27/04/2009
Les Regraga revisités
Les Regraga revisités (suite)
Par Abdelkader Mana
L'étape de Lalla Beit Allah, le dimanche 12 avril 2009
Personnages de la khaïma
Lalla Beit Allah à l'aube d'une nouvelle étape
Départ de Lalla Beit Allah vers les Mtafi l'haouf
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10/04/2009
Arts: Les flammes intérieures et leurs mystères
El Yazid J B I L E
Les flammes intérieures et leurs mystères
Jbile est issu d’une famille pauvre, d’un simple quartier populaire. C’est vers 1937 que ses parents s’étaient établis à Casablanca aux jardins de l’Hermitage, d’où ils déménageront par la suite, vers 1964, au célèbre bidonville de Bachkou où notre artiste vit toujours. Aujourd’hui il a la nostalgie de ces luxuriants jardins Casablancais qu’il a connu à l’aube de l’indépendance : l’Hermitage qui a bercé son enfance, l’Hermitage disparu sous l’effet d’une urbanisation galopante qui laisse peu de place à la nature et aux espaces verts, continue d’inspirer ses créations et ses œuvres : « Je suis né à Casablanca en 1954, au jardin de l’Hermitage. A l’époque on l’appelait « Ârssat Mohamed El Fassi ». Nous y élevions bovins, ovins, et autres volailles. Nous étions à peine huit familles à vivre au jardin de l’Hermitage. Notre mère y effectuait la corvée du bois: au milieu de trois galets elle allumait un foyer à base de bouses sèche et de brindilles. Ce feu lui servait à cuire nos aliments : pain au ferrah (plat en poterie) et repas au hammass (marmite en poterie qui sera remplacé plus tard par cocotte-minute). Dans les années cinquante - soixante, il n’y avait pas d’électricité ; on s’éclairait à l’aide d’une mèche à l’huile d’olive. La bougie est arrivée après. . »
Jbil est resté attaché à ce feu qu’on allumait dans mon enfance. Aux couleurs de la terre aussi. Ce sont ces couleurs au milieu desquelles il a grandi dans son enfance qui sont restées enracinées dans sa mémoire et qu’il utilise maintenant : « Ces couleurs, je les ai dans mon sang et à l’intérieur de moi-même. » L’étable des Jbile comprenait un cheval de trait et un cheval harnaché pour la fantasia. Le cheval de trait mon père s’en servait pour tirer sa carriole remplie de fruits jusqu’au boulevard 2 mars où il officiait en tant que marchand ambulant. Celui réservé à la fantasia restait à la maison. C’était un hjar el-oued (« galets de l’oued » en raison de sa robe baie tachetée de noir). Jbile aimait bien ce cheval : « Nous le chevauchions nous-mêmes et à l’occasion nous le louions aux enfants des colons pour des ballades au jardin de l’Hermitage. Chaque week-end, dans la matinée, une clique venait jouer la mesure militaire dite du « 55 ». Elle était accompagnée d’un superbe bélier au pelage immaculé. Les européens pique-niquaient dans la nature, dansaient à l’ombre des jeunes filles en fleurs. Des religieuses nous offraient de la limonade. Cela se passait dans un théâtre circulaire de plein air qui se situait entre l’actuelle pépinière et le cheminr. » Après chaque fête du sacrifice la mère de Jbile, en compagnie d’autres femmes, cardait la laine. Pour monter leur métier à tisser, ces femmes effectuaient des corvées de bois au jardin de l’Hermitage. Elles se réunissaient par la suite dans cette nature luxuriante autour d’une çiniya ( plat de thé) : « Je me souviens des colorants naturels qu’utilisait ma mère pour obtenir une tapisserie aux motifs chatoyants. Ces souvenirs sont restés gravés à jamais dans ma mémoire et constituent un véritable réservoir d’où je puise à chaque fois que je vais peindre. Tout ce qui m’intéressait à l’école c’était de dessiner la faune et la flore de l’Hermitage : les serpents, les zarzoumiyates ; les scorpions, les milles pattes qu’on appelait « boas », les coquelicots, et les marguerites.. » Maintenant qu’il vit au fond d’une minuscule baraque dans une étroite ruelle du bidonville de Bachkou, Jbile retrouve la force de vivre et de créer en se refugiant dans les souvenirs qu’il a gardés de l’Hermitage disparu de son enfance : « Je me suis dit : il y a quelque chose qui te manque. Et c’est ce jardin de l’Hermitage. Je suis bien avec moi-même, mais il me manquera toujours quelque chose. Il me manquera toujours ce jardin de l’Hermitage. » C’est à partir de ses souvenirs d’enfance que Jbile travaille .Dans l’une de ses toiles on retrouve la forme arrondie de l’escargot,(qui rappelle le fœtus), ainsi que les feuilles des nénuphars qui poussaient au lac de l’Hermitage : « Au milieu de ce lac autour duquel je jouais à l’Hermitage de mon enfance, j’ai représenté un laq-laq (héron), un bellarj (cigogne).et un escargot, ainsi qu’un petit poisson que nous appelions klib el-ma (chiot- d’eau) et qui nageait aussi dans ce lac.
Mes thèmes je ne les reproduis pas à partir de photographies ou de vidéos, mais surgissent de mon feu intérieur. Je dépeins des choses simples et naturelles. Les choses que j’ai connues dans mon enfance. » Il se bat maintenant dans le silence, prêt à relever tous les défis pour faire connaître ses œuvres et pour être reconnu en tant qu’artiste . Il ne cherche pas le gain matériel mais la reconnaissance : « Il y a de grands artistes à Casablanca qui ne sont pas cotés, et qui n’arrivent pas à se faire connaître. Il y a beaucoup d’artistes qui ont un cachet particulier que le bon Dieu leur accordé, mais qui ne sont pas connus. Nous n’avons pas de syndicat d’artistes, de critiques d’art, ou de commission qui puisse étudier et évaluer l’œuvre. Nous avons un groupe d’artistes par-ci, un autre par-là : chacun veut imposer et exposer les siens et s’oppose à ce que d’autres artistes apparaissent sur la scène de l’art. Personne n’est là pour aide à l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes que ce soit parmi les lauréats de l’école des Beaux Arts de Casablanca ou les autodidactes. Nous n’avons ni agent artistique ni manager pour s’occupant des expositions et promouvoir l’artiste et ses œuvres. J’espère que cela viendra au Maroc un jour. Nous avons des artistes qui occupent le devant de la scène depuis des décennies sans que leurs œuvres soient à la hauteur. Ils s’imposent uniquement par le marketing. Il y a pourtant de jeunes talents à qui le bon Dieu a accordé un cachet qui leur est propre et qui doivent se battent pour se faire connaître.» Pour des autodidactes comme Jbile la vie est une guerre permanente : « Je combats le temps et le temps me combat. ».
D’apparence calme, mais bouillonnant à l’intérieur, bouleversé qu’il est par la vie difficile qu’il a connu : « J’ai connu de multiples épreuves : des fois je tombe, d’autres fois je me relève. Mais quand ma créativité a explosée à force d’accumulations et de persévérance, Allah m’a accordé un cachet, un style et une œuvre qui me sont propres. » Il a d’abord commencé à travailler comme cadreur pour les œuvres des artistes et pour celles que lui confient les galeries de Casablanca, avant d’en produire lui -même : «A force de monter des cadres pour les tableaux des autres, j’ai approfondi ce don que le bon Dieu m’a accordé. Je n’ai pas étudié cet art. C’est juste une grâce divine accordée par le plus haut. » D’apparence « normal », mais une fois à l’œuvre, il est comme possédé par des forces contradictoires qui le minent de l’intérieur. Ceux qui ont vu ses premières œuvres l’ont tout de suite encouragé à aller de l’avant : « Je travaillais dans le silence et le secret. Un beau jour j’ai montré trois de mes œuvres à un des grands artistes dont j’omets volontiers ici le nom, pour ne pas mécontenter les autres : - Pour produire les œuvres que tu produis, me dit-il, tu dois disposer d’une force extraordinaire. Tu ne peux pas les avoir produis tout seul. Tu dois avoir une force surnaturelle qui t’aide : tu n’es que l’exécutant d’une force supérieure qui t’inspire et te dépasse. Tu travailles sans savoir ce que tu fais, mais c’est une œuvre divine. : il doit y avoir un mystère là-dedans...
