pense que l’histoire et la vie quotidienne, peuvent être racontés d’une manière qui puisse être spécialisée. Tout est dans la manière de présenter.

 

Maroc – Soir : Comment s’est opéré chez vous le passage des sciences humaines à la fascination pour l’art et la littérature ?

 

           Amine Maâlouf : Je dois reconnaître que quand j’ai commencé à travailler sur Léon l’Africain – il y a quatre ans maintenant – il y a eu une sorte de fascination de la littérature et de l’art. Je dirai presque du jour au lendemain, subitement ; l’exoression littéraire n’était plus pour moi un moyen de dire les choses que j’avais envie de dire, mais elle était devenue presque un but en soi. Et j’ai senti qu’elle pouvait me procurer une satisfaction dans le travail. Et effectivement, j’ai consacré dans ce livre beaucoup plus de temps à la forme, au style, aux mots que dans le livre précèdent.

 

Maroc – Soir : Est-ce que vous vous situez dans la tradition du conteur oriental ou bien dans celle du romancier occidental ?

 

             Amine Maâlouf : Vous savez, moi, je pense que le lecteur ou le critique, peuvent donner leur opinion sur le travail d’un auteur, comme ils le voient, s’il est un conteur ou un romancier. Mais je pense qu’il serait maladroit de la part de l’auteur de se définir. Je pense qu’il vaut mieux ne pas trop théoriser ce qu’on est en train de faire, si non on risque d’arriver à une intellectualisation outrancière : si on a envie de raconter une histoire, on la raconte puis on verra si on l’a raconté à la manière d’un conteur ou d’un romancier.

 

Maroc – Soir : Il y avait souvent à grenade et à Fès, des mariages avec la cousine doublé d’un autre avec une convertie. Dans votre livre vous faites jouer entre ces deux concubines, un rôle important dans les conflits de l’Alhambra qui ont contribué à la chute de Grenade.

 

         Amine Maâlouf : Un rôle important ; non. C’était un des éléments de dissensions internes à Grenade : il y en avait continuellement des conflits qui ont été immortalisés par Chateaubriand dans son « Le dernier des Abencérajes ». il y avait toujours eu des conflits de sérail, j’allais dire. Mais ce n’est certainement pas l’élément essentiel. Il faut dire aussi, pour avoir une perspective historique, que le grand moment de l’Espagne musulmane , s’était arrêté pratiquement au XIIIè siècle. Ce qui est resté du XIIIème jusqu’à la fin du XVè siècle, était essentiellement un reliquat qui était la région de Grenade. Même Séville et Cordoue faisaient déjà partie de l’Andalousie espagnole et n’étaient plus musulmanes. Donc, c’était une petite région qui a survécu pendant deux siècles et demi ; ce qui est presque un miracle. Mais cette région avait quand même perdu la grandeur, à l’exception de l’Alhambra qui la sauve un peu du point de vue de l’histoire.

 

Maroc – Soir : Pourquoi ce recule du rationalisme en terre d’Islam ? Chez les chrétiens, il y a la découverte des armes à feu, il y a Christoph Colomb qui s’apprête à découvrir l’Amérique. Renaissance d’un côté recule de l’autre. Comment expliquez vous ce renversement de tendance?

 

              Amine Maâlouf : C’est une très grande question. Il y a un personnage en Andalousie qui est un peu un symbole de ce point de vue ; un symbole de ce moment  où il y a eu un arrêt, un grippage de la machine dans le monde musulman. Et ce personnage est Ibn Rochd (Averroès) ; selon la formule d’un ami qui a beaucoup travaillé sur Averroès : «  Averroès est musulman et l’Averroïsme est occidental ». Je veux dire qu’Averroès a développé et synthétisé la philosophie grecque et la pensée d’Averroès a été à partir du XIII è siècle à l’origine d’un mouvement intellectuel de première importance en occident. Pourquoi Averroès a développé la pensée en France, en Italie et n’a pas développé la pensée d’abord en Andalousie musulmane, puisque c’est là qu’il est né ? En réalité Averroès a été réduit au silence et n’a eu aucune influence. Je pense qu’il y a un lien entre la fermeture intellectuelle qui s’est opérée à ce moment – là et le moment crucial de la reconquista qui avait entraîné la défaite des petits Etats musulmans (Moulouk Atawaïf) dans toute la moitié Nord de l’Espagne et qui a provoqué par réaction l’arrivée des Almoravides puis des Almohades qui, l’un après l’autre, ont fait une tentative de réunification pour faire face à cette poussée chrétienne, qui ont réussi pendant quelque temps puis ont échoué. La date fatidique était 1212 : la bataille de Las Nadas de Tolosa, qui a pratiquement renversé une fois pour toute le rapport de force. Sous la pression tout se ferme, tout le mouvement intellectuel est stoppé. On dit : « Voilà, plus de voix dissonante, plus d’opinion exprimée en dehors de l’orthodoxie : nous sommes en état de guerre, nous sommes menacés ». Et effectivement, à partir de ce moment-là (le XIè siècle) et pendant les deux siècles qui vont suivre, qui vont connaître un renforcement de la guerre, il y a une fermeture : on n’ose plus s’épanouir et l’Espagne musulmane ne décollera plus intellectuellement, artistiquement. La même chose s’est produite à l’autre bout du monde musulman : Bagdad au XIè siècle, c’est également un très grand moment de développement intellectuel, artistique…Là encore arrivent les menaces extérieures : la première, c’est les Fatimides qui viennent du Maghreb, qui s’emparent de l’Egypte et du Proche Orient au XIè siècle. Menacé par cette poussée chiite qu’il n’attendait pas, le Califat de Bagdad arrête toute interprétation religieuse et discussion intellectuelle. Et cette pression ne va pas s’arrêter , puisque après les Fatimides, il va y avoir les croisades qui vont resté deux siècle et toutes sortes de menaces. Et pendant des siècles personne ne pourra s’exprimer, parce que continuellement, on lui dira : «  Attention ! Il ne faut pas sortir de la doctrine officielle parce que l’ennemi est à nos portes. Et l’ennemi restera suffisamment aux portes pour que tout ce foisonnement intellectuel s’éteint.

 

Maroc – Soir : On constate d’après votre livre, que les juifs vivaient en paix avec les musulmans, que ce soit à Fès ou à Grenade et qu’ils craignaient beaucoup plus l’inquisition des chrétiens.

 

              Amine Maâlouf : Il est certain qu’à l’époque, à la fin du XVè siècle, les juifs se sentaient beaucoup plus à l’aise à Fès ou à Constantinople que dans l’Espagne des Rois catholiques. Cela dit, il y a eu dans la longue histoire commune des phases de coopération qui ont été productives, très fécondes, là je pense à l’époque qui a donné  Ibn Rochd (Averroès), Maimonide, Ibn Tofaïl (Avanpas)et d’autres. Il y a eu également des périodes de tension.

 

Maroc – Soir : Mais il n’y avait jamais eu une inquisition semblable à ce qui s’est passé en Espagne ou en Allemagne nazie ?

 

              Amine Maâlouf : Je dirai que ce qui s’est passé en Espagne au cours de l’époque de l’inquisition, notamment au XVè et XVIè siècle avait une ampleur qui n’a jamais été égalée sauf par l’holocauste nazi. D’ailleurs, il y a eu des similitudes, puisque l’inquisition avait inventé cette notion parfaitement raciste qu’était « limpieta de sangre » ou la pureté du sang. On considérait toute personne qui avait parmi ses ancêtres un juif ou un maure, était un espagnol de seconde zone. Il fallait faire la preuve de sa pureté de sang jusqu’à plusieurs générations en arrière. On raconte une histoire merveilleuse à propos de Servantes, l’auteur de Don Quichotte : il avait fait une pièce où il racontait qu’un homme avait invité une foule en Espagne devant un théâtre vide où il leur avait dit : « Il y a une pièce qui va être jouée maintenant. Elle a la particularité de ne pouvoir être vue que par ceux qui avaient le sang pur. Et le théâtre est resté vide et tout le monde rigolait et battait des mains parce que personne ne voulait avouer qu’il ne voyais rien. C’est une histoire très symbolique de ce que pouvait être le climat à l’époque.

 

Maroc – Soir : On peut vous considérer, un peu, comme un spécialiste des guerres des religions : vous avez travaillé sur les croisés ; dans votre livre il y a beaucoup d’exemples de luttes qui ont pour fondement plus ou moins la religion : est-ce que vous faites un rapprochement entre ces guerres de religion qui ont secoué le passé et ce qui se passe actuellement à Beyrouth et au Liban ?

 

              Amine Maâlouf : Je ne fait peut-être pas un rapprochement. Mais il est certain que quelqu’un qui a vécu comme moi, une expérience libanaise, où les gens s’égorgent mutuellement sous des prétextes religieux, ne peut pas ne pas être sensible à des phénomènes historiques anciens au cours desquels il y a eu effectivement le même type d’attitude. J’ai un respect profond pour les gens qui sont prêts à se sacrifier corps et biens pour leur foi ; je n’ai pas beaucoup de respect pour ceux qui sont prêts à tuer sous le prétexte d’une apparence religieuse. Mais je pense qu’en évoquant des phénomènes comme les croisades et l’inquissition, il est certain que j’essaie d’une manière ou d’une autre d’évoquer des phénomènes plus proches qui nous touchent plus directement. Mais de les évoquer à la manière d’un chercheur qui essaie de comprendre les causes des haines qui peuvent être déchaînées plutôt que de la part d’un observateur qui est quand même mêlé, ballotté, surtout quand il appartient à un pays comme le Liban qui est l’œil du cyclone.

 

 

Maroc – Soir : A votre avis, en tant que chercheur, la religion n’est peut-être qu’un prétexte : peut-être que le fondement des conflits n’est pas purement religieux, pour parler en terme de facteurs ?

 

                 Amine Maâlouf : Je pense qu’il ne faut pas accuser la religion. Parce que la religion prône des idéaux qui visent à élever l’âme humaine. Mais la religion n’est pas responsable des actes de tous ceux qui s’en réclament. Les religions ont produit des saints et des assassins et chacun de nous à sa naissance, ou plus tard, reçoit un enseignement religieux, qui lui demande du dévouement, de l’effort, de la générosité. Et finalement , il y a quelques principes qui sont des principes d’amélioration de l’âme humaine qui sont prônés par les religions. Puis nous recevons cet enseignement, mais qu’est ce que nous en faisons ? Il y en a effectivement ceux qui suivent ces préceptes et qui se montrent d’une grande générosité d’âme, qui essaient d’améliorer le sort de leurs prochains, de s’élever eux-mêmes vers un plus grand détachement, une plus grande communion avec les idéaux les plus nobles. Et puis il y a d’autres qui considèrent leur religion comme une tribune, qui utilisent leur appartenance religieuse pour exclure d’autres, pour justifier ce qu’ils font. Je pense que chacun de nous reçoit sa religion et il en fait, ce qu’il peut, ce qu’il sait, ce qu’il veut. Propos recueillis par Abdelkader Mana



[1] Interview parue à Maroc – Soir, le lundi 22 décembre 1986.

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Croisades: massacre de prisonniers
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Averoes par Rafael

01:54 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook