28/04/2010
Les Regraga revisités(1ère partie)
Les Regraga revisités
Première partie
Essaouira, Jeudi 9 avril 2009.
Au levé du jour je quitte la ville encore endormie: non loin de l'horloge je croise mon frère Majid , puis une mouette sur le parapet de la baie...Deux pêcheurs à la ligne se rendent sur l'île aux pigeons, tandis que je m'en vais à la chasse aux images du printemps....
je décide en catastrophe de rejoindre les Regraga coûte que coûte à la 22ème étape, celle de Sidi Aïssa, patron du serment et du poteau central: je compte les accompagner le plus longtemps possible pour prendre des photos, enregistrer des interviews, prendre des notes. Le daour n’attend pas : il tourne comme l’horloge inexorable du printemps. En attendant, je rate la vie....Je ne sais pas si j’ai toujours la forme pour suivre le daour, mais je ne peux plus reculer maintenant...
Départ de l'étape de Sidi Aïssa, le samedi 11 avril 2009
Tôt le matin, je quitte Essaouira pour rejoindre les Regraga. Une fois à l’étape de Sidi Aïssa, je loue les services d’une carriole pour rejoindre le daour car ils sont déjà partis loin en direction de l’Est. Le dédoublement d’Aïssa souligne les deux épicentres du daour : à l’Est, Aïssa Moul l’Outed, étai de la khaïma, est aussi le symbole de la charrue qui sarcle le printemps tandis qu’à l’Ouest, au bord de l’oued Tensift, Aïssa Bou Khabia porte la gargoulette débordante pour étancher la soif des champs. Je prends mes premières images.
Le propriétaire de la cariole prépare mon départ vers la zaouia de Merzoug où a lieu le Daour
Nous quittons Sidi Aïssa en direction de Merzoug
Pour désenclaver le pays rural, une nouvelle route est en construction. Nous y croisons une cariole en provenance du daour : l’accès sera désormais bien plus aisé au pèlerins mais j’ai comme un regrêt pour les sentiers muletiers de jadis qui me semblent bien plus lumineux et poètiques.L’espace mythique parcouru à pied et à dos-d’âne était intensément vécu, arpent par arpent, jusqu’à l’épuisement du corps. La vitesse des villes engendre le stress, le déhanchement des chameaux nomme chaque arbre et chaque pierre.
Sur notre chemin nous croisons d'autres carioles
On voit que les Regraga sont déjà loin, car on ne moissonne qu’après le passage, de ces « transporteurs de baraka ».On crois que là où ils passent est fécond, et que là où ils ne passent pas, reste stérile.
Cette lumière offerte au saint devrait illuminer l’obscurité de la tombe :
Vieillard comme le blé déjà mûr,
Voilà le temps des moissons qui arrive !
Dieu ! Que faire la dernière nuit de la solitude ?
Lorsque toute lumière s’éteint sauf la tienne !
Sur notre chemin nous croisons des moissoneurs: les moissons commencent toujours après le départ du daour
On traverse la vallée dorée, parsemée de coquelicots. Les chants d’oiseaux contribuent à faire pousser le maïs. La tige du blé, les oiseaux et l’hyène sont souvent utilisés comme métaphores poétiques dans le chant berbère :
« Le jour de la moisson, la tige était sans graine
Et la jeune fille sans hymen
Les oiseaux n’ont laissé que la paille
Et au grand jour la jeune fille était proie à l’hyène. »
Nous nous approchons de l'étape de Merzoug au milieu des champs dorés
Après avoir traversé des champs dorés, nous sommes accueillis en prière par le nouveau jeune moqadem à l’étape de Sidi Mohamed Marzoug où est arrivé le daour. Dés mon arrivée en carriole à cette étape ,le nouveau Moqadem de la khaïma m’apprend la mort de mon ami Driss Retnani en 2007 : juste avant de mourir, celui-ci aurait vu un chameau le poursuivant en rêve. Rêve prémonitoire, mauvais présage: ne dit-on pas qu’il faut toujours se méfier du makhzen, du chameau et du temps ?« La vie est ainsi faite : il y a ceux qui partent et ceux qui leur succèdent. » Me dit le jeune nouveau moqadem de la khaïma.
Comme à toutes les étapes, un parc forain nous accueille avec ses norias tournoyantes et autres manèges. Dans l’enceinte sacrée où se déroulent les rituels, s’oppose l’espace forain de la fête qu’animent les chikhates et les zaffana. Mais en même temps, cette enceinte sacrée est aussi une enceinte de souk – le souk du barouk.: chikhates et zaffana , qui sont les porteurs ambulants de l’Eros, sont aussi dispensateurs de baraka. Ils occupent les espaces forains et hantent les nuits des hameaux.
Le terme daour est ambivalent. Tantôt, on l’utilise pour désigner l’ensemble du pèlerinage circulaire ; il a alors la même connotation eb français que l’exxpression « faire un tour » avec l’idée de revenir au point de départ. Tantôt on l’utilise pour désigner chacune des étapes (à tour de rôle) qui se déroule autour du patron de chacune des tribus Chiadma. C’est une succession de moussems printaniers. Il faut distinguer le jour de la Safia qui se déroule la veille de l’arrivée des Regraga : les fellahs y font des achats pour préparer les offrandes, alors que le jour du daour est sacralisé par la présence des Regraga.
Un fellah me dit :
-Le daour des Regraga est le pèlerinage du pauvre, haj el maskine.
Les tentes et les jeux forains campent dans un lieu en friche au sommet d’un plateau couvert de palmiers nains et de genêts, qu’on appelle « la hutte des esclaves », kharbate laâbid.Je monte par un escalier étroit au premier étage d’un édifice où se trouve un café plein de rusticité et de charme ; des fenêtres s’ouvrent au niveau des nattes et donnent sur le parc forain d’où viennent les rumeurs de la foule et les sollicitations du haut parleur :
- Dites aux parents des filles qui n’ont pas encore l’oreille trouée que le perceur d’oreilles est arrivé de Casablanca !
Dattes, sel, figues, rameaux de genêt ou d’olivier, etc…Le barouk est un objet qu’on achète autour du sanctuaire le jour du daour et qui représente plus que sa réalité déjà connue, parcequ’il incorpore l’énergie mystique de la baraka. Le daour est aussi pour les femmes l'occasion de renouveler leurs ustensils de cuisine, en particulier le couscoussier qui fume le tendre céréal du printemps.
La khaïma semble décimée par la vieillesse et la mort !
À hauteur de la khaïma, le sympathique Moqadem de Talmest, l’un des derniers survivants de l’ancienne génération, m’annonce que l’exubérant personnage a remplacé son frère en tant que grand Moqadem :
-. Les Moqadem ont changé, les temps ont changé, me dit-il. Si Mohammadane, a remplacé cette année son frère aîné Si Mahmoud en tant que grand Moqadem.
La khaïma, est complètement décimée : la plupart des moqadem que j’ai connu au début des années 1980 sont soit morts ou se sont retirés en raison de la vieillesse ou de la maladie. Le corpulent et loufoque « mythologue » que j’ai connu avec Georges Lapassade dans les années 1980, a complètement disparu du daour , probablement pour raison d’âge. Mon ami, le fquih Si Hamid Sakyati est mort et son homonyme, l’ancien Moqadem de la khaïma, aurait, quant à lui, accompagner le daour juste pendant quelques étapes avant d’abandonner la partie définitivement cette année en raison de la fatigue et de l’âge. Il, serait parti à l’étape d’Akermoud, après avoir parcouru tout le premier cercle qui se déroule au Sahel mais pas celui qui est maintenant en cours dans la kabla.
Aux abords de la khaïma le sympathique moqadem de Talmest m'accueille. Talmest, une des principales zaouia des Regraga. La racine de ce nom est le mot Talmas qui veut dire « touché », « frôlé » par un djinn. Les descendants de cette zaouia ont le don de guérir les possédés.
Le chamelier de la khaïma a lui aussi succédé à son père décédé depuis peu :
-Que Dieu ait en sa sainte miséricorde Si Abdellah votre père, lui dis-je..
-Il est mort en 2005.Me précise-t-il.
-L’année où a décédé ma mère.
-Le 12 janvier 2005.
-L’hiver donc.
-Au tout début du mois lunaire du pèlerinage et du sacrifice.
-Etait-il malade ?
-Pas du tout. A notre retour du souk, après avoir bu un verre de lait, il s’est éteint tout simplement.
-C’est toi maintenant qui le remplace en tant que chamelier de la khaïma ?
-Oui.
-Qui vous a accordé le chameau cette année ?
-Un bienfaiteur de la zaouïa des Aït Baâzzi. Cela fait quatorze années qu’il nous accorde le chameau.
-Ce n’est pas plutôt quelqu’un des Oulad El Haj ?
-Chez ces derniers, c’était le fils d’El Mouârrid qui nous accordait le chameau. Il y avait aussi notre voisin le fils du caïd Rha. Ainsi qu’un marchand de poteries des Oulad Aïssa.
-Combien d’années les Oulad El Haj vous accordaient-ils le chameau ?
-De 1974 à 1984.
-Lors de ma première visite aux Regraga en 1984, c’était encore les Oulad El Haj qui accordaient le chameau et depuis 1985 ?
-Le fils du caïd Rha et ce pendant trois bonnes années successives. Puis vint le tour du marchand de poterie des Oulad Aïssa pendant deux années . Et à partir de 1996, c’était le tour de quelqu’un des Aït Baâzzi de nous faire grâce du chameau qui transporte la khaïma..
-Un grand propriétaire terrien ?
-Pas du tout. Seulement la baraka. Une grande baraka.
Désignant le chamelier, Korati Lahbib me dit :
- Son père était chamelier de la khaïma, son grand père l’était aussi, et quand il mourra, son fils prendra le relais : une chaîne ininterrompue jusqu’à ce que Dieu hérite de la terre et de ce qu’elle contient !...
-Que Dieu vous bénisse Sidi Abdelkader ! S’exclame le chamelier pour clore l’entretien.
Tout en faisant partie du clan de la khaïma ,le moqadem de Talmest et sa suite font bande à part, sous une autre tente en toile.
Le soir du jeudi 13 avril 1984, je notais à propos de ce brave moqadem de Talmest: le moqadem de Talmest, brave homme corpulent et rougaud, fait preuve d’une érudition surprenante, me compare à Mokhtar Soussi, ce théologien ethnologue du Sous qui décrivit en plusieurs volumes le miel des choses. Le moqadem de Talmest m’encourage à poursuivre dans la voie de l’exploration. Ces gens ne savent peut-être pas que je suis moi-même mû par le désir d’échapper à la toile d’araignée qui se tisse sur l’histoire immobile des villes.
Les pèlerins tourneurs du printemps en état de repos.
Après avoir commandé un tagine de bouc à l’huile d’argan au cafetier, on passé la nuit sur une natte.
Jusqu'aux abords immédiats du daour, les champs dorés attendent le départ des Regraga pour être moissonés.
Quelques membres de la Khaïma en conciliabule.
Les Moqadem de la khaïma sont réunis sous la tente de Talmest autour d’un verre de thé. Trop sucré pour moi. On m’y apprend que mon compagnon de route au daour de 1984 , le sympathique Moqadem de la zaouïa d’Aghissi, aux allures de paysan berbère qui se frottait le dos à de lisses roches pour « alléger ses os », n’est plus.:
- Il est mort chez nous à Talmest, me dit maintenant le noiraud muletier. Les anciens sont tous morts. Seul Bellarbi le Moqadem de Talmest continue à tourner avec nous. Telle est la volonté de Dieu. De plus jeunes Moqadem prennent le relais comme de nouvelles pousses qui arrivent avec ce printemps...
- On s’entraide pour que tout se passe bien dans le daour. Ajoute Korati Lahbib qui faisait partie des novices et qui fait maintenant partie des dignitaires de la khaïma. Et d’ajouter : Lapassade voulait que je lui donne 10% de mes connaissances sur les Regraga, mais par la grâce de Dieu, je ne lui ai pas vidé mon sac !
On prie pour la réussite de mon entreprise. Suite des prières:
Il me parle ensuite du Chérif Regragui qui veut rééditer mon livre et qui reste injoignable en raison de l’effet « hors zone » :
- Une fois que nous aurons atteint le réseau à l’étape de Mrameur, je lui ferai des prières par téléphone portable ! Depuis Sidi Boulmane jusqu’ici à Merzoug, il n’y a pas de réseau. Nous allons bientôt monter à Lalla Beit Allah : si j’y trouve le réseau, je lui enverrai mes prières...Il serait bien pour le chérif d’amener ses sacrifices et de planter sa tente à l’ombre des grenadiers et des oliveraies de Moul Ghirane (le patron des grottes) qui se situe au lit d’un oued . Sidi Saïd Sabeq est également une bonne étape, de surcroit les Regraga y restent deux jours.
- J’aurai préféré pour ma part que ce cérémoniel ait lieu à Sidi Hmar Chantouf, rien que pour rendre hommage à Si Hamid Lachgar le Moqadem de Tikten, mort en 2007 le jour même où le roi s’était rendu à cette localité pour y inaugurer la nouvelle route ainsi que l’électrification rurale de nombreux villages.
- Je prie pour que tout ce que tu écrives ait du succès et que toutes les portes te s’ouvrent ! Tu ne connaîtras pas d’obstructions incha Allah !
- J’en connais pourtant : depuis plus d’un an maintenant que mes émissions sont suspendues à 2 M ! On m’y a coupé eau et nourriture !
Korati Lahbib met alors ses mains sur ma tête et se met à égrener les noms des 44 étapes, à en appeler à leurs bénédictions pour que les nœuds qui bloquent ma vie soient dénoués. J’ai alors brusquement compris que la suspension des documentaires ethnographiques que j’anime à la deuxième chaîne marocaine vient d’une élite moderniste qui refuse de se voir au miroir d’un Maroc qui continue à porter ses vielles babouches. J’en paye maintenant le prix. Exorbitant ! Mon compte est aussi sec que la famine du Sahel !
Les pèlerins présentent leurs offrandes à la khaïma.
La khaïma figure la caverne des sept saints mais aussi la voûte céleste et son étai figure l’axe du monde. On dit des sept saints qu’ils sont les aoutades (étais) de la foi musulmane ; leurs âmes se libèrent avec la mue du printemps ; c’est pourquoi ils doivent être apaisés par des sacrifices et des offrandes. La fiancée s’oppose à la khaïma comme le féminin au masculin, le blanc au rouge, la nuit au jour. On tresse chaque année une nouvelle khaïma pour contribuer magiquement au renouvellement de la nature. Elle est tressée de racines de doum (palmier nain) qui participent à d’autres rites de renouvellement du foyer, rapporte Laoust :« Dans certaines régions, on fait aux bestiaux une litière de plantes vertes, on offre du lait et des tiges de palmier-nain dont on mange le cœur : l’année serait ainsi douce comme le lait ou verte comme le palmier-nain, et cela en particulier durant la fête d’Ennaïr qui semble surtout se rattacher aux rites de renouvellement du foyer, bien connus dans un certain nombre de religions où ils ont toujours lieu au commencement de l’année. »
En attendant le départ vers la nouvelle étape, l'écuyer de la taïfa lave son turban à la citerne de la mosquée de Merzoug
Se tenant debout à la margelle de la citerne de la rustique mosquée de Merzoug l’écuyer de la taïfa est en train de laver son turban des poussières et des sueurs accumulées lors des précédentes étapes. Il a lui aussi succédé au vieil écuyer, que je surnommais « Sancho pansa » toujours sur son âne derrière la fiancée de l’eau sur sa jument blanche : la quête de la baraka fait ici office de moulins à vent ou de moulins à prière. C’est selon. Je lui demande de me rappeler l’étape où on s’est rencontré la dernière fois :
- A la zaouïa d’El Qotbi.
- Elle se trouve où ?
- Chez les Oulad El Haj.
- Et c’était en quelle année ?
- 2005.
C’est là que j’avais effectivement rejoins le jeune Manoel Penicaud qui suivait le daour pour les besoins de son livre qui paraitra plus tard aux éditions de la renaissance sous le titre « dans la peau d’un autre ». Je l’avais introduit auprès des Regraga lorsqu’il était venu me voir avec Falk Van Gaver en 2002 à Casablanca : tous deux m’avaient accompagné aux fêtes du Mouloud chez les Aïssaoua de Meknès et les Hamadcha de Zerhoune, avant de rejoindre les Regraga à l’orée du printemps.
La mosquée de Merzoug où bientôt se déroulera la distribution des offrand
A la mosquée, la prière et la paix. On entend les rumeurs du printemps. Puis brusquement des you-you : dehors les offrandes arrivent en file indienne à la petite place lumineuse de la mosquée.
Ô Jésus fils de Marie !
Ton Seigneur peut-il du ciel faire descendre sur nous
Une table servie ?
Jésus fils de Marie dit :
Ô Dieu notre Seigneur !
Du ciel fait descendre sur nous une table servie !
Ce sera pour nous une fête et un signe venu de toi
Dieu dit : Moi en vérité, je la fait descendre sur vous,
Et moi en vérité, je châtierai d’un châtiment dont
Je n’ai encore châtié personne dans l’Univers,
Celui d’entre vous qui restera incrédule après cela.
1. Un Fellah me dit :
« La gasâa revient cher, les pauvres serviteursse cotisent entre eux pour la préparer ». Mais le chef de la puissante tribu des Oulad-el-Hâjj, offre le chameau qui porte la tente sacrée et prépare à lui seul « 40 Gasâa pour nos seigneurs les Regraga ».
Prière pour que les vœux soient exhaussés. Puis distribution des offrandes aux différentes zaouïas. D’ordinaire ces distributions symbolisent les rapports sociaux de protection entre les tribus-servantes Chiadma et les tribus- zaouïa Regraga mais ici il s’agit plutôt d’échanges de dons et de contre dons entre les zaouïas elles-mêmes : aujourd’hui, c’est la zaouïa de Marzoug qui offre la mouna aux autres zaouïas . Donc à chaque fois qu’on arrive à une étape – zaouïa, c’est celle-ci qui assure la provision des autres zaouïas : comme elle a été reçue par les autres zaouias dans les étapes précédentes et comme elle sera reçue par elles au cours des étapes suivantes, la zaouïa de Merzoug ; doit à son tour les recevoir à cette étape.
11:30 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les Regraga revisités (2ème partie)
Les Regraga revisités
Deuxième partie
Abdelkader Mana
Après la distribution des offrandes, départ de l'étape de Merzoug ver Lalla Beit Allah
J'aperçois l'ecuyer de la taïfa et je cours après lui pour le rattraper.
Le départ de la « fiancée » précède toujours celui de la khaïma. J’ai entraperçu furtivement à la sortie de Merzoug la jument blanche guidée par l’écuyer de la taïfa. C’est le signale du départ vers une nouvelle étape.
Abdelhaq, le jeune Moqadem de la taïfa qui a remplacé son père m’a très bien accueilli. Je vais l’accompagner jusqu’à la prochaine étape de lalla Beit Allah. Quant à mes affaires, je les ai laissées aux gens de la khaïma.
Je cours après la taïfa et son moqadem sur sa jument blanche
Le moqadem de la taïfa en prince d'andalousie....Abdelhaq, le jeune moqadem de la taïfa, qui a remplacé son père Ahmed, m'a trés bien accueilli.Je vais continuer sur ce pas jusqu'à Lalla Beit Allah.
En avant toutes vers la nouvelle étape
Bénit soit le printemps traversé par la fiancée de l'eau!
- L’eau est-elle bonne ?
- Bien sûre, me dit-on, c’est une eau bénie par les chorfa et leur barouk.
Je montre les images prises à celui qui me donne à boire :
- Ceci est l’ombre de la jument blanche.
- Les images sont belles me dit-il.
Longue est la route du daour
Bénis sont les champs traversés par les Regraga. La taïfa estr déjà loin et je peine à la rattrapper.Derrière, il n'y a plus rien.Ils laissent derrière eux le vide absolu.Et le printemps. Et devant eux Lalla Beit Allah.La prochaine étape. Ils disent que juste après leur passage, considéré comme une bénédiction des champs, on commence les moissons.Et effectivement, onb voit que les champs sont déjà mûrs avec de lourds épis.
- Ah, Si Abdelkader !
En me retournant, je reconnais sur son mulet, le sympathique Moqadem de Talmest qui vient de nous rattraper. Il fait partie des survivants de l’ancienne génération des Moqadem de la Khaïma. Je lui prends une photo même à contre jour. C’est un ami, un très ancien ami. Je viens de recevoir un message, mais je suis hors zone, hors du monde, hors d’atteinte : lors de ma première visite aux Regraga en 1984, il n’y avait ni portable, ni appareil photo numérique. On est en train de construire une route pour désenclaver cette région. Mais nous marchons si heureux maintenant par les sentiers muletiers. J’ai du mal à suivre, puisque même un vieillard me concurrence sur cette voie.Avec son mulet le Moqadem de Talmest n’est pas resté derrière la taïfa ; il les a devancé, pour partir plus loin, ailleurs. En tous les cas ne pas aller derrière eux, ne pas être avec eux, parce qu’il fait partie du clan adverse de la khaïma.
L'ecuyer fauche du blé tendre pour la jument blanche
Le dicton chinois : « Troupe et chevaux sont là, mais vivres et fourrages ne sont pas prêts », n’a pas de raison d’être ici : pour le chameau de la tante sacrée comme pour les 13 mulets des moqadems, on fauche le blé sur les chemins de parcours avec parfois l’encouragement du propriétaire du champ : Dieu récompensera, ce qui a été perdu !
Nous nous approchons de Lalla Beit Allah
L'arrivée de la taïfa à Lalla Beit Allah
Au seuil du temple, la « fiancée » est accueillie exclusivement par les femmes. Certaines d’entre elles arrachent les poils cendrés de la jument sacrée au risque de recevoir quelques coups de sabots alors que certaines passent trois fois sous son ventre. Lalla Beit Allah est probablement une ancienne déesse berbère devant laquelle se déroulaient les fiançailles collectives qui étaient sensées féconder le maïs. Nous avons retroué au sommet du Djebel Hadid une fiancée mégalithique (laâroussa makchoufa) à la forme phallique et qui a pour fonction de féconder la terre nourricière.
Les femmes s'empressent pour recueillir les bénédiction de la fiancée de l'eau à Lalla Beit Allah.
Arrivée de la « fiancée de l’eau » à Lalla Beit Allah.Les femmes l’accueillent par des you-you strident, tandis que les membre de la taïfa l’accompagne à l’intérieur du temple en appelant la pluie bénéfique sur la terre assoiffée et la miséricorde divine sur les hommes leur cheptel et leur verger. Dehors, sur fond de chants d’Oum Kaltoum, le haut parleur annonce l’arrivée de celui qui troue les oreilles des jeunes filles.
Pèlerin-tourneur du printemps faisant ma bénidiction à Lalla Beit Allah
L'arrivée de la Khaïma à Lalla Beit Allah
11:27 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les Regraga revisités (3ème partie)
Les Regraga revisités
Troisième partie
Abdelkader Mana
« Dieu a crée les Prophètes en Orient et les marabouts au Maghreb. Les Regraga étaient des combattants de la foi : après avoir soumis les tribus berbères, ils désignèrent un marabout à la tête de chacune d’elles. »
Du fond de la tente en toile du marchand de fruits secs, le nouveau moqadem de la khaïma est en train de m'observer le photographiant: l'obsevation participante, suppose que l'observateur est lui-même observé par ceux qu'il observe!
En face les barbiers. Une tente sommaire, un grossier tabouret, une table chancelante, un miroir cassé, des couteaux rouillés. Je rentre :
- Paix sur vous, je veux me raser le visage.
Le jeune barbier encore mal réveillé :
- Commençons par le vôtre et que la journée soit bénie !
Après le barbier, voilà le conteur. La barbe blanche, le visage avenant : il explique aux paysans impressionnés les principes de base des ablutions funéraires et « la prière de l’absent ». Parmi le public, un fellah fruste et poussiéreux complète ses propos et cite Asraël qui accueille les morts au seuil de l’au – delà. Le conteur lui recommande le silence pour ne pas nuire à l’attroupement et le disperser.
Il étale son turban :
- Vous savez sans aucun doute que dans le vieux temps le turban blanc servait de linceul aux cavaliers de la guerre sainte. Maintenant, ce n’est pas vous cher public qui êtes morts ; c’est votre conteur, voilà comment il faut prier pour lui...(après la démonstration il poursuit). A notre mort l’ange Djebraïl (Gabriel) nous ordonne de raconter notre vie passée ; les moindres gestes et paroles...Même les analphabètes d’ici bas trouveront là- haut la faculté d’écrire. La plume sera notre index, l’encrier sera notre bouche et la page blanche notre linceul...
Des hameaux environnants arrivent les paysannes aux caftans bariolés. Elles marchandent les bracelets d’aluminium et les plantes cosmétiques. Leurs enfants ont le regard rêveur devant les jouets en plastique et les ménages en bois. Les adolescents sont particulièrement attirés par la halka de « l’âne intelligent ».
La baraka, c’est l’esprit, le barouk en est la lettre matérialisée dans la chose.
Lalla Beit Allah est probablement une ancienne déesse berbère devant laquelle se déroulaient les fiançailles collectives qui étaient sensées féconder le maïs. Nous avons retroué au sommet du Djebel Hadid une fiancée mégalithique (laâroussa makchoufa) à la forme phallique et qui a pour fonction de féconder la terre nourricière.
Le moqadem de la khaïma me demande de rédiger une plainte qu’il porte à la « fiancée » qui préside aux destinées des homme à Lalla Beit Allah.
- Il s’agit, m’explique la fiancée, d’une bagarre autour des jeux de hasard.
- Non, rétorque le jeune plaignant ensanglanté ; l’agresseur a voulu me violer…
Le moqadem l’arrête immédiatement :
- Ne parle pas de « ça » !...
A chaque étape les jeunes dépensent leur gain à corser les soirées dansantes d’adjuvants rituels. Véritables tavernes mobiles, les chameaux clandestins se déhanchent derrière les pèlerins -tourneurs. Ils sont en cela comme les habitants de Formose dont Montesquieu nous dit qu’ils ne regardent point comme péché l’ivrognerie et le dérèglement avec les femmes ; ils croient même que la débauche de leurs enfants est agréable à leurs Dieux.
L’incarnation du Majdoub nous parle des temps modernes :
- Maintenant la lumière est à l’intérieur et à l’extérieur des foyers, tu dors en sécurité même en pleine forêt.
On allume les bougies et on s’endort, hommes et femmes confondus à l’intérieur de Lalla Beit Allah. Certaines femmes sont venues de loin. Le mari n’est jamais présent : « A Rome, écrit Montesquieu, il était permis au mari de prêter sa femme à un autre.... Cette loi est visiblement une institution Lacédémonienne, établie pour donner à la République des enfants d’une bonne espèce, si j’ose me servir de ce terme. »
Cette promiscuité entre hommes et femmes, c’est le tmarsit symbolique, vestige d’une antique nuit de l’erreur.
Une femme enceinte donne sa ceinture à bénir, une autre son bébé. Deux Regraguis discutent au fond avec une belle femme, on dirait Lalla Beit Allah en personne. On est probablement ici en présence d’une vieille tradition de communisme sexuel dans laquelle les Regraga caprifiaient réellement les femmes des tribus servantes pour faciliter magiquement la même opération chez les plantes et le cheptel.
Les femmes retrouvent dans le rêve rituel, la liberté qu’elles n’ont pas dans le réel : le droit d’avoir plusieurs maris comme celui-ci a le droit d’avoir plusieurs femmes. Les vieilles institutions berbères étaient probablement matriarcales et c’est l’Islam qui a instauré le patriarcat. On m’apprend qu’au lendemain de notre départ, des pèlerines restent pour une journée de lama, où la transe efface la culpabilité et favorise le repentir.
Outre les treize moqadem ,la khaïma est suivie par les tolba qui y lisent le Coran au crépuscule, les tiach (novices s’initiant à la parole des ancêtres) qui ratissent au large, comme les ouvrières de la ruche, pour collecter les offrandes des hameaux qui se trouvent en dehors du parcours, un Raoui (conteur) béni à cause de son talent d’orateur, un homme –médecine aux traits étranges, qui offre ses services à ceux qui tombent malades et un porteur d’eau qui vend les bouts de la khaïma de l’année passée.
Sur le chemin des sept saints, que le rituel mime, on ne peut passer qu’une seule fois par le même endroit et au moment prescrit par la tradition : un jour avant, les offrandes ne sont pas prêtes, un jour après, les zaouïas ne sont plus accompagnées par les esprits de la baraka. Chaque année, à la même heure, au même jour et à la même étape, les Regraga bénéficient de la même hospitalité et ce, depuis des siècles !
11:25 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les Regraga revisités (4ème partie)
Les Regraga revisités
Quatrième partie
6 heures. Dimanche 2 Avril 1984
La lueur du jour est à peine perceptible. Le ciel bas, lourd de nuages, prélude à une journée pluvieuse. Elle sera accueillie comme la preuve de la puissance revivifiante des Regraga. Le cafetier réveille les dormeurs. Un jeune marchand ambulant m’interpelle :
- Journaliste ! Bonjour journaliste !
Le moqadem de la khaïma me fait signe de rejoindre les Regraga à la tente du tribunal où on m’offre le thé et une galette d’orge à l’huile d’olive. Je rompe le silence qui règne dans le groupe :
- Une journée pluvieuse nous attend grâce à la baraka des Regraga...
On ne répond pas à cet éloge moqueur. On se méfie. On m’observe à la dérobée. Pour détendre l’atmosphère le moqadem de Talmest raconte :
- L’autre jour, une chèvre a donné naissance à un sanglier !
Puis il mime son grommellement. Tout le monde éclate de rire. Enfin, on en vient au vif du sujet : ils veulent connaître ma véritable identité et ce que je viens faire parmi eux. Je leur explique que j’ai déjà publié des articles sur la culture d’Essaouira et des Haha et que tout le monde, le fils de leur moqadem en tête, m’a reproché de n’avoir rien publier sur les Regraga. Or, on ne peut pas comprendre les Chiadma si on reconnaît pas leurs patrons les Regraga. Ils écoutent mon discours d’auto – justification sans dire un mot. En guise de conclusion Si Hamid, le moqadem de la khaïma, me dit de sa voix profonde :
- Soyez le bienvenu, Monsieur le fqih.
Désormais, je suis officiellement l’hôte et le protégé de la khaïma, je fais partie de son cortège de moqadem, je suis une nouvelle zaouia qui s’ajoute à leurs zaouia !
-Le sang se mêle au sang ; on commence à te faire confiance. Alors qu’au début, il n’y avait que les couteaux de la méfiance entre nous.
Le chamelier raconte :
-Le sanglier s’est disputé avec le bélier qui l’empêchait de dormir. Le sanglier lui dit : « Regarde combien de marcassins j’ai enfantés et pourtant je ne grommelle point. ». En effet, il ne fait que forniquer ; chaque laie traine dix marcassins derrière elle. Lorsqu’il tonne et il pleut, le sanglier se met à jeûner et passe son temps à forniquer. Ceci, je le dis à propos de Hnaïna qui, comme le bélier, passe son temps à crier dans la khaïma, alors qu’il n’a aucun enfant.
L’éclat de rire du chamelier découvre ses dents jaunes comme les épis de maïs et grandes comme celles d’un âne. Il dis en guise de conclusion :
-Ta corde et ton dlow (l’ustensile en caoutchouc pour puiser l’eau), te dispensent d’implorer quiconque d’étancher ta soif ou de bénir l’âme de tes ancêtres.
Une façon comme une autre de dire qu’il ne faut compter que sur soi. Le serveur de thé remarque :
-L’eau des citernes est saumâtre, je lui préfère celle des puits : elle est délicieuse comme l’eau de vie.
Le chamelier :
-Qu’Allah nous préserve, l’eau de vie est illicite.
Je réplique :
-Tu en boiras pourtant des rivières au paradis, tu forniqueras avec les houris, et tu garderas là-haut tes vingt ans perpétuellement. Le guérisseur du vitiligo sera en chômage parce que les gens ne tomberont plus malades. La « fiancée » sur sa jument d’émeraude te donnera des grappes de raisins qui n’auront pas été caprifiées par le papillon ni touché par le paysan. Là-haut, le sultan des Regraga t’offrira une table ronde garnie de pierres précieuses !
Le chamelier :
-Tu te moques de moi Abdelkader ? Mais qui sait incha Allah... Aux temps révolus, les gens adoraient un arganier. Un chevalier de la table ronde prit une hache pour décapiter l’idole. Ibliss, qui contribua à la chute d’Adam et d’Eve l’en empêcha : « Si tu ne coupes pas l’arbre, je t’offrirais trois louis d’or » Lui dit-il. Le chevalier renonça à son entreprise et la population berbère lui offrit chaque année les trois pièces d’or. Le jour où elle ne put plus payer, il reprit sa hache et se dirigea vers l’arganier. Ibliss lui dit : « ça ne sert plus à rien de le couper puisque tu ne le fais pas pour défendre la foi monothéiste, mais pour obtenir les trois pièces d’or !
Le fquih Sakyati ajoute :
-Les Regraga font leur tournée pour voir qui est resté attaché à l’Islam et qui a apostasié : celui qui offre ziara et mouna est considéré comme un fidèle et celui qui refuse comme un infidèle. Au départ, leur pèlerinage se faisait pour Dieu, maintenant il se fait pour les biens matériels. La plupart d’entre eux ne font pas de prière et sont illettrés. On a vu dés lors fleurir des hérésies telle que la flagellation au genêt ou la vente de bouts de khaïma comme barouk.
Un fellah proteste :
-En combattant par l’épée, les Regraga avaient tué beaucoup de gens.
Le fquih Sakyati rétorque :
-Oqba Ibn Nafiî avait contraint les gens à épouser l’Islam par la force. Alors que les Regraga ont plutôt recouru à la ruse. Certains nient leur rencontre avec le Prophète puisqu’on ne possède aucun document datant du 14ème siècle. Beaucoup de légendes et de croyances se sont mêlées depuis à l’histoire.
Du sommet de la montagne le cortège s’ébranle à nouveau vers la plaine. La pente est trop abrupte, ce qui oblige les bêtes de somme à zigzaguer lentement le long du flanc. C’est une véritable fourmilière humaine qui descend du sommet de Lalla Beit Allah que d’aucuns compare au mont Arafat. Plus bas, en direction de la plaine, le cortège se scinde en deux : La taïfa va vers Sidi Abdellah Sakyati au pied de la montagne, la khaïma continue son bonhomme de chemin plus loin à l’Ouest vers les « Mtafilhaouf », où l’on doit se laver de ses poussières et de ses pêchés.
Tout près de là, un portique à ciel ouvert donne par des escaliers sur un lac sacré qui fait penser à l’Inde. De fines tiges de joncs flottent sur ces eaux stagnantes, du bord s’envolent des colombes. Un enfant abreuve une vache rouge et une ânesse blanche. Une femme accroche un fichu à un olivier sauvage qu’elle appelle « sainte jeunesse » (Sid Chabab) C’est un arbre qui a poussé sans le concourt des humains. Qui l’a planté ? Mystère. Le fquih Sakyati qui demeure au pied même de la montagne nous offre son hospitalité : pièce au sol couvert de tapis, chapelet accroché au muer, petite bibliothèque de vieux livres jaunis. L’un d’eux est intitulé « l’âme de la religion islamique » écrit par Afif A Tabbar. Au chapitre traitant « du polythéisme et de ses aspects », on peut lire :
« Le polythéisme, c’est de vénérer les arbres, les animaux, les tombes, les astres, les forces naturelles. C’est aussi le fait de croire que Dieu est un homme. Né de l’ignorance et de l’imagination, le polythéisme est en contradiction avec la raison et la logique. Il rend l’esprit prisonnier de l’imagination, des contes et des légendes. Le culte de la personnalité, qui se sert des médias fait partie aussi des pratiques polythéistes... »
Lalla Beit Allah, dimanche 12 avril 2009
Tôt le matin, je photographie les scènes du réveil, dans les immenses tentes – café ouvertes sur les étables. Brusquement, un vieil homme me prend violemment à partie :
- Vous n’avez pas à nous photographier en train de prendre notre petit déjeuner !
Après altercation, hausse de voix et intervention du Moqadem de Tikten en ma faveur, je repars préparer moi-même mon thé sous une autre tente – café, où un jeune homme estropié d’une jambe vient partager le petit déjeuner avec moi. Juste à côté, d’autres jeunes fument du kif. Je demande de s’approcher à un marchand ambulant qui vend du barouk aux gens assis à même les nattes de jonc sous la tente. Il a d’abord cru que je vais lui acheter quelque chose. Je dis : non. Je sors mon appareil et hop, il s’en va : il refuse lui aussi de se laisser photographier. Et dans la travée des Qashasha (marchands de fruits secs) j’ai du faire intervenir korati Lahbib pour convaincre un marchand de se laisser photographier.
L’image pose beaucoup de problèmes ici : la civilisation du signe refuse l’image. La représentation d’une manière générale fait l’objet de prohibitions importantes. C’est comme si on volait l’âme de la personne photographiée. Surtout quand on ne restitue pas l’image. Les gens me disent souvent : « Vous nous avez photographié, mais allez vous nous restituer ces images au prochain daour ? » Certaines images, les offrandes en particulier, sont tabous, me dit chérif Regragui et je me demande si à 2M, on a mis fin à mes documentaires sur ce Maroc profond et méconnu, parce que justement il y a « un problème d’image » : question importante qui reste à élucider. Il y a des images de soi à montrer et d’autres pas... Par contre, en Europe, la civilisation de l’image par excellence, aucune image n’est tabou, surtout pas le corps de la femme mis à nu, alors que chez nous il doit être voilé...Après cette altercation avec ce vieillard, je ne peux plus photographier quoique ce soit maintenant.
C’est ainsi que nous interpelle le cafetier à la lueur du jour. Ici, il n’y a de vie que collective ; on partage tout et on accepte tacitement les règles du jeu. Quelqu’un conseille au cafetier : « Rabats – les comme un troupeau de sangliers ! Épouvante – les comme une nuée de moineaux ! »
Devant la tente collective deux chameaux ruminent dans le brouillard, énormes carcasses broyant l’herbe tendre dans leurs puissantes mâchoires. Le regard de la chamelle fait curieusement penser à Madame Thatcher ; sous les apparences de douceur une puissance redoutable. Je lui offre une gerbe de blé. Par inconscience et par excès de confiance, je lui caresse le museau. Brusquement elle ouvre la gueule et me mord le tibia au risque de le casser. Heureusement, je m’en tire avec une simple égratignure parce qu’elle semblait seulement me dire « Va me chercher une autre gerbe ». J’ai eu froid au dos ; décidemment la chamelle mérite bien son surnom de « dame de fer » ; j’aurai dû invoquer le patron de la montagne de fer, le djebel Hadid avant de l’approcher. Constatant ma naïveté de citadin, toute la tente part d’un bruyant éclat de rire. En guise de commentaire un vieux fellah me dit : »Dans la vie il faut se méfier de trois choses : l’Exil, le Chameau et le Temps. »
Et moi de penser : « Et aussi de Madame Thatcher ! Mais le plus fort, c’est effectivement le temps... »
Je me dis que c’est peut – être là un mauvais présage et qu’il ne faut pas trop s’éloigner de la « civilisation ». Pourtant, il me répugne de revenir en ville. Ici, je suis en dehors du monde. C’est ici que meurt le Tensift qui vient des montagnes enneigées surplombant la ville rouge.
Le soir du samedi 1er Avril 1984
Sous la tente, Ben Zahra « le cheval », avec sa longue pipe de kif fait montre de ses prouesses oratoires. S’adressant au cafetier, il demande à boire en ces termes :
- Donne-moi une bouteille de « bichy » ou de la limonade fraîche !
Le cafetier remplit d’eau une boîte de conserve dans un baril et tout le monde éclate de rire. On est nombreux à dormir sous la même tente, mais celle-ci est grande ouverte sur la nature. J’ai du mal à dormir, tantôt à cause du froid et de la dureté des nattes jetées sur une pente, tantôt cause du voisin qui tousse, qui parle, qui vous pousse. On a laissé la lampe allumée toute la nuit ; probablement sur ordre du moqadem pour empêcher d’éventuels voleurs de commettre leurs forfaits. Tard dans la nuit, nous entendons la complainte du violon langoureux de l’orchestre de l’aïta. Le sol tremble sous les pieds des danseurs. Je me recroqueville dans ma djellabah, j’enfonce le bonnet sur mes yeux et je finis par m’assoupir à cause de la fatigue, malgré le bruit ambiant.
Au sommet de la montagne on continue à planter les tentes. Je contemple l’architecture des piquets de bois pas encore couverts de toile, la silhouette des mulets, la plaine lune au firmament dans le silence eternel. On allume des bougies et des lampes, on murmure des sourates qui se diluent dans l’air immobile et calme du crépuscule. Je demande au marchand de fruits secs :
-Comment se fait-il que sur une terre plate et déserte, il y a à peine une heure, vous avez planté toute une ville ?
- C’est qu’on se regroupe par profession.
Maintenant en regardant au loin la khaïma , il me revient le souvenir où tout jeune encore je courrais derrière son son sillage. Il me revient aussi le souvenir de cette nuit du Mercredi 19 Avril 1984, que j'ai dormi dans la Khaïma et j'ai vu à l'oeuvre son moqadem Si Hamid Sakyati, qui a abondonné le daour ce printemps 2009 en raison de l'âge. Je notais alors:
Je tombe de fatigue malgré le froid et la plaine lune. Au milieu de la nuit des cris me réveillent. On frappe, sans doute un voleur. Quelqu’un vient réveiller le moqadem de la khaïma. Celui-ci se lève, met ses babouches ; « Dites leur de cesser de le frapper », lui dis-je avant qu’il ne disparaisse dans la nuit. J’ai peur qu’ils ne le tuent à force de le frapper comme le veut la coutume berbère qui traite le voleur comme un chien enragé. De mon gîte, je peux tout écouter. Le voleur implore le pardon. Il demande à boire et à ce qu’on desserre ses mains ligotées. Je ne les vois pas, je les devine. Il dit qu’il est le fils d’un marchand de laine connu. Le moqadem revient à la khaïma. Le voleur continue d’implorer. De la khaïma on lui crie :
-Laissez nous dormir, le moqadem n’est pas là !
-C’est lui qui vient de tousser, je reconnaît sa voix ! Leur rétorque le coupable.
J’appréhende qu’on le livre aux gendarmes, car c’est la prison à coup sûr. Le lendemain, on m’apprend qu’il a semé le désordre dans le hameau tout proche où on a invité les chikhates. Le moqadem explique :
- Nous l’avons arrêté jusqu’à l’aube pour qu’il ne puisse pas frapper quelqu’un et fuir dans l’obscurité. Nous l’avons relâché à la lumière du jour pour que tout le monde puisse témoigner. Nous l’avons relâché parce que nous ne voulons pas que son chemin croise le nôtre.
Tout le monde reprend son chemin. Je cours derrière le porteur d’eau qui dévale les pentes comme une gazelle malgré ses quarante années bien sonnées. Dans le sens inverse, un cortège d’ânes et de mulets vient à notre rencontre :
- Ce sont les Grâan qui viennent des Abda (la confédération au Nord de l’oued Tensift). Ils se dirigent vers Sidi Aïssa que nous venons de quitter, m’explique le porteur d’eau.
On les appelle Grâan : on peut se demander s’il ne s’agit pas en fait du cycle du Graâl, cette quête pour le vase contenant le sang du Christ, puisque leur étape est justement Aïssa (Jésus). En ce début de printemps la campagne est traversée en tout sens par les fractions de tribus qui parcourent des dizaines de kilomètres parfois pendant plusieurs jours pour offrir ziara et dbiha à leur saint protecteur. Notre pèlerinage croise d’autres pèlerinages. Après un cheminement d’environ deux heures, nous voilà accueillis par le chant du coq : nous arrivons chez le porte-étendard dont la koubba se trouve au fond d’un col.
Dans ce rituel géographique, la distance entre deux étapes ne dépasse jamais la demi-journée. Elle se fait entre le zénith et le crépuscule ; la règle est de suivre le mouvement du soleil au dessus de l’horizon. La traversée est à la fois agraire, saisonnière et cosmique.
11:22 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les Regraga revisités (5ème partie)
Les Regraga revisités
Cinquième partie
Abdelkader Mana
Mon ami Ahmed, le porteur d’eau, a passé la nuit dernière dans une fête de chikhates en bas de la montagne. Lalla Beit Allah est une étape antique, une étape très ancienne et enracinée dans le daour. En haut de la montagne on a aménagé un espace circulaire où seront déposés les énormes plats de noyer de couscous multicolores et féeriques de la zaouïa de Sakyat qui se compose de quatre fractions. Une espèce de karkour (enclos de pierres sacrées), y entourent l’espace où est plantée la kHaima. Juste à côté, d’autres enclos où sont plantées des tentes. La taïfa, réside pour sa part dans l’enceinte même du temple que surmonte une coupole blanche à la forme d’un sein fécond.
Je vois qu’on a déjà harnaché la jument devant le sanctuaire : bientôt, il y aura la distribution des offrandes et le départ vers la prochaine étape dans le plat pays des Mtafi l’haouf, où je compte quitter le daour. En même temps, j’ai rencontré mon ami le Moqadem de Mzilat qui me dit :
- Pourquoi quitter le daour alors que tu es mon invité à l’étape de Mzilat et que Belachgar t’invite à l’étape suivante de Tikten ? La taïfa passera cette nuit en bas de la montagne à Sidi Abdellah Sakyati et la khaïma, au plat pays des M’tafi l’haouf. ».
L’esprit de Georges m’encourage à continuer. Le terrain, toujours le terrain. Malinowski le disait à propos du circuit Trobriandais : une fois dans la Kula, toujours dans la Kula ; une fois dans le daour, toujours dans le daour, jusqu’au vertige. J’ai une autre raison pour ne pas abandonner la partie : le désir de découvrir l’étape excentrique de Sidi Mohamed Marzouq que je n’ai jamais visité auparavant. Enfin de compte, il faut que je tienne le coup comme prévu au moins jusqu’à Tafetacht avant de rentrer à Essaouira. Donc, dans une semaine, huit jours, ce qui n’est pas énorme. D’autant plus que j’ai pris maintenant plus de couleurs et que j’ai plus d’aisance à me mouvoir. J’ai aussi décidé, une fois pour toute d’arrêter de fumer. Il faut s’attendre, aux effets bénéfiques du daour dans les jours qui viennent.
A côté de l’enclos de la khaïma, dispute entre membres d’une même zaouïa, celle des Mrameur, pour le partage de la ziara monétaire qu’on leur accordé la veille au hameau où ils étaient invités à dîner et à passer la nuit. L’enquête redémarre : maintenant que je n’ai plus d’appareil photos, je m’intéresse davantage au sens profond des choses, à l’esprit même qui anime l’institution du daour : le circuit monétaire, les dons , les contre dons sans lesquelles l’institution cesserait d’exister. Je reprends l’enquête là où elle a été laissée en suspend il y a plus de vingt ans de cela. Le complément d’enquête, c’est ne plus s’occuper de photos, ce qui n’est pas mon domaine, mais observer, interpréter ce qui se dit, ce qui se fait. Le sens des évènements et des jours ou comme dirait Georges Lapassade, le plus important est d’être là, de participer au déroulement du daour en prenant soin de tout noter in vivo.
Sur le plateau circulaire de lalla Beit Allah, au milieu d’une indescriptible bousculade, on procède finalement à la distribution des offrandes. C’est un moment essentiel du daour, du cercle temporel et spatial et de sa circulation. On demande aux membres de la zaouïa de Sakyat qui ont déposé leurs offrandes au plateau circulaire d’en descendre, pour permettre leur répartition aux zaouïas récipiendaires. Telle gasaâ est accordée à la zaouïa des Retnana. Telle autre à la zaouïa de Talmest. Offrandes magnifiques, de vrais cadeaux. Puis vient le tour de Krate et de toutes les autres zaouïas bénéficières.
En cours de route, vers la nouvelle étape, l’écuyer de la taïfa m’a conseiller de ne pas suivre la fiancée de l’eau à la zaouïa de Sakyat où elle va passer la nuit et d’aller plutôt avec les gens de la khaïma : toujours cette opposition entre le clan de l’Est et le clan de l’Ouest qui avait si vivement frappé et amusé jadis Georges Lapassade !
En arrivant à Mtafi l’haouf j’avais envie de partir immédiatement à Essaouira, heureusement que mes affaires sont restés avec la khaïma qui n’est pas encore arrivée ; ce qui fait que je suis obligé de les attendre. On plante les tentes. J’ai participé avec d’autres à l’érection de la khaïma . C’est le Moqadem de Tikten qui m’a convié à y participer. Signe de mon acceptation comme membre à part entière des membres de la khaïma.
Le muézin appel au maghrib : la prière du crépuscule à Mtafi l’haouf. On continue ici et là à planter les tentes, mais le campement est déjà bien structuré et bien dressé. Altercation entre deux campeurs à propos d’une même place : répétition à l’identique du même conflit observé il y a déjà plus de vingt ans. Les jeunes qui suivent le daour sont tous de Safi. Culturellement Safi fait partie des Regraga autant qu’Essaouira, voir davantage. Or ce qui anime le daour, c’est l’aïta, ce genre musical propre aux plaines atlantique qui constitue le cerveau musical de Safi et qui reste marginal dans le système culturel souiri où les derniers vestiges de l’aïta étaient relégués au vieux Mellah délabré...
A Mtafi L’haouf, la mouna sera présentée par les joidra qui sont une fraction des Njoum la tribu-servante de cette étape. Alors qu’à Lalla Beit Allah, c’est une zaouïa qui accueille les autres, en leur accordant le gîte et le couvert ; chez les Njoum, c’est plutôt une tribu-servante qui reçoit leur baraka : entre zaouïas, c’est don contre don. Un échange différé dans le temps : ce qu’on vous offre à cette étape vous le rendrez plus tard lorsqu’on arrivera chez vous. Par contre l’échange entre biens matériels des tribus servantes, et bien symbolique des zaouïas -leur baraka, leur madad- est immédiat.