Jbile travaille sur l’imaginaire. Il crée des choses qu’il n’a même pas prévues et qui paraissent pourtant une fois l’œuvre achevée ; à cause du feu dit-il : « Je ne maîtrise pas les couleurs de mes toiles parce qu’elles se métamorphosent avec le feu .La couleur que j’ai mis initialement se transforme en couleur de feu, de terre, de bronze. En couleurs de reptiles et d’oiseaux qui me fascinaient et avec lesquels je vivais : les pique-bœufs, les escargots, les milles pattes, les scorpions, les lézards, les zarzoumiat, Boubriss, et lahdida rouge et bleue : ce minerai que notre mère achetait chez l’herboriste, qu’elle broyait, en le mélangeant à de l’huile d’olive avant de l’appliquer sur nos blessures. » Il faut disposer comme lui d’un puissant magnétisme intérieur pour travailler avec le feu : « Mes toiles, je les travaille au feu, sans qu’elles soient brûlées. Mais leurs couleurs se transforment. Des fois j’éteins ce feu avec mon souffle, d’autre fois avec un ventilateur. C’est ce sarr (mystère) que j’aimerais faire connaître. » Les toiles de Jbile ont leur propre dimension spirituelle et poétique. Il ne croit pas aux marabouts, mais l’intérêt qu’il porte aux fêtes patronales lui vient des visites qu’il y effectuait dans son enfance en compagnie de sa mère. Ces visites pieuses sont restées gravé dans sa mémoire. Le moussem de Moulay Abdellah d’El Jadida par exemple : « On y allait juste pour assister à la fantasia et non en tant que wali parmi les walis. Quand je me rendais au moussem c’était juste pour le plaisir d’assister à la fantasia : je n’ai jamais été dans un sanctuaire. Bouya Omar, je ne l’ai jamais visité non plus. Mais je le connais par ouïe dire. J’ai représenté les gens qui s’y rendent enchaînés. Je l’ai représenté en tant que wali et en tant que coupole entouré de fantômes. - Des fantômes en quête de baraka ? - Dieu seul accorde la baraka. Le saint n’est qu’un être humain, un wali parmi les wali que nous ne connaissons même pas ! Peut-être a-t-il existé il y a deux cents ans, ou davantage ? A –t- il réellement existé en tant qu’être humain ? Les gens y croient pourtant : chaque foi qu’un fils, une fille ou un père tome malade, on lui conseille d’aller à tel ou tel marabout. Or celui qui n’a rien ne peut rien accorder. Le mort ne peut venir en aide aux vivants. - Et la guérison par les plantes ? - Peut-être. J’ai représenté ces fantômes avec chacun sa raison d’être : il y a celui qui cherche une source de vie, et il y a celui qui est Majnoun (frappé par les djinns). Ces choses se soignent par le Coran et Dieu accorde sa délivrance à qui il veut. J’ai traité de tous les marabouts. De Moulay Bouchaïb d’Azemmour en particulier. A toute femme qui désirait un enfant on disait : « Visites Moulay Bouchaïb ! Il t’accordera une nouvelle naissances !. » Es-ce que Moulay Bouchaïb accorde des enfants ? Allah seul les accorde ! » Jbile a le projet de peindre le wali Moulay Bouchaïb entouré de fantômes, avec comme personnage central, une nymphe m-femme, mi-poisson, tenant un bébé sur ses genoux, en mettant en évidence un seul seins : « C’est l’idée que j’ai en ce moment. Vais-je l’exécuter dans un mois, deux ou trois ? Allah seul connaît la vérité. Et comment cette idée vas-t-elle être exécutée ? Cela je ne le maîtrise pas non plus. Je travaille d’une manière spontanée : je travaille avec le feu. C’est le feu et le très haut qui décident de la forme définitive que prendra mon œuvre. Pour ma part, je ne maîtrise rien ».
En tant qu’artiste, il reproduit la coupole du saint non pas telle qu’elle parait, mais tel qu’il la ressens, en tant que manifestation concrète de la spiritualité abstraite : « Je m’exprime spontanément avec mes énergies sanguines, mes pulsations cardiaques, mon état mental. Quand j’aborde un thème (que ce soit les reptiles ou des poissons) je me réfère toujours à mes souvenirs d’enfance : quand nous étions tous jeunes, nous nous rendions à la corniche, à Aïn Diab et à Sidi Abderrahmane, auquel nous sommes restés attachés. Dans les années soixante, il y avait de la pauvreté au Maroc. La situation n’était pas encore stable. On n’avait pas de quoi acheter un casse-croute : sur le chemin de la plage, on glanait les épluchures d’oranges que les gens jetaient. On fouinait dans les poubelles des villas d’Anfa la haute. Nous allions à la mer sans avoir de quoi manger de la journée. On s’amusait à la corniche et à Sidi Abderrahmane, et le soir venu, nous rentrions chez nous à pieds. Je suis né à Casablanca, et j’ai gardé des liens affectifs avec cette enfance que j’ai vécue à Sidi Abderrahmane, en tant que wali et en tant qu’océan. Quand j’ai voulu reproduire Sidi Abderrahmane à ma façon, je m’y suis rendu à plusieurs reprises. Je l’ai observé de tous côtés. Je m’y rendais à l’aube et au crépuscule. Je l’abordais de droite et de gauche. De loin et de près. Tout cela pour déterminer de quelle manière le thème de Sidi Abderrahmane sera traité. Une fois je m’y suis rendu à six heures du matin pour porter un ultime regard sur les lieux. Je conduisais doucement en le regardant au loin. Se faisant, j’ai grillé le feu rouge à Sind Bad, les policiers en faction m’ont immédiatement arrêté et quand je leur ai expliqué que je suis artiste et que j’étais absorbé par mon sujet ; ils m’ont laissé partir. Plus tard, dans mon atelier, j’ai représenté Sidi Abderrahmane sous la forme d’une petite felouque portée par un poisson géant». Parce que ses ancêtres sont originaire du Sahara, il s’y est rendu en pèlerinage et y a observé la vie nomade, qu’il a reproduit une fois de retour à Casablancais : « En visitant le Sud, j’ai représenté une nomade, parce que mes ancêtres sont originaires du Sahara. Mes parents qui sont tous morts, me racontaient que mes ancêtres sont des aribats de Jbilâtes (les petites collines) d’Abtih de la région de Tan-Tan(C’est d’ailleurs pour cette raison que je porte le nom de « Jbile » : la petite colline). De là, mes ancêtres avaient émigré jadis vers les Rhamna : mes parents sont nés aux Rhamna, d’où ils avaient émigré vers Casablanca en 1937. Après un pèlerinage à Tan – Tan et Tarfaya ; j’ai représenté une femme nomade, portant un bracelet d’argent à la cheville, avec un plat d’osier chargé de poissons sur la tête. Je l’ai peinte de dos avec des vêtements flottants comme si elle était portée par les vents de mer. J’ai aussi traité de la sécheresse et des épreuves que subissaient les gens des régions méridionales où on n’arrivait même pas à trouver de l’eau pour préparer le thé. J’ai symbolisé cette sécheresse par la superposition de plusieurs amphores vides avec au loin une femme portant une petite amphore sur la tête et allant à la recherche de l’eau. Quand on voit le tableau on se dit : « al-jafâf !» (Quelle sécheresse !). Voici que sont posées à même le sol, de grandes amphores, mais il n’y a pas d’eau. Et voilà une femme s’en allant à la recherche d’un peu d’eau, rien que pour préparer un verre de thé !» Jbile n’a pas de repos psychologique chez lui.
Il ne trouve de repos que dans son atelier situé à El Ouelfa : au rez – de – chaussée scie et raboteuse électriques pour exécuter ses commandes de cadreur, à l’étage une pièce suspendue et sombre où il s’isole pour reproduire sur toile l’univers étrange que lui dicte son imaginaire. Il passe la journée dans son atelier et le soir venu, il rejoint sa petite famille au bidonville de Bachkou : « Jusqu’au jour d’aujourd’hui, je continue de vivre dans un bidonville de Casablanca. C’est le quartier de Bachkou. Quand les gens me verront à la télévision ou à travers les journaux ; ils se demanderont : « Où dois – donc vivre cet artiste ? » Les gens verront une grande contradiction entre le fait que je dispose d’une belle voiture (que j’ai acheté à crédit) et qu’en même temps je continue de vivre dans un bidonville. Quant à retrouver chez moi repos et sérénité dans un salon après avoir pris une douche : c’est exclu. Toute notre vie se passe dans les petites ruelles du bidonville ; les pièces exergues servent juste pour dormir. Malgré toutes ces contraintes et ces épreuves, je suis en mesure de créer et de produire. Dans le bidonville, il n’y a pas d’espace vide. Les jeunes sont désœuvrés : il y a celui qui tient un mur ou une baraque. Faute d’espace, quand arrive la nuit, il faut s’attabler à un café en dehors du bidonville. La baraque ne sert qu’à manger et dormir. Faute d’espace, il n’y a pas de repos psychologique,.» Nous traversons l’Hermitage : c’est maintenant une zone villas, avec la commune d’Anoual, le collège du Raja édifié à l’emplacement d’un ancien verger où poussaient énormément de figuiers. Il n’y avait ici qu’artichauts sauvages, coriandre, persils, tomates et chiendent. Cette mosquée et toutes ces villas n’existaient du temps où Jbile y vivait à l’orée des années soixante : « J’espère qu’il y aura un jour une éclaircie qui me permettra d’acheter une parcelle de terrain pour bâtir ma maison dans ce quartier où je suis né. » Soupire-t-il. Nous nous approchons maintenant du bidonville de Bachkou . De toutes parts il est entouré de villas, d’immeubles. A cette heure de la journée, le bidonville est un peu vide.
Voici l’école et voilà les baraques. : « Comme tu as vu de tes propres yeux mes œuvres, il faut que tu voies de tes propres yeux le bidonville où je vis. Nous y allons à la mi-journée où il n’y a pas beaucoup de monde. Mais si on y allait en fin de journée, tu verras le bidonville sous un autre jour, tu verras les enfants en train de jouer ainsi que beaucoup de confrontations : le soir il y a un tel entassement de jeunes gens, qu’il t’est difficile de le traverser. » Voici des braques qui viennent d’être démolies : elles appartenaient aux gens transféré depuis peu vers les habitats économiques. La vie quotidienne d’un artiste qui vit ici est très dure. Même la couleur de la taule vieillie ; on la retrouve à l’intérieure des œuvres de l’artiste : « Regardes comment cette taule est devenue à force du soleil et de la pluie. Les marchands de légumes et de poissons ont pour l’instant ramassé leurs affaires. Mais si demain tu reviens vers dix heures du matin ; tu verras un autre monde. Voici un jeune artiste qui vit également à Bachkou. Il poursuit des études d’infographiste aux Beaux Arts. Réussir par piston n’est pas une réussite. Dans ce cas même en réussissant, tu te sens miner de l’intérieur par l’échec. Mais quand tu as réussi grâce à tes propres efforts ; tu ressens une satisfaction intérieure indescriptible. Dans tous les domaines, pas seulement dans celui de l’art, il y a des gens qui ne sont parvenus que grâce aux autres . Dans notre bidonville, nous avons d’autres artistes. Nous avons des médecins, des avocats, des professeurs d’anglais, d’espagnole. Nous avons même un commandant de la marine. Soixante quinze avocats sont sortis de ce bidonville.. Il m’a fallut non seulement l’effort d’une seule journée, mais une lutte de toute une vie pour parvenir là où je suis. Je ressens une satisfaction et une fierté, même sans la réussite matérielle. Lorsque les gens me disent que j’ai des dons qui n’existent nulle part ; je ressens un bonheur indescriptible. Je ne suis pas quelqu’un qui a vécu dans les privations : grâce à Dieu, je n’ai jamais manqué de rien .Comme vous pouvez le constater : j’ai ma voiture et mes enfants. J’ai un fils, Jbil Jalal qui faisait partie du club casablancais de Raja et qui a été transféré au club de foot ball de première division nationale du Maghrib el Fassi et j’ai un fils qui a gagné par deux fois le championnat nationale de la boxe. Ils ont réussi malgré le milieu défavorisé dont ils sont issus. Le bidonville c’est dus chinois. Ça grouille de monde : il n’y a pas d’espace vide où l’individu puisse s’épanouir. C’est un lieu d’entassement humain. Les hommes sont comme des tomates: ils ne peuvent que pourrir quand ils s’entassent. Un milieu dangereux où il y a le haschisch et les drogues : le qarqoubi, le maâjoun, chicha. Mais grâce à Dieu, mes enfants sont des sportifs et je n’ai pas de problèmes financiers. Je suis quelqu’un de mhawar : un jour j’ai de quoi vivre, un autre je n’en n’ai rien et la vie continue : je combats le temps et le temps me combat. Mais j’ai espoir en une délivrance. Un jour viendra, où il y aura un dénouement à tout ce mal vivre.
Grâce aux arts plastiques, je parviendrais à quelque chose que je ne connais pas encore». Voici maintenant les marchands de légumes, les poissonniers, le marchand d’olives, une baraque d’animation musicale populaire qui porte l’écriteau « Orchestra Abdelghani » : « Ici tu ne parviendras pas à traverser, en temps normal. Voici la ruelle où je vis. D’une largeur de cinquante centimètres, elle est faite juste pour le passage d’une seule personne : deux personnes ne peuvent s’y croiser. Voici la fontaine publique où tout le monde effectue la corvée d’eau et la décharge publique de plein air au centre du bidonville avec ses mouches, ses mulets et ses chiens errants tout autour. Tu trouve beaucoup d’enfants désœuvrés comme celui-là. Cette baraque est une mosquée. Les gens mènent une vie simple. Ceci est l’artère principale du bidonville, tu découvriras d’autres choses en allant dans les ruelles étroites. » A notre rencontre arrive une estafette de polices. Des baraques détruites : leurs propriétaires ont été transférés vers des logements économiques soit au quartier Sidi Maârouf soit à celui de Rahma. Ce dernier porte un nom qui signifie « miséricorde », soit le même nom que porte le grand cimetière Casablancais où sont enterrés mon père et ma mère. Il y a ceux à qui on a accordé un appartement économique et ceux qui ont obtenu une parcelle de terrain pour y construise à crédit leur maison. Jbile désire réaliser un documentaire sur le bidonville de Bachkou avant qu’il ne disparaisse à jamais. Il est prévu, en effet, que d’ici 2012, il n’y aura plus de Bachkou. Son terrain reviendra aux capitalistes qui construiront dessus, des villas, des immeubles hauts standings et des supermarchés. Jbile continue de vivre quant à lui sur le passé de son enfance. Il ne vit pas le temps présent avec son bidonville délabré et sa modernité déboussolée dont il n’arrive pas à maîtriser les codes.
Casablanca, le jeudi 5 mars 2009
Abdelkader M A N A
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21/03/2009
Le marabout de l'or
Les nuits bleues de Sidi Boudhab
Conférence sur la Halka, colloque sur l’Aïta, le mouvement folk et le théâtre Ihtfaliste, nuit bleue à Sidi Boudhab. Telles sont quelques constantes qui font l’originalité et la richesse du festival de Safi. Pour en savoir plus sur la naissance de ce festival qui en est à sa quatrième édition, Maroc Soir, a rencontré le professeur Georges Lapassade, qui participa à la naissance du 1er festival de Safi. Actuellement professeur d’anthropologie à l’Université de Paris-VII, Georges Lapassade est connu pour ses recherches sur les « gens de l’ombre » : Hamadcha, Aïssaoua, Gnaoua. Il fit aussi connaître Nass El Ghiouan et est le théoricien du mouvement folk et de la folklorisation. En plus de ses ouvrages d’analyse institutionnelle, son classique paru dans 10/18 sur « L’entrée dans la vie », « La transe », l’auteur est aussi romancier comme en témoigne son « Heureux tropique » et d’autres ouvrages. Il figure dés 1952 au côté de Bertrand Russel dans la revue Métaphysique avec un brillant article sur l’Emile de J.J.Rousseau. Depuis 1968, il passe régulièrement ses vacances à Essaouira où nous l’avons rencontré.
Maroc soir. – Il semble que vous avez joué un rôle imporant de conseiller dans la définition du 1er festival de Safi. Comment l’avez-vous envisagé ?
Georges Lapassade. – J’avais en tête, plusieurs modèles de festivals déjà existants comme ceux d’Asilah-Safir en 1978, d’Essaouira en 1980. L’idée générale était la mise en scène de la ville comme on l’a tenté en son temps à Essaouira. Cela suppose un dispositif permanent d’animation éclatée, de manière à faire bénéficier du festival, tous les quartiers de la cité. On est même allé plus loin en organisant une annexe du festival quasi-autonaume, pour le village de vacances à Souira Kdima et une autre à Youssoufia. Un autre principe était de mettre en valeur la culture populaire locale et régionale, ce qui nous a conduit à enquêter sur cette culture, à rencontrer beaucoup de Halaki sur les places de la ville, ainsi que les acrobates de Sidi Hmad Ou Moussa, dont certains habitent à l’entrée de Safi. Ainsi que les Jilala, les Ouled Bouchta Regragui, les Hmadcha, les Aïssaoua de Safi, qui sont d’une grande qualité musicale dans le Dikr et tous les groupes des Gnaoua. Le modèle souiri du festival, implique plusieurs activités complémentaires : la musique,la danse, le théâtre, le colloque, le cinéma et le journal du festival.
Maroc soir. – Mais ce modèle souiri, pouvait-il s’appliquer à Safi ?
Georges Lapassade. – Oui et non. Formellement oui. Car il est assez facile d’installer des lieux de spectacle un peu partout, d’organiser un colloque, ou même de tirer un journal du festival. Mais Safi n’est pas Essaouira. Par exemple, il fallait à Safi, une organisation assez complexe de transport pour déplacer continuellement les troupes d’un quartier à l’autre et jusqu’à la plage lointaine de Souira Kdima. L’essence de la culture de Safi n’est pas celle d’Essaouira. Chaque ville a ses pratiques culturelles localisées.Ainsi celle d’Essaouira est plutôt mystique avec un rôle dominant de la musique des confréries. A Safi par contre, c’est l’Aïta qui domine dans la culture populaire et la Halka y est plus forte. On s’en est bien rendu compte, quand on a voulu installer à Sidi Boudhab (le seigneur de l’or) des nuits de musiques confrériques avec Gnaoua, Hmadcha et Aïssaoua sur le modèle de ce qui avait fait la partie belle du festival d’Essaouira.
Maroc soir. – Qu’est-ce qui s’est passé à Sidi Boudhab ?
Georges Lapassade. – Une expérience assez étonnante et qui vaut la peine d’être racontée. Nous avons obtenu, non sans peine de la Direction du Festival, qu’on organise chaque soir à Sidi Boudhab, à l’entrée de la vieille médina, après le spectacle donné dans le château de la mer, une nuit confrérique. Et très vite les difficultés se sont accumulées : on devait chaque soir, avec Abdelkader Mana, qui était invité au colloque, mais qui était avant tout militant de la culture populaire, on devait dis-je chaque soir balayer les poissons pourris qui jonchent la place que protège le marabout. Ensuite, nous devions transporter des nattes avec l’espoir que les gens viendraient s’asseoir selon la tradition de la lila. Hélas, le premier soir, la place était envahie dans une énorme confusion par les curieux. Mais nous n’avions pas à les faire asseoir. Nous avions oublié que Sidi Boudhab à Safi, est avant tout un haut lieu de la Halka, y compris celle des Gnaoua. Et les gens de Safi ne pouvaient pas comprendre immédiatement que les mêmes Gnaoua venaient maintenant à minuit pour tenter d’y instituer le rituel de la Derdeba avec ses transes et ses danses de possession. C’est seulement à la fin du festival, comme par miracle que les jeunes de la médina ont compris le projet et l’ont soutenu. Une immense Jedba animée par les Hmadcha s’est installée vers minuit sur la place de Sidi Boudhab.
Maroc soir. – Quelles conclusions avez-vous tirées de cette expérience ?
Georges Lapassade. – J’ai appris beaucoup dans cette affaire de Sidi Boudhab. Il m’a semblé que cette animation était comme un dispositif de visibilité selon l’expression des ethno-méthodologues ou encore un analyseur culturel. Cette expérience rendait visible la permanence à Safi comme probablement ailleurs, d’une vieille culture de médina, dans laquelle la transe et le Soufisme populaire ont une part de choix. C’est ce qui explique d’ailleurs l’immense succès qu’ont connu dans le Maghreb, les « Jil » par exemple Nass El Ghiouan. J’ai retrouvé cela à Tunis, à Constantine où pourtant la vieille culture maghrébine semble moins vivante qu’au Maroc. Je l’ai aussi constaté à Casablanca après Safi. Là, à Casablanca, dans une vieille médina rétrécie, cette culture reste vivante et enracinée. Peut-être, faudrait-il décrire un jour cette culture de médina à Casablanca dans le contexte offensif de la modernité comme une contre-culture. Pour toutes ces raisons, je me réjouis de constater d’une année à l’autre, que le Festival de Safi continue. Mais ce qui me fait plaisir par-dessus tout, c’est de savoir qu’on a gardé dans le programme du festival, les nuits de Sidi Boudhab.
(Entrtien réalisé par Abdelkader Mana)
18:14 Écrit par elhajthami | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook