28/04/2010
Les Regraga revisités (3ème partie)
Les Regraga revisités
Troisième partie
Abdelkader Mana
« Dieu a crée les Prophètes en Orient et les marabouts au Maghreb. Les Regraga étaient des combattants de la foi : après avoir soumis les tribus berbères, ils désignèrent un marabout à la tête de chacune d’elles. »
Du fond de la tente en toile du marchand de fruits secs, le nouveau moqadem de la khaïma est en train de m'observer le photographiant: l'obsevation participante, suppose que l'observateur est lui-même observé par ceux qu'il observe!
En face les barbiers. Une tente sommaire, un grossier tabouret, une table chancelante, un miroir cassé, des couteaux rouillés. Je rentre :
- Paix sur vous, je veux me raser le visage.
Le jeune barbier encore mal réveillé :
- Commençons par le vôtre et que la journée soit bénie !
Après le barbier, voilà le conteur. La barbe blanche, le visage avenant : il explique aux paysans impressionnés les principes de base des ablutions funéraires et « la prière de l’absent ». Parmi le public, un fellah fruste et poussiéreux complète ses propos et cite Asraël qui accueille les morts au seuil de l’au – delà. Le conteur lui recommande le silence pour ne pas nuire à l’attroupement et le disperser.
Il étale son turban :
- Vous savez sans aucun doute que dans le vieux temps le turban blanc servait de linceul aux cavaliers de la guerre sainte. Maintenant, ce n’est pas vous cher public qui êtes morts ; c’est votre conteur, voilà comment il faut prier pour lui...(après la démonstration il poursuit). A notre mort l’ange Djebraïl (Gabriel) nous ordonne de raconter notre vie passée ; les moindres gestes et paroles...Même les analphabètes d’ici bas trouveront là- haut la faculté d’écrire. La plume sera notre index, l’encrier sera notre bouche et la page blanche notre linceul...
Des hameaux environnants arrivent les paysannes aux caftans bariolés. Elles marchandent les bracelets d’aluminium et les plantes cosmétiques. Leurs enfants ont le regard rêveur devant les jouets en plastique et les ménages en bois. Les adolescents sont particulièrement attirés par la halka de « l’âne intelligent ».
La baraka, c’est l’esprit, le barouk en est la lettre matérialisée dans la chose.
Lalla Beit Allah est probablement une ancienne déesse berbère devant laquelle se déroulaient les fiançailles collectives qui étaient sensées féconder le maïs. Nous avons retroué au sommet du Djebel Hadid une fiancée mégalithique (laâroussa makchoufa) à la forme phallique et qui a pour fonction de féconder la terre nourricière.
Le moqadem de la khaïma me demande de rédiger une plainte qu’il porte à la « fiancée » qui préside aux destinées des homme à Lalla Beit Allah.
- Il s’agit, m’explique la fiancée, d’une bagarre autour des jeux de hasard.
- Non, rétorque le jeune plaignant ensanglanté ; l’agresseur a voulu me violer…
Le moqadem l’arrête immédiatement :
- Ne parle pas de « ça » !...
A chaque étape les jeunes dépensent leur gain à corser les soirées dansantes d’adjuvants rituels. Véritables tavernes mobiles, les chameaux clandestins se déhanchent derrière les pèlerins -tourneurs. Ils sont en cela comme les habitants de Formose dont Montesquieu nous dit qu’ils ne regardent point comme péché l’ivrognerie et le dérèglement avec les femmes ; ils croient même que la débauche de leurs enfants est agréable à leurs Dieux.
L’incarnation du Majdoub nous parle des temps modernes :
- Maintenant la lumière est à l’intérieur et à l’extérieur des foyers, tu dors en sécurité même en pleine forêt.
On allume les bougies et on s’endort, hommes et femmes confondus à l’intérieur de Lalla Beit Allah. Certaines femmes sont venues de loin. Le mari n’est jamais présent : « A Rome, écrit Montesquieu, il était permis au mari de prêter sa femme à un autre.... Cette loi est visiblement une institution Lacédémonienne, établie pour donner à la République des enfants d’une bonne espèce, si j’ose me servir de ce terme. »
Cette promiscuité entre hommes et femmes, c’est le tmarsit symbolique, vestige d’une antique nuit de l’erreur.
Une femme enceinte donne sa ceinture à bénir, une autre son bébé. Deux Regraguis discutent au fond avec une belle femme, on dirait Lalla Beit Allah en personne. On est probablement ici en présence d’une vieille tradition de communisme sexuel dans laquelle les Regraga caprifiaient réellement les femmes des tribus servantes pour faciliter magiquement la même opération chez les plantes et le cheptel.
Les femmes retrouvent dans le rêve rituel, la liberté qu’elles n’ont pas dans le réel : le droit d’avoir plusieurs maris comme celui-ci a le droit d’avoir plusieurs femmes. Les vieilles institutions berbères étaient probablement matriarcales et c’est l’Islam qui a instauré le patriarcat. On m’apprend qu’au lendemain de notre départ, des pèlerines restent pour une journée de lama, où la transe efface la culpabilité et favorise le repentir.
Outre les treize moqadem ,la khaïma est suivie par les tolba qui y lisent le Coran au crépuscule, les tiach (novices s’initiant à la parole des ancêtres) qui ratissent au large, comme les ouvrières de la ruche, pour collecter les offrandes des hameaux qui se trouvent en dehors du parcours, un Raoui (conteur) béni à cause de son talent d’orateur, un homme –médecine aux traits étranges, qui offre ses services à ceux qui tombent malades et un porteur d’eau qui vend les bouts de la khaïma de l’année passée.
Sur le chemin des sept saints, que le rituel mime, on ne peut passer qu’une seule fois par le même endroit et au moment prescrit par la tradition : un jour avant, les offrandes ne sont pas prêtes, un jour après, les zaouïas ne sont plus accompagnées par les esprits de la baraka. Chaque année, à la même heure, au même jour et à la même étape, les Regraga bénéficient de la même hospitalité et ce, depuis des siècles !
11:25 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Je vous approuve pour votre paragraphe. c'est un vrai travail d'écriture. Continuez .
Écrit par : MichelB | 13/08/2014
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