28/04/2010
Les Regraga revisités (5ème partie)
Les Regraga revisités
Cinquième partie
Abdelkader Mana
Mon ami Ahmed, le porteur d’eau, a passé la nuit dernière dans une fête de chikhates en bas de la montagne. Lalla Beit Allah est une étape antique, une étape très ancienne et enracinée dans le daour. En haut de la montagne on a aménagé un espace circulaire où seront déposés les énormes plats de noyer de couscous multicolores et féeriques de la zaouïa de Sakyat qui se compose de quatre fractions. Une espèce de karkour (enclos de pierres sacrées), y entourent l’espace où est plantée la kHaima. Juste à côté, d’autres enclos où sont plantées des tentes. La taïfa, réside pour sa part dans l’enceinte même du temple que surmonte une coupole blanche à la forme d’un sein fécond.
Je vois qu’on a déjà harnaché la jument devant le sanctuaire : bientôt, il y aura la distribution des offrandes et le départ vers la prochaine étape dans le plat pays des Mtafi l’haouf, où je compte quitter le daour. En même temps, j’ai rencontré mon ami le Moqadem de Mzilat qui me dit :
- Pourquoi quitter le daour alors que tu es mon invité à l’étape de Mzilat et que Belachgar t’invite à l’étape suivante de Tikten ? La taïfa passera cette nuit en bas de la montagne à Sidi Abdellah Sakyati et la khaïma, au plat pays des M’tafi l’haouf. ».
L’esprit de Georges m’encourage à continuer. Le terrain, toujours le terrain. Malinowski le disait à propos du circuit Trobriandais : une fois dans la Kula, toujours dans la Kula ; une fois dans le daour, toujours dans le daour, jusqu’au vertige. J’ai une autre raison pour ne pas abandonner la partie : le désir de découvrir l’étape excentrique de Sidi Mohamed Marzouq que je n’ai jamais visité auparavant. Enfin de compte, il faut que je tienne le coup comme prévu au moins jusqu’à Tafetacht avant de rentrer à Essaouira. Donc, dans une semaine, huit jours, ce qui n’est pas énorme. D’autant plus que j’ai pris maintenant plus de couleurs et que j’ai plus d’aisance à me mouvoir. J’ai aussi décidé, une fois pour toute d’arrêter de fumer. Il faut s’attendre, aux effets bénéfiques du daour dans les jours qui viennent.
A côté de l’enclos de la khaïma, dispute entre membres d’une même zaouïa, celle des Mrameur, pour le partage de la ziara monétaire qu’on leur accordé la veille au hameau où ils étaient invités à dîner et à passer la nuit. L’enquête redémarre : maintenant que je n’ai plus d’appareil photos, je m’intéresse davantage au sens profond des choses, à l’esprit même qui anime l’institution du daour : le circuit monétaire, les dons , les contre dons sans lesquelles l’institution cesserait d’exister. Je reprends l’enquête là où elle a été laissée en suspend il y a plus de vingt ans de cela. Le complément d’enquête, c’est ne plus s’occuper de photos, ce qui n’est pas mon domaine, mais observer, interpréter ce qui se dit, ce qui se fait. Le sens des évènements et des jours ou comme dirait Georges Lapassade, le plus important est d’être là, de participer au déroulement du daour en prenant soin de tout noter in vivo.
Sur le plateau circulaire de lalla Beit Allah, au milieu d’une indescriptible bousculade, on procède finalement à la distribution des offrandes. C’est un moment essentiel du daour, du cercle temporel et spatial et de sa circulation. On demande aux membres de la zaouïa de Sakyat qui ont déposé leurs offrandes au plateau circulaire d’en descendre, pour permettre leur répartition aux zaouïas récipiendaires. Telle gasaâ est accordée à la zaouïa des Retnana. Telle autre à la zaouïa de Talmest. Offrandes magnifiques, de vrais cadeaux. Puis vient le tour de Krate et de toutes les autres zaouïas bénéficières.
En cours de route, vers la nouvelle étape, l’écuyer de la taïfa m’a conseiller de ne pas suivre la fiancée de l’eau à la zaouïa de Sakyat où elle va passer la nuit et d’aller plutôt avec les gens de la khaïma : toujours cette opposition entre le clan de l’Est et le clan de l’Ouest qui avait si vivement frappé et amusé jadis Georges Lapassade !
En arrivant à Mtafi l’haouf j’avais envie de partir immédiatement à Essaouira, heureusement que mes affaires sont restés avec la khaïma qui n’est pas encore arrivée ; ce qui fait que je suis obligé de les attendre. On plante les tentes. J’ai participé avec d’autres à l’érection de la khaïma . C’est le Moqadem de Tikten qui m’a convié à y participer. Signe de mon acceptation comme membre à part entière des membres de la khaïma.
Le muézin appel au maghrib : la prière du crépuscule à Mtafi l’haouf. On continue ici et là à planter les tentes, mais le campement est déjà bien structuré et bien dressé. Altercation entre deux campeurs à propos d’une même place : répétition à l’identique du même conflit observé il y a déjà plus de vingt ans. Les jeunes qui suivent le daour sont tous de Safi. Culturellement Safi fait partie des Regraga autant qu’Essaouira, voir davantage. Or ce qui anime le daour, c’est l’aïta, ce genre musical propre aux plaines atlantique qui constitue le cerveau musical de Safi et qui reste marginal dans le système culturel souiri où les derniers vestiges de l’aïta étaient relégués au vieux Mellah délabré...
A Mtafi L’haouf, la mouna sera présentée par les joidra qui sont une fraction des Njoum la tribu-servante de cette étape. Alors qu’à Lalla Beit Allah, c’est une zaouïa qui accueille les autres, en leur accordant le gîte et le couvert ; chez les Njoum, c’est plutôt une tribu-servante qui reçoit leur baraka : entre zaouïas, c’est don contre don. Un échange différé dans le temps : ce qu’on vous offre à cette étape vous le rendrez plus tard lorsqu’on arrivera chez vous. Par contre l’échange entre biens matériels des tribus servantes, et bien symbolique des zaouïas -leur baraka, leur madad- est immédiat.
Le pèlerinage circulaire tel qu'imaginé par Hamza Fakir
A Mtafi l’haouf, les joidra offrent dîner et petit déjeuner. Et c’est une autre fraction Njoum, les Ahl l’oued (les gens de l’oued) qui offrira la gasaâ demain .Korati lahbib m’explique , que le daour se scindera désormais en deux : la khaïma ira à Mzilat et la taïfa à Sidi M’hamed Marzouq et ce n’est qu’à l’étape de M’rameur qu’ils seront à nouveau réunis:
- A partir d’ici, le daour se répartira en deux moitiés : la khaïma ira à Mzilat puis à Tikten et la taïfa partira de Tikten vers Sidi M’hamed Marzouq. C’est là que de la région de Marrakech, les Oulad Sid Zouine , ainsi qu’une fraction de Hmar, leur apportent monnaie et beurre rance. Le sanctuaire de Sid Zouine et sa vieille medersa où étudient quelques 400 taleb(étudiant en théologie) se trouve à l’Oudaya aux environs de Marrakech.. Jadis en guise d’offrandes les Oulad Sid Zouine apportaient une grande amphore remplie de beurre ronce, car de son vivant leur ancêtre rendait visite aux Regraga à cette étape de Sidi Mohamed Marzouq. Après quoi, la taïfa et la khaïma se retrouvent à nouveau à Mrameur, étape à partir de laquelle ils continuent ensemble le même chemin jusqu’à la fin du périple.
Malgré cette exception, la mouna est offerte à cette étape excentrique par la tribu HART qui est une tribu Chiadma.
Ce soir la khaïma sera à Mzilate. Je continuerai pour ma part vers Tikten. Je pars finalement en carriole seule à Tikten au milieu des champs fleuris. A mon arrivée à Sidi Hmar Chantouf, j’ai trouvé sous les oliviers des gouraân venus des Abda. Les enfants de mon ami Si Hamid Lachgar qui n’est plus de ce monde, m’accueillent bien. On me dit que Tikten sera animée par les chikhates trois nuits de suite : le lundi, le mardi et le mercredi.
Si Hamid Lachgar, le moqadem de la zaouia de Tikten, mort en 2007 le jour même où le roi s’était rendu à cette localité pour y inaugurer la nouvelle route ainsi que l’électrification rurale de nombreux villages..
En suivant le daour au début des années 1980, je suis passé par Sidi Hmar Chantouf en ayant comme compagnon et ami Si Hamid Lachgar l’ancien Moqadem de Tikten qui est décédé en 2007 qui me prenait sous son aile protectrice : je marchais derrière son mulet et c’était un homme extraordinaire, un homme généreux, un homme foncièrement bon. Il m’avait toujours accueilli avec le sourire sans contrepartie, comme un membre de sa propre famille. Alors que j’ai promis offrandes et sacrifices sans que Dieu fasse que la promesse soit tenue ; ils m’accueillent invariéto avec la même chaleur humaine, la même hospitalité, la même gentillesse. A son propos je notais le Dimanche 2 Avril 1984 :
En traversant le col qui sépare le Sahel (la côte à l’Ouest) de la kabla (le continent à l’Est). Le moqadem de Tikten jette un regard derrière lui : « Ici, nous vous disons adieu, ô généreux gens du Sahel ! »
Si Hamid Lachgar, moqadem de la zauia de Tikten m’offre sa jument :
- Sois le bienvenu parmi nous. Les Regraga sont des fokra, des alliés du Prophète alors que nous sommes des chorfa qui ont des liens de sang avec lui. Nous sommes devenus Regraga par simple attribution.
La baraka est transmissible génétiquement mais aussi par hiba (attribution magique). Le moqadem de Tikten poursuit :
- Le daour des Regraga dure depuis des siècles. Il est hors de portée de toute virtualité de dénigrement. Tous les sultans du Maroc nous ont accordé des dahirs et ont reconnu notre baraka, notre droit au tribut ; ils nous ont protégés contre quiconque a mis en doute , notre pouvoir. Nous traversons maintenant le territoire de nos « serviteurs » de Taoubalt, tribu venue du Sahara.
Taza le célèbre pays où les jardins reverdissent
Pays où l’air est bon, où l’eau est abondante
Pays où la beauté est resplendissante…
Le Maroc et l’Andalousie musulmane ont des relations très anciennes avec l’Orient et en particulier avec l’Egypte..D'après leur légende dorée, les Regraga seraient passé par l'Alexandire après leur visite au Prophète et c'est à partir de l'Andalousie que les sept saint fondateurs auraient pris une nef grâce à laquelle ils acostèrent à Agoz à l'embouchure de l'oued Tensift...
C’est à la tête de quatre cent pèlerins que de retour de la Mecque est mort en Egypte ,le 6 octobre 1269, Al Shushtouri le grand mystique andalou qui marqua de son passage le Ribât de Taza. .Maître du samaâ , poète mystique andalou, né à Cadix vers 1203, ayant d’abord vécu au Maroc, avant de voyager en Orient. Ce fut un des grands Washâh mystiques, qui parcourait les marchés et les foires en s’accompagnant d’un instrument en chantant ses Mouwashahâtes andalouses:
« Un cheikh du pays de Meknès
A travers les souks va chantant
En quoi les hommes ont-ils à faire avec moi
En quoi ai-je à faire avec eux ?... »
Au milieu du sixième siècle de l’hégire,Ibn El Hassan Shoushtouri, ce grand poète soufi, ce maître du Samaâ’ , est passé par Taza , en tant que lieu de transit reliant l’Orient à l’Occident musulman. .Lors de ce voyages qui le conduisait d’Andalousie au pays d’Algérie, où il se rendait alors à Bougie où résidait le grand mystique Ibn Sabaâïn, il a composé des poèmes dont il me souvient de celui – ci où il dit :
J’ai porté la coupe
A l’ombre apaisante des jardins
Ce fut dans une citadelle à l’Est de Fès
Douce était ma joie, vifs mes souvenirs
Au point que j’en oublie les miens
J’ai quitté la patrie pour la demeure des biens aimés
Où on m’a servi la coupe divine.
Shoshtari n’a cessé de traduire pour ces disciples cette idée, d’un avertissement divin heurtant l’âme comme un choc impérieux. Dieu nous attire à Lui, par une sorte d’aimantation magnétique qui finit par « briser le talisman » corporel où l’âme est prisonnière ici – bas. Dieu frappa sans relâche à la porte de l’âme, à quoi elle ne peut que répondre par un cri bref, un tressaillement « comme la voix qui réveille celui qui dort ».Ce qui reste de Shoshtari, comme des maîtres spirituels qui lui ont succéder depuis, c’est cette actualisation poignante de l’instant, où ils veulent nous faire rejoindre l’éternel. « L’instant est une coquille de nacre close ; quand les vagues l’auront jetée sur la grève de l’éternité, ses valves s’ouvriront ». Il n’en disait pas davantage pour laisser comprendre qu’alors on verra dans quelles coquilles les instants passés avec Dieu ont engendré la Perle de l’Union.Ce à quoi fait échos NIYAZI MISRI, poète mystique turc du 17ème siècle :« Après avoir voguer sur la mer de l’esprit dans la barque matérielle de mon corps, J’ai habité le palais de ce corps, qu’il soit renversé et détruit ; ».OUI, l’instant est une coquille de nacre close ; quand les vagues l’auront jeté sur la grève de l’éternité, ses valves s’ouvriront.Située au nord de Taza, la tribu actuelle des Branès d’où est issu Ahmed Zerrouq est un résidu de l’une des deux grandes familles qui ont constitué jadis la nationalité berbère : les Botr et les Branès. Ibn Khaldoun, revient souvent sur cette dichotomie, qui lui sert à la fois à classer les tribus et à ordonner l’histoire du Maghreb, lorsqu’il évoque les évènements de la conquête arabe à la fin du 7ème siècle. C’est à ce moment là qu’entre en scène le chef berbère Koceila qui appartient au groupe ethnique des Branès et à la tribu des Âwraba.
Koceila est l’un des trois héros de l’histoire de la conquête, avec Uqba et la Kahéna. C’est sous son règne que les Âwraba ont résisté à la conquête arabe : Kceila El Âwrabi est à l’origine de la mort d’Oqba Ibn Nafiî. Grisé par sa victoire Koceila s’empara de Kairouan en 683. L’armée arabe le poursuivit jusqu’à Moulouya, et ses soldats Âwraba ne s’arrêtèrent qu’à Volubilis. Beaucoup d’entre eux iront par la suite s’établir dans la région de Taza où on les trouve toujours, dans cette contrée verdoyante du pré rif, où poussent drus l’herbe et le bois épais et où après que les fellahs aient entré leur moisson, des fêtes saisonnières ont lieu à « Barria »(l’oléastre géant sous lequel les berbères Awraba auraient prêté allégeance à Idriss 1er en lui accordant l’une de leur fille). Ceux-ci commémorent encore de nos jours, pendant une semaine, chaque 12 août, le passage d’Idriss 1er par leur territoire. A son arrivée d’Orient Idriss 1er aurait, en effet, rencontré le chef des Awraba sous cet oléastre dénommé « Barria », où se tient chaque année, au mois d’août, une fête patronale :
« Ce moussem qui dure une semaine, me confie maître Abdelkader Zeroual qui en est le maître de cérémonie, est le lieu de rassemblement des récitants du saint Coran. On y fait des prières rogatoires, des appels à la miséricorde divine chaque fois que la pluie fait défaut. Toutes les sourates sont psalmodiées en ce moussem qui dure une semaine entière. Les gens de tribus qui y affluent de partout, y sont gracieusement approvisionnés en nourritures. Les offrandes sont accordées pour plaire à Dieu seul. C’est peut-être la seule région du Maroc, où on t’accorde encore l’hospitalité au nom de Dieu. L’état de grâce, a toujours caractérisé le pardon de « Barria » de sa naissance à nos jours. Le surplus d’offrandes est confié au garant du parvis sacré, pour approvisionner le moussem de l’année suivante, en nourritures et en sacrifices. La tribu se charge de compléter cet approvisionnement. C’est dans cette région qu’était arrivé Moulay Idris, et c’est ici même qu’Abdelhamid, le chef des Awraba lui avait accordé sa fille Kenza. Enfin, c’est de là, que Moulay Idris avait commencé sa conquête du Maroc, jusqu’à son arrivée dans la région de Zerhoun, Volubilis actuellement. »
L’arbre géant sous lequel, Moulay Idris aurait reçu la main de Kenza, la mère du fondateur de Fès, est à associer à l’arbre cosmique symbole de régénérescence printanière et d’éternelle jeunesse.
C’est sous cet arbre sacré dit-on, que le chef des Awraba aurait accordé sa fille Kenza à Idris 1er. Pour cette raison les Awraba se considèrent encore de nos jours, comme les gendres de Moulay Idris et en tirent une certaine fierté. C’est de là qu’il serait allé fonder la dynastie Idrisside à Volubilis.C’est une coalition de tribus berbères, dont les Awraba constituaient le noyau qui appuya la cause d’Idris 1er. En tout cas, celui qui est connu comme le fondateur de la dynastie Idrisside au Maroc fut proclamé Imam par les Awraba en l’an 789. Voici ce que nous dit « Rawd Al-Qirtâs »à ce sujet :
« L’Imam Idriss, premier imam souverain du Maghreb, se montra en public dans la ville d’Oualily (Volubilis), le vendredi quatrième jour du mois du ramadan de l’année 172. La tribu des Aouraba fut la première à le saluer souverain ; elle lui donna le commandement et la direction du culte, de la guerre et des biens. Aouraba était à cette époque la plus grande des tribus du Maghreb ; puissante et nombreuse, elle était terrible dans les combats. De toute part on venait en foule lui rendre hommage. Bientôt devenu puissant, il se mit à la tête d’une immense armée composée des principaux d’entre les Zénèta, Awraba, Sanhaja et Houara. »
C’est cet évènement initial que ce moussem de Barria (l’olivier sauvage) est sensé commémorer au temps des raisins et des figues. Les Branès possèdent encore la hampe et la soie du premier étendard que Moulay Idris avait confié à ses alliés berbères Awraba à Volubilis. Les berbères accueillirent Moulay Idris avec enthousiasme, car la croyance populaire en la baraka des descendants du Prophète était déjà bien enracinée au Maroc.Lorsque Idriss 1ER , fuyant les Omméiades, s’est réfugié au Maroc pour se fixer à Volubilis, parmi les tribus berbères gagnées à sa cause à la fin de l’année 788, on cite les Ghiata et les Miknassa. C’est probablement sous le règne d’Idriss 1er que les Miknassa commencèrent la construction de Taza. A la mort d’Idriss II survenue en 827 ou 828, ses douze fils se partagèrent le Royaume, l’aîné Mohamed garda pour lui le territoire de Fès et donna à son frère Daoud le pays des Tsoul, des Houara, des Riata, des Meknassa avec Taza.
Il est à remarqué qu’aucun saint Regragui n’est mentionné dans ce nord-est marocain : ce qui conforte mon hypothèse que leurs sept saints ont rencontré plutôt le Prophète berbère Salih Ibn Tarif des Barghouata au bord de l’oued Bou Regraga d’où dérive leur nom qui signifie « les clapotis ».De ce fait leur prétendu visite au Prophète Mohammed s’inscrit dans la lignée de ce qu’on peut appeler leur légende doré : on trouve des tombeaux de saints Regraga chez les Seksawa du Haut Atlas, dans le Sous et même au Sahara, mais aucune mention n’est faite de leur saint à l’Est sur la route du pèlerinage à la Mecque.J’écris ainsi le soir du vendredi 10 avril 2009 :
Et pour ce qui est du nom des Regraga(les clapotis), il est probable qu’il dérive de celui de Bou-reg-reg, le fleuve qui coule entre les villes de Salé et de Rabat. C’est au bord de ce fleuve, que les sept saints berbères Regraga, auraient probablement rencontré le Prophète des Berghwatas, qui enseignait alors un Coran en berbère. Leur légende dorée dit d’ailleurs que ce « Prophète s’est adressé à eux en berbère... » Dans cette hypothèse ils auraient rencontré au bord de Bou Reg-reg, le Prophète berbère des Berghwata, dont le territoire s’étendait entre l’Oued Tensift au sud et l’Oued Sebou au nord. . Le Prophète dont il s’agit est Salih Ibn Tarif qui aurait prêché le Coran en berbère et créer un embryon d’Etat en l’an 127 (744).
Contre ce royaume hérétiques des Barghwata, les Regraga se rallièrent aux almoravides sous la conduite d’Abdellah Ibn Yacine, comme nous le racontait leur corpulent et loufoque « mythologue » que j’ai connu avec Georges Lapassade dans les années 1980, et qui a complètement disparu du daour depuis lors, probablement pour raison d’âge. C’est sur la rive Sud du Bou-Reg-reg que les almoravides ont fondé Rabat au XIè siècle. Ce ribât était alors occupé d’une façon permanente par de pieux volontaires mobilisés par le djihad contre les incursions des hérétiques Berghwatas. Selon le géographe et historien El-Bekri, Ben Yacine ne périt qu’après avoir conquis Sijilmassa, Aghmat, le Sous entier, l’Oued Noun et le désert. Sous la conduite de son successeur Youssef ben Tachfine, les Almoravides allaient faire la conquête du Maghreb et soumettre ensuite toute l’Espagne musulmane : leur empire s’étendra de la Mauritanie et du Maroc actuels à l’Andalousie, au Nord, et à la région de Tlemcen, à l’Est.
Que reste –t-il de ces péripéties historiques, auxquelles les Regraga auraient participé jadis ? Des légendes rapportées dans leur fameuse Ifriqiya. Elles remontent à ce qu’on a convenu d’appeler « les siècles obscures du Maghreb » et comporte donc beaucoup d’énigmes. Une des méthodes de recherche initiée par Georges Lapassade, était justement de dénicher de telles énigmes et de s’en servir comme fil conducteur à la recherche historiographique de terrain.
Lors de mon séjour chez les Ghiata pour les besoins d’un documentaire que j’ai intitulé « la danse du baroud », Ba Cheïkh me dit:
« Qu’Allah nous préserve des écarts du langage ! Amis ! Ce carnaval légué par nos ancêtres et parents, continuons à le fêter ! Nous l’avions fêté avec feu Ali Zeroual, avec Mohamed Bougrine, que Dieu ait son âme, et avec Ba Chiboub qui a soixante dix ou quatre vingt ans. J’ai joué avec Mestari Driss qui était presque centenaire, et je continue à apprendre aux jeunes. Ce carnaval a lieu chez nous à la fête du sacrifice. Au dixième jour après le sacrifice. Je dormais – seul Dieu ne dort jamais – et je me voyais en rêve masqué dans une mascarade comme celle-ci. Quand l’Aïd el Kébir arrive, on sacrifie une victime, et après avoir consommé méchoui et grillades, je m’accoutre de cette manière, je rassemble autour de moi les badauds, et je m’en vais de hameau en hameau où les villageois nous accueillent avec des offrandes : si quelqu’un souffre de rhumatisme par exemple, nous ne le soignons pas de notre propre volonté, mais par celle du Seigneur. Par la grâce d’Allah. Nous ne faisons que prier pour le malade. S’il guérit par la grâce divine, il offrira bouc et bélier.On lui demande :- l’amèneras tu avec ses cornes ?
- Oncle Ba Cheïkh, il sera avec ses cornes !
Et Dieu accorde sa guérison. Ce n’est pas à moi que cette grâce appartient. Parmi cette assistance, chacun qu’il soit jeune ou vieux, possède sa propre baraka auprès de son Seigneur. Chacun sa part de grâce divine, qu’il mobilise en prières pour ce malade. On nous offre des céréales, on nous offre de l’orge, on nous offre des béliers. On va au devant des bienfaiteurs et ils nous accueillent avec joie. »A la fin de la tournée aumônière, « Ba Cheïkh » et ses acolytes de la mascarade organisent à leurs tour un énorme potlatch, où tous les villageois sont conviés à festoyer : aux dons des villageois succède le contre – don des acteurs de la mascarade, mais cette fois démasqué. A la fête du sacrifice succède le pic -nique rituel et printanier de la « Nzaha ». Ces offrandes sont recueillis par ces personnages burlesques et masquées au cours des tournées aumônières qu’ils effectuent en allant se produire devant chacun des hameaux qui composent la fraction de tribu Ghiata, comme c’est le cas ici à Ibachiyn, douar appartenant à la fraction de tribu dite « Ahl Dawla ». Ces Ahl Dawla, sont des berbères au langage très métissé du fait de leur voisinage immédiat avec les Béni Warayen. Ils sont la preuve que les berbères du Nord-Est, tel les Ghiata et les Branès, ont été plus précocement touchés par l’arabisation que ceux du sud marocain. Les Ghiata [1], les Branès et les Bni Ouarayen représentent les vieilles populations stables de ces montagnes.
Au cours de sa promenade villageoise Ba Cheïkh fait mine d’effrayer les femmes et les enfants. La promenade de Boujloud commence le deuxième jour de l’Aïd El Kébir. On lui donne souvent le sobriquet de Herrema le « décrépit ».Ba Cheïkh(littéralement le vieillard des vieillards), simule un individu parvenu à l’extrême limite de la vieillesse, courbé sous le poids des ans, portant en guise de masque une petite toison percée de trous pour les yeux, la bouche et plaquée sur la figure. Il porte un sac renfermant une provision de cendres aux lieux des sonnantes et trébuchantes. Escortés de musiciens, les deux vieux, s’arrêtent devant les maisons se livrent à toutes sortes de facéties tandis que l’orchestre emplit le village de ses notes discordantes. [2]
Dans l’usage du djebel, il est un usage curieux : celui qui consiste à saupoudrer de cendre la barbe des gens. Le sens du rite est assez énigmatique. Peut-on le considérer comme un charme de pluie ; la cendre symbolisant la terre calcinée par la chaleur solaire ?Chez les Branès de la région de Taza du côté Jbala, les acteurs sont au nombre d’une dizaine : Ba Cheïkh, le chef, Souna et Abida, deux personnages féminin, esclaves du maître, Ba Abbou et des juifs colporteurs suivis de leurs enfants. Chez les Tsoul, ce sont également Ba Cheïkh et sa femme Souna , sa captive Dada et son mari Azi, deux jeunes esclaves, Ba Abbou, le colporteur, Bghila , la mule, et Hallouf, le sanglier.Le vieux des mascarades est parfois accompagné d’une vieille aussi chargée d’ans que lui, qui passe pour son épouse :Ba Cheïkh et sa Souna. Dans ce pays la fraja se réduit même la plupart du temps à l’exhibition de ce couple, sans doute parce qu’il possède dans l’âme populaire des racines plus fortes et plus anciennes que les autre figures. Ce vieux couple mime des scènes partout les mêmes : la vieille d’humeur acariâtre se refuse aux amours séniles de son époux qui, devant un public amusé, tente de lui donner des preuves d’une ardeur depuis longtemps éteinte.
Voici donc un personnage féminin d’identification peu commode. Les Ghiata l’appellent Souna.. C’est un jeune homme imberbe, à la figure pouponne que l’on choisi pour le représenter. On le vêt de beaux vêtements de femmes : on le promène à travers les douars au son des tambourins ; on l’arrête au seuil de chaque maison devant laquelle la belle Souna danse en se trémoussant des épaules et des hanches. Elle recueille à ce jeu beaucoup d’argent. Finalement, elle s’exhibe dans le cercle de danseurs qui prennent part à ce carnaval par lequel se terminent les fêtes de l’Aïd El Kébir. Souna personnifie-t-elle, quelque déesse de fécondité ? Certaines légendes berbères parlent d’une « fiancée du tombeau », qui pourrait être la Souna du carnaval. C’était au temps de sa vie humaine une femme de grande beauté, mais ses mœurs abominables lui firent encourir la colère divine. Condamnée à courir, la nuit, à travers le vaste cimetière, elle trébuche à chaque pas sur les tombes dont le nombre va en s’augmentant à l’infini. Chaque matin à l’aurore, épuisée par sa course nocturne, elle redescend dans son froid suaire où elle repose tout le jour au milieu des morts. Et ainsi se poursuivra sa course macabre jusqu’au jour du Jugement, où l’attend un châtiment pire encore..Un personnage identique existe chez les Bni Warayene voisins qui célèbrent également leur carnaval à l’Aïd El Kébir. En effet, parmi les types carnavalesques figure la soi-disant « fiancée de Bou jloud », Taslit ou Bou Jloud représentée par un homme déguisée en femme vêtue d’une magnifique handira. Cette Taslit fait son apparition dans le douar dés l’égorgement du premier mouton. A sa vue, hommes et femmes sortent des tentes et l’accueillent de leurs quolibets. La fiancée se jette sur les spectateurs, et frappe brutalement celui qu’elle parvient à saisir et qu’elle ne relâche que sur l’intervention des parents et des tolbas venus se prosterner devant elle, les mains liées derrière le dos.[3]
[1] Sauf la fraction montagnarde des Ahel Doula, les Ghiata ne parlent plus la langue berbère. Ils sont en réalité bilingues.
[2] Pour Laoust, la cérémonie dont Ba Cheïkh évoque le souvenir d’une époque antérieure à l’invention du labourage où les berbères menaient la vie pastorale et où ils pratiquaient le culte du bélier, comme personnification du Dieu protecteur du troupeau. La victime sacralisée par son sacrifice, possède une baraka, sa peau en particulier jouit de la faculté de guérir toutes sortes d’affections cutanée. On suspend les cornes aux arbres fruitiers, plus particulièrement aux grenadiers, dans le but d’augmenter la récolte de fruits.
[3] A la fin du 19ème siècle Frazer vit dans cette succession de sacrifice suivit de mascarade, dans cette juxtaposition de la douleur et de la liesse accompagnant la mort et la résurrection d’un Dieu de la végétation. Ainsi la nature fut régulièrement renouvelée, par cette célébration saisonnière. Dans « la victime et ses masques » Abdellah Hammoudi , nous dit à propos de la mascarade de l’Aïd El Kébir, que les travestissements des règles ordinaires qui s’y jouent répondent à l’inversion du temps dans un rite de passage par quoi se marquent les deux orientations contradictoires de la durée : le temps qui part et celui qui arrive. Le théâtre des masques inverse les rôles et les faits et gestes de la vie quotidienne.. Dans la mascarade, l’autre prend successivement visage d’esclave, de juif et de femme.
Ce soir comme il y a vingt cinq ans, je vais assister aux chikhates qui vont se produire. En attendant le début de la soirée, j’assiste à une ksara de jeune safiots avec leur outar, en notant qu’ à Essaouira le cerveau musical de la ville est le guenbri des Gnaoua, alors qu’à Safi, c’est plutôt loutar de l’aïta. La soirée se déroulera chez les voisins de Hamid Lachgar, où les jeunes Safiots viennent de sacrifier deux moutons. A l’entrée un pressoir à huile. Le propriétaire de la maison, qui est le muezzin du village est un cousin de Hamid Lachgar.
L’animateur de la soirée venu spécialement de Safi avec sa troupe, c’est le cheikh Sopa aux yeux bleus claires. Il est venu me dire qu’on s’est vu en ce même endroit, il y a plus de dix ans de cela, du temps où le Moqadem Hamid Lachgar était encore en vie. J’ai déjà une longue histoire avec les Regraga avec toutes ces rencontres et ce retour du même : je croyais que la troupe animatrice, ce sont ces jeunes improvisateurs venus de Safi, mais finalement la troupe de chikhates, c’est toujours la même sous la direction du même violoniste, Monsieur Sopa : il était dans une pièce à côté en train de préparer force pipes de kif avec sa troupe : c’est le point commun avec les Gnaoua ; eux aussi passent l’après midi qui précèdent la lila à s’enivrer d’adjuvent rituels, le kif en particulier.
Un violoniste doit connaître aussi bien l’ancien que le nouveau répertoire. En cela sa mémoire ressemble à la charge du colporteur (attar), chez qui les femmes des hameaux éloignés trouvent tout ce qu’elles désirent. Dans sa version traditionnelle, l’aïta des ports exaltait les expéditions et le courage des chevaliers et de leurs chefs, les grands caïds. Rahal, le vieux chansonnier de la grande source, a ouvert les yeux sur une aïta qu’on appelait la gazelle des chasseurs :
En éperonnant le fauve (al Bargui),
Elle m’a piqué au cœur.
Combien de porteurs d’étendards
Ont accompagné les chevaliers errants ?
Par les temps d’anarchie (siba), les porteurs d’étendards ouvraient la marche aux escouades de chevaliers intraitables qui allaient d’une expédition punitive à l’autre (les fameuses harka) apporter la victoire et la notoriété à leur tribu et à leur Caïd. L’une des aïta les plus célèbres ne porte-t-elle pas comme titre, « le déferlement des chevaux sur les chevaux » ? Elle relate par le menu une expédition punitive :
Dans la tourmente et la poussière
À Ben Guerir, tout s’envole.
Des charrettes pour les blessés !
Les aveugles sont délaissés.
Où sont passés les gros moutons ?
Où sont passés les beaux chevaux ?
Au souk de Larbaâ, le moussem devient Harka
Tentes et mâts sont foulés aux pieds.
Bataille du jeudi s’achève le vendredi.
Nous en voulons à la déchéance des jours
Qui font des Chorfa de simples hommes du commun.
Moi aussi, El Hâjj Bouchaïb
J’irai au moussem le cœur en fête
D’une tente immense, je planterai les piquets
Et de tapis multicolores, je couvrirai l’intérieur.
Autant que la chevalerie, la thématique agraire est importante ici, comme le souligne Ali, le violoniste du Mzab :
- La première fois, que j’ai pris le violon, j’ai chanté les graines de grenade, qui débutent ainsi :
Au ciel, ils ont suspendu la vigne
Sa propriétaire est en transe
Et son propriétaire un musicien.
En connaisseur, l’un des invités me dit :
- Si tu veux savourer la vraie aïta, il te faut l’écouter sous la tente des moussems, assis sur une natte, avec une pierre pour seul oreiller, et pour toute lumière, une lampe à pétrole. C’est là que l’aïta se manifeste, et pas à travers l’écran du téléviseur. Pour écouter l’aïta dans sa vérité, aucun artifice ne doit s’interposer entre toi et les musiciens : ni ampli, ni microphone, ni lumière électrique.
La participation, voilà le mot-clé. Il n’y a pas de frontières entre orchestre et spectateur, car ils sont dans une certaine mesure interchangeables. On participe aussi aux frais de la fête collective, par le biais des loghrama, ces billets de monnaie qui permettent de gratifier la beauté de la danse et du chant. Et s’il y a un trait commun à toutes ces tribus arabophones, malgré les nuances existant entre leur personnalité de base, leur territoire, et leur répertoire marsaoui,haouzi,ou zaâri- c’est bien l’esprit de la fête, qu’on appelle ici nachate, et pour lequel, certains sont prêts à consentir des sacrifices qui leur font frôler la ruine :
Ô Baba Driss vends ton jardin
Et viens t’amuser !
On signale que beaucoup de fils d’anciens caïds ont dilapidé leur héritage dans les fêtes des chikhate.chikhate, afin d’affirmer leur puissance et leur prestige. Ce comportement ostentatoire est également un héritage : l’une des attributions des caïds des plaines céréalières était d’organiser pour leur tribu de grands cérémonials de cavaliers et de préstige.
L’aïta était à l’origine un appel au secours de Dieu contre les forces incontrôlées de la nature et contre l’injustice des hommes. Aujourd’hui l’aïta est d’abord et avant tout un appel à reconnaître le droit de cité à la chair contre les froides exigences de la norme. L’amerg, chant poétique berbère, procède ici par allusion. L’aïta au contraire, désigne sans pudeur l’objet du désir :
Ma part de l’interdit,
Je ne l’ai pas encore vendue.
À première vue cette libre expression du désir paraît récente. Elle serait due à la modernité. Cependant, elle nous semble en réalité aussi vieille que l’aïta elle-même.
Progressivement les langues se délient, les barrières sociales sautent. On passe du vouvoiement au tutoiement. Les invités se mettent à danser à tour de rôle avec la chikhate de leur choix :
Ton œil, mon œil
Enlace-la pour qu’elle t’enlace
L’aurore me fait signe
Le bien-aimé craint la séparation.
Un admirateur se lève. Il pose un billet sur le front de sa danseuse préférée. Et ainsi commence ce qu’on appelle Loghrama. Un rival fait de même en misant davantage. Le processus fait ainsi boule-de-neige. Il devient difficile pour les participants mâles, de se soustraire à cette obligation, sans se déconsidérer aux yeux des femmes : la richesse consumée est l’un des attributs de la virilité. Si le groupe est homogène ; quelques billets suffisent. Mais si dans la séance, il existe deux personnalités rivales c’est la surenchère des billets de banque, non seulement pour conquérir la plus belle danseuse mais pour avoir le leadership dans le groupe. C’est à qui ruinera l’autre en se ruinant lui-même. C’est la dépense gratuite, festive, et pour le prestige. L’écrivain Georges Bataille met en relation, sur un autre sujet ; l’érotisme, la mort, et ce qu’il appelle la « consumation ».
Chez les Romains, des prostituées sacrées vendaient leurs charmes au bénéfice de la divinité, dans son temple. Il est possible que les chikhate soient les héritières de cette antique tradition méditerranéenne.
6h.30. Mardi 14 avril 2009
Réveil avec les chants des oiseaux. Je suis d’abord attiré par la lune blafarde au firmament au dessus du village. Elle représente pour moi la sérénité et un peu plus loin, je remarque un oiseau qui nettoie ses ailes sur un fil électrique : l’électrification rurale est arrivée ici avec la visite royale en 2007, le moment même où Hamid Lachgar décède.
Je pars tout à l’heure avec la taïfa à Sidi Mohamed Marzouq et ce n’est que demain, qu’il y aura ici la présence des cavaliers de la tribu Hart.
Je rejoins les membres de la taïfa en train de prendre leur petit déjeuner sous un muret. L’écuyer me dit à propos de celui qui leur offre le petit déjeuner :
- Si Mustapha est notre ami. Cela fait deux ans qu’il nous offre le petit déjeuner mais cette tradition perdurera de génération en génération ! Après le petit déjeuner nous allons prendre cette piste longue d’une vingtaine de kilomètres.
Ils sont partis plus vite et plus loin que moi, alors que je peine à courir après eux alourdi par mon sac sur le lit de l’oued desséché et rocailleux. A un certain moment le jeune Moqadem a ordonné à l’écuyer de m’attendre avec son âne pour m’alléger de mon sac pour que je puisse les rattraper plus vite. Le lit de l’oued est trop rocailleux pour accélérer le pas. La plus adéquate métaphore pour décrire le daour est le passage d’un train : il y en a ceux qui conduisent le train et qui l’accompagnent du début à la fin, mais tous les autres ne font que prendre le train en cours de route pour l’accompagner quelques stations avant de redescendre plus loin. Il y a les accompagnateurs permanents que sont les petits groupes de la khaïma et de la taïfa qui sont toujours là, mais tous les autres ne sont que des accompagnateurs et des participants provisoires, qui cèdent leur place à de nouveaux arrivants qui reprennent le relais en accompagnant le daour. Le parcours du temps, le train du printemps.
Nous quittons le lit rocailleux de l’oued pour rejoindre enfin la route qui mène à Sidi Mohamed Zerrouq. La taïfa continue son chemin à pas cadencé : ça roule comme une horloge ; ils doivent être à l’heure où les gens les attendent à chaque étape. Ils ne peuvent pas donc retarder la marche pour m’attendre. Mine de rien, le parcours est pour ainsi chronométré : chaque minute voir chaque seconde compte, l’aiguille du daour ne doit surtout pas s’arrêter pour arriver à temps à l’heure zénithale où aura lieu la distribution des offrandes. Ce n’est pas comme en ville où les rendez vous sont des bluff, reportés continuellement à plus tard, où les temps morts ne cesses de s’accumuler dans notre vie. Ici tout est réglé par l’horloge du printemps.
Le porteur d’eau au visage tacheté de vitiligo m’apprend , qu’à cette étape , les serviteurs viennent du Haouz de Marrakech : il s’agit de la tribu Hmar et de la zaouïa de Sid Zouin . Curieusement, ces pèlerins en provenance de Sid Zouine opèrent la jonction entre les sept saints berbères Regraga et les Sabâtou Rijal de Marrakech. Ces derniers prirent à Marrakech une telle notoriété que cette expression devint comme un second nom de la ville. On dit par exemple : « je vais aux Sebatou Rijal » pour indiquer que l’on se rend à Marrakech. Les sept saints de Marrakech n’ont de commun que le lieu de leur sépulture. ; ils sont venus de pays parfois éloignés, et ont été séparé dans le temps et dans l’espace, puisque la date de leur mort s’échelonne entre l’année 1148, date de la mort du Cadi Âyad, et celle de 1528, date de la mort de Sidi Abdellah El Ghazouâni, dit « Moul Laqsour » ou encore « Moul Tabaâ », le titulaire du sceau. C’est de ce sanctuaire de Moul Laqsour que part au cinquième jour du Mouloud, la chamelle qu’offrent les tanneurs de Marrakech à Moulay Brahim, « l’oiseau des cimes ».
La visite aux Sebatou Rijal se faisait suivant un parcours circulaire, qui commence au Sud – Est de la médina, s’achève au Sud – Ouest. Le Cheïkh el Kamel, le maître des Aïssaoua, au moment d’atteindre sa plénitude spirituelle, Bou Rouaïn qui l’accompagnait lui dit :
- Il faut que tu te rendes au pèlerinage des Sabatou Rijal pour mériter le sceau de la sainteté.
Au moment de rendre l’âme, Sidi Ben Sliman a légué son pouvoir à Sidi Abdelaziz, en lui disant : un jour viendra un saint homme que tu reconnaîtras, et à qui tu remettras ce legs. En arrivant à Moul Laqsour, le Cheïkh el Kamel s’installa parmi eux : on su alors que c’était Lui qui devait venir récupérer son legs spirituel.
Une qasida énumère ainsi les sept saints de Marrakech :
L’hôte de Dieu, réclame le secours des sept saints, nos Seigneurs.
Je commence par le vertueux Sidi Youssef Ben Ali qui ne nous abandonne jamaist.
Au Cadi Âyad, nous demandons intercession pour notre délivrance.
Ô Sebti, ô Ben Abbas, sauves nous, aux heures sombres !
El Jazouli l’élu, rend heureux quiconque sei rend auprès de lui.
Tabaâ, l’envoyé, guérira de son remède nos foyers
Le titulaire du sceau a dit : « Banni soit tout porte malheur ! »
Ô assemblée des braves ! Exhaussez nos vœux ! Guérissez nos maux !
Pour clore ces suppliques, il est bon d’évoquer l’Imam Souhaïli.
Tels sont, les sept saints de Marrakech.
Cette qasida cite entre autre, l’Imam El Jazouli, l’auteur de Dalili El Khayrate, qui réveilla la ferveur religieuse des marocains contre l’incursion portugaise sur les côtes. La coalition groupée autour de lui contre l’envahisseur, fut pour beaucoup dans l’abolition de la dynastie mérinide, laissant ainsi toute latitude aux chorfa Saâdien pour instaurer une nouvelle dynastie sur les débris de l’ancienne. Il mourut en 1465 à Afoughhal près de Had Dra en pays Chiadma. Une fois devenu Souverain , le Saâdien Moulay Ahmed El Aâraj, ordonna le transfert de sa dépouilles ainsi que celle de son père , du lieu dit d’Afoughal à Marrakech, où il figure parmi les sept saints.
Autre patron de Marrakech :El ghazouani, « le titulaire du sceau ». Il était devenu si célèbre que le Souverain Wattasside, Abou Abdellah Mohamed dit Al Bourtoughali, le fit arrêter au Habt dans des conditions mystérieuses. Libéré, il s’établira par la suite à Marrakech, à la fois pour fuir les Portugais qui débarquent à Azemmour en 1513 et pour y soutenir la fortune naissante des Saâdiens. Son maître spirituel était le Cheikh Sidi Abdelaziz Tabaâ qui naquit à Marrakech où il était marchand de soie. Appelé à Fès pour y enseigner dans la capitale Mérinide, il alla loger à la médersa Attarine. Les habitants y accourir de toute part pour recevoir sa bénédiction. Mais ayant reconnu dans la foule le Cheikh Abou Al Hassan Al Andalûssi, il vint à Lui, le prit par la main et l’installa à sa place ; puis il demanda qu’on lui amena son cheval pour retourner à Marrakech. Il y mourut en 1508 et fut enterré près de la mosquée de Ben Youssef.
Sidi Bel Abbas Sabti, est considéré comme le saint patron de Marrakech. Averroès qui avait envoyé à Marrakech un docteur de Cordoue pour s’informer de sa doctrine , jugea que celle –ci était basée sur le principe que « la vie de l’homme se fait par la charité ».Il est considéré comme le protecteur des aveugles qui se maintiennent en vie beaucoup plus par leurs prières que par la charité. La vie de Sidi Bel Abbès , fut dominée par la confiance en Dieu, Attawakkûl. Il quitta Ceuta où il était né en 1130 et vint s’établir à Marrakech sous le règne de Yaâqoub El Mansour l’Almohade. Ce dernier fut surnommé « Al Mansour »(le victorieux) après avoir défit les chrétiens d’Andalousie dans la bataille d’Alarcos le 18 juillet 1195.
À la fin de sa vie le sultan Almohad fut saisi d’une crise mystique et fit mander Abou Médian, le pôle spirituel de son temps. Le cheikh vivait alors à Bougie. Malgré son grand âge il se mit en route pour rejoindre le Sultan à Marrakech. Arrivé à El Ubbad près de Tlemcen, il sentait que sa fin est prochaine. Il dit alors aux hommes de Yaâqûb El Mansour :
- Allez dire au Sultan que son salut est entre les mains de Sidi Bel Abbès.
Ces paroles furent rapportées à Yaâqûb El Mansour, qui fit rechercher Sidi Bel Abbès et en fit son directeur spirituel.
De tout temps, la ville de Marrakech était renommée pour le grand nombre de Ouali qui reposaient dans son enceinte et qui justifiait le dicton « Marrakech, terre des saints »
Nous sommes ici dans la tribu Hart, limitrophe de Hmar et des Oulad Jerrar( Hart fait partie du pays Chiadma, et les deux autres du Haouz de Marrakech). C’est la zaouïa de Sidi Mohamed Marzouq qui offre la provision à cette étape sans recevoir de contre don puisqu’elle ne fait pas partie des zaouïas Regraga qui accompagnent le daour. C’est donc un cas de figure singulier que cette zaouïa excentrique de Sidi Mohamed Marzouq : une zaouïa servante au service des Regraga, puisqu’elle leur accorde la mouna pour recevoir leur bénédiction. Il s’agit de rapports sociaux de protection entre une zaouïa servante et les Regraga. Quant à la tribu Hart, elle anime plutôt l’étape de Mrameur par ses cavaliers .Quelqu’un me dit d’aller vers l’oliveraie pour y rencontrer Oulad Sid Zouine, en y arrivant je tombe plutôt sur Ahmed l’ancien Moqadem de la taïfa, avec son fils Abdelhaq - Tous deux étaient habillés de djellabas immaculées- il me dit :
- Comment va le tmarsit (la caprification) ?
C’est à la fois un hommage et un reproche. Un hommage ambiguë donc et un reproche ambiguë aussi.
Un peu plus loin quelqu’un de la tribu Hart me demande d’où je suis et comme je répond d’Essaouira, il m’interroge à nouveau :
- Essaouira de la mer ?
Maintenant que j’ai récupéré mon sac auprès des gens de la taïfa, et donc ma liberté. Je peux partir à tout moment vers Essaouira : Souirt Labhar comme ils disent : Essaouira de la mer. Parce qu’il y a d’autres Essaouira plus enclavées dans la terre : la sucrerie saâdienne au bord de l’oued ksob au cœur de l’arganeraie et l’Essaouira des Mrameur où se retrouvent les cavaliers Hart avec leurs chevaux à l’ombre de l’oliveraie, qu’on appelle souirt Mrameur.
Cette étape de Sidi Mohamed Marzouq est surtout marquée par la forte présence des fantassins qu’on appelle rma. En générale, ils se rendent aux étapes les plus importantes telle Sidi Hsein Moul Bab de la province de Safi,e d’Essaouira ou encore l’étape de clôture.
Les fantassins se composent de deux fractions : ceux de Sidi Bou Laâlam et ceux d’Akermoud.
Sur le circuit de pèlerinage des sept saints berbères Regraga Korati Lahbib m’apporte ces précisions :
- Aujourd’hui, mardi 14 la khaïma arrive à Tikten au moment où la taïfa quitte cette étape pour se rendre à Sidi Mohamed Marzouq. Le mardi est donc animé simultanément par deux daour : celui de Sidi Mohamed Marzouq et celui de Sidi Hmar Chantouf(« poile de carotte », le saint patron de la zaouïa de Tikten). A son retour de Sidi Mohamed Marzouq la taïfa passe par Sidi Bou M’âïza (le saint patron protecteur du cheptel de caprins), traverse à nouveau la zaouïa de Tikten avant de rejoindre Souirt Mrameur. Le mercredi 15 avril, la taïfa et la Khaïma se retrouvent ainsi à l’ombre des oliveraies de Mrameur où ils sont accueillis par les cavalier Hart. Et le jeudi le daour sera a Moul’Ghiran (le patron des grottes).
Au retour, dans une Peck- up , la jeune fille au main enduises de henné prend mon téléphone portable et me remet le sien. Elle me dit qu’elle est de Mzilat où elle devient parfois difficilement joignable en raison de l’absence du réseau. Elle pense que les Regraga viennent de lui accorder le prince charmant tant attendu : le fameux tmarsit, encore et toujours, cette caprification qui rend possible la renaissance du printemps.
Chérif Regragui m’informe de son désir de rejoindre les Regraga à une étape où ceux-ci passeraient deux jours successivement, afin qu’il puisse planter une tente caïdale où il les recevrait somptueusement avec sacrifice de deux béliers (cette occasion ne se présentera finalement qu’à l’étape de Sidi Saïd Sabek, le premier à rencontrer le Prophète, selon leur légende dorée ).
« D’ici vendredi, les Regraga eux-mêmes nous indiqueront l’endroit le plus approprié, lui répondis-je. Mais on a beau téléphoné à korati Lahbib (qui l’a couvert à Sidi Kacem du turban de la baraka, avec ses poussières et ses sueurs accumulées lors des précédentes étapes), il demeure injoignable parce que le daour traverse des « hors-zones ».Cependant je me permets de vous signaler les étapes suivantes où les Regraga passent deux jours de suite :
1. Sidi Abdellah Ben Saïd : mardi 21 et mercredi 22 avril 2009.
2. Sidi Abdellah Ben Wasmine : samedi 25 et dimanche 26 avril.
3. Et la clôture : samedi 25 et dimanche 26 avril 2009.
Cependant, si vous trouvez ces étapes trop éloignées dans le temps, on pourra choisir celle de Tikten (mardi 14 avril 2009).où j’ai des amis. » Il s’agit, des descendants de Sidi Hmar Chantouf, le marabout à la chevelure « poiles de carottes » qui aurait vécu sous les Saadiens.
Finalement, les objectifs que nous poursuivons s’avèrent complètement divergents, dans la mesure où je suis d’abord préoccupé par les images à prendre pour le beau livre, alors que ce descendant de Sidi Wasmine, semble plutôt répondre à un impérieux appel de ses racines, escomptant, à terme, créer une espèce de « fondation Regraga », qui aurait un centre de documentation, au sanctuaire même de Sidi Wasmine au sommet de la montagne de fer !
Au cours de ma première entrevue à Marrakech avec Chérif Regragui, un beau jour de l’hiver 2009, il m’a appris trois choses intéressantes que lui racontait son père :
1. Que les Regraga partageaient leurs offrandes et leurs sacrifices mais pas les ziara que les pèlerins introduisent au tronc de la khaïma : à la fin du daour ce tronc était transporté au sommet du djebel Hadid, au sanctuaire de Sidi Wasmine où on procédait au partage de la ziara monétaire.
2. Que, les sultans du Maroc avaient l’habitude d’offrir le taureau noir le plus puissant du Royaume aux Regraga,
3. Que, simultanément au déroulement du daour au pays Chiadma, un autre a lieu à kénitra . Car les descendants des Regraga sont établis depuis fort longtemps entre Salé et Kénitra, c'est-à-dire en bordure du Bou-Regreg (le clapotis).
Dimanche 19 avril 2009.
Une fois à Sidi Saïd Sabek, notre mécène se met à distribuer force aumônes et à en mettre autant au tronc de la khaïma. En guise de bénédiction les Moqadem présents lui offrent un coq blanc qu’il confie provisoirement au porteur d’eau. Celui-ci, déduisant aux signes extérieurs de richesse de notre protecteur, de possibles accointances avec le makhzen, lui demande aussitôt d’intercéder à son profit : étrange échange entre pouvoir temporel et pouvoir magico-sacral Le soir même, au cours d’un repas communiel, le coq de la baraka, fut consommé au couscous aux sept légumes,.
11:18 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Je vous vante pour votre article. c'est un vrai charge d'écriture. Continuez .
Écrit par : cliquez ici | 11/08/2014
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