Le pèlerinage circulaire tel qu'imaginé par Hamza Fakir
A Mtafi l’haouf, les joidra offrent dîner et petit déjeuner. Et c’est une autre fraction Njoum, les Ahl l’oued (les gens de l’oued) qui offrira la gasaâ demain .Korati lahbib m’explique , que le daour se scindera désormais en deux : la khaïma ira à Mzilat et la taïfa à Sidi M’hamed Marzouq et ce n’est qu’à l’étape de M’rameur qu’ils seront à nouveau réunis:
- A partir d’ici, le daour se répartira en deux moitiés : la khaïma ira à Mzilat puis à Tikten et la taïfa partira de Tikten vers Sidi M’hamed Marzouq. C’est là que de la région de Marrakech, les Oulad Sid Zouine , ainsi qu’une fraction de Hmar, leur apportent monnaie et beurre rance. Le sanctuaire de Sid Zouine et sa vieille medersa où étudient quelques 400 taleb(étudiant en théologie) se trouve à l’Oudaya aux environs de Marrakech.. Jadis en guise d’offrandes les Oulad Sid Zouine apportaient une grande amphore remplie de beurre ronce, car de son vivant leur ancêtre rendait visite aux Regraga à cette étape de Sidi Mohamed Marzouq. Après quoi, la taïfa et la khaïma se retrouvent à nouveau à Mrameur, étape à partir de laquelle ils continuent ensemble le même chemin jusqu’à la fin du périple.
Malgré cette exception, la mouna est offerte à cette étape excentrique par la tribu HART qui est une tribu Chiadma.
Ce soir la khaïma sera à Mzilate. Je continuerai pour ma part vers Tikten. Je pars finalement en carriole seule à Tikten au milieu des champs fleuris. A mon arrivée à Sidi Hmar Chantouf, j’ai trouvé sous les oliviers des gouraân venus des Abda. Les enfants de mon ami Si Hamid Lachgar qui n’est plus de ce monde, m’accueillent bien. On me dit que Tikten sera animée par les chikhates trois nuits de suite : le lundi, le mardi et le mercredi.
Si Hamid Lachgar, le moqadem de la zaouia de Tikten, mort en 2007 le jour même où le roi s’était rendu à cette localité pour y inaugurer la nouvelle route ainsi que l’électrification rurale de nombreux villages..
En suivant le daour au début des années 1980, je suis passé par Sidi Hmar Chantouf en ayant comme compagnon et ami Si Hamid Lachgar l’ancien Moqadem de Tikten qui est décédé en 2007 qui me prenait sous son aile protectrice : je marchais derrière son mulet et c’était un homme extraordinaire, un homme généreux, un homme foncièrement bon. Il m’avait toujours accueilli avec le sourire sans contrepartie, comme un membre de sa propre famille. Alors que j’ai promis offrandes et sacrifices sans que Dieu fasse que la promesse soit tenue ; ils m’accueillent invariéto avec la même chaleur humaine, la même hospitalité, la même gentillesse. A son propos je notais le Dimanche 2 Avril 1984 :
En traversant le col qui sépare le Sahel (la côte à l’Ouest) de la kabla (le continent à l’Est). Le moqadem de Tikten jette un regard derrière lui : « Ici, nous vous disons adieu, ô généreux gens du Sahel ! »
Si Hamid Lachgar, moqadem de la zauia de Tikten m’offre sa jument :
- Sois le bienvenu parmi nous. Les Regraga sont des fokra, des alliés du Prophète alors que nous sommes des chorfa qui ont des liens de sang avec lui. Nous sommes devenus Regraga par simple attribution.
La baraka est transmissible génétiquement mais aussi par hiba (attribution magique). Le moqadem de Tikten poursuit :
- Le daour des Regraga dure depuis des siècles. Il est hors de portée de toute virtualité de dénigrement. Tous les sultans du Maroc nous ont accordé des dahirs et ont reconnu notre baraka, notre droit au tribut ; ils nous ont protégés contre quiconque a mis en doute , notre pouvoir. Nous traversons maintenant le territoire de nos « serviteurs » de Taoubalt, tribu venue du Sahara.
Taza le célèbre pays où les jardins reverdissent
Pays où l’air est bon, où l’eau est abondante
Pays où la beauté est resplendissante…
Le Maroc et l’Andalousie musulmane ont des relations très anciennes avec l’Orient et en particulier avec l’Egypte..D'après leur légende dorée, les Regraga seraient passé par l'Alexandire après leur visite au Prophète et c'est à partir de l'Andalousie que les sept saint fondateurs auraient pris une nef grâce à laquelle ils acostèrent à Agoz à l'embouchure de l'oued Tensift...
C’est à la tête de quatre cent pèlerins que de retour de la Mecque est mort en Egypte ,le 6 octobre 1269, Al Shushtouri le grand mystique andalou qui marqua de son passage le Ribât de Taza. .Maître du samaâ , poète mystique andalou, né à Cadix vers 1203, ayant d’abord vécu au Maroc, avant de voyager en Orient. Ce fut un des grands Washâh mystiques, qui parcourait les marchés et les foires en s’accompagnant d’un instrument en chantant ses Mouwashahâtes andalouses:
« Un cheikh du pays de Meknès
A travers les souks va chantant
En quoi les hommes ont-ils à faire avec moi
En quoi ai-je à faire avec eux ?... »
Au milieu du sixième siècle de l’hégire,Ibn El Hassan Shoushtouri, ce grand poète soufi, ce maître du Samaâ’ , est passé par Taza , en tant que lieu de transit reliant l’Orient à l’Occident musulman. .Lors de ce voyages qui le conduisait d’Andalousie au pays d’Algérie, où il se rendait alors à Bougie où résidait le grand mystique Ibn Sabaâïn, il a composé des poèmes dont il me souvient de celui – ci où il dit :
J’ai porté la coupe
A l’ombre apaisante des jardins
Ce fut dans une citadelle à l’Est de Fès
Douce était ma joie, vifs mes souvenirs
Au point que j’en oublie les miens
J’ai quitté la patrie pour la demeure des biens aimés
Où on m’a servi la coupe divine.
Shoshtari n’a cessé de traduire pour ces disciples cette idée, d’un avertissement divin heurtant l’âme comme un choc impérieux. Dieu nous attire à Lui, par une sorte d’aimantation magnétique qui finit par « briser le talisman » corporel où l’âme est prisonnière ici – bas. Dieu frappa sans relâche à la porte de l’âme, à quoi elle ne peut que répondre par un cri bref, un tressaillement « comme la voix qui réveille celui qui dort ».Ce qui reste de Shoshtari, comme des maîtres spirituels qui lui ont succéder depuis, c’est cette actualisation poignante de l’instant, où ils veulent nous faire rejoindre l’éternel. « L’instant est une coquille de nacre close ; quand les vagues l’auront jetée sur la grève de l’éternité, ses valves s’ouvriront ». Il n’en disait pas davantage pour laisser comprendre qu’alors on verra dans quelles coquilles les instants passés avec Dieu ont engendré la Perle de l’Union.Ce à quoi fait échos NIYAZI MISRI, poète mystique turc du 17ème siècle :« Après avoir voguer sur la mer de l’esprit dans la barque matérielle de mon corps, J’ai habité le palais de ce corps, qu’il soit renversé et détruit ; ».OUI, l’instant est une coquille de nacre close ; quand les vagues l’auront jeté sur la grève de l’éternité, ses valves s’ouvriront.Située au nord de Taza, la tribu actuelle des Branès d’où est issu Ahmed Zerrouq est un résidu de l’une des deux grandes familles qui ont constitué jadis la nationalité berbère : les Botr et les Branès. Ibn Khaldoun, revient souvent sur cette dichotomie, qui lui sert à la fois à classer les tribus et à ordonner l’histoire du Maghreb, lorsqu’il évoque les évènements de la conquête arabe à la fin du 7ème siècle. C’est à ce moment là qu’entre en scène le chef berbère Koceila qui appartient au groupe ethnique des Branès et à la tribu des Âwraba.
Koceila est l’un des trois héros de l’histoire de la conquête, avec Uqba et la Kahéna. C’est sous son règne que les Âwraba ont résisté à la conquête arabe : Kceila El Âwrabi est à l’origine de la mort d’Oqba Ibn Nafiî. Grisé par sa victoire Koceila s’empara de Kairouan en 683. L’armée arabe le poursuivit jusqu’à Moulouya, et ses soldats Âwraba ne s’arrêtèrent qu’à Volubilis. Beaucoup d’entre eux iront par la suite s’établir dans la région de Taza où on les trouve toujours, dans cette contrée verdoyante du pré rif, où poussent drus l’herbe et le bois épais et où après que les fellahs aient entré leur moisson, des fêtes saisonnières ont lieu à « Barria »(l’oléastre géant sous lequel les berbères Awraba auraient prêté allégeance à Idriss 1er en lui accordant l’une de leur fille). Ceux-ci commémorent encore de nos jours, pendant une semaine, chaque 12 août, le passage d’Idriss 1er par leur territoire. A son arrivée d’Orient Idriss 1er aurait, en effet, rencontré le chef des Awraba sous cet oléastre dénommé « Barria », où se tient chaque année, au mois d’août, une fête patronale :
« Ce moussem qui dure une semaine, me confie maître Abdelkader Zeroual qui en est le maître de cérémonie, est le lieu de rassemblement des récitants du saint Coran. On y fait des prières rogatoires, des appels à la miséricorde divine chaque fois que la pluie fait défaut. Toutes les sourates sont psalmodiées en ce moussem qui dure une semaine entière. Les gens de tribus qui y affluent de partout, y sont gracieusement approvisionnés en nourritures. Les offrandes sont accordées pour plaire à Dieu seul. C’est peut-être la seule région du Maroc, où on t’accorde encore l’hospitalité au nom de Dieu. L’état de grâce, a toujours caractérisé le pardon de « Barria » de sa naissance à nos jours. Le surplus d’offrandes est confié au garant du parvis sacré, pour approvisionner le moussem de l’année suivante, en nourritures et en sacrifices. La tribu se charge de compléter cet approvisionnement. C’est dans cette région qu’était arrivé Moulay Idris, et c’est ici même qu’Abdelhamid, le chef des Awraba lui avait accordé sa fille Kenza. Enfin, c’est de là, que Moulay Idris avait commencé sa conquête du Maroc, jusqu’à son arrivée dans la région de Zerhoun, Volubilis actuellement. »
L’arbre géant sous lequel, Moulay Idris aurait reçu la main de Kenza, la mère du fondateur de Fès, est à associer à l’arbre cosmique symbole de régénérescence printanière et d’éternelle jeunesse.
C’est sous cet arbre sacré dit-on, que le chef des Awraba aurait accordé sa fille Kenza à Idris 1er. Pour cette raison les Awraba se considèrent encore de nos jours, comme les gendres de Moulay Idris et en tirent une certaine fierté. C’est de là qu’il serait allé fonder la dynastie Idrisside à Volubilis.C’est une coalition de tribus berbères, dont les Awraba constituaient le noyau qui appuya la cause d’Idris 1er. En tout cas, celui qui est connu comme le fondateur de la dynastie Idrisside au Maroc fut proclamé Imam par les Awraba en l’an 789. Voici ce que nous dit « Rawd Al-Qirtâs »à ce sujet :
« L’Imam Idriss, premier imam souverain du Maghreb, se montra en public dans la ville d’Oualily (Volubilis), le vendredi quatrième jour du mois du ramadan de l’année 172. La tribu des Aouraba fut la première à le saluer souverain ; elle lui donna le commandement et la direction du culte, de la guerre et des biens. Aouraba était à cette époque la plus grande des tribus du Maghreb ; puissante et nombreuse, elle était terrible dans les combats. De toute part on venait en foule lui rendre hommage. Bientôt devenu puissant, il se mit à la tête d’une immense armée composée des principaux d’entre les Zénèta, Awraba, Sanhaja et Houara. »
C’est cet évènement initial que ce moussem de Barria (l’olivier sauvage) est sensé commémorer au temps des raisins et des figues. Les Branès possèdent encore la hampe et la soie du premier étendard que Moulay Idris avait confié à ses alliés berbères Awraba à Volubilis. Les berbères accueillirent Moulay Idris avec enthousiasme, car la croyance populaire en la baraka des descendants du Prophète était déjà bien enracinée au Maroc.Lorsque Idriss 1ER , fuyant les Omméiades, s’est réfugié au Maroc pour se fixer à Volubilis, parmi les tribus berbères gagnées à sa cause à la fin de l’année 788, on cite les Ghiata et les Miknassa. C’est probablement sous le règne d’Idriss 1er que les Miknassa commencèrent la construction de Taza. A la mort d’Idriss II survenue en 827 ou 828, ses douze fils se partagèrent le Royaume, l’aîné Mohamed garda pour lui le territoire de Fès et donna à son frère Daoud le pays des Tsoul, des Houara, des Riata, des Meknassa avec Taza.
Il est à remarqué qu’aucun saint Regragui n’est mentionné dans ce nord-est marocain : ce qui conforte mon hypothèse que leurs sept saints ont rencontré plutôt le Prophète berbère Salih Ibn Tarif des Barghouata au bord de l’oued Bou Regraga d’où dérive leur nom qui signifie « les clapotis ».De ce fait leur prétendu visite au Prophète Mohammed s’inscrit dans la lignée de ce qu’on peut appeler leur légende doré : on trouve des tombeaux de saints Regraga chez les Seksawa du Haut Atlas, dans le Sous et même au Sahara, mais aucune mention n’est faite de leur saint à l’Est sur la route du pèlerinage à la Mecque.J’écris ainsi le soir du vendredi 10 avril 2009 :
Et pour ce qui est du nom des Regraga(les clapotis), il est probable qu’il dérive de celui de Bou-reg-reg, le fleuve qui coule entre les villes de Salé et de Rabat. C’est au bord de ce fleuve, que les sept saints berbères Regraga, auraient probablement rencontré le Prophète des Berghwatas, qui enseignait alors un Coran en berbère. Leur légende dorée dit d’ailleurs que ce « Prophète s’est adressé à eux en berbère... » Dans cette hypothèse ils auraient rencontré au bord de Bou Reg-reg, le Prophète berbère des Berghwata, dont le territoire s’étendait entre l’Oued Tensift au sud et l’Oued Sebou au nord. . Le Prophète dont il s’agit est Salih Ibn Tarif qui aurait prêché le Coran en berbère et créer un embryon d’Etat en l’an 127 (744).
Contre ce royaume hérétiques des Barghwata, les Regraga se rallièrent aux almoravides sous la conduite d’Abdellah Ibn Yacine, comme nous le racontait leur corpulent et loufoque « mythologue » que j’ai connu avec Georges Lapassade dans les années 1980, et qui a complètement disparu du daour depuis lors, probablement pour raison d’âge. C’est sur la rive Sud du Bou-Reg-reg que les almoravides ont fondé Rabat au XIè siècle. Ce ribât était alors occupé d’une façon permanente par de pieux volontaires mobilisés par le djihad contre les incursions des hérétiques Berghwatas. Selon le géographe et historien El-Bekri, Ben Yacine ne périt qu’après avoir conquis Sijilmassa, Aghmat, le Sous entier, l’Oued Noun et le désert. Sous la conduite de son successeur Youssef ben Tachfine, les Almoravides allaient faire la conquête du Maghreb et soumettre ensuite toute l’Espagne musulmane : leur empire s’étendra de la Mauritanie et du Maroc actuels à l’Andalousie, au Nord, et à la région de Tlemcen, à l’Est.
Que reste –t-il de ces péripéties historiques, auxquelles les Regraga auraient participé jadis ? Des légendes rapportées dans leur fameuse Ifriqiya. Elles remontent à ce qu’on a convenu d’appeler « les siècles obscures du Maghreb » et comporte donc beaucoup d’énigmes. Une des méthodes de recherche initiée par Georges Lapassade, était justement de dénicher de telles énigmes et de s’en servir comme fil conducteur à la recherche historiographique de terrain.
Lors de mon séjour chez les Ghiata pour les besoins d’un documentaire que j’ai intitulé « la danse du baroud », Ba Cheïkh me dit:
« Qu’Allah nous préserve des écarts du langage ! Amis ! Ce carnaval légué par nos ancêtres et parents, continuons à le fêter ! Nous l’avions fêté avec feu Ali Zeroual, avec Mohamed Bougrine, que Dieu ait son âme, et avec Ba Chiboub qui a soixante dix ou quatre vingt ans. J’ai joué avec Mestari Driss qui était presque centenaire, et je continue à apprendre aux jeunes. Ce carnaval a lieu chez nous à la fête du sacrifice. Au dixième jour après le sacrifice. Je dormais – seul Dieu ne dort jamais – et je me voyais en rêve masqué dans une mascarade comme celle-ci. Quand l’Aïd el Kébir arrive, on sacrifie une victime, et après avoir consommé méchoui et grillades, je m’accoutre de cette manière, je rassemble autour de moi les badauds, et je m’en vais de hameau en hameau où les villageois nous accueillent avec des offrandes : si quelqu’un souffre de rhumatisme par exemple, nous ne le soignons pas de notre propre volonté, mais par celle du Seigneur. Par la grâce d’Allah. Nous ne faisons que prier pour le malade. S’il guérit par la grâce divine, il offrira bouc et bélier.On lui demande :- l’amèneras tu avec ses cornes ?
- Oncle Ba Cheïkh, il sera avec ses cornes !
Et Dieu accorde sa guérison. Ce n’est pas à moi que cette grâce appartient. Parmi cette assistance, chacun qu’il soit jeune ou vieux, possède sa propre baraka auprès de son Seigneur. Chacun sa part de grâce divine, qu’il mobilise en prières pour ce malade. On nous offre des céréales, on nous offre de l’orge, on nous offre des béliers. On va au devant des bienfaiteurs et ils nous accueillent avec joie. »A la fin de la tournée aumônière, « Ba Cheïkh » et ses acolytes de la mascarade organisent à leurs tour un énorme potlatch, où tous les villageois sont conviés à festoyer : aux dons des villageois succède le contre – don des acteurs de la mascarade, mais cette fois démasqué. A la fête du sacrifice succède le pic -nique rituel et printanier de la « Nzaha ». Ces offrandes sont recueillis par ces personnages burlesques et masquées au cours des tournées aumônières qu’ils effectuent en allant se produire devant chacun des hameaux qui composent la fraction de tribu Ghiata, comme c’est le cas ici à Ibachiyn, douar appartenant à la fraction de tribu dite « Ahl Dawla ». Ces Ahl Dawla, sont des berbères au langage très métissé du fait de leur voisinage immédiat avec les Béni Warayen. Ils sont la preuve que les berbères du Nord-Est, tel les Ghiata et les Branès, ont été plus précocement touchés par l’arabisation que ceux du sud marocain. Les Ghiata [1], les Branès et les Bni Ouarayen représentent les vieilles populations stables de ces montagnes.
Au cours de sa promenade villageoise Ba Cheïkh fait mine d’effrayer les femmes et les enfants. La promenade de Boujloud commence le deuxième jour de l’Aïd El Kébir. On lui donne souvent le sobriquet de Herrema le « décrépit ».Ba Cheïkh(littéralement le vieillard des vieillards), simule un individu parvenu à l’extrême limite de la vieillesse, courbé sous le poids des ans, portant en guise de masque une petite toison percée de trous pour les yeux, la bouche et plaquée sur la figure. Il porte un sac renfermant une provision de cendres aux lieux des sonnantes et trébuchantes. Escortés de musiciens, les deux vieux, s’arrêtent devant les maisons se livrent à toutes sortes de facéties tandis que l’orchestre emplit le village de ses notes discordantes. [2]
Dans l’usage du djebel, il est un usage curieux : celui qui consiste à saupoudrer de cendre la barbe des gens. Le sens du rite est assez énigmatique. Peut-on le considérer comme un charme de pluie ; la cendre symbolisant la terre calcinée par la chaleur solaire ?Chez les Branès de la région de Taza du côté Jbala, les acteurs sont au nombre d’une dizaine : Ba Cheïkh, le chef, Souna et Abida, deux personnages féminin, esclaves du maître, Ba Abbou et des juifs colporteurs suivis de leurs enfants. Chez les Tsoul, ce sont également Ba Cheïkh et sa femme Souna , sa captive Dada et son mari Azi, deux jeunes esclaves, Ba Abbou, le colporteur, Bghila , la mule, et Hallouf, le sanglier.Le vieux des mascarades est parfois accompagné d’une vieille aussi chargée d’ans que lui, qui passe pour son épouse :Ba Cheïkh et sa Souna. Dans ce pays la fraja se réduit même la plupart du temps à l’exhibition de ce couple, sans doute parce qu’il possède dans l’âme populaire des racines plus fortes et plus anciennes que les autre figures. Ce vieux couple mime des scènes partout les mêmes : la vieille d’humeur acariâtre se refuse aux amours séniles de son époux qui, devant un public amusé, tente de lui donner des preuves d’une ardeur depuis longtemps éteinte.
Voici donc un personnage féminin d’identification peu commode. Les Ghiata l’appellent Souna.. C’est un jeune homme imberbe, à la figure pouponne que l’on choisi pour le représenter. On le vêt de beaux vêtements de femmes : on le promène à travers les douars au son des tambourins ; on l’arrête au seuil de chaque maison devant laquelle la belle Souna danse en se trémoussant des épaules et des hanches. Elle recueille à ce jeu beaucoup d’argent. Finalement, elle s’exhibe dans le cercle de danseurs qui prennent part à ce carnaval par lequel se terminent les fêtes de l’Aïd El Kébir. Souna personnifie-t-elle, quelque déesse de fécondité ? Certaines légendes berbères parlent d’une « fiancée du tombeau », qui pourrait être la Souna du carnaval. C’était au temps de sa vie humaine une femme de grande beauté, mais ses mœurs abominables lui firent encourir la colère divine. Condamnée à courir, la nuit, à travers le vaste cimetière, elle trébuche à chaque pas sur les tombes dont le nombre va en s’augmentant à l’infini. Chaque matin à l’aurore, épuisée par sa course nocturne, elle redescend dans son froid suaire où elle repose tout le jour au milieu des morts. Et ainsi se poursuivra sa course macabre jusqu’au jour du Jugement, où l’attend un châtiment pire encore..Un personnage identique existe chez les Bni Warayene voisins qui célèbrent également leur carnaval à l’Aïd El Kébir. En effet, parmi les types carnavalesques figure la soi-disant « fiancée de Bou jloud », Taslit ou Bou Jloud représentée par un homme déguisée en femme vêtue d’une magnifique handira. Cette Taslit fait son apparition dans le douar dés l’égorgement du premier mouton. A sa vue, hommes et femmes sortent des tentes et l’accueillent de leurs quolibets. La fiancée se jette sur les spectateurs, et frappe brutalement celui qu’elle parvient à saisir et qu’elle ne relâche que sur l’intervention des parents et des tolbas venus se prosterner devant elle, les mains liées derrière le dos.[3]
[1] Sauf la fraction montagnarde des Ahel Doula, les Ghiata ne parlent plus la langue berbère. Ils sont en réalité bilingues.
[2] Pour Laoust, la cérémonie dont Ba Cheïkh évoque le souvenir d’une époque antérieure à l’invention du labourage où les berbères menaient la vie pastorale et où ils pratiquaient le culte du bélier, comme personnification du Dieu protecteur du troupeau. La victime sacralisée par son sacrifice, possède une baraka, sa peau en particulier jouit de la faculté de guérir toutes sortes d’affections cutanée. On suspend les cornes aux arbres fruitiers, plus particulièrement aux grenadiers, dans le but d’augmenter la récolte de fruits.
[3] A la fin du 19ème siècle Frazer vit dans cette succession de sacrifice suivit de mascarade, dans cette juxtaposition de la douleur et de la liesse accompagnant la mort et la résurrection d’un Dieu de la végétation. Ainsi la nature fut régulièrement renouvelée, par cette célébration saisonnière. Dans « la victime et ses masques » Abdellah Hammoudi , nous dit à propos de la mascarade de l’Aïd El Kébir, que les travestissements des règles ordinaires qui s’y jouent répondent à l’inversion du temps dans un rite de passage par quoi se marquent les deux orientations contradictoires de la durée : le temps qui part et celui qui arrive. Le théâtre des masques inverse les rôles et les faits et gestes de la vie quotidienne.. Dans la mascarade, l’autre prend successivement visage d’esclave, de juif et de femme.
Ce soir comme il y a vingt cinq ans, je vais assister aux chikhates qui vont se produire. En attendant le début de la soirée, j’assiste à une ksara de jeune safiots avec leur outar, en notant qu’ à Essaouira le cerveau musical de la ville est le guenbri des Gnaoua, alors qu’à Safi, c’est plutôt loutar de l’aïta. La soirée se déroulera chez les voisins de Hamid Lachgar, où les jeunes Safiots viennent de sacrifier deux moutons. A l’entrée un pressoir à huile. Le propriétaire de la maison, qui est le muezzin du village est un cousin de Hamid Lachgar.
L’animateur de la soirée venu spécialement de Safi avec sa troupe, c’est le cheikh Sopa aux yeux bleus claires. Il est venu me dire qu’on s’est vu en ce même endroit, il y a plus de dix ans de cela, du temps où le Moqadem Hamid Lachgar était encore en vie. J’ai déjà une longue histoire avec les Regraga avec toutes ces rencontres et ce retour du même : je croyais que la troupe animatrice, ce sont ces jeunes improvisateurs venus de Safi, mais finalement la troupe de chikhates, c’est toujours la même sous la direction du même violoniste, Monsieur Sopa : il était dans une pièce à côté en train de préparer force pipes de kif avec sa troupe : c’est le point commun avec les Gnaoua ; eux aussi passent l’après midi qui précèdent la lila à s’enivrer d’adjuvent rituels, le kif en particulier.
Un violoniste doit connaître aussi bien l’ancien que le nouveau répertoire. En cela sa mémoire ressemble à la charge du colporteur (attar), chez qui les femmes des hameaux éloignés trouvent tout ce qu’elles désirent. Dans sa version traditionnelle, l’aïta des ports exaltait les expéditions et le courage des chevaliers et de leurs chefs, les grands caïds. Rahal, le vieux chansonnier de la grande source, a ouvert les yeux sur une aïta qu’on appelait la gazelle des chasseurs :
En éperonnant le fauve (al Bargui),
Elle m’a piqué au cœur.
Combien de porteurs d’étendards
Ont accompagné les chevaliers errants ?
Par les temps d’anarchie (siba), les porteurs d’étendards ouvraient la marche aux escouades de chevaliers intraitables qui allaient d’une expédition punitive à l’autre (les fameuses harka) apporter la victoire et la notoriété à leur tribu et à leur Caïd. L’une des aïta les plus célèbres ne porte-t-elle pas comme titre, « le déferlement des chevaux sur les chevaux » ? Elle relate par le menu une expédition punitive :
Dans la tourmente et la poussière
À Ben Guerir, tout s’envole.
Des charrettes pour les blessés !
Les aveugles sont délaissés.
Où sont passés les gros moutons ?
Où sont passés les beaux chevaux ?
Au souk de Larbaâ, le moussem devient Harka
Tentes et mâts sont foulés aux pieds.
Bataille du jeudi s’achève le vendredi.
Nous en voulons à la déchéance des jours
Qui font des Chorfa de simples hommes du commun.
Moi aussi, El Hâjj Bouchaïb
J’irai au moussem le cœur en fête
D’une tente immense, je planterai les piquets
Et de tapis multicolores, je couvrirai l’intérieur.
Autant que la chevalerie, la thématique agraire est importante ici, comme le souligne Ali, le violoniste du Mzab :
- La première fois, que j’ai pris le violon, j’ai chanté les graines de grenade, qui débutent ainsi :
Au ciel, ils ont suspendu la vigne
Sa propriétaire est en transe
Et son propriétaire un musicien.
En connaisseur, l’un des invités me dit :
- Si tu veux savourer la vraie aïta, il te faut l’écouter sous la tente des moussems, assis sur une natte, avec une pierre pour seul oreiller, et pour toute lumière, une lampe à pétrole. C’est là que l’aïta se manifeste, et pas à travers l’écran du téléviseur. Pour écouter l’aïta dans sa vérité, aucun artifice ne doit s’interposer entre toi et les musiciens : ni ampli, ni microphone, ni lumière électrique.
La participation, voilà le mot-clé. Il n’y a pas de frontières entre orchestre et spectateur, car ils sont dans une certaine mesure interchangeables. On participe aussi aux frais de la fête collective, par le biais des loghrama, ces billets de monnaie qui permettent de gratifier la beauté de la danse et du chant. Et s’il y a un trait commun à toutes ces tribus arabophones, malgré les nuances existant entre leur personnalité de base, leur territoire, et leur répertoire marsaoui,haouzi,ou zaâri- c’est bien l’esprit de la fête, qu’on appelle ici nachate, et pour lequel, certains sont prêts à consentir des sacrifices qui leur font frôler la ruine :
Ô Baba Driss vends ton jardin
Et viens t’amuser !
On signale que beaucoup de fils d’anciens caïds ont dilapidé leur héritage dans les fêtes des chikhate.chikhate, afin d’affirmer leur puissance et leur prestige. Ce comportement ostentatoire est également un héritage : l’une des attributions des caïds des plaines céréalières était d’organiser pour leur tribu de grands cérémonials de cavaliers et de préstige.
L’aïta était à l’origine un appel au secours de Dieu contre les forces incontrôlées de la nature et contre l’injustice des hommes. Aujourd’hui l’aïta est d’abord et avant tout un appel à reconnaître le droit de cité à la chair contre les froides exigences de la norme. L’amerg, chant poétique berbère, procède ici par allusion. L’aïta au contraire, désigne sans pudeur l’objet du désir :
Ma part de l’interdit,
Je ne l’ai pas encore vendue.
À première vue cette libre expression du désir paraît récente. Elle serait due à la modernité. Cependant, elle nous semble en réalité aussi vieille que l’aïta elle-même.
Progressivement les langues se délient, les barrières sociales sautent. On passe du vouvoiement au tutoiement. Les invités se mettent à danser à tour de rôle avec la chikhate de leur choix :
Ton œil, mon œil
Enlace-la pour qu’elle t’enlace
L’aurore me fait signe
Le bien-aimé craint la séparation.
Un admirateur se lève. Il pose un billet sur le front de sa danseuse préférée. Et ainsi commence ce qu’on appelle Loghrama. Un rival fait de même en misant davantage. Le processus fait ainsi boule-de-neige. Il devient difficile pour les participants mâles, de se soustraire à cette obligation, sans se déconsidérer aux yeux des femmes : la richesse consumée est l’un des attributs de la virilité. Si le groupe est homogène ; quelques billets suffisent. Mais si dans la séance, il existe deux personnalités rivales c’est la surenchère des billets de banque, non seulement pour conquérir la plus belle danseuse mais pour avoir le leadership dans le groupe. C’est à qui ruinera l’autre en se ruinant lui-même. C’est la dépense gratuite, festive, et pour le prestige. L’écrivain Georges Bataille met en relation, sur un autre sujet ; l’érotisme, la mort, et ce qu’il appelle la « consumation ».
Chez les Romains, des prostituées sacrées vendaient leurs charmes au bénéfice de la divinité, dans son temple. Il est possible que les chikhate soient les héritières de cette antique tradition méditerranéenne.
6h.30. Mardi 14 avril 2009
Réveil avec les chants des oiseaux. Je suis d’abord attiré par la lune blafarde au firmament au dessus du village. Elle représente pour moi la sérénité et un peu plus loin, je remarque un oiseau qui nettoie ses ailes sur un fil électrique : l’électrification rurale est arrivée ici avec la visite royale en 2007, le moment même où Hamid Lachgar décède.
Je pars tout à l’heure avec la taïfa à Sidi Mohamed Marzouq et ce n’est que demain, qu’il y aura ici la présence des cavaliers de la tribu Hart.
Je rejoins les membres de la taïfa en train de prendre leur petit déjeuner sous un muret. L’écuyer me dit à propos de celui qui leur offre le petit déjeuner :
- Si Mustapha est notre ami. Cela fait deux ans qu’il nous offre le petit déjeuner mais cette tradition perdurera de génération en génération ! Après le petit déjeuner nous allons prendre cette piste longue d’une vingtaine de kilomètres.
Ils sont partis plus vite et plus loin que moi, alors que je peine à courir après eux alourdi par mon sac sur le lit de l’oued desséché et rocailleux. A un certain moment le jeune Moqadem a ordonné à l’écuyer de m’attendre avec son âne pour m’alléger de mon sac pour que je puisse les rattraper plus vite. Le lit de l’oued est trop rocailleux pour accélérer le pas. La plus adéquate métaphore pour décrire le daour est le passage d’un train : il y en a ceux qui conduisent le train et qui l’accompagnent du début à la fin, mais tous les autres ne font que prendre le train en cours de route pour l’accompagner quelques stations avant de redescendre plus loin. Il y a les accompagnateurs permanents que sont les petits groupes de la khaïma et de la taïfa qui sont toujours là, mais tous les autres ne sont que des accompagnateurs et des participants provisoires, qui cèdent leur place à de nouveaux arrivants qui reprennent le relais en accompagnant le daour. Le parcours du temps, le train du printemps.
Nous quittons le lit rocailleux de l’oued pour rejoindre enfin la route qui mène à Sidi Mohamed Zerrouq. La taïfa continue son chemin à pas cadencé : ça roule comme une horloge ; ils doivent être à l’heure où les gens les attendent à chaque étape. Ils ne peuvent pas donc retarder la marche pour m’attendre. Mine de rien, le parcours est pour ainsi chronométré : chaque minute voir chaque seconde compte, l’aiguille du daour ne doit surtout pas s’arrêter pour arriver à temps à l’heure zénithale où aura lieu la distribution des offrandes. Ce n’est pas comme en ville où les rendez vous sont des bluff, reportés continuellement à plus tard, où les temps morts ne cesses de s’accumuler dans notre vie. Ici tout est réglé par l’horloge du printemps.
Le porteur d’eau au visage tacheté de vitiligo m’apprend , qu’à cette étape , les serviteurs viennent du Haouz de Marrakech : il s’agit de la tribu Hmar et de la zaouïa de Sid Zouin . Curieusement, ces pèlerins en provenance de Sid Zouine opèrent la jonction entre les sept saints berbères Regraga et les Sabâtou Rijal de Marrakech. Ces derniers prirent à Marrakech une telle notoriété que cette expression devint comme un second nom de la ville. On dit par exemple : « je vais aux Sebatou Rijal » pour indiquer que l’on se rend à Marrakech. Les sept saints de Marrakech n’ont de commun que le lieu de leur sépulture. ; ils sont venus de pays parfois éloignés, et ont été séparé dans le temps et dans l’espace, puisque la date de leur mort s’échelonne entre l’année 1148, date de la mort du Cadi Âyad, et celle de 1528, date de la mort de Sidi Abdellah El Ghazouâni, dit « Moul Laqsour » ou encore « Moul Tabaâ », le titulaire du sceau. C’est de ce sanctuaire de Moul Laqsour que part au cinquième jour du Mouloud, la chamelle qu’offrent les tanneurs de Marrakech à Moulay Brahim, « l’oiseau des cimes ».
La visite aux Sebatou Rijal se faisait suivant un parcours circulaire, qui commence au Sud – Est de la médina, s’achève au Sud – Ouest. Le Cheïkh el Kamel, le maître des Aïssaoua, au moment d’atteindre sa plénitude spirituelle, Bou Rouaïn qui l’accompagnait lui dit :
- Il faut que tu te rendes au pèlerinage des Sabatou Rijal pour mériter le sceau de la sainteté.
Au moment de rendre l’âme, Sidi Ben Sliman a légué son pouvoir à Sidi Abdelaziz, en lui disant : un jour viendra un saint homme que tu reconnaîtras, et à qui tu remettras ce legs. En arrivant à Moul Laqsour, le Cheïkh el Kamel s’installa parmi eux : on su alors que c’était Lui qui devait venir récupérer son legs spirituel.
Une qasida énumère ainsi les sept saints de Marrakech :
L’hôte de Dieu, réclame le secours des sept saints, nos Seigneurs.
Je commence par le vertueux Sidi Youssef Ben Ali qui ne nous abandonne jamaist.
Au Cadi Âyad, nous demandons intercession pour notre délivrance.
Ô Sebti, ô Ben Abbas, sauves nous, aux heures sombres !
El Jazouli l’élu, rend heureux quiconque sei rend auprès de lui.
Tabaâ, l’envoyé, guérira de son remède nos foyers
Le titulaire du sceau a dit : « Banni soit tout porte malheur ! »
Ô assemblée des braves ! Exhaussez nos vœux ! Guérissez nos maux !
Pour clore ces suppliques, il est bon d’évoquer l’Imam Souhaïli.
Tels sont, les sept saints de Marrakech.
Cette qasida cite entre autre, l’Imam El Jazouli, l’auteur de Dalili El Khayrate, qui réveilla la ferveur religieuse des marocains contre l’incursion portugaise sur les côtes. La coalition groupée autour de lui contre l’envahisseur, fut pour beaucoup dans l’abolition de la dynastie mérinide, laissant ainsi toute latitude aux chorfa Saâdien pour instaurer une nouvelle dynastie sur les débris de l’ancienne. Il mourut en 1465 à Afoughhal près de Had Dra en pays Chiadma. Une fois devenu Souverain , le Saâdien Moulay Ahmed El Aâraj, ordonna le transfert de sa dépouilles ainsi que celle de son père , du lieu dit d’Afoughal à Marrakech, où il figure parmi les sept saints.
Autre patron de Marrakech :El ghazouani, « le titulaire du sceau ». Il était devenu si célèbre que le Souverain Wattasside, Abou Abdellah Mohamed dit Al Bourtoughali, le fit arrêter au Habt dans des conditions mystérieuses. Libéré, il s’établira par la suite à Marrakech, à la fois pour fuir les Portugais qui débarquent à Azemmour en 1513 et pour y soutenir la fortune naissante des Saâdiens. Son maître spirituel était le Cheikh Sidi Abdelaziz Tabaâ qui naquit à Marrakech où il était marchand de soie. Appelé à Fès pour y enseigner dans la capitale Mérinide, il alla loger à la médersa Attarine. Les habitants y accourir de toute part pour recevoir sa bénédiction. Mais ayant reconnu dans la foule le Cheikh Abou Al Hassan Al Andalûssi, il vint à Lui, le prit par la main et l’installa à sa place ; puis il demanda qu’on lui amena son cheval pour retourner à Marrakech. Il y mourut en 1508 et fut enterré près de la mosquée de Ben Youssef.
Sidi Bel Abbas Sabti, est considéré comme le saint patron de Marrakech. Averroès qui avait envoyé à Marrakech un docteur de Cordoue pour s’informer de sa doctrine , jugea que celle –ci était basée sur le principe que « la vie de l’homme se fait par la charité ».Il est considéré comme le protecteur des aveugles qui se maintiennent en vie beaucoup plus par leurs prières que par la charité. La vie de Sidi Bel Abbès , fut dominée par la confiance en Dieu, Attawakkûl. Il quitta Ceuta où il était né en 1130 et vint s’établir à Marrakech sous le règne de Yaâqoub El Mansour l’Almohade. Ce dernier fut surnommé « Al Mansour »(le victorieux) après avoir défit les chrétiens d’Andalousie dans la bataille d’Alarcos le 18 juillet 1195.
À la fin de sa vie le sultan Almohad fut saisi d’une crise mystique et fit mander Abou Médian, le pôle spirituel de son temps. Le cheikh vivait alors à Bougie. Malgré son grand âge il se mit en route pour rejoindre le Sultan à Marrakech. Arrivé à El Ubbad près de Tlemcen, il sentait que sa fin est prochaine. Il dit alors aux hommes de Yaâqûb El Mansour :
- Allez dire au Sultan que son salut est entre les mains de Sidi Bel Abbès.
Ces paroles furent rapportées à Yaâqûb El Mansour, qui fit rechercher Sidi Bel Abbès et en fit son directeur spirituel.
De tout temps, la ville de Marrakech était renommée pour le grand nombre de Ouali qui reposaient dans son enceinte et qui justifiait le dicton « Marrakech, terre des saints »
Nous sommes ici dans la tribu Hart, limitrophe de Hmar et des Oulad Jerrar( Hart fait partie du pays Chiadma, et les deux autres du Haouz de Marrakech). C’est la zaouïa de Sidi Mohamed Marzouq qui offre la provision à cette étape sans recevoir de contre don puisqu’elle ne fait pas partie des zaouïas Regraga qui accompagnent le daour. C’est donc un cas de figure singulier que cette zaouïa excentrique de Sidi Mohamed Marzouq : une zaouïa servante au service des Regraga, puisqu’elle leur accorde la mouna pour recevoir leur bénédiction. Il s’agit de rapports sociaux de protection entre une zaouïa servante et les Regraga. Quant à la tribu Hart, elle anime plutôt l’étape de Mrameur par ses cavaliers .Quelqu’un me dit d’aller vers l’oliveraie pour y rencontrer Oulad Sid Zouine, en y arrivant je tombe plutôt sur Ahmed l’ancien Moqadem de la taïfa, avec son fils Abdelhaq - Tous deux étaient habillés de djellabas immaculées- il me dit :
- Comment va le tmarsit (la caprification) ?
C’est à la fois un hommage et un reproche. Un hommage ambiguë donc et un reproche ambiguë aussi.
Un peu plus loin quelqu’un de la tribu Hart me demande d’où je suis et comme je répond d’Essaouira, il m’interroge à nouveau :
- Essaouira de la mer ?
Maintenant que j’ai récupéré mon sac auprès des gens de la taïfa, et donc ma liberté. Je peux partir à tout moment vers Essaouira : Souirt Labhar comme ils disent : Essaouira de la mer. Parce qu’il y a d’autres Essaouira plus enclavées dans la terre : la sucrerie saâdienne au bord de l’oued ksob au cœur de l’arganeraie et l’Essaouira des Mrameur où se retrouvent les cavaliers Hart avec leurs chevaux à l’ombre de l’oliveraie, qu’on appelle souirt Mrameur.
Cette étape de Sidi Mohamed Marzouq est surtout marquée par la forte présence des fantassins qu’on appelle rma. En générale, ils se rendent aux étapes les plus importantes telle Sidi Hsein Moul Bab de la province de Safi,e d’Essaouira ou encore l’étape de clôture.
Les fantassins se composent de deux fractions : ceux de Sidi Bou Laâlam et ceux d’Akermoud.
Sur le circuit de pèlerinage des sept saints berbères Regraga Korati Lahbib m’apporte ces précisions :
- Aujourd’hui, mardi 14 la khaïma arrive à Tikten au moment où la taïfa quitte cette étape pour se rendre à Sidi Mohamed Marzouq. Le mardi est donc animé simultanément par deux daour : celui de Sidi Mohamed Marzouq et celui de Sidi Hmar Chantouf(« poile de carotte », le saint patron de la zaouïa de Tikten). A son retour de Sidi Mohamed Marzouq la taïfa passe par Sidi Bou M’âïza (le saint patron protecteur du cheptel de caprins), traverse à nouveau la zaouïa de Tikten avant de rejoindre Souirt Mrameur. Le mercredi 15 avril, la taïfa et la Khaïma se retrouvent ainsi à l’ombre des oliveraies de Mrameur où ils sont accueillis par les cavalier Hart. Et le jeudi le daour sera a Moul’Ghiran (le patron des grottes).
Au retour, dans une Peck- up , la jeune fille au main enduises de henné prend mon téléphone portable et me remet le sien. Elle me dit qu’elle est de Mzilat où elle devient parfois difficilement joignable en raison de l’absence du réseau. Elle pense que les Regraga viennent de lui accorder le prince charmant tant attendu : le fameux tmarsit, encore et toujours, cette caprification qui rend possible la renaissance du printemps.
Chérif Regragui m’informe de son désir de rejoindre les Regraga à une étape où ceux-ci passeraient deux jours successivement, afin qu’il puisse planter une tente caïdale où il les recevrait somptueusement avec sacrifice de deux béliers (cette occasion ne se présentera finalement qu’à l’étape de Sidi Saïd Sabek, le premier à rencontrer le Prophète, selon leur légende dorée ).
« D’ici vendredi, les Regraga eux-mêmes nous indiqueront l’endroit le plus approprié, lui répondis-je. Mais on a beau téléphoné à korati Lahbib (qui l’a couvert à Sidi Kacem du turban de la baraka, avec ses poussières et ses sueurs accumulées lors des précédentes étapes), il demeure injoignable parce que le daour traverse des « hors-zones ».Cependant je me permets de vous signaler les étapes suivantes où les Regraga passent deux jours de suite :
1. Sidi Abdellah Ben Saïd : mardi 21 et mercredi 22 avril 2009.
2. Sidi Abdellah Ben Wasmine : samedi 25 et dimanche 26 avril.
3. Et la clôture : samedi 25 et dimanche 26 avril 2009.
Cependant, si vous trouvez ces étapes trop éloignées dans le temps, on pourra choisir celle de Tikten (mardi 14 avril 2009).où j’ai des amis. » Il s’agit, des descendants de Sidi Hmar Chantouf, le marabout à la chevelure « poiles de carottes » qui aurait vécu sous les Saadiens.
Finalement, les objectifs que nous poursuivons s’avèrent complètement divergents, dans la mesure où je suis d’abord préoccupé par les images à prendre pour le beau livre, alors que ce descendant de Sidi Wasmine, semble plutôt répondre à un impérieux appel de ses racines, escomptant, à terme, créer une espèce de « fondation Regraga », qui aurait un centre de documentation, au sanctuaire même de Sidi Wasmine au sommet de la montagne de fer !
Au cours de ma première entrevue à Marrakech avec Chérif Regragui, un beau jour de l’hiver 2009, il m’a appris trois choses intéressantes que lui racontait son père :
1. Que les Regraga partageaient leurs offrandes et leurs sacrifices mais pas les ziara que les pèlerins introduisent au tronc de la khaïma : à la fin du daour ce tronc était transporté au sommet du djebel Hadid, au sanctuaire de Sidi Wasmine où on procédait au partage de la ziara monétaire.
2. Que, les sultans du Maroc avaient l’habitude d’offrir le taureau noir le plus puissant du Royaume aux Regraga,
3. Que, simultanément au déroulement du daour au pays Chiadma, un autre a lieu à kénitra . Car les descendants des Regraga sont établis depuis fort longtemps entre Salé et Kénitra, c'est-à-dire en bordure du Bou-Regreg (le clapotis).
Dimanche 19 avril 2009.
Une fois à Sidi Saïd Sabek, notre mécène se met à distribuer force aumônes et à en mettre autant au tronc de la khaïma. En guise de bénédiction les Moqadem présents lui offrent un coq blanc qu’il confie provisoirement au porteur d’eau. Celui-ci, déduisant aux signes extérieurs de richesse de notre protecteur, de possibles accointances avec le makhzen, lui demande aussitôt d’intercéder à son profit : étrange échange entre pouvoir temporel et pouvoir magico-sacral Le soir même, au cours d’un repas communiel, le coq de la baraka, fut consommé au couscous aux sept légumes,.
11:18 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
27/03/2010
Printemps 2010
Le printemps des Regraga 2010
Du jeudi 18 mars au dimanche 25 avril 2010
Le pèlerinage circulaire (Daour) se déroule en 44 étapes et 39 jours
Cette année bisextille de 2010 - on dit "laâm M'kabbès" - le pèlerinage circulaire des Regraga est avancé de deux jours: le sacrifice des trois taureaux n'aura pas lieu le 21 mars , jour de l'equinox du printemps comme d'habitude, mais le vendredi 19 mars 2010. La journée d'avant, soit le jeudi 18 mars est consacrée au départ de la taïfa d'Akermoud vers la clé du daour où se déroule la journée commerçante - la "Safia"- qui prépare le daour proprement dit qui s'ouvre par le sacrifice de trois taureaux à Sidi Ali Bou Ali, au bord de la saline Zima, la mi-journée du vendredi 19 mars 2010.
Les étapes du pèlerinage circulaire jour par jour
Les étapes du Daour se déroulent successivement de la manière suivante :
1. Jeudi 18 mars 2010, départ d'Akermoud
2. Vendredi 19 mars Sidi Ali Ben Bou Ali,
3. Samedi 20 mars Sidi Allal Krati
4. Dimanche 21 mars Sidi Abdeljalil à Tlamest.
5. Lundi 22 mars Sidi Bou Brahim- Sidi Abdellah Ben Saleh
6. Mardi 23 mars S. H.B.Hmaïda - Sidi Aïssa Bou Khabiya
7. Mercredi 24 mars Sidi Ben Kacem (Khémis Oulad El Haj)
8. Jeudi 25 mars Sidi Hsein Moul l'bab (zaouia Retnana)
9. Vendredi 26 mars Sidi Ishaq
10. Samedi 27 mars Sidi Mansour - Sidi Massaoud
11. Dimanche 28 mars Sidi Saleh Ahl Akermoud
12. Lundi 29 mars S. Boubker Ashemas, S. Abdellah Ou Ahmad
13. Mardi 30 mars S. Boubker Ashemas, S. Abdellah Ou Ahmad
14. Mercredi 31 mars S. Boubker Ashemas, S. Abdellah Ou Ahmad
15. Jeudi 1er avril Sidi Bou Zerktoun - Sidi Mogdoul
16. Vendredi 2 avril Sidi Mogdoul
17. Samedi 3 avril Setta Ou Settin - Sidi Yakoub
18. Dimanche 4 avril Sidi Wasmine
19. Lundi 5 avril Lalla Taourirt
20. Mardi 6 avril Sidi Boulamane
21. Mercredi 7 avril Sidi Yala
22. Jeudi 8 avril Sidi Aïssa Moul Louted ou « Moul L'aâhad »
23. Vendredi 9 avril Sidi Bou Laâlam- Sidi Hammou H'sein
24. Samedi 10 avril Zaouia Ahl Marzoug
25. Dimanche 11 avril Lalla Beit Allah - Zaouit Sakyat
26. Lundi 12 avril M'tafi L'haouf
27. Mardi 13 avril S. Abdellah Amzil- S. Ahmar Chantouf(Zaouit Tikten)
28. Mercredi 14 avril Sidi Massaoud Ahwir (Mrameur)
29. Jeudi 15 avril S.Abdellah Moul L'ghiran- S.Abdennaïm
30. Vendredi 16 avril Tafetacht
31. Samedi 17 avril S. Larbi Berkhil - S. M'hamed Ben Brahim
32. Dimanche 18 avril Sidi saïd Sabek
33. Lundi 19 avril Lalla R'qiya Agouidir - Sidi Ali L'kouch
34. Mardi 20 avril Sidi Abdellah Ben Saïd
35. Mercredi 21 avril Sidi Abdellah Ben saïd
36. Jeudi 22 avril Sidi Moussa - Sidi Abdellah Ben Wasmine
37. Vendredi 23 avril Sidi abdellah Ben Wasmine
38. Samedi 24 avril Sidi Ali M'aâchou(Had Dra).
39. Dimanche 25 avril 2010: Sidi Ali M'aâchou (Had Dra) , clôture du Daour.
Abdelkader MANA
11:12 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : regraga, pèlerinages | | del.icio.us | | Digg | Facebook
20/01/2010
Sociétés sans horloge
Sociétés sans horloge
Dans la circonférence d’un cercle,
le commencement et la fin se confondent.
Héraclite
Il faut considérer comme un propos épistémologique important,cette réflexion que m’a faite un pèlerin :
« Ne te limite pas à étudierles marabouts, leurs origines,leur histoire, regarde, l’essentiel est ailleurs ! »
Le Daour, rite agraire accompli en vue d’obtenir une grande abondance de produits est aussi accompagné de vastes échanges intertribaux.La Kula qui se déroule dans le pacifique occidental est également une forme d’échange intertribal de grande envergure. Malinowski l’a étudié en particulier chez les Trobriandais. Les Regraga comme les Trobriands organisent un vaste circuit qui n’est au fond qu’un « potlatch intertribal », mi-cérémonial, mi-commercial. Ces deux institutions – le Daour et la Kula – se développent sur un fond de mythes et de rites magiques et unifient symboliquement une vaste étendue géographique.
C’est le rituel magique qui rend possible la synchronisation spatio-temporelle de ces vastes échanges intertribaux, comme le note Malinowski :
« La magie procure une sorte de guide tutélaire naturel en introduisant ordre et méthode dans les diverses activités. Elle contribue avec le cérémonial qui en est inséparable, à assurer le concours de tous les membres de la communauté et régler le travail d’équipe ».
Le temps n’est pas quelconque, il est agraire. Ce n’est pas le temps industriel quantifié par des « horloges » mais celui d’un calendrier solaire pour les Regraga, lunaire pour les Trobriandais. L’auteur qui a participé au Daour, en 1984, compare ici cette institution à la Kula étudiée par Malinowski au début du XXesiècle.
LA PÉRIODICITÉ DU DAOUR
Au sommet de la montagne nos regards embrassent le ruban côtier, cet immense miroir plein de fraîcheur océanique. Papillons gris-jaunes, senteur de thuya et de thym, répliques multimélodiques d’oiseaux invisibles, tout contribue à rafraîchir la montagne et à nous mettre à la portée de cet enchantement sans nom qu’est la poésie. N’est-il pas vrai que la poésie est la source de toute quête sacrée ? Sans la flamme de la poésie, tout rituel est une coquille vide, une quête sans objet.
« Les onze mois de péchés sont purifiés par le mois du daour », affirme un fellah-théologien.
Le feu du soleil nous communique son ardeur. L’espace mythique parcouru à pied et à dos-d’âne est intensément vécu, arpent par arpent, jusqu’à l’épuisement du corps. La vitesse des villes engendre le stress, le déhanchement des chameaux nomme chaque arbre et chaque pierre.
Tout seul, j’aurais vite abandonné, mais entraîné par l’endurance des pèlerins-tourneurs, j’apprends dans le sillage des chameaux, ce que signifie aller au-delà des limites assignées par la vie sédentaire.
La sédentarité engourdit les os et sclérose l’esprit. Je jalouse ces nomades qui ont l’âge de la vieillesse et l’agilité des chèvres. Ce n’est pas seulement le temps qui produit la vieillesse, mais aussi la vie urbaine.
LA SACRALITÉ DE L’ESPACE
Le voyageur qui traverse la route qui relie Essaouira à Casablanca a essentiellement une perception verticale des plaines côtières dans le sens sud/nord. Les fellahs en ont une parception horizontale dans le sens est/ouest. Cette perception est imposée d’abord par le mouvement du soleil. Elle est ensuite imposée par la position centrale du Djebel Hadid, montagne sacrée et centre de rayonnement des Regraga qui coupe le territoire des Chiadma en deux parties :
À l’ouest le « Sahel » ce ruban côtier qui n’est qu’un « immense miroir », à l’est le territoire qu’on appelle la Kabla parce qu’il est orienté vers La Mecque.
Par rapport à cette disposition géographique, la répartition symétrique des sept saints Regraga est remarquable :
Au sommet de la montagne leur Sultan Sidi Ouasmine ; trois saints au sahel d’une part, trois à la Kabla, de l’autre. La baraka des Regraga diminue par transition graduelle en allant de l’ouest vers l’est, de l’univers linguistique et culturel arabophone à l’univers linguistique et culturel chleuh : chez les Oulad El Hâjj on offre un chameau, chez les Mtouga on offre un œuf. Comme par ailleurs, la côte est plus humide que le continent, on interprète l’aridité du territoire est comme la preuve de l’action négative des Regraga sur les tribus à offrandes parcimonieuses et la fécondité du territoire ouest aux offrandes généreuses, comme la preuve de leur action positive. Au pays des Regraga, les ruches sont toujours pleines de miel, les sources ne tarissent jamais et les grains sont vannés chaque année.
LA SAFIA ET LE DAOUR
La route est déserte, le temps magnifique. Des tracteurs transportent pêle-mêle fellah, femmes et moutons. On discute des futures moissons et des dernières pluies. Nous longeons la rive sud de l’oued Tensift. Une fraîcheur marine nous vient de l’océan. Au milieu de la simplicité paysanne, une vive sensation de liberté m’envahit. La nature d’une beauté fragile, éternelle, irréelle. Ânes, mulets, carrioles s’engagent à la queue leu – leu dans une allée ombragée d’eucalyptus qui débouche sur le daour. Terme à la fois ambivalent et à double sens :
On l’utilise tantôt pour chacune des étapes qui se déroule autour du patron de chacune des tribus Chiadma. C’est une succession de moussems printaniers. La plaine se constelle de tentes qui semblent sortir du néant ; les bouchers se mettent avec les bouchers et les vendeurs de légumes avec les vendeurs de légumes. Des flots d’hommes envahissent la nouvelle étape. Et voilà qu’en peu de temps ô prodige ! le plat pays prend sous nos yeux l’aspect et l’ordonnance d’un souk.
À la veille de la fête religieuse animée par les Regraga, on institue, pour préparer cette fête, les offrandes et l’accueil des invités, un marché de bétail et autres produits nécessaires : la Safia. Il y a complémentarité de la Safia et du Daour. Chacun est nécessaire à l’autre comme chez les Argonautes du Pacifique occidental décrits par Malinowski qui eux aussi « tournent » entre leurs îles pour échanger des colliers et des coquillages et qui, dans le même mouvement de Kula, intensifient les échanges commerciaux.
LA SACRALITÉ DU TEMPS : LES MANAZIL
Les fellahs ont une autre perception du temps qui n’est pas celle des nouvelles lunes, qui permet de fixer les étapes du pèlerinage dans l’orthodoxie, mais du cycle solaire subdivisé en Manazil. Ce sont des étapes dans le temps comme l’indique Ibn Arif :
« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique, pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des Manazil ».
Il existe 27 Manazil qui scandent l’année julienne tous les 13 jours : chaque Manzla se caractérise par des particularités météorologiques, qui ont un impact direct, soit négatif, soit positif sur la faune, la flore et les activités agricoles. On évite d’entreprendre les activités agricoles dans une Manzla de mauvais augure et on les fait toujours coïncider avec une Manzla de bon augure.
Chaque année le pèlerinage circulaire des Regraga coïncide avec l’équinoxe du printemps sauf pour l’année bissextile où ventôse empiète sur le jeudi de l’équinoxe. Alors, on reporte le départ au jeudi suivant pour éviter la coïncidence avec les jours stérilisants d’Al Houssoum .
Les derniers jours de cette Manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. La clé du périple a toujours lieu un jeudi parce que le mercredi est constamment funeste : ce jour-là Dieu noya Pharaon, ce jour-là, il extermina les peuplades de Aâd et de Thamoud. Par contre le jeudi est propice à la bonne expédition des affaires : c’est le jour où Abderrahman réussit à soustraire Sarah à la convoitise du Roi d’Égypte.
La fiancée de l’eau portée sur sa jument blanche est du clan de l’ouest.
Chez les Regraga, au sommet de la montagne de fer, on découvre des monuments mégalithiques qu’on appelle également « la fiancée nue » (Laroussa makchoufa). Comme tout monument mégalithique de forme phallique, la fiancée de l’eau est liée au concept de terre nourricière. Enfin on appelle Laroussa une poupée de fleurs des champs que les femmes promènent pour implorer la pluie. C’est la fiancée du champ.
La khaïma (tente rouge tressée de palmier nain) est l’emblème de la partie est. Elle part, de la zaouïa de Ben Hmida, le 27 mars, transportée sur un chameau. Ce jour-là, il y a rencontre et fécondation symbolique entre la fiancée de l’eau et les gens de la caverne, au bord de l’oued Tensift. Cette rencontre est sous le signe de la fécondation mutuelle, puis qu’elle coïncide avec une Manzla où l’on évite d’entrer dans les céréales, de sarcler ou d’arroser, parce qu’à ce moment les arbres, les plantes, et les pierres même se marient.
La khaïma préfigure la caverne des Sept Dormants mais aussi la voûte céleste. L’étai de la khaïma est l’axe du monde. On dit des sept saints qu’ils sont les Aoutades (étais) de la foi musulmane. La khaïma est porteuse des sept saints dont les âmes se libèrent avec la mue du printemps. C’est pourquoi ils doivent être apaisés par des sacrifices et des offrandes. Portée par un chameau, elle est suivie par les moqadem des Regraga, et par les tolba (lecteurs du Coran qui donnent une note d’orthodoxie au rite agraire). La suivent également les tiach (ou novices) pour leur initiation. Un raoui (conteur) est là pour bénir les fidèles par son talent d’orateur. Un homme-médecine aux traits étranges et agiles, malgré son âge avancé, offre ses services chaque fois que quelqu’un tombe malade. Un porteur d’eau vend aux pèlerins de petits bouts de khaïma de l’année précédente : chaque année, on doit tresser une nouvelle khaïma et acheter un nouveau chameau. Un dellâl (crieur public) est là pour vendre au prix de la baraka le bétail reçu en offrande.
La khaïma de l’est est rouge. Laroussa de l’ouest est blanche. Ce sont les deux grands symboles sacrés du périple. La jument et le chameau sont opposés dans le daour mais complémentaires dans le labour : on dit qu’ils forment le meilleur attelage du printemps. Ils sont aussi dans leur opposition et complémentarité l’attelage fantastique du Daour.
Laroussa arrose et la khaïma féconde. Larossa intervient contre la sécheresse et la khaïma contre la stérilité : c’est l’opposition entre la fiancée de l’eau et la grotte des sept Dormants dont le réveil féconde le printemps. Laroussa est en effet du côté de l’eau, au bord de l’océan, entre la source de pierre et la rivière verte. Elle symbolise le fayd qui est à la fois débordement de l’eau et débordement de la baraka.
La khaïma dans les terres intérieures est le symbole itinérant de la grotte d’Éphèse où sept adolescents monothéistes s’éveillent : l’effet fécondateur de la khaïma est symbolisé par le tamarsit (caprification) que dispense le cortège des daouri (pèlerins-tourneurs), lorsqu’il se répand dans la campagne.
Le tamarsit ici, c’est le souffle de la baraka qui est à la fois énergie matérielle et spirituelle. Mais elle est aussi et en même temps lumière prophétique.
Le daour est donc un grand rite fécondateur ; j’ai découvert cette finalité en y participant : « les Regraga, me dit-on, sont le tamarsit du bled ».
Comme j’ai demandé ce qu’on entendait par là, on me répondit :
« Enfile des figues mûres aux branches du figuier stérile ; les insectes qui en sortent rendront l’arbre fécond. Sans ce tamarsit, ces fruits tomberaient avant d’être mûrs. L’endroit où les Regraga passent est fécond, l’endroit où ils ne passent pas est stérile ».
LA CAPRIFICATION DU TEMPS COSMIQUE
La caprification (ou tamarsit) n’est pas réelle, mais symbolique. Le pèlerinage, en tant que déplacement, est en relation analogique – la magie est fondée sur des analogies – avec les insectes caprificateurs : de même que l’insecte par son déplacement transporte le pollen nécessaire à la fécondation d’une fleur qui, fixée sur sa branche resterait stérile dans son immobilité, de même les nomades regraga fécondent les sédentaires chiadma. La caprification magique (tamarsit) en tant que concept général de la magie agraire, implique que l’élément fixe reste stérile aussi longtemps que ne vient pas du dehors la fécondation.
Nous rencontrons chez les Regraga l’idée que les plantes croissent dans le ventre de la terre, ni plus ni moins que les embryons. Les Regraga interviennent dans le déroulement de l’embryologie souterraine : ils précipitent le rythme de croissance des plantes, ils collaborent à l’œuvre de la nature, l’aidant à « accoucher plus vite ». Bref, par leur rituel ; ils remplacent l’œuvre du temps.
LES RAPPORTS SOCIAUX DE PROTECTION
Au milieu du souk, on a planté la tente sacrée (la khaïma). Des femmes offrent leur ziara aux moqadem (chefs de zaouïas) assis en demi-lune autour de l’étai de la tente sacrée. Non loin de là, des tentes en toile blanche sont disposées en rectangle de manière à former une grande place. Ce sont les tentes de l’une des tribus des Chiadma ; celle des Oulad-el-Hâjj dont c’est le tour aujourd’hui de présenter les offrandes. Ils se considèrent comme serviteurs surnaturels (khoddam) des Regraga.
Chaque fraction de tribu rivalise avec l’autre pour faire prévaloir le prestige de son nom en préparant les meilleures offrandes. Tous les plats de couscous se ressemblent sauf la gasaâ des Regraga qui se distingue par son ornementation en forme d’étoile et d’arc-en-ciel dessinée avec des fruits secs et du beurre.
L’ensemble des plats présentés sur la place sacrée, au moment où le soleil est à son zénith, symbolise le jardin de la tribu que les Regraga bénissent par des vœux qui sont généralement exaucés durant l’année agricole en cours. Ils bénissent par des fatha et maudissent par des daoua ; ils maudissent la sauterelle qui monte du désert, le sanglier qui s’attaque au maïs et le moineau qui s’enivre de raisins et de figues.
Un public admiratif se presse autour du jardin symbolique de la tribu, le chef leur crie :
« Ô tribu ! Éloigne-toi ! Laisse briller la fortune ! »
Avec un sourire exquis, un vieillard lui répond en jetant un coup d’œil aux plats multicolores :
« Nous n’avons rien à faire des choses amères ; que Dieu nous donne ce que rapporte l’abeille à sa ruche ! »
Le moqaddem des Mzilate (les maîtres de forges) circule entre les offrandes, la tête grosse et ronde, le regard passionné, la barbe régulière et la voix forte d’un homme qui mange bien, respire bien et a quatre femmes.
« La sécheresse a quitté les Regraga, ô tribu des Oulad El Hâjj qu’Allah fasse de vous ce qu’il a fait de l’ange Gabriel le jour du vendredi ! Que les billets de cent dirhams accueillent le commerçant dès l’ouverture de sa boutique ! Les absents sont parmi nous ! Ceux qui ont ajouté un plat cette année, nous voulons que la fortune ne les quitte jamais ! »
Les zaouïas regraga sont en quelque sorte, les intercesseurs de la baraka saisonnière et cosmique. Ce qui justifie et explique l’existence de rapports sociaux de protection entre les tribus-zaouïas des Regraga et les tribus-khoddam des Chiadma. On a donc ici une structure de rapports, qui séparent et même temps met en relation deux groupes :
- Le groupe dit Regraga (treize zaouïas).
- Le groupe des Chiadma (quatorze tribus) qui verse au premier un tribut selon un système connu d’achat de la baraka.
Il y a des serviteurs uniquement pour la mouna (provision), d’autres uniquement pour la mbata (hébergement), d’autres uniquement pour le jelb (tribut sur l’élevage). Comme la baraka des sept saints regraga se transmet génétiquement à leurs descendants, le fait de « servir » chez les Chiadma est également transmissible, d’une génération à l’autre : chaque groupe de « serviteurs » (khoddam) sait exactement à quelle étape et à quel jour il doit présenter ses offrandes.
Sur le chemin des sept saints, que le rituel mime, on ne peut passer qu’une seule fois par le même endroit et au moment prescrit par la tradition : un jour avant, les offrandes ne sont pas prêtes, un jour après, les zaouïas ne sont plus accompagnées par les esprits de la baraka. Chaque année, à la même heure, au même jour et à la même étape, les Regraga bénéficient de la même hospitalité et ce, depuis des siècles !
Les Regraga sont les seigneurs, les Chiadma sont leurs serviteurs (khoddam) ; ils leur apportent leurs offrandes et leurs plats fleuris. Mais les seigneurs sont aussi les mendiants de la ziara et ils ne pourraient continuer leur périple sans le secours des « provisions » qu’on leur apporte (mouna).
Hegel a décrit dans sa Phénoménologie de l’Esprit, ce retournement par lequel le maître devient l’esclave de son esclave. Au retour de la guerre où il fut actif et conquérant, comme les moujahidine des Regraga qui ont soumis les Chiadma par le glaive, le maître s’est installé dans le faste immobile et il a maintenant besoin de l’esclave à chaque instant de la vie quotidienne. En préparant la nourriture, en travaillant pour son maître, l’esclave est devenu le maître du maître. Ce mouvement dialectique qui unit les contraires dans des renversements successifs, qui fait et défait les oppositions, c’est le mouvement d’une histoire ouverte.
Les offrandes sont toujours distribuées lorsque le soleil est à son zénith et la distance entre deux étapes est parcourue entre deux prières (celle du Dohr et celle du crépuscule). La durée de séjour à chaque étape dépend de son importance économique ; d’une nuit à trois. Il y a aussi les simples escales. C’est pourquoi, il ne faut pas confondre une mbata, ni avec une nzala, ni avec une mzara :
La nzala est le relais caravanier d’où est sorti un soir un gros oiseau qui renversa un bédouin distrait par les flammes.
La mzara est une escale maraboutique, un cénotaphe où s’arrête la fiancée rituelle.
La mbata est le gîte des hôtes d’Allah où l’habitant vous assure une fête avec des chikhate, le temps d’une nuit, avant d’aller plus loin.
Après la distribution des ziara, les lieux se vident. Comme par enchantement l’agglomération ambulante ne laisse derrière elle que le sable et le vent. Longeant l’oued Tensift, on se dirige vers la côte à travers le petit-bois d’eucalyptus et de mimosas ; dans la lumière tamisée par les feuillages, la fiancée fait son apparition sur sa jument blanche. Son muletier qui fait figure de Sancho Pança sur son âne me dit :
« La fiancée perpétue la tradition du sultan des Regraga qui chevauchait également une jument blanche ».
Dans ma mémoire erre la citation du Miroir des limbes de Malraux :
« Et pour le supplice, Brunehaut fut attachée à la queue du cheval, par ses cheveux blancs ».
De loin, on entend les baroudeurs inaugurer la nouvelle étape comme pour signifier que c’est d’abord en guerriers que les Regraga ont rendu visite à chaque tribu. Nous quittons « cette forêt mahométane » où Jean Genet voyait « des Bouddhas debout ». Le chameau qui porte les norias de bois nous dépasse ; le jeune chamelier écoute sur cassette une aïta des tribus côtières :
« Allons voir la mer
Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».
L’HORLOGE COSMIQUE
Dans le sillage de leur trajectoire, les Regraga dessinent sur l’espace géographique des Chiadma deux énormes roues :
La première roue se déroule dans le Sahel, la seconde roue se déroule dans la Kabla et suit le mouvement inverse. Il est remarquable de constater qu’il y a symétrie non seulement spatiale et symbolique mais aussi temporelle : chacun des deux périples se déroule en 22 étapes et 19 jours ; la mi-temps au sommet de la montagne de fer est fêtée par une transe rurale animée par les patrons de la pluie.
Le double mouvement de ce périple à deux roues rappelle étrangement la danse effectuée par les abbeilles lorsqu’elles veulent indiquer l’emplacement du butin par rapport à la position du soleil. Les Regraga utilisent d’ailleurs eux-même cette analogie pour décrire leur baraka et justifier le tribut qu’ils prélèvent lors de leur quête circulaire :
« Les Regraga sont une colonie d’abeilles, les ziara sont leur nectar et les tribus Chiadma leur jardin. Ils partagent à parts égales et dorment dans la même ruche ».
La roue du daour elle-même est en relation analogique avec la fécondation comme le note Mircea Éliade :
« La roue sexuelle et la roue du temps renvoient aux symboles et à l’initiation érotique et saisonnière ; le sexe collectif est un moment essentiel de l’horloge cosmique ».
J’entends les voix des figures colossales d’Eléphanta :
« Et toutes les créatures sont en moi comme dans un grand vent sans cesse en mouvement dans l’espace ».
Errance, errance pour la renaissance du printemps qui n’est pas une saison allant de soi, il faut le faire « revenir » par un rituel ici le daour si on ne veut pas que la sécheresse et la saison morte se perpétuent. Car « si les hommes meurent c’est parce qu’ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin » nous dit le mythe orphique.
Le re-tour magique contraint l’irréversibilité du temps qui conduit à la vieillesse et à la mort. Comme me disait le porteur d’eau :
« Dans la vie, il faut se méfier de trois choses : l’Exil, le Chameau et le Temps ». Mais de tous les trois le plus fort est effectivement le temps.
LE TEMPS MYTHIQUE : L’IFRIQUIYA
Il y a deux temporalités qui se superposent : le temps rituel et le temps mythique. Le temps rituel du daour contribue à la renaissance de la nature et dans le même mouvement, le temps mythique mime les gestes et les paroles des morts, pour retrouver l’âge d’or où les saints pouvaient faire jaillir l’eau, lutter contre la sauterelle et la rage, rajeunir le vieux et rendre mûr le novice… En ce sens, le Daour est une caprification du temps cosmique.
Dans cette énorme roue qu’est le temps, les vies humaines ne constituent que des jalons qui se succèdent de génération en génération. Jusqu’à l’horizon des siècles qui se perdent. Les Regraga s’obstinent à tourner autour du printemps : on a du mal à percevoir chez eux, le temps qui passe, les hommes qui s’en vont dans le silence.
Il y a donc plusieurs « revenir » : celui des saisons, celui du rituel, celui du mythe et celui des revenants Comme le note le romancier marocain Abdelkebir Khatibi :
« La tradition est le revenir de ce qui est oublié. Ce revenir doit être retenu et questionné pour qu’il nous indique le chemin des morts qui parlent. Que dit la tradition – toute la tradition ? Elle dit le séjour du divin dans le cœur et la raison des hommes. Ce séjour, la métaphysique l’a recueilli dès l’éveil de la pensée. La métaphysique est en quelque sorte, le ciel spirituel de la tradition ».
La plupart des membres des zaouïas regraga ont en leur possession, telle une carte d’identité, un manuscrit intitulé l’Ifriquiya, l’ancien nom du Maghreb tunisien d’où ont déferlé les Béni Hilal et les Béni Maâqil venus d’Orient arabe.
Le périple perpétue la tradition des moines-guerriers qui faisaient chaque année le tour des tribus païennes pour s’assurer qu’elles n’avaient pas apostasié. Ils étaient arrivés, dit-on, en répétant :
« Le paradis est à l’ombre des glaives ! » et les rameaux d’olivier et de rtem (genêt) avec lesquels on flagelle les pèlerins symbolisent les épées par lesquelles les tribus ont été soumises. Cependant certains autochtones considèrent que leurs ancêtres ont été soumis non pas par des épées mais par des Fatha (bénédictions). Et les sept premiers saints n’étaient rien de plus que des moines qui jeûnaient le jour et priaient la nuit en se contentant de peu.
L’espace, ce sont les Chiadma, mais le temps ce sont les siècles : on peut parcourir l’espace des Chiadma mais pas le temps des Regraga. C’est ce qu’a voulu dire un jour un fellah théologien en me montrant des lambeaux de l’Ifriquiya :
« Pour déchiffrer l’Ifriquiya, il te faut cinq jours d’écriture et deux heures de litanie coranique, pas une minute de moins ! »
Quelle parole prémonitoire ! J’ai passé plusieurs nuits à tenter de raccorder l’horloge mythologique avec l’horloge rituelle : en vain ! Il faudrait être un chameau pour écrire sur ce cercle magique qu’est le daour ; ruminer ce rêve rural, égrener les étapes de l’immense chapelet qui traverse les tribus et leur printemps.
Le théologien-fellah voulait dire probablement que le récit de l’Ifriquiya transcende le temps vécu du rituel tout en lui donnant sens : sans temps mythique, point de temps rituel. Les zaouïas Regraga sont des tribus comme les autres mais inscrites dans l’espace agraire en tant que chefferie religieuses grâce, entre autres, au corpus mythique de l’Ifriquiya qui fait que les morts imprègnent les pratiques sociales et rituelles des vivants. Sans lumière prophétique, point de caprification cosmique. Le mythe n’est pas rien : il rend possible le rite. Les paroles et les gestes actuelles commémorent des paroles et des gestes immémoriales : le présent s’effondre dans le passé et le passé submerge le présent.Finalement, ce sont les fruits et les activités de la terre qui permettent de synchroniser les travaux des saisons et des jours. Chez les Regraga une paysanne me dit un jour :
« Revenez nous voir au temps des raisins et des figues ! »
Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski :Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message :
« Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».
Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai. Mais déjà le centre solaire doré du mythe dérive avec ses pieds calleux et ses haillons dans la linéarité irréversible de l’histoire.
Abdelkader MANA
16:13 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
24/10/2009
Les Regraga vingt ans après
Les Regraga vingt ans après...
Par Abdelkader Mana
Dans son « Mounqîd min adhalâl », Al Ghazâlî déclarait : « En tout temps il existe des hommes qui tendent à Dieu, et que Dieu n’en sèvrera pas le monde, car ils sont les piquets de la tente terrestre ; car c’est leur bénédiction qui attire la miséricorde divine sur les peuples de la terre. Et le Prophète l’a dit : c’est grâce à eux qu’il pleut, grâce à eux que l’on récolte, eux, les saints, dont ont été les Sept Dormants ».
Une fois à Had Dra, en pays chiadmî, je décide de me rendre à pied, à Akermoud qui se trouve à 30 kilomètres de là. Une piste mène au figuier sacré qui se trouve à moins de deux kilomètres à gauche, en allant vers Akermoud. Au douar dénommé Tiguemmi- Jou , l’épicier du coin m’offre du petit-lait pour me désaltérer. Je lui fais remarquer que son village porte un nom berbère, en plein pays arabophone chiadmî.
- Beaucoup de mots berbères sont encore en usage dans ce pays, me répondit-il.
- Y a-t-il ici un arbre sacré ?
- Oui, une zebbouza (olivier sauvage).
- Où ?
- Là, près du cimetière où les gens se frottent le dos, pour alléger leurs os.
Les cimetières sont les seuls endroits où les arbres sacrés et les plantes médicinales ont la chance d’être conservés et de croître indéfiniment. Ainsi, non loin de la saline de Lalla Chafia clé du périple des Regraga sept fœtus sont enterrés à l’ombre de palmiers nains. Ils ont l’allure de vrais palmiers, sauvegardés qu’ils sont par l’enceinte sacrée du cimetière aux sept fœtus.
À Talla, dont l’assise territoriale se prolonge jusqu’à Sidi Bouzerktoun en bordure de mer, on me montre l’olivier sauvage dans un coin du cimetière, où sont enterrés les gens du village Tiguemmi- Jou. On appelle cet olivier sauvage « la sainte protectrice du cimetière ».C’est dans cette nature magnifique et sous un arbre sacré de cette région, qu’à l’aube de ce printemps, j’aurais aimé enterrer la dépouille de mon père et non pas dans un cimetière anonyme de Casablanca… Pardonnez-nous, père ! Pardonnez-nous, père ! Et c’est maintenant que je réalise ce que signifie l’irréversibilité du temps et des événements qui s’y déroulent…
On est à vingt-quatre kilomètres d’Akermoud au tout début d’ Aïn – Lahjar (la source de pierre), avec un gros village à ma droite, au milieu duquel se trouve la coupole de Sidi Ben Rahmoun (le saint patron de la miséricorde en quelque sorte). Je ne crois pas qu’il fasse partie du circuit de pèlerinage des Regraga. Mais certains pèlerins - tourneurs y font escale juste avant d’escalader la montagne de fer. Il y a par ici, de gigantesques caroubiers et de très beaux palmiers. J’ai l’impression de me promener dans le jardin d’Eden où coule une eau douce et bénéfique. Une balade qui pourrait bien être un remède pour les blessures de l’âme. Mon père aimait beaucoup marcher de la sorte, au printemps renaissant. Il y puisait une énergie vitale, le renouveau physique et spirituel. Se réchauffer le cœur et le corps au soleil. Partout les frais feuillages luisent sous le paisible soleil d’hiver.
C’est dans ce pays d’Aïn Lahjar, où enfant je suis monté sur une chamelle blanche avec le fils de notre voisine lalla ghzala, que s’est établi selon la légende l’un des quatre ancêtres éponymes des Regraga. , comme l’attestent les carnets d’un lieutenant d’El Mansour, qui portent la date de 988-1580 :
« Nos seigneurs les Regraga appelés Hawâriyyûn,sont des marabouts dont le plus grand nombre est chez les Haha. Nos seigneurs les Regraga – que Dieu les favorise- sont les descendants des apôtres mentionnés, dans le livre de Dieu. Ils sont venus du pays des Andalous. Ils étaient quatre hommes, et c’était au temps du paganisme. Ils s’établirent au lieu dit Kouz, au bord de l’oued Tensift. Les gens leur firent bon accueil. Ils habitèrent là longtemps et y bâtirent une mosquée qu’on appela la mosquée des apôtres (Masdjid al- Hawâriyyûn). De là ils se dispersèrent. Les quatre firent souche et c’était : Amejji, Alqama, Ardoun et Artoun. Ils habitèrent : Amijji, à Kouz. Alqama, à Tafetacht. Ardoun, à Sekiat et Mrameur. Artoun à Aïn Lahjar. Puis ils apprirent la nouvelle de la venue du Prophète – sur lui la prière et le salut –et de son message. Ils allèrent à lui et ils étaient sept hommes. Ils reçurent du Prophète une grande baraka. Et on raconte qu’il y aura toujours parmi eux sept saints jusqu’au jour du jugement... »
C’est à l’étape de Marzoug, le 15 avril 1984, que j’ai rencontré pour la première fois le réçit de cette légende en plus élaboré. Je notais alors dans mon journal de route :
« Je retrouve au crépuscule « l’homme-médecine » sur la terrasse de la mosquée. Il sort de sa choukara un exemplaire de l’Ifriquiya. Comme il refuse de me le confier, je me mets à la recopier à la lumière de sa torche. Au bout d’un instant, l’éclairage n’encadre plus la feuille blanche où j’écris : l’homme somnole déjà comme un enfant ; le dormant éclaire la feuille qui parle justement des sept dormants !
Bientôt le fquih de la zaouia de Marzoug nous rejoint. Il me donne quant à lui une version originale du mythe fondateur : « A l’origine, les Regraga sont venus d’Arabie ; ils étaient quatre : Ardoun, Artoun, Majji et Alkama, leurs tombeaux sont célèbres au pays Chiadmî. Ardoun se trouve dans la tribu Njoumes (étoiles), Artoun à Aïn Lahjar(source de pierres), Majji à Korimat et Alkama à Tafetacht.De ces quatre ancêtres sont nées les trois taïfa conquérantes du Maroc, Regraga, Sanhaja et Béni Dghough, qui ont donné naissance aux sept saints Regraga. Les quatre premiers venus d’Orient se sont mariés avec des femmes berbères. Ce sont les Hawâriyyûn (apôtre) du Prophète d’Allah, Aïssa (Jésus), la paix soit sur lui. Ils ont participé à la table servie qu’il a fait descendre sur eux. Certains lieux portent d’ailleurs leurs noms telle la mosquée des apôtres, Hawâriyyûn, près d’Akermoud. Les sept saints se trouvent dans le Sous extrême, à Marrakech, dans la région d’Asilah et à Tétouan. Ils sont tous oubliés sauf ceux des Regraga. Au temps de Moulay Ismaïl, on a failli exterminer leurs descendants.On leur a imposé la corvée de chaux et de genêt pour la construction des remparts de Meknès.Ils ont attendu avec leurs charges à l’extérieur de la ville. Mais le sultan les avait dédaignés. Au bout de huit jours, les ânes sont devenus des lions, la chaux s’est transformée en flammes et les gerbes de genêts se sont métamorphosées en vipères. Lorsque le sultan a eu vent de leur prodige, il leur a dit : « Rentrez chez vous ! »
Puis il ajoute : « Youssef Ibn Tachfine a eu également recourt à la taïfa des Regraga pour conquérir le pays Haha et ses environs. »
Le lettré qui parle ainsi est un homme cultivé ; pour lui, ceux qui font le Daour sont des « frustes et des ignorants ». Il m’introduit dans une pièce rustique ; sur un pupitre à même le sol, de vieux livres de théologie, jaunis par le temps. En guise de conclusion il me dit : « On m’a rapporté que vous avez dressé la carte du Daour avec, au centre, le sultan des Regraga : j’aimerai avoir un exemplaire de votre livre lorsqu’il sera terminé. »
Sur la trace de la fiancee de l eau et des gens de la caverne
Porteurs d eau des Regraga
Pour la première fois, je dors à la belle étoile au sein même de la khaïma sacrée. La plaine lune qui tantôt disparaît, tantôt apparaît derrière les nuages mouvants, éclaire les buissons et les champs d’une poésie mystérieuse.
Le Retnani, ce solide gaillard qui a effectué le pèlerinage quarante-sept printemps de suite, dit sur le ton de la moquerie : « il faut que le Regragui compte sur son porte-monnaie lorsqu’il parviendra en pays berbère : le berbère lui donne un œuf et lui demande de bénir la vache, la poule et la grand-mère ! »
« La patience est la maîtresse des hommes, dit philosophiquement le vieux chamelier en lissant sa barbe blanche. Puis il ajoute : il y a parmi les berbères des hommes cappables de néttoyer les dents d’une vipère ! »
Le moqadam de la khaïma sort de sa reserve habituelle et commence à imiter théâtralement le bégaiement d’un personnage comique. Puis la conversation tourne à la critique de la répartition des offrandes :
« Il faut que nous soyons payés plus que les autres, car nous sommes les pilliers de la khaïma ; toi-même, moqadem, tu devrais prendre la part d’une zaouia ; tu es notre véritable moqadem, l’autre on l’ignore.
- Je ne peux pas prendre la part d’une zaouia et ceux d’Essaouira – allusion au nouveau moqadem citadin – me contrôlent sévèrement. Le moindre sou est enregistré, on partage suivant la règle. »
On fait maintenant allusion au conflit qui a éclaté entre la zaouia de Sidi Boulaâlam et celle de Sidi Hammou Hsein. Habituellement, cette dernière percevait le vingtième de la ziara, mais comme elle a réclamé une parcelle de terre, celle de Sidi Boulaâlam lui renie cette part. là-dessus l’homme-médecine donne son avis bien arrêté : « Tu manges ton blé et tu convoite mon aire à battre ? Deux personnes ne peuvent prétendre hériter d’une seule part ! »
Le moqadem de la khaïma : « J’ai discuté hier de ce litige avec le grand moqadem, qui nous a conseillé de réunir les vieux de chaque zaouia à la fin du daour. Ils sont les seuls habilités à trancher cette question. »
Après une prise de tabac, il poursuit sur un autre registre : « J’ai un fils enseignant à Casablanca ; je sais qu’il ne croit pas en Dieu parce que la tête lui a tourné à cause de la philosophie. »
Ayant fait cette remarque sur les jeunes qui ne croient plus en Dieu et encore moins en ses saints, il dit à ses compagnons : « Boulaâlam, Marzoug, et Sekyat sont trois zaouia de l’époque Almoravide ; les autres existent depuis l’époque de Jésus. »
...Je sens l’odeur de l’huile d’argan :
1 Est-ce qu’il y a de l’huile d’argan dans ce pays ?
2 Mais c’est le pays de l’arganier. » me répond-on »
Marzoug, 6 heures du matin, le 16 avril 1984
Ciel brumeux, village encore endormi. Mais déjà, on entend de toute part chants d’oiseaux, répliques joyeuses, d’une branche à l’autre, d’un arbre à l’autre, d’un champ à l’autre.
Je me dirige vers la boutique encastrée au flanc de la montagne pour acheter de quoi laver mon turban et ma farajia déjà pleine de poussière. Le commerçant dont la rondeur est encore soulignée par sa fine barbe blanche me dit : « Avez-vous écrit qu’on a découvert hier un chameau chargé de vin ? »
Tout le monde me prend pour le scribe du daour. Je ne réponds rien, n’osant lui dire que je tiens autant à la liberté des autres qu’à la mienne ; avec son air de théologien, il m’aurait pris pour un individu dont la religion n’est pas bien arrêtée ; le commerçant ajoute :
«Quelqu’un croit que vous êtes l’instituteur de Taourirt».Curieux, Taourirt a toujours été pour moi « la colline au trésor ».
« A l’époque coloniale, poursuit le commerçant, nous n’avons jamais vu le contrôleur. Le dernier contrôleur qui nous rendit visite, dés qu’il s’est penché sur le village d’en haut de la colline, a glissé sur la pente et s’est fait une fracture ! Ici, on est complètement coupé du monde. Avant-hier, ayant l’occasion d’avoir en main un transistor, j’ai pu saisir quelques bribes d’informations : « Sa Majesté a désigné un nouveau gouvernement ». Puis silence ».
Les pèlerins se purifient près du puits ; que de poussière ! Malgré sa barbe blanche et sa bedaine socratique, le conteur qui fait office de « conseiller de la fiancée nue » foule allègrement au pied sa djellabah mouillée sur une dalle de pierre lisse. Près du puit ombragé de lauriers roses, tel un boa, son immense turban sèche déjà sur l’enclos d’épines grises.
C’est un fin connaisseur de malhûn, pour avoir parcouru le pays de long en large depuis 1930. Pour lui, en matière de tradition orale : « Le crâne du disciple sans maître est vide ». Il me serre amicalement la main pour m’empêcher de prendre note en me disant : « Le voleur de rimes mérite que je lui arrache les dents ! »
Un paysan fruste nous raconte qu’au temps du Gazouzi – l’autocar qui fonctionne au charbon de bois durant la seconde guerre mondiale – les Français astreignaient les paysans à la corvée de charbon et à fournir du bétail pour l’armée. La corvée était aussi le fait des grands caïds : « L’eau de ce puit est tellement bonne que le caïd El Hajji contraignait les fellahs à lui en rapporter des gargoulettes sur leurs chameaux. L’eau de sa tribu du Sahel est salée à cause de la proximité de la mer ».
Allégé de mes propres poussières, je reviens au village. Deux chameaux sont cabrés devant une tente pleine de mendiants. On se lance des blagues.
« Les gens ont besoin d’une horloge pour se réveiller, quant à nous, c’est lui (en désignant un ami) notre « réveil » puisqu’il se met à tousser dés l’aube ».(éclat de rire).
Dés que l’hilarité de l’homme est calmée je le questionne : « J’ai entendu parler d’une pratique assez curieuse : la vente aux enchères anticipées... » Du tac au tac, il me répond : « C’est la vente du vent ( les zaouia vendent leur part du tribut sur l’élevage avant de l’avoir reçue). Mais elle n’est pas unique : dans certains grands moussems du Nord, les chefs de bandes de voleurs se réunissent à l’aube sous un figuier et procèdent à la vente aux enchères du moussem. Ceux qui ont vendu le moussem ne doivent plus toucher à quoique ce soit, même si le hasard fait qu’un porte-monnaie tombe à leur portée. »
Devant un public attentif, le vieux descendant du sultan des Regraga, égrène les paroles prophétiques du Majdoub :
« Essaouira périra par le déluge
Un vendredi ou un jour de fête,
Marrakech est un tagine brûlant,
Fès, une coupe transparente.... »
En guise de commentaire quelqu’un dit : « On raconte que le Mejdoub était fou. Mais tout ce qu’il disait arrivait. L’œil verra ce que l’oreille entend. On raconte qu’il était fou, mais il voyait avec « l’œil du cœur ». l’œil – la vision du Majdoub – n’est pas simple regard ; il est « l’œil du monde », comme disait Schopenhauer : « le pur connaître »...
Un second commentateur ajoute : « Au pays Chiadma, il y a ceux qui suivent la moisson des ancêtres et ceux qui la délaissent.... »
Non loin du puit du village, on est invité dans la demeure de l’ex-président de la commune rurale où nous attend le moqadem de la taïfa. Nous avons fini par aborder le litige qui oppose deux des zaouia. La khaïma soutient la zaouia B. alors que la taïfa soutient la zaouia H. Ce litige local révèle en fait l’opposition entre la taïfa (clan de l’Ouest) et la khaïma (clan de l’Est). Curieusement, on assiste à une opposition entre légitimité mythologique et légitimité rituelle : la khaïma, dans sa défense de sa zaouia protégée (B) se fonde sur le mythe (les membres de B sont les descendants de l’un des sept saints). Ils ont donc la priorité parcequ’ils sont antérieurs. Quant à la taïfa, dans la défense de ses protégés (les membres de la zaouia H), elle se fonde sur le rite : ils ont toujours eu une cote-part de la ziara (un vingtième).
On peut infirmer des mythes et des documents mais pas un rite : le fait que des hommes en chair et en os se soient toujours comportés ainsi depuis des générations.
Nous avons déjà vu la position de la khaïma, voici l’interprétation des faits selon le moqadem de la taïfa :
« Ceux de Sidi Boulaâlam, par taâssoub ( sectarisme tribal), veulent exclurent leur co-héritiers, arguant qu’ils ne sont pas des Regraga d’origine. Cependant, nous avons-nous-mêmes dans notre zaouia, des éléments qui en sont devenus partie intégrante, non par filiation mais par alliance : lorsque les caïds ou les autorités coloniales exigeaient des impôts supplémentaires, la zaouia associait à cette charge d’autres fractions de la population. En contre partie de leur participation, on leur a accordé une part des ziara. C’est probablement ce qui s’est passé dans cette affaire. Il faut prendre en considération la notion juridique de tassarouf (le fait établi par la pratique courante, l’état de fait). Souvent une propriété devient tienne, non sur la base d’un document écrit mais par tassarouf : on peut témoigner que cette propriété vous appartient depuis tant d’années. »
La taïfa se fonde sur le tassarouf (ici le rite) et la khaïma se fonde sur la sira (biographie des saints d’après l’Ifriquiya). Avec un sourir indulgent, le moqadem de la taïfa me remémore le comportement de l’homme-médecine, qui, en le voyant, a caché le manuscrit qu’il me montrait sous l’eucaliptus près de l’abreuvoir : « Je l’ai remarqué rentrant subrepticement le bout de papier qu’il vous montrait dans sa choukara. Je sais qu’il s’agit simplement d’une photocopie d’un livre qui rapporte le départ des sept saints vers l’Orient.»
C’est tout à fait juste. Comment l’a-t-il su en dépit de la méfiance de l’homme-médecine ? Je ne saurais le dire. Mais les princes ont des espions partout ! Quelle méfiance entre les gens de la khaïma et ceux de la taïfa !
Cette histoire me rappelle l’épisode du gendarme qui m’avait ordonné : « Donnez-moi vos archives ». Je lui ai donné un calepin vide. Dans ces contrées de tradition orale, faire le passage homérique de l’oral à l’écrit serait-il un crime ?
Parmi les invités, un commerçant donne la ziara et les Regraga le bénissent : « Les opérations de vente et d’achat chez les autres commerçants, mais tout le profit pour vous ! »
- J’ai aussi des ennemis, leur dit-il.
- Nous voulons qu’ils soient comme les pastèques sur la pente qui, une fois mûres, roulent jusqu’au lit de la rivière ! Nous voulons qu’ils soient comme la jarre fracassée, ni eau, ni débris ! Qu’ils soient dispersés comme les grains de la grenade écrasée !
El Haj demande qu’on bénisse un parent éloigné : c’est l’envoi de la baraka par télex ! El Haj corrige les noms pour ajuster les tirs de la baraka vers sa cible invisible !
Comme à l’accoutumée, juste avant de partir, on procède à la répartition de la « table ronde », sur la place de la mosquée. La zaouia d’Akermoud reçoit deux grands plats. On m’invite à prendre un peu de barouk. La « fiancée », tel un prince d’Andalousie, observe d’en haut le spectacle. Je la rejoins sur la terrasse. En bas, le moqadem de la khaïma me remarque et ordonne qu’on me serve une offrande entière comme si j’étais à moi seul une zaouia : je soupçonne qu’on me prend pour un marabout déguisé en fquih-journaliste !
C’est aussi un langage codé : on me reproche d’avoir rallié la taïfa : « Ingrat, est-ce qu’on t’a affamé à la khaïma pour que tu ailles vers la taïfa ! »
Les deux clans cohabitent,mais la rivalité subsiste : ils se complètent dans la rivalité comme l’homme et la femme. Faisant semblant de ne pas avoir saisi la signification du message, la reine de la taïfa me demande :
- Pour qui cette offrande ?
- Pour moi » (Je n’ai fait que chuchoter).
Je ne fais pas seulement partie du décor, je deviens un enjeu : le scribe rehausse le prestige du clan dans le sillage duquel il écrit. Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »
Retour à ma dérive du mois de janvier 2003 :
Des paysans courbés en train de sarcler, un champ de petits pois ou de fèves, que sais-je ? Vaches engraissées se prélassant paisiblement à l’ombre des oliviers de la vallée heureuse. Et toujours ce silence et cette lumière intemporels, baignant des scènes bibliques issues du fond des âges. Rien qu’un chant de coq et des vaches broutant de l’herbe fraîche. Rien que le chant de coq, lumière de ce silence. À ma droite, la montagne sacrée s’achève. En face une petite colline couverte de petits thuyas vert-fauve. Au-dessus, un ciel bleu. Encore un âne qui braie, puis le silence règne à nouveau sur la paisible vallée de lumière. Au bord de la route de gigantesques gerbes de carottes fraîchement cueillies. Je m’en vais plus lentement que le trottinement des ânes. Il me faudra une éternité pour atteindre cette ultime étape d’Akermoud.
À ma rencontre arrive un homme sur son âne. Il s’avère être un ami d’enfance revenu vivre dans l’un des hameaux de Talla. C’est Regragui Zerktouni, qui était notre voisin au derb Jbala. Son père était marchand de légumes à l’ancien mellah d’Essaouira :
- Je m’en vais récolter de l’herbe fraîche au bord d’Aïn – Lahjar (la source de pierre), pour ma génisse et mon taureau. Priez pour le père, prenez soin de la mère, me dit-il en m’appelant par mon prénom.
Plus loin ses parents attendent au bord de la route l’arrivée de l’autocar, qui doit les ramener à Essaouira. Sa mère est là avec son haïk immaculé si caractéristique des femmes traditionnelles d’Essaouira. Elle m’accueille par ces mots :
- Oh, ancien voisinage !
Quand j’étais gosse, et que son mari, était locataire chez nous, je me souviens du jour où il avait dit à mon père :
- Puisque je ne peux vous régler le loyer en argent, acceptez d’être payé en nature !
Il voulait payer son loyer à coup de bottes de carottes fraîches et de couffins de pommes de terre et de choux-fleurs ! À l’ancien mellah, il tenait une toute petite boutique avec trois tomates et cinq carottes rabougries ! Je lui rappelle l’anecdote du loyer payé en nature, et le vieux se met à pleurer : reviens jeunesse pour que je puisse te raconter ce qu’a fait de moi la vieillesse !
Des genêts fleuris. Un village abandonné surplombe la vallée. Est-elle vraiment heureuse ? Les toitures sont tombées, des herbes folles poussent à l’interstice des pierres. Où sont partis ceux qui habitaient ici et qui n’ont laissé derrière eux que ruines et désolation ? Un peu plus haut, la vie. Un chameau, un minaret fraîchement chaulé à la chaux et des laboureurs en contrebas de la zaouïa de Talla. Le mauve, couleur d’amour, se mêle au blanc du genet sacré dont les Regraga flagellent les pèlerins. Puis voilà un petit oisillon mort au bord du chemin. Prière pour tout ce qui vit et tout ce qui meurt. Amen. Le dieu-potier, d’abord insuffle la vie, puis la retire.
Une paysanne me montre un karkour (amas de pierres sacrées) :
- C’est la première mosquée à laquelle on se rendait le dimanche, me dit-elle. On s’y frotte le dos. C’est la mosquée des chérifs qui s’y réunissent la veille du dimanche soir pour y partager un repas communiel.
Puis elle poursuit en me montrant le nouveau minaret :
- Maintenant, voici la nouvelle mosquée !
Jacques Berque note à propos du karkour :
« Si le champ est épierré, les pierres sont groupées en menceau, karkour, non sur la périphérie, mais à l’intérieur. Or ce menceau prend assez fréquemment une fonction magico-religieuse, celle de maqâm « mansion ». Au bout de cette évolution s’entrevoit le bétyle sémitique, qui peut être opposé au Dieu-Terme latin. »
Une euphorbe et un figuier effeuillé surplombent la vallée. Et brusquement voilà l’océan : son bleu sombre dénote avec le bleu clair de l’azur. Enfin l’horizon ! C’est cela le Sahel, le pays côtier, là où la mer rejoint la terre. Et c’est beau le Sahel ; vert doré, vert sombre, bleu clair, bleu sombre. Les couleurs du Sahel.
J’assiste à la fabrication d’une amphore par le potier de Zaouit Chérif. Je lui achète une guelloucha pour le petit-lait. Ce village de potiers n’est visité par les Regraga qu’à la fin du Daour.
De retour à Had Dra, je décide d’aller visiter les racines de mon père au pays chiadmî. J’arrive au Haîmer le pays aux mottes de terre rougeâtres. Je me rends au hameau des Oulad – Aïssa. J’y reviens pour la première fois depuis mon passage avec les tiach (novices) des Regraga, le mardi 11 avril 1984. Je notais alors dans mon journal de route :
« Je rencontre Brik, ce vigoureux fellah et habile fabriquant de nattes :
- Tu as bien fait d’accompagner les Regraga ; tourner en rond dans la médina affaiblit la vue et vieillit les os.
Brik appelle mon père khali (oncle maternel) ; malgré quelques racines rurales, mon père a grandi en ville où il travaille comme marqueteur. Je suis donc ravi de retrouver Brik qui me rappelle ces racines. A hauteur du puit Brik lance à une silhouette courbée au milieu d’un champ d’oignons :
- Hé ! Envoie-moi cinq navets !
Les enfants de Brik voient rarement leur instituteur, ils jouent à cache-cache avec les poules ; de toute manière on les destine à la terre. Peut-être, en effectuant ce pèlerinage, je ne fais qu’emprunter la voie de mes propres ancêtres ? C’est cette dimension affective du temps qui resurgit de l’oubli, cette déflagration du souvenir, qui donne sa dimension mystique à mon équipée.
Brik me dit :
- Tu as vu quel long chemin les Regraga parcouraient ? Pourtant, ils n’avaient que leur bâton, un peu de semoule et les prières…Celui qui ne bouge pas meurt : un soir qu’il faisait très froid, deux marchands de tissus et d’épices – marchandises du paradis- entraient en ville après leur tournée dans les souks de la région. Ils trouvèrent les portes fermées ; au crépuscule, on fermait les portes de la ville parce que c’était le temps de la siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la djellaba et faisaient parler le baroud. Le marchand qui resta immobile jusqu’au matin fut trouvé inanimé au pieds des remparts, alors que son compagnon, qui avait passé la nuit à rouler une grosse pierre entra prendre son petit déjeuner tout trempé de sueur en répétant : « Que le lit où coule le flot de notre vie serait étroit s’il n’y avait le vaste espace de l’espérance ! »
La quête de ce printemps est à la fois mouvement et espérance…Un cycle pédagogique, un réapprentissage de la vie…
Mercredi 12 avril 1984
Hniya est clouée sur son lit de bois (tissi) par la paralysie mais sa tête est joyeuse. Elle interpelle son fils qui m’invite à prendre le thé dans l’autre pièce :
- Comment ? Laisse Abdelkader avec moi ; n’avons-nous pas partagé le sang et le sel ? Laisse-moi le voir une dernière fois...Je n’ose pas aller à l’hôpital où les paysans subissent le mépris et la dérision ; je préfère mourir parmi les miens...
Le fils de Hniya, tout jeune qu’il soit, a déjà trois garçons et une fille. Il a appelé l’un d’entre eux Regragui parce qu’il est né le jour du daour. Tout semble ici voué à la fécondité : la chamelle comme la vache, l’ânesse comme la poule ; la maison grouillait de vie et de petites bêtes pleines de douceur. Hniya s’étonne que nous autres citadins nous nous mariions si tard, si c’est à cause des études, c’est que l’école doit être stérile, à son avis. Lemari de hniya, qui confond chèvres et gazelles, la désigne d’un geste en me servant le thé et dit :
- Ella a déjà acheté son linceul…
Tante Hniya attend la mort avec résignation comme une chose naturelle.
- Si je meurs, me dit-elle, que ce ne soit pas cause de regrets ; j’aurai laissé derrière moi une telle progéniture que je ne serai pas vraiment morte.
Elle me dit en guise d’adieu :
- Dis à ton frère Majid de venir chez nous au temps des raisins et des figues…
Au temps des raisins et des figues, je suis revenu l’année suivante (1985), mais elle était déjà morte. Son mari est venu en ville pour vendre ses fébules et ses potes amulettes en argent afin de faire face aux difficultés causées par la sécheresse. Le sacrifice me parut d’autant plus pathétique qu’il s’agit là d’enterrer jusqu’au souvenird’anciennes fiançailles.
La mort est aussi naturelle que la naissance ; elle est dédramatisée. Dans un chant des Ghazaoua d’Essaouira, le défunt parle de sa propre mort :
Chant des Ghazaoua
« La mort m’a ravi…
El Hal, el hal….
Allah ! Allah notre Seigneur (Moulana)
Que ta miséricorde soit avec nous !
Je commenc au nom de Dieu le clément
Au nom du généreux qui n’a pas d’égal
C’est lui le miséricordieu :
Au jour du jugement dernier
Ne nous abondonne pas
La mort m’a ravi par ruse
Et on chauffe l’eau dans la marmite
Dieu me lavera
Ils ont apporté le linceul et le baume
Et les gens commenceront à m’ensevelir
Ils ont apporté le brancard du menuisier
Et ils m’ont déposé avec douceur
Ils se sont penchés à quatre pour me porter
Ils m’ont accompagné avec une belle oraison
En hâte, jusqu’à ma dernière demeure
Ils ont apporté les pelles et les pioches
Et ils ont creusé ma tombe
Ils ont prié avant de partir et de m’abandonner
J’ai dis : « Ô mon Dieu, quel sommeil sans fin
Et quelle terre vont m’écraser !
Le juge de l’enfer m’est apparu pour m’interroger
Avec ruse sur ce que j’ai fait ici bas
Heureusement pour moi le Prophète le Clément
Me protégera au jour de la résurrection
Allah ! Allah ! Ya moulana
Que ta miséricorde soit avec nous
Lorsque celui qui appelera les morts au jour du Jugement
En dernier m’interpellera
Oublie les confidences sur l’oreiller
Et prends bien en charge les obligations religieuses,
La foi, la certitude et la profession de foi Islamique
Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !
Le hal qui me fait trembler !
Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;
Ô homme ! Que sa tête est encore vide
Ses ailes n’ont pas de plumes
Et sa maison n’a pas d’enceinte
Son jardin n’a pas de palmier
Celui qui est parfait, la calomnie ne l’efleure pas
Sidi Ahmed Ben Ali le wali
Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !
Sidi Ahmed et Sidi Mohamed
Ayez pitié de nous. »
Le hameau de Hniya s’appelle les Oulad Aïssa ; en entrant dans la maison, je fus profondément bouleversé par l’attaque de leur chien qui s’était détaché de sa chaîne et m’aurait mordu si ma djellabah n’avait pas servi d’écran protecteur et sans la promptitude du mari de Hniya. Sa belle-fille m’aspergea d’eau pour dissiper ma peur et me fit lécher son bracelet d’argent pour que je retrouve mes esprits. Vivre au rythme du soleil et des étoiles, c’est aussi apprendre le courage et pas seulement la résignation.
Peut-être espère-t-on dans la maison, du passage des Regraga, l’apaisement des souffrances de Hniya avant que ne vienne l’heure du silence ? dans le hameau, on se prépare activement à la réception des tiach ; ces ouvriers de la ruche, ces novices qui ratissent au large pour recevoir la ziara des hameaux éloignés.
Le soleil est déjà bien haut, lorsqu’au tournant de la colline, entre deux enclos d’épines le chœur entonne la fameuse prière de la pluie : « Puissions-nous être arrosés de votre jardin ? Etc. » Je reconnais au premier rang « Zahra le cheval » qui prend ici des airs de théologien ; c’est un diseur de blagues qu’il ponctue par des : « Je coupe ta parole avec du miel ! », ou encore : « Il ne faut sous-estimer personne ; on ne sait jamais si derrière un mendiant ne se cache pas un saint ou un djinn ! Car il est dit que sept saints sont vivants, sept sont morts, sept ne sont pas encore nés et sept j’en ignore tout ! »
Après cette cérémonie les tiach iront dépenser leur argent aux jeux de hasard un peu à l’écart du daour au milieu des touffes de genêt. Selon Taylor : « les jeux de hasard sont venus de la divination par le sort. » Les jeux de hasard sont souvent liés au rite de passage. On espère qu’en gagnant cejour-là, on gagnera pour le restant de l’année. D’ailleurs, les jeunes ici jouent aux cartes en pariant sur l’argent de la ziara.
A Essaouira, la nuit de l’achoura, parmi les sarcasmes que se lancent les deux clans de la ville, certaines répliques se rapportent aux jeux du hasard. Le clan des Chébanat reproche à celui des Béni Antar de commettre un sacrilège (le Coran formule une interdiction vis-à-vis des jeux de hasard sous le nom de mayssir : ce qui procure un gain illégitime) parcequ’ils s’associent pour ces jeux avec les juifs durant leur fête du Pourrim :
« Lune ronde, toute grande, faites la ronde
Où êtes-vous Béni Antar, joueurs de hasard ?
Lune ronde, toute grande, faites la ronde
Où êtes-vous Béni Antar, voleurs de hasard ? »
Ce à quoi les Béni Antar répliquent :
« Qu’est-il donc arrivé aux Chébanat
Pour délaisser les chanteurs du malhûn
Et faire appel aux hayada de la campagne
Comment se fait-il que garch (piecette) d’argent
Devienne le dirham de papier ?
Voilà l’origine du profit et du vol
Commerçant spéculateur,
Artisan grâce à sa bourse mais sans métier
Et théologien dont la principale devise est de dire : « Donne ! »
Maintenant les jeunes tiach prient pour que le ciel ne demeure pas perpétuellement bleu. L’un d’entre eux porte étendard du printemps : un bouquet de marguerites et de coquelicots attaché par un brin de palmier nain à une branche aux feuillage verts : c’est la fiancée de la pluie. Il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs.
- Voilà que les Regraga sont en train de vanner, me dit Brik.
Leur chant ou souffle magique est comparable au vent qui sépare le bon grain de la paille, leur baraka est capable d’extraire du corps les maladies qui le hantent. Les tiach sont reçus à beit berra (la maison des hommes) qui comprend une citerne, une salle de prière et de conseil. C’est là qu’on reçoit également les tolba d’adwal en été : ils vont de hameau en hameau pour bénir les moissons. Je partage le repas communiel des tolba dans une petite pièce sombre dont la toiture est faite de troncs d’arbres qui respirent encore l’air de la forêt. Dehors, dans la lumière éclatante, de petits lapins sautillent et reniflent les brindilles de menthe.
Les villageois déposent un van contenant un tagine, trois galettes et un service à thé destiné à la maison des hommes. Un vieux à la barbiche de HoChiMinh, insinue sur un ton mêlé de plaisanterie et de reproche :
- Vous autres, gens des villes, vous êtes injustes : vous dites : « Donnez-nous nos haricots », sans connaître le travail que cela nécessite. »
Brik qui nous sert le thé et qui semble fier d’avoir un membre de sa famille en ville me dit :
- Chez nous les Regraga sont le tmarsit du bled.
- Mais qu’es-ce que le tmarsit ? Lui dis-je.
- Enfile des figues sauvages aux branches du figuier stérile, les insectes qui en sortiront le rendront fécond. Sans ce tmarsit les figues tomberaient avant d’être mûres. Là où les Regraga passent c’est la fécondité, là où ils ne passent pas, c’est la stérilité.
- C’est possible, lui répond un vieux fellah en claquant les lèvres bruyamment de satisfaction ; seulement retiens bien ceci : il y a deux types d’esprits ; ceux qui sont soit mâle, soit femelle sont stériles ; seuls ceux qui sont à la fois mâle et femelle fécondent les idées…
Après le repas communiel dans la maison des hommes, on réclamme les jarres de petit lait pour amortir les effets nocifs de la fine fleur du kif : dans le daour, seuls certains jeunes fument le kif qui a certainement un rôle d’adjuvant rituel. Au rituel du rzoun de l’achoura à Essaouira, à la cérémonie du thé, chrib atay à chaque pause, des joueurs fument le kif. Des couplets y font d’ailleurs allusion :
« Sois-donc sans réserve
Et sers-nous les coupes de cristal
Sois-donc sans réserve
Et sers-nous la fine fleur à fumer ! »
On rapporte qu’à Marrakech, la nuit qui précède le ramadan, les enfants forment un cortège et chantent la comptine suivante :
« A qui manque la pipe ?
A qui manque l’alumette ?
Le priseur comme tabatière
Trompera son doigt dans son derrière ! »
Parmi les choses illicites,on peut lire dans la sourate de la table servie :
« Ô ! Vous qui croyez !
Le vin, le jeu de hasard,
Les pierres dressées et les flèches divinatoires
Sont une abomination et une œuvre du démon,
Evitez-les….. »
Le fils de Hniya m’accompagne sur son mulet jusqu’à la khaïma où le Retnani m’accueille avec joie :
- très bien ! très bien ! Abdelkader a acheté son mulet !
Je comprends les réticences des vieux zaouia : ils ont tous un mulet, je fais le trajet à pied. Ce qui me frappe surtout, c’est la puissance du mulet qui nous porte. Il est normal qu’il soit l’objet de considérations.
Le chameau de la khaïma en tête, nous quittons le campement Sidi Yala, un jeune me rapporte mon pull-over et me dit en haletant :
- Tu l’as oublié chez Brik qui nous disait : Rendez-le à Abdelkader ou fasse qu’Allah le transformer en vipère pour son voleur !
Imaginaire des odaces et des mutations ! »…
Maintenant, en ce mois de janvier 2003, en arrivant à ce même hameau des Oulad – Aïssa , j’apprends avec surprise que Brik est mort et que Belaïd mari de Hnya, qui nous gratifiait de corbeilles de raisins et de figues à chacune de ses visites estivales en ville, est mort aussi. Il était d’une naïveté proverbiale, en prenant les chèvres du pays hahî pour des gazelles, mais foncièrement bon. Il ne reste plus que leurs jeunes frères Mohamed et Boujamaâ que je croyais en train de labourer leur terre sous le brouillard. Mais ils m’expliquèrent qu’ils étaient plutôt en train de tailler la vigne. Ah, les bons raisins charnus du pays chiadmî gorgés de soleil qu’on appelle « téton de jument » ou encore « œil-de-bœuf » :
- Brik est mort, d’une crise cardiaque, me raconte son frère Mohamed. Il était apparemment en pleine forme lorsqu’il alla chercher en carriole de quoi daller les toitures de sa maison à l’approche de l’hiver, quand brusquement, il fut pris de malaise avant d’être terrassé par la mort. Sa brouette était encore pleine d’argile quand on l’a enterré au mois d’octobre 1998.Belaïd, quant à lui, est décédé en 2001,. Je revenais du souk, quand on m’a dit qu’il y avait un mort chez nous. En arrivant au village, ils l’avaient déjà enterré. Il souffrait de son estomac au point qu’il ne parvenait plus à se nourrir.
En arrivant au Haîmer, je trouve deux oliviers déracinés récemment par un vent violent qu’un paysan n’hésite pas à comparer à un séisme. Pour moi, ces arbres déracinés symbolisent la mort de mon père et de ses neveux Brik et Belaïd. C’est Si Mohamed, le fils de ce dernier, qui tient maintenant la maison. Il avait été malade pendant quatre ans. Il ne parvenait plus à dormir et devenait agressif. Il a été une seule fois à l’hôpital. Mais cela ne servit à rien puisqu’il avait été « frappé » par les esprits du vent qu’on appelle « Lariyah ». Depuis qu’il fut flagellé par un fqih à Meskala, il se porte mieux :
- C’est la baraka d’Allah, m’explique-t-il. Le fqih de Meskala est visité par les possédés de partout, même de France.
Le dernier fils de Belaïd a maintenant dix-huit ans. Il est né en 1985, l’année même de ma dernière visite à ce hameau des Oulad Aïssa, dans le sillage des Regraga. On le surnomme Aziz Rimech. Et dans la phonétique de Rimech, il me semble déceler comme la fraîcheur des jeunes pousses du printemps.
Depuis deux ans, un château d’eau surplombe le douar, mais il n’y a toujours pas d’eau au foyer. La corvée de la fontaine continue. Et toujours pas d’électrification rurale, heureusement pour qui aime déguster les bons tagines à la chandelle ! Je me souviens de leur voisin le hameau de la louve (douar Diba), où je m’étais arrêté pour souffler en 1984 et où celui qu’on surnommait Zahra le cheval, m’abreuva de légendes en tirant sur sa longue pipe de kif.
La rosée couvre des champs de blé. Les figuiers sans feuillage commencent à peine à bourgeonner. Mohamed me raconte :
- Du temps de Mohamed V, fin des années cinquante, début des années soixante — ton frère aîné Abdelhamid avait à peine quatorze ans- je suis arrivé dans votre ancienne maison, avec un sac de blé, et votre oncle berbère Mohammad est arrivé en même temps, avec sa grosse moustache et son gros turban, avec un autre sac de blé. Une fois les deux sacs de blé à la terrasse, votre mère consulta leur contenu. Le blé ramené par l’oncle berbère était net et propre, par contre le blé que j’ai ramené était mélangé avec de la paille et de la poussière de l’aire à battre. Votre mère me dit alors :
- Où devons-nous vanner ce blé ? À la lisière de la forêt ou au bord de la mer ? Ici, en ville, on ne peut le vanner à la maison sans que la poussière parvienne chez les voisins. Le lendemain de notre arrivée, un aigle est tombé dans le patio de votre maison. Ton cousin Ahmed l’a capturé en jetant une couverture sur lui. Le rapace était vraiment impressionnant et tous les enfants du quartier allaient lui chercher de la viande, pour le nourrir.
Quelques jours plus tard, mon père avait remis l’aigle à Moulay Kebir, chasseur à ses heures et antiquaire distingué originaire de Fès. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je ne retiens de ma première visite à ce hameau dans les années soixante que cette scène : dans une pièce de sa maison, Brik, le vigoureux paysan était en train de tresser en jonc une natte d’une main, tandis que de l’autre il retirait de temps à autre d’une marmite, un énorme épi de maïs bouilli qu’il dévorait comme s’il jouait de l’harmonica. De temps en temps, il me jetait à moi et à son fils Hamouda, un épi de maïs tendre, chaud et salé.
On est au mois de janvier, et l’on dirait que le printemps est déjà là : même le toit de la maison est fleuri. Petites fleurs jaunes et blanches. La chamelle de Si Mohamed est sur le point de mettre bas. Chaque nuit, il va l’inspecter pour qu’elle ne fasse pas de fausse-couche. Il a eu une chèvre qui a mis bas dans la forêt, au moment même de mon arrivée. En parlant de nos morts, il me dit :
- Celui que tu as perdu, tu ne le reverras plus jamais.
Le mercredi 22 janvier 2003. Il est dix heures, l’air est moins frileux : on sort le troupeau et pour la première fois ces chevreaux jumeaux, nés il y a vingt jours, pour accompagner leur mère dans les près. Je rencontre les petits-fils de Brik, ils sont mignons. Ils sont le symbole de la vie qui continue. Un joli pressoir à huile d’olive appartient au marchand de légumes du village :
- C’est beau, le pressoir, me dit Mohamed, pourvu que nous ayons suffisamment d’olives !
Au loin des oliviers sauvages en tant que bornes, un amandier en fleurs, une huppe et beaucoup de gazouillements dans la lumière matinale. Le ciel se dissipe. Le Djebel Hadid est presque entièrement couvert de brouillard. Seules des trouées dans les nuages le laisse deviner. On est sur les terres d’oncle Boujamaâ, qui surplombent la vallée du pays Haïmer, en face du Djebel Hadid. Une parcelle sur haute colline, donnant vue à l’Ouest sur le Djebel Hadid, et vue à l’Est sur le territoire d’Aghissi – l’une des treize zaouïas Regraga – don’t le moqaddem était mon compagnon de route au Daour de 1984.
Construire une maison ici, non pour l’agriculture ou pour l’élevage, mais pour une retraite de l’être ? Pour « écouter ses os ».
Mohamed me désigne des silhouettes penchées au fond de la vallée :
- Ils sont en train de tailler la vigne.
Le domaine de la vigne, c’est le plat pays qu’on désigne du non de Louta. On m’offre du petit-lait à la saveur de karkaz (fleur des champs couleur moutarde). Le fils aîné de Si Mohamed est âgé maintenant de vingt-deux ans. Il rampait à peine lorsque je suis passé par ici en 1984-1985. L’éolienne du village ne fait plus remonter l’eau du puits. Elle tourne à vide. On m’offrit un panier d’œufs en guise de vœux de fécondité en me disant :
« C’est la terre qui appelle ! C’est l’appel de la terre ! »
Un arbuste fait sortir son neuf feuillage et croît : griouar, on l’appelle. Je dis à Si Mohamed :
- Par ces pas, on a fait revivre nos vieilles racines… Je ne sais plus d’ailleurs de quoi sera fait demain, mais j’ai l’impression d’avoir retrouvé le goût de l’anis et de la nostalgie.
On descend en contrebas de la colline dénommé « Dhar » (le dos, du houdhoud de la huppe), vers le puits des incessantes corvées d’eau, et voilà qu’on bifurque vers le cimetière. Je marche sur les pas de Si Mohamed, le long d’une vigne, un terrain où poussent des plantes sauvages. J’y cueille une gerbe de romarin. Puis voilà des tombes anonymes. Si Mohamed hésite d’abord avant de me montrer celle de Hnya puis celle de Brik, sans pouvoir indiquer avec précision celle de son père. D’un côté la montagne sacrée couverte d’une couronne de nuages, de l’autre le bruit métallique de l’éolienne tournant à vide. Je prie pour mon père, en même temps que pour ses parents et pour la terre de nos ancêtres . Ici, les morts continuent à vivre parmi les vivants. Les tombes se fondent avec les plantes. Majestueux et sacré Djebel Hadid !
- J’hésitais à venir, en attendant d’avoir de quoi acheter des cadeaux.
- Tes pas sont meilleurs, me rétorque Si Mohamed.
J’aimerais bien vivre ici, mais avec quels moyens ? Pour le moment, je n’ai aucune réponse à cette question. Je n’ai pas pu poser cette question à Si Mohamed, que déjà il est parti au loin avec son troupeau. Je rentre à Essaouira avec un panier d’œufs dans une main et une bouture de vigne dans l’autre. Ici, on ne s’attarde pas trop sur la mort qu’on appelle triq laâmra » (la voie pleine), parce qu’ils vivent chaque année la mort hivernale et la renaissance printanière. En attendant le transport pour me conduire en ville, un seul bruit, le touf-touf de la minoterie, et de temps en temps un chant de coq. Il est bientôt seize heures et on est à 44 kilomètres d’Essaouira, quel symbole dans le pays des 44 étapes du pèlerinage circulaire ! Non loin de là, le lieu-dit khli jaouj (littéralement apocalypse des moineaux). Un toponyme qui m’avait frappé à l’époque et avait sonné dans mes oreilles comme l’avertissement que je suis bel et bien arrivé au pays des légendes vivantes.
Abdelkader MANA
23:08 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : journal de route | | del.icio.us | | Digg | Facebook
23/10/2009
Manazil
Au temps des raisins et des figues
« Je me suis dit : c’est le moment de l’écriture. J’ai pris en compte dans mes calculs les quatre éléments suivants : le feu et la terre, l’eau et l’âme, ainsi que les sept planètes et les vingt-huit manâzil. Je les ai divisés par les douze astres qui correspondent aux manâzil de bon augure. J’ai compté les sept jours de la semaine qui correspondent aux sept esprits nés de la lumière du trône céleste qui commande aux armées des jnûn !(djinns) »
Il s’agit d’une qasida-talisman d’un certain Haj Saddiq Souiri, ayant vécu à la fin du XIXème siècle, où l’amoureux use de magie pour contraindre les démons à lui ouvrir l’une des sept portes du château où se trouve sa bien - aimée. L’auteur cite dans cette qasida, du genre malhûn, tous les livres jaunes de la magie le Damiati, en particulier, les chiffres sept et soixante - six : les sept saints Regraga s’arrêtaient à une etape dite de « soixante six », juste avant d’escalader la montagne de fer. Les vingt-huit manâzil dont il s’agit dans cette qasida intitulée Jadwal (talisman), sont des mansions lunaires. Plus complètement les manâzil al-kamar, sont les mansions lunaires, ou stations de la lune. Elles constituent un système de 28 étoiles, astérisme ou d’endroits dans le ciel près duquel la lune se trouve dans chacune des 28 nuits de sa révolution mensuelle. Le système des mansions lunaires a été adopté par les berbères, à travers des canaux encore inconnus, puisque le mot manâzil figure déjà dans le Coran (X, 5, XXXVI,39) Voici l’identification astronomique de quelques mansions lunaires citées à travers les dictons du calendrier agricol :
1. al-nateh, Arietis
2. al-boulda, région vide d’étoiles.
3. Saâd Dabeh, capricorni
4. Saâd al-Boulaâ, Aquarii
5. Saâd saoud, capricorni
6. Saâd Lakhbia, aquarii.
7. Batnou al-hout, andromedae...
Au Maroc, le calendrier agricol est fondé sur ces 28 mansions lunaires. Des calendriers de ce genre étaient déjà connus au moyen-âge. Ils proviennent de traditions astro-agricoles plus anciennes dont on trouve des parallèles chez Ptolémée et à Babylone.
Lors de mon séjour au Haut-Atlas, je me suis rendu compte, que je n’avais pas la même mesure du temps que mes interlocuteurs : ils raisonnaient en termes de calendrier julien, alors que je raisonnais comme tout citadin selon le calendrier grégorien. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte, que lorsqu’ils disent par exemple que la saison des fêtes commence au Haut-Atlas le 1er août julien, il faut entendre le 13 août grégorien : il faut systématiquement ajouter 12 jours au Julien pour obtenir son correspondant grégorien. À chaque période de 12 jours correspond une manzla, qui sont au nombre de vingt huit, au cours de l’année julienne.
Chaque manzla se caractérise par des particularités météorologiques qui ont un impact direct sur le faune, la flore et les activités agricoles. Le fellah dispose d’un répertoire de dictons pour fixer les Manâzil. Ainsi dit-il des trois Manâzil de nivôse et des deux Manâzil de pluviôse dont les frimas sont pénibles mais néanmoins nécessaires au renouveau de la vie :
- Manzla de la Boulda, le 21 décembre : « le froid de la boulda atteint le cœur ».
- Manzla de Saâd Dabeh, le 6 janvier : « Saâd Dabeh, ne laisse au chien aucune force pour aboyer, ni de chair à l’agneau pour être sacrifié, ni de sperme à l’esclavon pour forniquer ».
- Manzla de Saâd Boulaâ, le 17 janvier : « Saâd Boulaâ, envoie-le faire des courses ; il n’entendra pas ; donne-lui à manger, il ne se rassasiera pas ».
- Manzla de Saâd Saoud, le 30 janvier : « à Saâd Saoud, l’abeille gèle sur la branche et l’eau coule dans la moindre brindille ».
- Manzla de Saâd Lakhbia, le 13 février : « à Saâd Lakhbia, sortent les vipères et les faucons ».
Les manâzla, sont donc des étapes dans le temps comme le note Ibn Ârif :
« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des manâzil (étapes) ».
L’année se répartit donc en manâzil, période d’une douzaine de jours, toutes portant un nom pittoresque, et dont la succession commande, encore de nos jours, l’agriculture traditionnelle. A ce propos, on lit dans le Qânûn d’al-Ioussi :
« Le printemps, parce qu’il est modéré, les forces ne s’y accroissent, pas plus que les nourritures ne peuvent faire de mal, car la saison les contraint. Pas d’inconvénien à s’y livrer à beaucoup d’exercice, à l’acte sexuel. On y pratiquera la saignée, un jour serein, tranquille, satisfait. On évitera tout souci ce jour-là, la contrariété, la peine, la pensée, l’étude des livres et l’acte sexuel. La veille, le jeûne et les fatigues diverses, on les reservera à la pleine journée, sans qu’il y ait faim ni réplétion...
L’été, en raison de sa nature brûlante et sèche, on s’abstiendra de toute chaleur en fait d’aliments et de boissons. Ainsi l’on évitera le miel, l’ail, les oiseaux, les pigeons. On mangera du frais et de l’humide : viande de veau gras vinégrée ou à la courge. On mangera du concombre, de la pastèque. Alléger le vêture, réduire l’exercice et l’acte sexuel (qui joue un grand rôle, décidément, dans cette diététique), éviter la veuille, dormir davantage à la sieste... »
L’automne viendra puis l’hiver. Pour l’automne, il est fait allusion à un pain de ce dhurah qui se prononce en dialecte maghrébin drâ, à savoir le « sorgho », qui joue un cetain rôle dans l’alimentation des foules bédouines.
Les véritables spécialistes du calendrier dans la tribu sont les fquih. J’ai surpris l’un d’entre eux au milieu de planches coraniques en train d’écrire un jadwal (talisman) à l’encre couleur safran, pour une femme qui le lui avait commandé. En guise de calendrier julien, il me brandit un kunnach où je vois écrit au smakh, sept tétrades, mnémotechniques, dont chaque lettre correspond à une Manzla. C’est un véritable calendrier-talisman. Il me récite le même calendrier sous forme de qasida chantée : souci de mémorisation.
Le recours au secret vise à entretenir la profession d’astrologue. Ainsi, le fellah incapable de franchir « l’enclos du temps » qu’il fera et que recèlent les lettres et les chiffres magiques, va recourir au service de celui qui dévoile le secret des astres aussi bien pour l’avenir de ses vaches que pour le sien propre.
Dans un manuscrit consacré au calendrier agricol, on peut lire entre autre, à propos du mois de janvier (Yennaïr) :
« On fait en ce mois la prière du Dohr quand l’ombre du style atteint neuf pieds, et l’açr, quand elle atteint sept. »
Par pied il faut entendre la longueur moyenne d’un pied d’homme, et non le pied de 33 cm, autrefois en usage en France. Le mot pied traduit ici l’arabe qadam. Ceci nous montre à quel point dans les sociétés sans horloge, le temps était à la mesure de l’homme.
Je me souviens d’un jour d’été où khali H’mad mon oncle maternel, en marge de l’aire à battre, nous démontrait l’heure qu’il est en mesurant sa propre ombre par le nombre de ses pieds mis bous à bout. On retrouve là le principe du cadran solaire, qui servait aussi à fixer les heures de prière, le seul moment de la vie sociale où la ponctualité est requise : partout ailleurs, on trouve mille et une excuses, pour battre en brèche la ponctualité. C’est en cela que la société marocaine demeure « une société sans horloge », c'est-à-dire sans ponctualité. Le fameux incha Allah ! Or la ponctualité, c’est la modernité. Ce dérèglement de l’horloge sociale, qu’on rencontre partout y compris dans les entreprises les plus modernes (de la télévision qui ne respecte pas le timing de diffusion à l’avion qui ne décolle pas à l’heure), on peut l’attribuer à cette ambivalence, cette ambiguïté, que mon ami J.P.Hugoz appelle « l’à peu-prêisme » des marocains .Bref, à l’intrusion de l’irrationnel y compris dans les institutions les plus modernes.
Nous sommes entrés de plein pied dans les temps moderne mais sans régler notre horloge saisonnière sur les fuseaux horaires de la modernité. « Ce décalage horaire » est cause d’immobilisme, de perte de temps et d’argent, comme on le constate d’une manière flagrante durant ce mois lunaire du ramadan 1429 (septembre 2008), où toutes les activités humaine sont au « ralenti », où toute les décisions sont en « instance » c'est-à-dire reportées sine die, et où tout semblent suspendu à l’heure de la rupture du jeun, y compris le caractère lunatique des jeuneurs. Société déboussolée, où les repères de jadis ne fonctionnent plus et où les nouvelles règles du jeu ont du mal à se mettre en place. C’est ce dérèglement de l’horloge sociale et des institutions qu’évoque Fatima Mernissi lorsqu’elle parle de « la peur-modernité ». Or sans ponctualité point de modernité : pas de train à l’heure, pas de travail à la chaîne, pas d’exploits athlétiques, pas de capitalisme.
Dans les sociétés paysannes, on n’avait pas besoin de l’horloge des villes parce qu’on n’était pas « pressé par le temps ». On ne produisait pas cette abstraction nommée « argent » mais les fruits de la terre-mère, au gré des saisons.Même l’argent est un « don » du ciel, une « offrande » Le temps, c'est-à-dire la vie, n’était pas nécessairement de l’argent, mais ce plaisir convivial que prenait mon père à faire sa sieste à l’ombre d’un olivier, pour régler son horloge biologique sur l’horloge cosmique.C’est ce temps pour soi que j’ai vécu moi-même au printemps de 1984, en suivant le daour (pèlerinage circulaire des Regraga) :
« Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »
Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski : Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message : « Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai.
En cours de route une paysanne m’interpella un jour en ces termes :
1 Revenez nous voir au temps des raisins et des figues !
Les fellahs ont donc une autre perception du temps qui n’est pas celle du calendrier grégorien ni de l’horloge des villes, mais celle du cycle lunaire subdivisé en manazil.
Les circumambulations des Regrga coïncident avec l’équinoxe du printemps. Le 21 mars, la « fiancée rituelle », dont l’ancêtre est Achemas (le soleil, cet arpenteur de l’espace qui concourt avec la pluie à la fécondation terrestre) se dirige vers la « clé du périple ». Sauf pour l’année bissextile où les jours néfastes d’Al hussoum coïncident avec l’équinoxe. On reporte alors le départ au jeudi suivant. Car c’est dans ces jours que les peuplades de Âd et de Thamoud ont été anéanties par un vent mugissant et impétueux :
« Durant sept jours et huit nuits tu aurais vu ce peuple renversé par terre comme des troncs évidés de palmier » (Coran).
Les derniers jours de cette manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. Les pluies qui tombent en ce moment sont déterminantes, pour la croissance des plantes. Le dicton dit : « Si la terre s’abreuve bien à Batnou al-hout (ventre du poisson) dis au Nateh (6 avril) de souffler le tocsin ou le clairon ».
La fin du daour coïncide avec les bénéfiques pluies de Nisân. La période de Nisân s’étend du 27 avril au 3 mai de l’année julienne et le daour est clôturé le 28 avril. L’eau qui tombe à ce moment a des propriétés merveilleuses et guérit une foule de maladies : elle favorise la croissance des cheveux des femmes, elle donne même de la mémoire aux élèves, qui font alors des progrès surprenants dans la récitation du Coran. Les Regraga y procèdent à la vente aux enchères anticipée du tribut sur l’élevage et les Chiadma commencent à tondre leurs moutons. Généralement, à cette période, il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs. Ce sont les bénéfiques pluies de Nissane. On en conclut non pas que la clôture coïncide avec les pluies de Nissane, mais qu’elle tombe pour annoncer la clôture.
Abdelkader MANA
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le printemps des Regraga
Les pèlerins - tourneurs du printemps
« Dieu a crée les Prophètes en Orient et les marabouts au Maghreb. Les Regraga étaient des combattants de la foi : après avoir soumis les tribus berbères, il désignèrent un marabout à la tête de chacune d’elles. »
Le porteur d’eau des Regraga
Depuis des siècles, chaque printemps du 21 mars au 29 avril les Regraga effectuent un long périple dans l’espace sacré des Chiadma situé entre l’oued Tensift au Nord et la ville d’Essaouira au sud. Au mois d’avril 1784 Sidi Mohamed Ben Abdellah vient à Essaouira spécialement pour rencontrer les Regraga à la période du daour ou pèlerinage circulaire. En mars 1984, pour y voir clair, j’ai pris mon bâton de pèlerin et je les ai suivis dans leurs pérégrinations. Au rythme du déhanchement du chameau, au bruit de mon baton sur la pierre, j’avance vers l’inconnu.
Ce pèlerinage circulaire est effectué par 13 zaouïas, descendantes ou affiliées des 7 saints. Il se déroule en 44 étapes et 38 jours. Référence aux 40 jours du déluge et aux saints cachés apotropéens qui se relayaient pour supporter mystiquement le fardeau du monde. D’emblée, nous sommes dans la symbolique mystique des nombres. Les 40 jours du déluge, les 40 saints cachés apotropéens qui se relaient pour supporter mystiquement le fardeau du monde.
Il y a seulement treize zaouïas (sanctuaires des descendants directs ou indirects des sept saints fondateurs). Mais les autres étapes sont soit des seyyed (sanctuaires sans descendants), soit un simple cénotaphe (où les seigneurs thésaurisaient leur argent en période trouble, dit-on). Ou encore des coupoles sans catafalques, des tombeaux démesurément grands situés près d’un arganier, d’une grotte ou au sommet d’une montagne sacrée.
La légende des sept saints est assez répondue dans le pourtour méditerranéen. L’une des versions les plus connues est celle des Sept Dormants d’Éphèse en Turquie dont il est question dans la sourate de la Caverne :
« As-tu remarqué que les compagnons de la caverne et de la tablette constituèrent parmi mes signes un prodige ? Tu les aurais cru éveillés, mais eux dormaient… Nous les avons ressuscités pour qu’ils puissent s’interroger entre eux...On dira :« Ils étaient trois, leur quatrième étant leur chien »
On dirait : «Ils étaient cinq, leur sixième étant leur chien », en pleine confusion.
On dira : « Ils étaient sept, et leur huitième était leur chien »
Dis : « Mon Seigneur est seul à être savant sur leur nombre ».
Au sommet du Djebel Hadid, la grotte de Sidi Ali Saïh(l’errant) était dit-on un lieu de retraite et de prière pour les sept saints. Le djebel Hadid, montagne sacrée des Regraga, coupe le territoire Chiadma en deux parties. Les habitants du lieu font eux-mêmes une distinction entre le Sahel le ruban côtier à l’Ouest de cette montagne et la Kabla le continent à l’Est. Par rapport à cette disposition géographique, la répartition symétrique des sept saints est remarquable : au sommet du djebel Hadid, le centre de rayonnement spirituel de leur sultan Sidi Ouasmin ; trois saints au Sahel d’une part et trois à la Kabla de l’autre.
Le voyageur qui traverse la route qui relie Essaouira à Casablanca a essentiellement une perception verticale des plaines côtières dans le sens Nord/Sud. C’est pourquoi on est frappé lorsqu’on découvre que les Fellahs ont en réalité une perception horizontale de ce même espace. Cette perception est imposée en quelque sorte par la position centrale de la montagne.
Sur le sillage de leur trajectoire ; les Regraga dessinent sur l’espace géographique des Chiadma deux énormes roues qui semblent reproduire une constellation cosmique sur la terre. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’une des tribus s’appelle justement Njoum : les étoiles.
La première roue se fait dans le Sahel (côte) et suit le mouvement apparent du soleil (Est-Ouest). La seconde roue se fait dans la Kabla (continent) et suit le mouvement inverse. Elle est placée sous le patronage de Lalla Beit Allah pour laquelle l’invisible aurait bâti un temple à douze piliers au sommet du mont Sakyat et dont la coupole rappelle étrangement le sein fécond de la nouvelle mère. La nuit de la pleine lune vestige d’une antique « nuit de l’erreur » ? , les femmes y passent une nuit d’incubation permettant par sa baraka nocturne la fécondation du maïs et des êtres stériles. Après le départ des pèlerins, les pèlerines restent le lendemain pour une journée de « Lama » où la transe efface la culpabilité et favorise le repentir.
Or la roue sexuelle et la roue du temps renvoient eux-mêmes aux symboles et à l’initiation érotique et saisonnière dont le spécialiste roumain des religions Mircea Éliade écrit :
« Le sexe collectif est un moment essentiel de l’horloge cosmique ».
Le pèlerinage circulaire ne traduit pas seulement, par sa réversibilité, une conscience collective figée mais aussi l’idée de renaissance avec l’errance printanière des âmes qui vise à hâter la croissance des plantes.
Le terme « Daour » est ambivalent et à double sens. Tantôt on l’utilise pour désigner l’ensemble du pèlerinage circulaire : ça a la même connotation que l’expression française : « Faire un tour », tantôt on l’utilise pour désigner chacune des étapes à « tour de rôle ».
Le re-tour magique contraint l’irréversibilité du temps qui conduit à la vieillesse et à la mort. Le printemps n’est pas une saison qui va de soi, il faut le faire re-venir par un rituel, si on ne veut pas que la sécheresse et la saison morte se perpétuent. Car « si les hommes meurent c’est parce qu’ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin » nous dit le mythe orphique.
Le périple des Regraga perpétue la tradition des moines-guerriers qui faisaient chaque année le tour des anciennes tribus païennes pour s’assurer qu’elles n’ont pas apostasié. Ils étaient arrivés dit-on en répétant :
« Le paradis est à l’ombre des glaives ! »
Les rameaux d’olivier et de genêt par lesquels on flagelle les pèlerins, symbolisent donc les épées par lesquelles les tribus ont été soumises. Car comme disait Al Qoreichi : « le disciple doit être soumis comme le cadavre entre les mains du laveur ».
La flagellation sert aussi comme instrument thérapeutique pour les hommes-médecine ; en transmettant les énergies vitales du rameau de genêt (rtem) au corps faiblissant du malade.
Comme il se doit, tout marabout a une fonction thérapeutique qui fait que le pays chiadmî ressemble à une énorme polyclinique disséminée : entre le marabout du daour inaugural qui guérit les maladies de la peau grâce à la saline de Lalla Chafia et le marabout du daour de clôture qui guérit la rage que de spécialistes pour apaiser les douleurs de gens de tribus souvent dépourvus d’infrastructures, routières, hospitalières et scolaires !
L’islamisation fonde le pèlerinage circulaire, mais c’est la fonction de tamarsit (caprification) qui le perpétue. En effet par leur passage, les Regraga ne fécondent pas seulement le figuier mais aussi bien les autres plantes, le bétail, que les humains.
Les fellahs disent : « Au pays des Regraga, tous les ans, les grains sont vannés » ce qui signifie qu’on y fait toujours des récoltes par opposition aux terres où ils ne passent pas.
Il est significatif que les Regraga n’ont en fait de répertoire musical que deux prières de la pluie qu’ils chantent à chacune des étapes. Comme pour l’oraison funèbre deux chœurs alternent : le groupe d’ici-bas chante d’abord puis lui réplique le groupe de l’au-delà. Mais alors que l’oraison funèbre est un rite qui vise à faciliter le passage à l’autre monde, celui de la prière de la pluie a l’effet inverse : influencer magiquement la nature ; pour favoriser la vie : le passage de la mort hivernale à l’abondance printanière.
La caprification magique, comme concept général de la magie agraire, implique que la fixité reste stérile aussi longtemps que ne vient pas du dehors la fécondation. Cette fécondation est donc liée à un déplacement (aussi bien le déplacement de l’insecte porteur de pollens que celui magique, et donc analogique – la magie est fondée sur des analogies – des pèlerins-tourneurs Regraga).
Le pèlerinage comme déplacement est en relation analogique avec les insectes caprificateurs. C’est une autre façon de la décrire plus spécifique que la forme très générale du « circuit de pèlerinage ». C’est pour cela que le déplacement caprifiant commence le 21 mars jour solaire du printemps.
Les rapports sociaux de protection
Il faut considérer comme un propos épistémologique important, cette réflexion que m’a faite un pèlerin : « Ne te limite pas à étudier les marabouts, leurs origines, leur histoire, regarde, l’essentiel est ailleurs ! » Cet ailleurs se légitime du culte des saints, mais il n’est pas ou pas seulement le culte des saints. Cet ailleurs se constitue en un double noyau qu’il faut dénouer : d’une part les rapports sociaux de protection qui lient les tribus-khoddam (servantes) Chiadma, aux tribus-zaouïas (Regraga).
On a ici, une structure de rapports qui sépare et met en relation deux groupes : le groupe dit Regraga (les 13 tribus-zaouïas) et le groupe des tribus-khoddam qui vont — pour obtenir protection et bénédiction, par des actions de type magique – donner un tribut (selon un système connu d’achat de baraka). Les tribus-khoddam sont sous la protection surnaturelle des tribus-zaouïas comme nous le confirme un vieux chant :
Les Haha dans les grottes que survolent les aigles
Que peuvent craindre les Chiadma que les Regraga protègent ?
Du sommet du Djebel Hadid, le sahel n’est qu’immense miroir.
Que peuvent craindre les Chiadma que les Regraga protègent ?
En contre-partie de leur protection surnaturelle, les Chiadma ont le devoir rituel d’offrir aux Regraga à leur passage printanier sur leur territoire : mouna (provision), ziara (tribut sur les moissons et les récoltes), jelb (tribut sur l’élevage) et enfin dbiha (sacrifice). D’autre part, leur rôle de la baraka cosmique. Les zaouïas sont en quelque sorte les intercesseurs de la baraka cosmique, ce qui signifie et explique l’existence de rapports sociaux de protection entre les tribus-zaouias et les tribus servantes. Les uns transmettent la baraka (ou « madad » ; le contre-don surnaturel au don en nature accordé par les tribus) les autres présentent les offrandes (ou ziara).
Cet échange est strictement réglementé : seul le descendant du marabout qui a reçu génétiquement la baraka peut la transmettre et le serviteur (ou khdim) n’offre sa ziara qu’au marabout dont les ancêtres sont ses protecteurs surnaturels. Ce système de protection des tribus suzeraines rappelle les liens féodaux de vassalité quoiqu’il ne s’agisse pas tout à fait tout à fait du système féodal, et l’on peut comparer les offrandes à la dîme qu’on versait durant le Moyen Age européen au clergé. D’ailleurs les Regraga sont structurés comme un clergé avec sa hiérarchie des moqadems à l’image des saints de la mythologie qu’ils reproduisent.
Comme les Regraga bénissent par des fatha ils maudissent par les daâoua : ils maudissent le sanglier ennemi du maïs et le moineau qui s’attaque au blé et s’enivre de raisins et de figues. Le fellah a qui je demande : « Pourquoi faites-vous des sacrifices et des offrandes ? », me répond : « Pour apaiser la colère de Dieu ».
Par contre le fellah qui refuse d’accéder à leur demande, risque de voir son troupeau atteint de charbon. Par des voies aussi mystérieuses que celle qu’empreinte la baraka ; « les canons de la malédiction » atteignent leur cible maudite avant que l’année agricole n’arrive à son terme.
Le fqih de la khaïma raconte : « Frappe la main dans la main, de lui te vient le froid. Si du Meskali (un homme des Meskala, tribu des Chiadma de souche berbère) vient le bien, il viendra aussi du singe. Une fois on a passé une nuit chez eux sans dîner. Vient le tonnerre, vient la grêle et tous leurs grains tombent, face au ciel, seule la paille vide se dresse. Le caïd leur dit : « C’est que vous avez laissé les Regraga sans dîner ». Depuis lors, ils sont devenus de bons serviteurs. Maintenant, lorsqu’on passe la nuit chez eux, ils nous font festin ».
La même force qui punit les uns, récompense les autres : au daour de clôture, les Regraga avaient organisé une fantasia dans un champ de maïs. À la fin de la journée, le terrain fut labouré par les galops mais bientôt le maïs a repoussé de plus belle ; avec deux lourds épis sur chaque tige : Dieu a récompensé les patients !
Le dicton chinois : « Troupe et chevaux sont là, mais vivres et fourrages ne sont pas prêts », n’a pas de raison d’être ici : pour le chameau de la tante sacrée comme pour les 13 mulets des moqadems, on fauche le blé sur les chemins de parcours avec parfois l’encouragement du propriétaire du champ : Dieu récompensera, ce qui a été perdu !
On peut d’ailleurs se demander si la mouna, ces énormes plats de couscous garnis qu’on offre aux Regraga ne préfigurent pas la table servie ? C’est un plat de noyer gasâa qui peut mesurer jusqu’à deux mètres de diamètre contenant plusieurs quintaux de semoule et qui est tellement lourd qu’on le porte à plusieurs grâce à un filet de corde.
Tous les plats de couscous se ressemblent, sauf que la gasâa des Regraga se distingue par sa nouara (fleur) : c’est l’agneau fumé. Les étoiles et arc-en-ciel qu’on dessine grâce aux fruits secs et aux mottes de beurre frais. Le cœur de la « fleur » est formé par des galettes de sucre multicolores.
Un Fellah me dit :
« La gasâa revient cher, les pauvres serviteursse cotisent entre eux pour la préparer ». Mais le chef de la puissante tribu des Oulad-el-Hâjj, offre le chameau qui porte la tente sacrée et prépare à lui seul « 40 Gasâa pour nos seigneurs les Regraga ».
Chaque fraction de la tribu-khoddam rivalise avec l’autre pour faire prévaloir le prestige du nom en préparant la meilleure gasâa : avant de redistribuer les plats aux zaouïas, on les aligne à ciel ouvert pour l’admiration publique. Chaque plat est une fleur et un plaisir des yeux grâce à ses couleurs vives structurées par des femmes rompues aux techniques du zouak, du henné et de la tapisserie. L’ensemble des plats présentés sur la place sacrée au moment où le soleil est à son zénith, symbolise le jardin de la tribu que les Regraga bénissent par des vœux qui sont généralement exaucés durant l’année agricole en cours.
Abdelkader MANA
15:19 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook