ABDELKADER MANA statistiques du blog google analytic https://www.atinternet-solutions.com.

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/02/2012

Les couleurs du Maroc

L’ŒIL ET LA MAIN

arts

  Fatna Gbouri: La femme tatouée,1987

   C’est au Maroc profond des plaines atlantique que Fatna Gbouri qui vient de s'éteindre à Safi, a vu le jour en 1924. Plus précisément dans la localité de Tnin el Gharbia  aux frontières des Abda et des  Doukkala. Paysanne elle  y a longtemps moissonné pour subvenir aux besoins de sa progéniture  avant d’aller travailler comme tisseuse à khouribga puis à Safi où elle allait côtoyer quotidiennement la colline des potiers mais aussi la place des conteurs à Sidi Boudhab, le marabout de l’or.

arts

Fatna Gbouri: Femme et tapis, 1986

      Aujourd’hui elle reconnaît trois sources d’inspiration à son travail ; le tissage, le tatouage et le dessin au henné :« Pour travailler le tapis, j’achetais les couleurs naturelles au colporteur : le jaune, le vert, le rouge, le bleu. Le médaillon central je le tissais en blanc. Dans mes tapis je reproduisais aussi des images familières : la théière, la bouilloire, le brasero ainsi  que des fleurs. Le dessin au henné, je le reproduis sur des peaux de mouton. Je m’inspire aussi des tatouages de Zayan, car nous avons vécu là-bas un certain temps lorsque j’étais toute petite. Mon père, tailleur de son état que j’étais à confectionner les caftons,  était quelque peu nomade, de sorte que nous avons vécu successivement chez les Doukkala, les Zayan, à  khouribga et enfin à Safi.»

     Une errance qui lui a permis de beaucoup apprendre sur les expressions visuelles traditionnelles de ces différentes régions. N’ayant plus la force de travailler au tissage, elle s’est mise à peindre des poteries qu’elle va vendre «  aux marchands de tableaux » comme elle dit si joliment, pour signifier que ces marchands n’étaient pas des connaisseurs et qu’ils dévalorisaient ses ouvres en la destinant aux simples touristes de passage à Safi.

Mais cette expression des signes et des symboles associés à des images anthropomorphiques et floraux,  fortement codifiée par des traditions millénaires, ne lui permet pas de se démarquer encore de la masse des tisseuses et des potières traditionnelles, en tant qu’artiste. Il a fallu attendre l’âge de soixante ans, pour qu’en 1984 son talent soit enfin révélé et reconnu en tant que tel. Une rencontre fut déterminante :« Cette année là, j’ai peins une tisseuse en train de carder la laine sur un plat de plâtre. Dés le premier coup d’oeil Boujamaoui reconnu immédiatement ce travail comme  étant une œuvre d’art à part entière et le présenta en tant que telle à une exposition collective organisée alors par une association culturelle de Safi. » 

arts

   Fatna Gbouri : Les deux moissonneuses, 1990

Dés lors, la paysanne anonyme de jadis sort de l’ombre et porte un nom célébré dans les expositions et les galeries. Une artiste est née. Dés lors, ce que le tissage traditionnel inhiba en elle , explosa dans un foisonnement d’images et de couleurs éclatantes, libérant son énergie créatrice. Dés lors, la peinture a « dénoué » en quelque sorte, sa créativité entravée jusque là par le tissage. Elle passa ainsi de l’artisanat à l’art. Et ce passage fut ressenti par elle comme une libération d’énergies contenues jusque là :« J’ai ressenti comme un soulagement, et une grande satisfaction à chaque fois que je termine un tableau. Je me suis mise à peindre de mémoire ce que j’ai vécu par le passé : une chikhate en train de chanter, le moussem de Moulay Abdellah Amghar d’El Jadida que j’avais visité il y a fort longtemps avec ses escouades de cavaliers, celui des Aïssaoua, ainsi que la femme de Sidi Rahal, que j’avais vu boire de l’eau bouillante en état de transe. »

 

arts

Fatna Gbouri: Dresseur de singes 1986

   Et ce sont toujours ses souvenirs d’enfance qui lui reviennent chaque fois qu’elle se met à peindre. Elle peint ainsi Taghounja, cette déesse de la pluie, qu’on habillait jadis comme une poupée, et qu’on promenait à travers champs, en période de sécheresse pour  implorer la pluie :

 Taghounja, Taghounja comme l’espérance !

Ô mon Dieu donne nous de la pluie !

L’épi est altérée, donnez lui à boire ô maître !

Les récoltes sont altérées, arrosez, ô vous qui les avez créées !

 Elle se souvient encore de ce qu’on chantait dans son lointain village de Tnine el Gharbia en période de sécheresse :

Ô mère de l’espérance !

Demande à ton maître de nous accorder de la pluie !

   C’est en souvenir de ces antiques rites rogatoires qu’elle a peint Taghounja, cette grande cuiller en bois de noyer qui sert à puiser de l’eau et qu’on habillait en poupée, avec « la vache noire », qu’on promenait également pour implorer la pluie, en chantant :

 La vache a demandé la pluie

Demande à ton maître de nous accorder la pluie

Ô vache ! Pisse ! Pisse !

Accorde nous des épis....

arts

Fatna Gbouri: L'âne,1987

   De tout ce monde disparu, Gbouri se souvient et le reproduit de mémoire dans un plan unique sans considération pour les lois de la perspective en profondeur. Exactement comme elle faisait jadis avec la tapisserie.  Tout ce qu’elle peint relève de la mémoire visuelle, et n’est nullement en rupture avec ce qu’elle avait appris tout le long de sa vie. Un  parcours initiatique  qui l’a prédisposé à la peinture. En effet, dans les arts populaires, seuls les tissages et les  poteries, de villages ruraux comme celui dont elle est issue, reproduisent des représentations figuratives où s’opère une véritable transfiguration de la nature.    

arts

Fatna Gbouri: Deux paysans 1986   

    Le passage du tissage à la peinture libère ses énergies créatrices. Pour elle,, les couleurs sont un jeu au même titre que le tissage, la broderie ou le tatouage. Elle  aime les couleurs gaies qui apaisent : le mauve d’amour, le bleu de la mer, le vert du printemps et de la forêt si proche, qui est un poumon pour la ville au même titre que l’océan, le jaune solaire, le rose nuptial. Par contre, elle utilise rarement le noir. Le noir, c’est l’ombre, et l’ombre, c’est l’âme même projetée en dehors du corps. C’est la puissance ténébreuse des choses.

    Gbouri fut initiée à tout un ensemble de techniques du corps qui l’on prédisposée à la peinture : à la fois nakkacha, enluminant de henné les mains et les pieds, « tatoueuse », maquillant les visages, et enfin aidant son père à confectionner de beaux caftans bariolés, pour parer les mariées de leurs plus beaux atours, pour la cérémonie nuptiale de loghrama où elles sont couvertes de cadeaux de noce par les invités.

arts

Fatna Gbouri: La mariée, 1987

     La maîtrise de la teinture au henné, des formes symboliques du tatouage et l’art de parure des neggafa, ont inspiré ses premières peintures en particulier le goût des couleurs éclatantes des jours de fête. Toute sa démarche artistique est une transposition de ces techniques séculaires du corps, dans le domaine de la peinture. En troquant la seringue pour le pinceau, elle passe du tatouage des corps à celui des paysages, d’une technique du corps à une fête des couleurs. Une profusion de couleurs et de formes se générant les unes les autres, comme dans un jeu d’enfants sans perspective, mais avec beaucoup d’harmonie dans l’ensemble et une grande vitalité poétique intérieure. La surface de la toile lui impose une autre démarche. Au lieu d’embellir le vivant, elle réanime l’inerte : elle s’amuse avec les choses de l’imagination en peignant  tout ce qui me passe par la tête. Au début, elle  dessine une chose, mais aboutis à une autre. En particulier  l’œil qui est le sens le plus important de l’homme, et la main qui protège du mauvais œil :     «   L’œil est précieux, nous dit Fatna Gbouri : l’œil chasse le mauvais œil. La main aussi chasse le mauvais œil. A l’occasion de la fête de l’aïd el kébir, on trompait nos mains dans un bol de henné et on les appliquait au dessus de la porte d’entrée, de manière à éloigner le mauvais sort. L’œil et la main on les reproduisait aussi dans le tapis traditionnel. Lors de cette grande fête, juste avant le sacrifice on faisait ingurgiter au bélier un mélange de henné et de blé en lui disant :Nous t’engraissons dans ce bas – monde / Pour que tu nous engraisse dans l’autre  »

arts

Fatna Gbouri: L'oeil et la main 1987

      La main dont nous parle Gbouri est déjà représentée dans les peintures rupestres d’Afrique du Nord. Comme la main punique, la hamsa est bénéfique, presque sacrée : associée au chiffre cinq, elle en acquiert les vertus Une femme s’exclamant devant la beauté d’une mariée peinte par Gbouri  ne dira pas qu’ « elle est belle  » ! Mais « khamsa ou khmis » (cinq et jeudi sur elle !) ; jeudi étant le cinquième jour de la semaine. La hamsa protège de l’œil. Et la main protège contre l’œil, la langue et le destin.

     Dans les derniers tableaux de Gbouri l’œil et omniprésent mais aussi la main : cette khamsaqui entraine dans les profondeurs du symbolisme de la fécondité, formulée d’une manière très variée suivant les civilisations. Ce thème apparaît dés les premières manifestations figuratives de la préhistoire, comme en témoignent les empreintes de mains sur les parois des grottes préhistoriques. Dans quelle mesure les symboles peuvent – ils traverser les millénaires en filiation continue ? On possède dans l’ancien monde de très nombreux témoignages qui joignent de siècle en siècle les confins de l’âge de bronze au monde actuel.

arts

Fatna Gbouri: Sans titre 1987

     Les signes et les symboles qui sont profondément ancrés dans l’imaginaire collectif, remontent spontanément à la surface de l’acte créateur, parce qu’ils constituent une composante essentielle de l’identité culturelle de l’artiste. Il s’inspire du stock de la mémoire visuelle des tapis et des bijoux berbères, mais aussi de la coutume qui consiste à se teindre les pieds au henné, en certaines occasions rituelles. Cette coutume remonte loin dans l’histoire : le nom par lequel les Egyptiens désignent les occidentaux qui les attaquaient souvent du 3ème millénaire au 15ème siècle, était Tahénnouqu’Ossendowsky traduit par « ceux du henné ». Les artistes s’inspirent aussi du tatouage qui était à l’origine une amulette permanente sur la peau. Ce qui prouve que le tatouage avait une signification magique de protection contre le mauvais œil.

arts

Fatna Gbouri: Bleu d'absinthe, 1987

     « Jaune » ou « bariolée » la mariée est omniprésent chez l’artiste, avec sa cérémonie du henné, entourée de fleurs, symboles d’amour et de renouveau, comme on le constate dans ce chant nuptial des plaines atlantique d’où est originaire notre artiste :

          Nous sommes dans une nuit lunaire

          C’est la nuit du bien aimé

          Le henné tombe dans le lait

          Nous sommes dans la nuit du parcours

          Le henné tombe dans la cour...   

Chante une chikhate.  Un cavalier des Abda se lève alors et lui passe un collier de billets de banque au milieu des applaudissements puis se tournant vers ses compagnons, il entonne :

        Ô gens des Abda aujourd’hui c’est la fantasia

        Cette vie s’en va, c’est vers la mort qu’elle s’en va.

        Jouissons doc du toast qui fait rougir les joues,

        Jouissons donc du toast qui fait briller les yeux !

La chikhate lui réplique :

       Ô mon cher, ne me ferme pas la porte de ton jardin,

        Puisque c’est pour toi que mon cœur brûle de chagrin !

arts

Fatna Gbouri: DANSE DU THE 1987

 L’aïta (l’appel) est un genre musical, spécifique aux plaines atlantiques arabophones, céréalières et pastorales. Remontant à l’implantation des Béni Hilal et des Béni Maâquil, elle porte la marque des chevaliers errants tout autant que d’une sensualité ritualisée. Il faut avoir une oreille d’initié pour distinguer ces différents genres. On y accorde la plus haute importance à la parole proférée lentement, couplet par couplet, en imitant gestuellement, corporellement, le flux et le reflux des marées :

« Allons voir la mer

Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».

L’aïta, c’est l’appel. S’agissait-il, dans quelques antiques origines, d’un appel aux divinités de la nature ?  On retrouve dans les œuvres de l’artiste populaire Gbouri les mêmes saveurs qu’on découvre dans les chants des plaines côtières :

En éperonnant le fauve (al Bargui),

Elle m’a piqué au cœur.

Combien de porteurs d’étendards

Ont accompagné les chevaliers errants ?

C’est surtout lors des moussems-fêtes foraines à la fois commerciales et religieuses, réunissant plusieurs tribus autour d’un sanctuaire, généralement après la période des moissons - qu’ont lieu les manifestations collectives les plus éclatantes :

arts

Fatna Gbouri: Au foyer,1986

Moi aussi, El Hâjj Bouchaïb

J’irai au moussem le cœur en fête

D’une tente immense, je planterai les piquets

Et de tapis multicolores, je couvrirai l’intérieur.

L’Oum Rbia, « la mère du printemps », s’il n’étanche pas la soif de la terre - il passe par la Chaouia sans l’arroser - n’en menace pas moins les hommes de son inondation :

Oued ! Oued ! Ô Oued

J’ai peur de tes inondations !

Zine, Zine, Ya ma !

J’ai peur de tes foudres !

arts

Fatna Gbouri: Jeux de bergers, 1986

Il existe une aïta dédiée à  Rabbouha, qui fut emportée par l’Oum Rbia. Sa sœur qui était une chikha  s’est mise à se lamenter, en promettant ses charmes à celui qui la sauverait :

Et la chevelure de Rabbouha

Ondulant au milieu de l’inondation

Chaque tresse couvrant une vague.

Et les vaches de Rabbouha

Errant dans les territoires de l’État,

Que celui qui les reconnaîtra

Les emmène à l’abreuvoir !

On retrouve chez Gbouri des filles au bord de la fontaine pratiquant la corvée de l’eau, on voit des femmes-serpents dans un entrelacs inextricable – des croyances accordent au serpent des vertus de protection et des attributs sacrés – et surtout l’œil omniprésent répété à l’infini comme une prière tendant à remplir le ciel de la cosmogonie. Gbouri semble chanter avec cette chihate des plaines côtières :

Ton œil, mon œil

Enlace-la pour qu’elle t’enlace

L’aurore me fait signe

Le bien-aimé craint la séparation.

arts

Fatna Gbouri: Thé, 1991 

    Les toiles de Gbouri sont aussi à leur manière un hymne à la beauté de ces plaines côtières si lumineuses dont elle est issue. Le tout baignant dans une profusion de couleurs à la fois chaude et éclatante. Abdelkader MANA

14:21 Écrit par elhajthami dans Aïta | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

22/11/2011

ITINIRAIRE

arts

Le rêve rural d’El Atrach[i]

Après avoir émigré vers le Sous, en tant qu’ouvrier agricole, El Atrach est revenu au pays Chiadma , dans son village natal de Hanchane, pour y travailler en tant que plombier , sauf durant le mois sacré du Ramadan, où il se convertit en pâtissier de la « chebbakiya » . Et pendant ses heures libres, il peint. Il a toujours ressentit le besoin de peindre comme un appel intérieur, une vocation inexpliquée : « Je peignais depuis mon enfance sans but précis, jusqu’au jour où j’ai appris qu’il y avait une galerie à Essaouira. J’y ai alors apporté mes premières œuvres. C’était en 1993. »

arts

arts

 Comme Tabal, il découvre la plupart de ses idées au souk. Mais il ne peint pas in situ. D’où peut être cette absence de perspective : toutes en surface les images forment un puzzle de motifs entrelacés, comme dans un tapis berbère. Il se sert des scènes de la vie quotidienne au souk, comme autant de bric – à – braque à peindre : « Même quand je parle aux gens , je « photographie » cérébralement  le porteur d’encensoir qui passe par là. Dans un tableau j’ai représenté un Regragui en train de guérir une femme en la flagellant avec des rameaux d’olivier. Si le personnage central est assis sur un félin, c’est pour montrer le pouvoir des Regraga sur les animaux. »

arts

 Lorsqu’on regarde de près le tableau en question, on se rend compte qu’il n’y a aucune commune mesure, entre la réalité observée – l’arrivée des Regraga à une étape donnée – et l’univers fantastique au quelle cette scène a donné lieu. Une véritable fantasmagorie du réel par l’imaginaire, qui rend peut être mieux compte du mystère du pouvoir surnaturel des Regraga sur les êtres et les choses. Il peint le cérémoniel observé non pas d’après le déroulement concret du rite, mais tel que son imagination  se le représente à travers les mythes : c’est en mythifiant le réel qu’il accède plus sûrement à l’imaginaire collectif qui le sous-tend.

arts

 Reflet de la complexité des représentations collectives – le rêve rural de l’artiste ne peut être rendu que faiblement par les mots : «  Mes premiers tableaux avaient un rapport avec l’environnement de la campagne. Mes tableaux actuels explorent les liens complexes qui existent entre le monde animal et le monde humain. C’est l’interdépendance entre ces deux mondes que j’essaie de montrer. » A travers son imaginaire individuel, il explore, sans le savoir, l’inconscient collectif. Ce qui est le propre des artistes réellement enracinés dans leur culture.

arts

 Les images à peindre surviennent comme dans un rêve , surtout la nuit , quand il est seul avec sa bougie , dans une maison en ruine , située en dehors de son village natal. La seule pièce qui n’est pas tombée , est celle dans laquelle il travaille. La maison est à ciel ouvert et on peut y observer nettement la voie lactée. Il y trouve une âme d’astronome. L’environnement nocturne et solitaire contribue à ce dialogue créatif de l’imaginaire avec la nature : « La bougie allumée sous un ciel étoilé, m’aide à exécuter ce qui me passe par la tête. Cette maison en ruine ne sert pas pour dormir : je m’y isole uniquement pour peindre. Des fois, j’y reste à peindre de trois heures de l’après-midi à une heure du matin. Pour étancher ma soif , je m’y contente d’une théière et d’une cruche d’eau. Mais l’idée que je porte me pèse lourdement. J’ai peur de la perdre ou de l’oublier. Je ne me sens vraiment soulagé qu’une fois que je l’ai exécuté. »

arts

arts

 Pour représenter le ciel et la terre, le soleil et la mer, le féminin et le masculin, le diurne et le nocturne – comme autant d’oppositions fondatrices – le peintre travaille avec des couleurs naturelles, sans avoir à les mélanger les unes aux autres : le jaune de l’aube, le bleu du ciel, le blanc de la brume, le rouge du crépuscule et enfin le noir de la nuit. Ces couleurs qui constituent les teintes du jour et de la nuit, renferment la vie des humains et des animaux. C’est dire toute l’audace d’une telle démarche, qui tente, sous un ciel constellé d’étoiles, de recréer tout un univers au milieu d’une ruine. Abdelkader Mana



[i] Article paru dans l’hebdomadaire « Le Temps du Maroc » n°48 , du 27 sept . au 2 octobre 1996 Larticle est ancien mais les oeuvres sont récentes

15:42 Écrit par elhajthami dans Aïta | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

01/12/2009

Aïta

Les chevaux déferlent sur les chevaux


Ma part de l’interdit,

Je ne l'ai pas encore vendue. Aïta des plaines côtières.

DSC09669.JPG

Un brouillard épais est tombé sur la forêt, tandis qu’au loin, une superbe aube dorée se lève. Cà et là, de très beaux chevaux attendent que leur maître se réveille. Les cavaliers sont de la tribu Hart. Ils sont venus à l’invitation du milliardaire Chaâbi pour fêter le ministre. On assiste à ce moment-vendredi 21 avril 1984- à un véritable « ballet des pèlerinages ». Des mouvements inter - tribaux sillonnent la plaine côtière dans tous les sens, du piedmont de l’Atlas à l’Océan Atlantique. Ces multiples pèlerinages ont dû jouer un rôle d’apaisement des conflits qui peuvent surgir de la segmentarité. Ce sont des mouvements à calendrier et à itinéraires précis fondés sur des traditions séculaires.

Sur ânes et mulets, une fraction des Abda est venue présenter ses offrandes à la zaouia de Tikten en pays Chiadmî. Je demande à l’un d’entre eux :

- Depuis quand venez-vous ici en pèlerinage ?

- Depuis des siècles, c’est une tradition non datée. Nous leur rendons visite au printemps, mais ils viennent aussi chez nous en été. Ils caprifient notre pays –imarstou bladna- et maudissent le moineau pour l’éloigner de nos champs. Grâce à leur baraka, on peut devenir un excellent moissonneur, un excellent chasseur et un excellent musicien. A Sidi Marzoug où se trouve maintenant la taïfa, les musiciens déposent leur instrument et voient en rêve le marabout leur offrir le don de composer et de chanter. Nous vivons une grande fête organisée par les serviteurs en l’honneur de la zaouia de Tikten : les cavaliers du Hart et les chikhatesAbda.

DSC09670.JPG


Une chikhate vient danser pour le plus beau cavalier, celui-ci dédaigneux, lui crie : « Ne secoue pas tes poux sur moi ! »


Je m’assoupis de fatigue. Je vois en rêve un cheval blanc qui me poursuit au milieu d’une forêt. Au milieu de la nuit, l’air de Sidi Driss répété sur tous les tons par la plus belle chikhate sous la lune me réveille. En me jetant un regard de feu, elle continue sa mélopée :


Nous sommes dans une nuit lunaire

C’est la nuit du bien aimé

Le henné tombe dans le lait

Nous sommes dans la nuit du parcours

Le henné tombe dans la cour...

Un cavalier des Abda se lève et lui passe un collier de billets de banque au milieu des applaudissements puis se tournant vers ses compagnons, il entonne :


Ô gens des Abda aujourd’hui c’est la fantasia

Cette vie s’en va, c’est vers la mort qu’elle s’en va.

Jouissons donc du toast qui fait rougir les joues,

Jouissons donc du toast qui fait briller les yeux !

DSC09674.JPG

La chikhate lui réplique :


Ô mon cher, ne me ferme pas la porte de ton jardin,

Puisque c’est pour toi que mon cœur brûle de chagrin !


L’aïta(l’appel) est un genre musical, spécifique aux plaines atlantiques arabophones, céréalières et pastorales. Remontant à l’implantation des Béni Hilal et des Béni Maâquil, elle porte la marque des chevaliers errants tout autant que d’une sensualité ritualisée. Ses trois variantes modulent entre grave et aiguë toute la richesse poétique et musicale de ce genre.

Dans le jargon de l’aïta, l’air musical est désigné par le terme lahwa, qui signifie aussi Éros et Esprit du vent. Un dicton ne dit-il pas que « lahwaest né à Safi, a grandi à Casablanca, a acquis sa maturité à Settat pour mourir à Khouribga », la ville minière ?

On distingue trois types d’aïta :

Le Marsaoui (de Marsa = port), des plaines côtières, qui s’étend de Safi à Casablanca et englobe également la plaine de la Chaouia avec, pour centre, Settat.

Le Haouzi, ou Aïtacontinentale, qui s’étend à l’ensemble des tribus arabophones du Haouz de Marrakech, en particulier aux Sraghna et aux Rehamna.

Le Zaari, dont le centre de rayonnement se situe aux Zaërs (aux environs de Rabat), et qui s’étend aux tribus arabophones de Beni Mellal et de Tadla, à partir de Kasbah Tadla et Fquih Ben Saleh.

DSC09699.JPG


Il faut avoir une oreille d’initié pour distinguer ces différents genres. Dans le Haouzi, le rythme l’emporte largement sur les paroles. Il est entièrement fondé sur une technique vocale qui fait de la gorge elle-même, un instrument de musique :


« Dans le Haouzi, aux tonalités aiguës, on chante avec la tête.Alors que pour le Mersaoui, aux tonalités graves, on chante avec le ventre ».


On accorde la plus haute importance à la parole proférée lentement, couplet par couplet, en imitant gestuellement, corporellement, le flux et le reflux des marées :


« Allons voir la mer

Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».


Codifié par la tradition, le répertoire marsaoui obéit à des règles immuables : depuis le temps du caïdalisme, il n’a changé ni dans sa structure ni dans son contenu. On chante toujours Kharboucha, les chevaux déferlent sur les chevaux, Sa flamme est allumée etc.


Par contre le zaâriest une improvisation permanente et libre sur des thèmes plus actuels, tel celui de l’émigration clandestine chantée à Fquih Ben Saleh : ce chant de tradition orale raconte les bœufs vendus pour obtenir le visa, l’argent jeté à la mer, le retour les mains vides, les déceptions, les naufrages de Gibraltar, et les mères éplorées qui serrent dans leurs bras un tombeau, au lieu du corps vivant de leur fils.


Pour enquête sur le genre aïta, je me suis rendu à deux reprises à Settat, la première fois, en 1986, pour le compte de Maroc-Soir, sous le titre « Pleins Feux sur Settat », et j’y suis revenu une seconde fois, au début des années quatre-vingt-dix, pour le compte de la revue « Rivages », où j’ai publié un autre article intitulé « l’Aïta entre l’aigu et le grave », ce qui suit est la synthèse de ces deux reportages :


Imaginez une ville où en sortant de chez vous, vous êtes en plein champ de blé qui vous transmet d’une manière diffuse les mystères du printemps. Cette ville existe, j’ai nommé Settat. Depuis sa création au XVIIesiècle, Settat jouait un rôle de ville-relais entre le Nord et le Sud du pays. C’était une importante nzala étape de caravane qui s’organisait autour de la source de « Aïn Zattat » (toponyme qui signifie « faire passer quelqu’un », au-delà du guet-apens des coupeurs de route).


Au vu de l’importance de ce carrefour stratégique au cœur de la riche plaine de la Chaouia, Settat était un énorme marché au grain  et pour y assurer la sécurité des fructueuses transactions, Moulay Ismaïl décida d’y construire une kasbah en 1684, autour de laquelle se sont développés des jardins potagers. Comme toutes les vieilles médinas maghrébines, progressivement se sont formés des quartiers avec une structure segmentaire à l’image des tribus environnantes : chaque quartier portait le nom d’un chef de tribu.


Après les pluies torrentielles et bienfaitrices, le soleil vint pour insuffler cette vitalité mystérieuse dont l’un des noms est  Settat. On ne peut, en effet, résister au charme d’une ville qui a pour manteau le printemps et pour emblème l’hospitalité. J’exulte, antique souvenir des Berghouatas, elle vous fait battre le cœur du Maroc profond et séculaire.


Settat, c’est le cœur de la Chaouia qui n’est rien d’autre que cet espace que la toponymie ancienne désigne sous le vocable de Tamesna qui signifie en berbère ; les terres pleines et fécondes situées entre les clapotis du Bou-Regrâg, et les flux ininterrompus d’Oum R’biâ (la mère du printemps).


Avec l’arrivée des Béni Hilal, le mot Tamesna disparut et lui se substitua celui de la « Chaouia » qui vient étymologiquement de « Chyah » (terme arabe ambivalent qui signifie à la fois, troupeau d’ovins, pâtre et pastoralisme). La Chaouia désigne désormais ce mélange de cultivateurs berbères et d’éleveurs arabe. Ce brassage de population a donné naissance à une civilisation de cultivateurs éleveurs faite de douceur de vivre et d’hospitalité antique. Il a donné naissance à de braves chevaliers qui se distinguèrent par leur lutte contre l’occupation portugaise, en particulier de Mazagan et d’Azemmour, et contre les Français en 1907-08. Ils ont pour éthique le code d’honneur, la valorisation du prestige et cette fierté que résume la notion mystérieuse de « Nakhoua ». On se prend à imaginer leurs 6 000 chevaux galopant à travers la plaine en direction de l’Oum Rbia, mais c’est surtout au moussem estival de Moulya Abdellah Amghar, au sud d’El Jadida qu’ils se distinguent.

DSC09697.JPG

À Settat, se déroule en permanence une espèce de Souk-Okad entre les poètes des tribus environnantes. Il suffit de se diriger vers le  Café de la Paixqui a pignon sur le boulevard Mohamed V pour découvrir une espèce de  mouqafpermanent de la musique et de la poésie. Une espèce de marché de la musique pour répondre à la demande des mariages, et pour animer les soirées autour des feux de joie. C’est le témoignage de la vivacité de la culture populaire à Settat qui n’est ni folklorisée, ni pétrifiée par le tourisme de masse et l’hégémonie de l’industrie culturelle moderne.


Cette tradition orale encore vivante est un témoin privilégié de l’histoire d’une ville et d’une région. Il est significatif qu’on appelle le vers de poésie « habba » (graine) comme si la mélodie était destinée à féconder sur le plan symbolique les épis de maïs et de blé. Dans l’assemblée des poètes et des musiciens, quelqu’un leur dit :


- Dictez-lui quelques bonnes « graines » sur Settat au temps de la kasbah ismaïlia et du grand moussem.


Alors l’un d’entre eux s’avance et chante :


La kasbah de Moulay Ismaïl,

C’est la capitale de la Chaouia.

L’air frais, la terre soyeuse, et les moissons abondantes.

Et le moussem de Sidi Laghlimi ! Leur crie le cafetier.

On lui réplique :

Les jours de l’erreur sont partis,

Les jours de fête sont arrivés

Lève tes yeux pour voir Settat en fête !

Ses chants sont d’une belle audition.

Par la flûte, le bendir, les jeunes nubiles et le vin,

L’esprit est égaré !

Les chevaux galopent et les chikhate chantent.

Au moussem de Sidi Laghlimi,

Settat, mon pays,

Est le refuge des soupirants.


C’est au début de septembre que se tient le moussem de Sid’Laghlimi, saint patron de Settat. C’est le plus important des 40 moussems estivaux de la région. Il s’y déroule une véritable compétition de fantasia accompagnée d’un festival de musique traditionnelle. Les tribus s’y livrent à un énorme potlatch de méchoui et d’offrandes pour bénir les récoltes de l’année écoulée. Un véritable rite de passage avant d’entamer le cycle des labours.


DSC09701.JPG


Au  Café de la Paix, les musiciens qui attendent d’éventuels clients sont originaires non seulement de la Chaouia, mais aussi des Rehamna. Ils forment plus de vingt troupes qui animent des fêtes dans les villes de Settat et de Casablanca, et surtout dans les campagnes environnantes :

Lorsque la nuit tombe

On s’éclaire d’étoiles

Et d’ivresse sous l’olivier.

De tous les jours que fait le bon Dieu, le samedi soir est le moment faste par excellence, celui où aucun musicien ne se repose, dit-on. Devant le café, un violoniste négocie le « prix » de sa participation, avec les chikhate (chanteuses-danseuses) qui doivent l’accompagner, à une circoncision dans un douar. Parfois, les clients ne trouvent même pas de troupes à inviter, comme ce soir où seuls quelques rares violonistes étaient disponibles (on les appelle cheikh, non par vénération, mais au sens de chef d’orchestre). Certains d’entre eux avaient amené six chikhates, et d’autres quatre. Certaines de ces chikhatehabitent Settat, mais il y en a aussi qui viennent de loin : des Oulad Bouziri, de Berrechid, et même de Casablanca.

Dans les environs de Settat, la grande source de Guisser était célèbre pour sa menthe et ses chikhate de Qibbane. Pas un douar de cette tribu — elle en comptait dix - où l’on ne découvrit deux, trois, quatre chikhates. À telle enseigne que l’on disait de quelqu’un : « il a l’aïta de Qibbane ! » pour signifier qu’il maîtrisait cette musique. Ces chikhateallaient partout : dans le pays Chaouia, chez les Doukkala, chez les Abda. L’errance, dans les plaines céréalières et les plateaux moutonniers, est un trait culturel fondamental.

Cependant, ce vivier s’est dispersé avec l’indépendance, certains nationalistes de l’époque considérant la culture populaire comme un obstacle à la modernisation à laquelle ils aspiraient. Le vieux Rahal, violoniste de son état, s’en souvient encore :

- Au temps du Protectorat, on soutenait les chikhate, mais avec l’indépendance, quiconque aurait une fille ou une sœur chikhatel’a chassée. Certaines se sont réfugiées à Kalaâ des Sraghna, d’autres sont venues à Settat.

Victimes d’une incompréhension citadine à prétention puritaine, les gens de l’aïta ont gardé une certaine méfiance vis-à-vis du regard étranger. Je devais accompagner le cheikh Ali Lamzabi  de la tribu des Mzab  à la soirée qu’il animait dans le bled. Revirement de dernière minute, d’abord sous la forme d’une hésitation polie :


- On ne veut pas que tu t’empoussières !

- Sans poussière, lui répondis-je, il n’y a ni aïta, ni tborida (fantasia). C’est ce qui d’ailleurs fait le charme de l’une et de l’autre.


Peine perdue. Il revient plus tard me dire que l’on craignait que les Aroubi interprètent mal ma présence :


- Ils ne croiraient pas que tu es venu savourer leur musique, mais que tu t’es épris d’une chikhate !


L’Aroubi est celui qui parle le dialecte villageois des tribus arabophones, et par extension ce dialecte lui-même : une langue de nomades qui s’est adaptée à la réalité sédentaire, avec quelques métissages intermédiaires, a donc pu créer son propre univers et sa propre saveur, où les initiés peuvent reconnaître l’appel d’un rituel sensuel. L’aïta, c’est l’appel. S’agissait-il, dans quelques antiques origines, d’un appel aux divinités de la nature ? D’après son actuel contenu, elle est appel aux forces vitales, en contrepoids aux froides exigences des normes sociales.


Curieusement, les pasteurs nomades Béni-Meskine ne sont pas des producteurs d’aïta, mais de simples consommateurs. Ils « louent » chez leurs voisins de la musique pour leurs fêtes, comme ils vont y chercher de l’herbe pour leurs troupeaux :

- Quand nous avons un mariage, nous dit l’un d’eux, nous allons chercher les chikhate de l’aïta, dans la Chaouia, au Tadla, ou chez les Sraghna, nos voisins.

Les jours de fête, ils rôtissent de nuit et de jour, 30 à 40 béliers, agrémentant ainsi leur hospitalité de méchouis fabuleux. L’aire géographique de l’aïta se trouve donc circonscrite dans les plaines céréalières, à l’exclusion du plateau à luzernes de ces pasteurs nomades.

Les origines nomades de ces tribus arabophones se font sentir nettement dans les désignations musicales de l’aïta :

R’foud (levée du campement) désigne le début de L’aïta.

Hatta (étape-relai) désigne « la pause musicale »

Seul le mot habba (graine), est emprunté à la céréaliculture, pour désigner la parole poétique. L’ambivalence de la langue arabe fait que ce même mot signifie « pièce de monnaie » ; on vous dit par exemple :

« On ferait la fête tous les jours, s’il y avait l’habba (la monnaie) ».

La parole poétique du chansonnier dépend finalement de la prospérité du paysan et de l’éleveur. Pour un violoniste :

Chaque genre d’aïta a ses propres graines « habba » (ou parole poétique). Chacun a sa façon de lever le campement « r’foud » (ou prélude musical), chacun a sa manière de marquer les étapes (hatta).

Un violoniste doit connaître aussi bien l’ancien que le nouveau répertoire. En cela sa mémoire ressemble à la charge du colporteur (attar), chez qui les femmes des hameaux éloignés trouvent tout ce qu’elles désirent. Dans sa version traditionnelle, l’aïta des ports exaltait les expéditions et le courage des chevaliers et de leurs chefs, les grands caïds. Rahal, le vieux chansonnier de la grande source, a ouvert les yeux sur une aïta qu’on appelait  la gazelle des chasseurs :


En éperonnant le fauve (al Bargui),

Elle m’a piqué au cœur.

Combien de porteurs d’étendards

Ont accompagné les chevaliers errants ?


Par les temps d’anarchie (siba), les porteurs d’étendards ouvraient la marche aux escouades de chevaliers intraitables qui allaient d’une expédition punitive à l’autre (les fameuses harka) apporter la victoire et la notoriété à leur tribu et à leur Caïd. L’une des aïta les plus célèbres ne porte-t-elle pas comme titre, « le déferlement des chevaux sur les chevaux » ? Elle relate par le menu une expédition punitive :


Dans la tourmente et la poussière

À Ben Guerir, tout s’envole.

Des charrettes pour les blessés !

Les aveugles sont délaissés.

Où sont passés les gros moutons ?

Où sont passés les beaux chevaux ?

Au souk de Larbaâ, le moussem devient Harka

Tentes et mâts sont foulés aux pieds.

Bataille du jeudi s’achève le vendredi.

Nous en voulons à la déchéance des jours

Qui font des Chorfa de simples hommes du commun.


C’est surtout lors des moussems-fêtes foraines à la fois commerciales et religieuses, réunissant plusieurs tribus autour d’un sanctuaire, généralement après la période des moissons - qu’ont lieu les manifestations collectives les plus éclatantes :


Moi aussi, El Hâjj Bouchaïb

J’irai au moussem le cœur en fête

D’une tente immense, je planterai les piquets

Et de tapis multicolores, je couvrirai l’intérieur.


Autant que la chevalerie, la thématique agraire est importante ici, comme le souligne Ali, le violoniste du Mzab :

- La première fois, que j’ai pris le violon, j’ai chanté les graines de grenade, qui débutent ainsi :


Au ciel, ils ont suspendu la vigne

Sa propriétaire est en transe

Et son propriétaire un musicien.


Le féminin est associé à la vigne et à l’eau, qui éteint la soif des hommes et de la terre. L’Oum Rbia, « la mère du printemps », s’il n’étanche pas la soif de la terre - il passe par la Chaouia sans l’arroser - n’en menace pas moins les hommes de son inondation :

Oued ! Oued ! Ô Oued

J’ai peur de tes inondations !

Zine, Zine, Ya ma !

J’ai peur de tes foudres !

Il existe une aïta dédiée à  Rabbouha, qui fut emportée par l’Oum Rbia. Sa sœur qui était une chikha s’est mise à se lamenter, en promettant ses charmes à celui qui la sauverait :

Et la chevelure de Rabbouha

Ondulant au milieu de l’inondation

Chaque tresse couvrant une vague.

Et les vaches de Rabbouha

Errant dans les territoires de l’État,

Que celui qui les reconnaîtra

Les emmène à l’abreuvoir !

Dans une qasida de son cru, le violoniste du Mzabi s’amuse à comparer le riche propriétaire terrien aux silos remplis de graines (parce qu’il emploie les machines et les tracteurs) au laboureur qui se contente d’un attelage rustique, un âne et une vache ! Celui-ci serait moins généreux avec les métayers et les chansonniers et, sur le sillage de son araire, il n’y aurait que des poules et des pique-bœufs ! Il passerait son temps à abattre les moineaux ! (Ce qui explique, d’ailleurs, le peu de cas que l’on fait, dans cette région, de l’arboriculture). Selon le sociologue Ahmed Herzenni, « les paysans n’affectionnent pas l’arboriculture, à cause des moineaux et autres volatiles qui y nidifient pour s’attaquer ensuite aux céréales. Cela dit, l’arboriculture aurait été bénéfique, ne serait-ce que le long des pistes : les arbres serviraient de brise-vent, tout en jouant un rôle important contre l’érosion éolienne qui emporte les terres arables ».

Il faut traverser d’infinies étendues de steppes, où broutent ici et là quelques moutons, avant de rencontrer les eucalyptus, les mimosas, les cyprès et les oliviers sauvages des environs de Kalaâ des Sraghna, où prédomine le Saken, ce répertoire musical sacré dédié à Bouya Omar, le guérisseur des possédés, et à Sidi Rahal, le saint homme immunisé contre le feu - ses descendants boivent de l’eau bouillante lors de leur rituel - qui, dit-on, guérit la stérilité. Pour cause justement de stérilité, El Fariati, le violoniste de Kalaâ, a répudié ses trois premières femmes ; il organise une soirée musicale à l’occasion de son quatrième mariage. En attendant que les musiciens accordent leurs violons et chauffent leurs bendirs, les invités regardent un film vidéo où l’on voit le cheikh Stati chanter « Ô toi qui m’a ravi ! » (Achalini). En connaisseur, l’un des invités me dit :

- Si tu veux savourer la vraie aïta, il te faut l’écouter sous la tente des moussems, assis sur une natte, avec une pierre pour seul oreiller, et pour toute lumière, une lampe à pétrole. C’est là que l’aïta se manifeste, et pas à travers l’écran du téléviseur. Pour écouter l’aïta dans sa vérité, aucun artifice ne doit s’interposer entre toi et les musiciens : ni ampli, ni microphone, ni lumière électrique.

La participation, voilà le mot-clé. Il n’y a pas de frontières entre orchestre et spectateur, car ils sont dans une certaine mesure interchangeables. On participe aussi aux frais de la fête collective, par le biais des loghrama, ces billets de monnaie qui permettent de gratifier la beauté de la danse et du chant. Et s’il y a un trait commun à toutes ces tribus arabophones, malgré les nuances existant entre leur personnalité de base, leur territoire, et leur répertoire marsaoui,haouzi,ou zaâri- c’est bien l’esprit de la fête, qu’on appelle ici nachate, et pour lequel, certains sont prêts à consentir des sacrifices qui leur font frôler la ruine :


Ô Baba Driss vends ton jardin

Et viens t’amuser !


On signale que beaucoup de fils d’anciens caïds ont dilapidé leur héritage dans les fêtes des chikhate. Ce comportement ostentatoire est également un héritage : l’une des attributions des caïds des plaines céréalières était d’organiser pour leur tribu de grands cérémonials de cavaliers et de chikhate, afin d’affirmer leur puissance et leur prestige.


Abdelkader MANA















12:34 Écrit par elhajthami dans Aïta | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : musique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook