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28/04/2010

Les Regraga revisités (4ème partie)

Les Regraga revisités

Quatrième partie

 

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Abdelkader Mana

 

6 heures. Dimanche 2 Avril 1984

La lueur du jour est à peine perceptible. Le ciel bas, lourd de nuages, prélude à une journée pluvieuse. Elle sera accueillie comme la preuve de la puissance revivifiante des Regraga. Le cafetier réveille les dormeurs. Un jeune marchand ambulant m’interpelle :

- Journaliste ! Bonjour journaliste !

Le moqadem de la khaïma me fait signe de rejoindre les Regraga à la tente du tribunal où on m’offre le thé et une galette d’orge à l’huile d’olive. Je rompe le silence qui règne dans le groupe :

- Une journée pluvieuse nous attend grâce à la baraka des Regraga...

On ne répond pas à cet éloge moqueur. On se méfie. On m’observe à la dérobée. Pour détendre l’atmosphère le moqadem de Talmest raconte :

- L’autre jour, une chèvre a donné naissance à un sanglier !

Puis il mime son grommellement. Tout le monde éclate de rire. Enfin, on en vient au vif du sujet : ils veulent connaître ma véritable identité et ce que je viens faire parmi eux. Je leur explique que j’ai déjà publié des articles sur la culture d’Essaouira et des Haha et que tout le monde, le fils de leur moqadem en tête, m’a reproché de n’avoir rien publier sur les Regraga. Or, on ne peut pas comprendre les Chiadma si on reconnaît pas leurs patrons les Regraga. Ils écoutent mon discours d’auto – justification sans dire un mot. En guise de conclusion Si Hamid, le moqadem de la khaïma, me dit de sa voix profonde :

- Soyez le bienvenu, Monsieur le fqih.

Désormais, je suis officiellement l’hôte et le protégé de la khaïma, je fais partie de son cortège de moqadem, je suis une nouvelle zaouia qui s’ajoute à leurs zaouia !

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Nous sommes ici au pays du fquih Si Hamid Sakyat, mon campagnon de route en 1984 aujourd'hui décédé.
Le Lundi 17 Avril 1984 , il était bien présent comme on peut le constater dans ce passage de mon journal de route:
Un brouillard épais m’empêche de percevoir la plaine qui s’étend à l’infini ; on distingue vaguement l’oued Tensift serpentant en bas et on a l’impression de survoler l’espace à vol d’oiseau. Je rejoins les dignitaires de la khaïma. Le Retnani me dit :

-Le sang se mêle au sang ; on commence à te faire confiance. Alors qu’au début, il n’y avait que les couteaux de la méfiance entre nous.

Le chamelier raconte :

-Le sanglier s’est disputé avec le bélier qui l’empêchait de dormir. Le sanglier lui dit : « Regarde combien de marcassins j’ai enfantés et pourtant je ne grommelle point. ». En effet, il ne fait que forniquer ; chaque laie traine dix marcassins  derrière elle. Lorsqu’il tonne et il pleut, le sanglier se met à jeûner et passe son temps à forniquer. Ceci, je le dis à propos de Hnaïna qui, comme le bélier, passe son temps à crier dans la khaïma, alors qu’il n’a aucun enfant.

L’éclat de rire du chamelier découvre ses dents jaunes comme les épis de maïs et grandes comme celles d’un âne. Il dis en guise de conclusion :

-Ta corde et ton dlow (l’ustensile en caoutchouc pour puiser l’eau), te dispensent d’implorer quiconque d’étancher ta soif ou de bénir l’âme de tes ancêtres.

Une façon comme une autre de dire qu’il ne faut compter que sur soi. Le serveur de thé remarque :

-L’eau des citernes est saumâtre, je lui préfère celle des puits : elle est délicieuse comme l’eau de vie.

Le chamelier :

-Qu’Allah nous préserve, l’eau de vie est illicite.

Je réplique :

-Tu en boiras pourtant des rivières au paradis, tu forniqueras avec les houris, et tu garderas là-haut tes vingt ans perpétuellement. Le guérisseur du vitiligo sera en chômage parce que les gens ne tomberont plus malades. La « fiancée » sur sa jument d’émeraude te donnera des grappes de raisins qui n’auront pas été caprifiées par le papillon ni touché par le paysan. Là-haut, le sultan des Regraga t’offrira une table ronde garnie de pierres précieuses !

Le chamelier :

-Tu te moques de moi Abdelkader ? Mais qui sait incha Allah... Aux temps révolus, les gens adoraient un arganier. Un chevalier de la table ronde prit une hache pour décapiter l’idole. Ibliss, qui contribua à la chute d’Adam et d’Eve  l’en empêcha : « Si tu ne coupes pas l’arbre, je t’offrirais trois louis d’or » Lui dit-il. Le chevalier renonça à son entreprise et la population berbère lui offrit chaque année les trois pièces d’or. Le jour où elle ne put plus payer, il reprit sa hache et se dirigea vers l’arganier. Ibliss lui dit : « ça ne sert plus à rien de le couper puisque tu ne le fais pas pour défendre la foi monothéiste, mais pour obtenir les trois pièces d’or !

Le fquih Sakyati ajoute :

-Les Regraga font leur tournée pour voir qui est resté attaché à l’Islam et qui a apostasié : celui qui offre ziara et mouna est considéré comme un fidèle et celui qui refuse comme un infidèle. Au départ, leur pèlerinage se faisait pour Dieu, maintenant il se fait pour les biens matériels. La plupart d’entre eux ne font pas de prière et sont illettrés. On a vu dés lors fleurir des hérésies telle que la flagellation au genêt ou la vente de bouts de khaïma comme barouk.

Un fellah proteste :

-En combattant par l’épée, les Regraga avaient tué beaucoup de gens.

Le fquih Sakyati rétorque :

-Oqba Ibn Nafiî avait contraint les gens à épouser l’Islam par la force. Alors que les Regraga ont plutôt recouru à la ruse. Certains nient leur rencontre avec le Prophète puisqu’on ne possède aucun document datant du 14ème siècle. Beaucoup de légendes et de croyances se sont mêlées depuis à l’histoire.

Du sommet de la montagne le cortège s’ébranle à nouveau vers la plaine. La pente est trop abrupte, ce qui oblige les bêtes de somme à zigzaguer lentement le long du flanc. C’est une véritable fourmilière humaine qui descend du sommet de Lalla Beit Allah que d’aucuns compare au mont Arafat. Plus bas, en direction de la plaine, le cortège se scinde en deux : La taïfa va vers Sidi Abdellah Sakyati au pied de la montagne, la khaïma continue son bonhomme de chemin plus loin à l’Ouest vers les « Mtafilhaouf », où l’on doit se laver de ses poussières et de ses pêchés.

Tout près de là, un portique à ciel ouvert donne par des escaliers sur un lac sacré qui fait penser à l’Inde. De fines tiges de joncs flottent sur ces eaux stagnantes, du bord s’envolent des colombes. Un enfant abreuve une vache rouge et une ânesse blanche. Une femme accroche un fichu à un olivier sauvage qu’elle appelle « sainte jeunesse » (Sid Chabab)  C’est un arbre qui a poussé sans le concourt des humains. Qui l’a planté ? Mystère. Le fquih Sakyati qui demeure au pied même de la montagne nous offre son hospitalité : pièce au sol couvert de tapis, chapelet accroché au muer, petite bibliothèque de vieux livres jaunis. L’un d’eux est intitulé « l’âme de la religion islamique » écrit par Afif A Tabbar. Au chapitre traitant « du polythéisme et de ses aspects », on peut lire :

«  Le polythéisme, c’est de vénérer les arbres, les animaux, les tombes, les astres, les forces naturelles. C’est aussi le fait de croire que Dieu est un homme. Né de l’ignorance et de l’imagination, le polythéisme est en contradiction avec la raison et la logique. Il rend l’esprit prisonnier de l’imagination, des contes et des légendes. Le culte de la personnalité, qui se sert des médias fait partie aussi des pratiques polythéistes... »

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Lalla Beit Allah, dimanche 12 avril 2009

Tôt le matin, je photographie les scènes du réveil, dans les immenses tentes – café ouvertes sur les étables. Brusquement, un vieil homme me prend violemment à partie :

- Vous n’avez pas à nous photographier en train de prendre notre petit déjeuner !

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Après altercation, hausse de voix et intervention du Moqadem de Tikten en ma faveur, je repars préparer moi-même mon thé sous une autre tente – café, où un jeune homme estropié d’une jambe vient partager le petit déjeuner avec moi. Juste à côté, d’autres jeunes fument du kif. Je demande de s’approcher à un marchand ambulant qui vend du barouk aux gens assis à même les nattes de jonc sous la tente. Il a d’abord cru que je vais lui acheter quelque chose. Je dis : non. Je sors mon appareil et hop, il s’en va : il refuse lui aussi de se laisser photographier. Et dans la travée des Qashasha (marchands de fruits secs) j’ai du faire intervenir korati Lahbib pour convaincre un marchand de  se laisser photographier.

L’image pose beaucoup de problèmes ici : la civilisation du signe  refuse l’image. La représentation d’une manière générale fait l’objet de prohibitions importantes. C’est comme si on volait l’âme de la personne photographiée. Surtout quand on ne restitue pas l’image. Les gens me disent souvent : « Vous nous avez photographié, mais allez vous nous restituer ces images au prochain daour ? »  Certaines images, les offrandes en particulier, sont tabous, me dit chérif Regragui et je me demande si à 2M, on a mis fin à mes documentaires sur ce Maroc profond et méconnu, parce que justement il y a « un problème d’image » : question importante qui reste à élucider. Il y a des images de soi à montrer et d’autres pas... Par contre, en Europe, la civilisation de l’image par excellence, aucune image n’est tabou, surtout pas le corps de la femme mis à nu, alors que chez nous il doit être voilé...Après cette altercation avec ce vieillard, je ne peux plus photographier quoique ce soit maintenant.

 

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Le jeudi 29 mars 1984, je notais dans mon jour:
Fiqou ya rijal ! (hommes, réveillez – vous). L’eau est bouillante, réveillez-vous pour boire le thé !

C’est ainsi que nous interpelle le cafetier à la lueur du jour. Ici, il n’y a de vie que collective ; on partage tout et on accepte tacitement les règles du jeu. Quelqu’un conseille au cafetier : « Rabats – les comme un troupeau de sangliers ! Épouvante – les comme une nuée de moineaux ! »

Devant la tente collective deux chameaux ruminent dans le brouillard, énormes carcasses broyant l’herbe tendre dans leurs puissantes mâchoires. Le regard de la chamelle fait curieusement penser à Madame Thatcher ; sous les apparences de douceur une puissance redoutable. Je lui offre une gerbe de blé. Par inconscience et par excès de confiance, je lui caresse le museau. Brusquement elle ouvre la gueule et me mord le tibia au risque de le casser. Heureusement, je m’en tire avec une simple égratignure parce qu’elle semblait seulement me dire « Va me chercher une autre gerbe ». J’ai eu froid au dos ; décidemment la chamelle mérite bien son surnom de « dame de fer » ; j’aurai dû invoquer le patron de la montagne de fer, le djebel Hadid avant de l’approcher. Constatant ma naïveté de citadin, toute la tente part d’un bruyant éclat de rire. En guise de commentaire un vieux fellah me dit : »Dans la vie il faut se méfier de trois choses : l’Exil, le Chameau et le Temps. »

Et moi de penser : « Et aussi de Madame Thatcher ! Mais le plus fort, c’est effectivement le temps... »

Je me dis que c’est peut – être là un mauvais présage et qu’il ne faut pas trop s’éloigner de la « civilisation ». Pourtant, il me répugne de revenir en ville. Ici, je suis en dehors du monde. C’est ici que meurt le Tensift qui vient des montagnes enneigées surplombant la ville rouge.

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Le soir du samedi 1er Avril 1984

Sous la tente, Ben Zahra « le cheval », avec sa longue pipe de kif fait montre de ses prouesses oratoires. S’adressant au cafetier, il demande à boire en ces termes :

- Donne-moi une bouteille de « bichy » ou de la limonade fraîche !

Le cafetier remplit d’eau une boîte de conserve dans un baril et tout le monde éclate de rire. On est nombreux à dormir sous la même tente, mais celle-ci est grande ouverte sur la nature. J’ai du mal à dormir, tantôt à cause du froid et de la dureté des nattes jetées sur une pente, tantôt  cause du voisin qui tousse, qui parle, qui vous pousse. On a laissé la lampe allumée toute la nuit ; probablement sur ordre du moqadem pour empêcher d’éventuels voleurs de commettre leurs forfaits. Tard dans la nuit, nous entendons la complainte du violon langoureux de l’orchestre de l’aïta. Le sol tremble sous les pieds des danseurs. Je me recroqueville dans ma djellabah, j’enfonce le bonnet sur mes yeux et je finis par m’assoupir à cause de la fatigue, malgré le bruit ambiant.

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Au sommet de la montagne on continue à planter les tentes. Je contemple l’architecture des piquets de bois pas encore couverts de  toile, la silhouette des mulets, la plaine lune au firmament dans le silence eternel. On allume des bougies et des lampes, on murmure des sourates qui se diluent dans l’air immobile et calme du crépuscule. Je demande au marchand de fruits secs :

-Comment se fait-il que sur une terre plate et déserte, il y a à peine une heure, vous avez planté toute une ville ?

- C’est qu’on se regroupe par profession.

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Maintenant en regardant au loin la khaïma , il me revient le souvenir où tout jeune encore je courrais derrière son son sillage. Il me revient aussi le souvenir de cette nuit du Mercredi 19 Avril 1984, que j'ai dormi dans la Khaïma et j'ai vu à l'oeuvre son moqadem Si Hamid Sakyati, qui a abondonné le daour ce printemps 2009 en raison de l'âge. Je notais alors:

Je tombe de fatigue malgré le froid et la plaine lune. Au milieu de la nuit des cris me réveillent. On frappe, sans doute un voleur. Quelqu’un vient réveiller le moqadem de la khaïma. Celui-ci se lève, met ses babouches ; « Dites leur de cesser de le frapper », lui dis-je avant qu’il ne disparaisse dans la nuit. J’ai peur qu’ils ne le tuent à force de le frapper comme le veut la coutume berbère qui traite le voleur comme un chien enragé. De mon gîte, je peux tout écouter. Le voleur implore le pardon. Il demande à boire et à ce qu’on desserre ses mains ligotées. Je ne les vois pas, je les devine. Il dit qu’il est le fils d’un marchand de laine connu. Le moqadem revient à la khaïma. Le voleur continue d’implorer. De la khaïma on lui crie :

-Laissez nous dormir, le moqadem n’est pas là !

-C’est lui qui vient de tousser, je reconnaît sa voix ! Leur rétorque le coupable.

J’appréhende qu’on le livre aux gendarmes, car c’est la prison à coup sûr. Le lendemain, on m’apprend qu’il a semé le désordre dans le hameau tout proche où on a invité les chikhates. Le moqadem explique :

- Nous l’avons arrêté jusqu’à l’aube pour qu’il ne puisse pas frapper quelqu’un et fuir dans l’obscurité. Nous l’avons relâché à la lumière du jour pour que tout le monde puisse témoigner. Nous l’avons relâché parce que nous ne voulons pas que son chemin croise le nôtre.

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Tout le monde reprend son chemin. Je cours derrière le porteur d’eau qui dévale les pentes comme une gazelle malgré ses quarante années bien sonnées. Dans le sens inverse, un cortège d’ânes et de mulets vient à notre rencontre :

- Ce sont les Grâan qui viennent des Abda (la confédération au Nord de l’oued Tensift). Ils se dirigent vers Sidi Aïssa que nous venons de quitter, m’explique le porteur d’eau.

 

On les appelle Grâan : on peut se demander s’il ne s’agit pas en fait du cycle du Graâl, cette quête pour le vase contenant le sang du Christ, puisque leur étape est justement Aïssa (Jésus). En ce début de printemps la campagne est traversée en tout sens par les fractions de tribus qui parcourent des dizaines de kilomètres parfois pendant plusieurs jours pour offrir ziara et dbiha à leur saint protecteur. Notre pèlerinage croise d’autres pèlerinages. Après un cheminement d’environ deux heures, nous voilà accueillis par le chant du coq : nous arrivons chez le porte-étendard dont la koubba se trouve au fond d’un col.

Dans ce rituel géographique, la distance entre deux étapes ne dépasse jamais la demi-journée. Elle se fait entre le zénith et le crépuscule ; la règle est de suivre le mouvement du soleil au dessus de l’horizon. La traversée est à la fois agraire, saisonnière et cosmique.


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L’esprit de mon ami Georges Lapassade m’encourage à continuer. Le terrain, toujours le terrain. Malinowski le disait à propos du circuit Trobriandais : une fois dans la Kula, toujours dans la Kula ; une fois dans le daour, toujours dans le daour, jusqu’au vertige. J’ai une autre raison pour ne pas abandonner la partie : le désir de découvrir l’étape excentrique de Sidi Mohamed Marzouq que je n’ai jamais visité auparavant. Enfin de compte, il faut que je tienne le coup comme prévu au moins jusqu’à Tafetacht avant de rentrer à Essaouira. Donc, dans une semaine, huit jours, ce qui n’est pas énorme. D’autant plus que j’ai pris maintenant plus de couleurs et que j’ai plus d’aisance à me mouvoir. J’ai aussi décidé, une fois pour toute d’arrêter de fumer. Il faut s’attendre, aux effets bénéfiques du daour dans les jours qui viennent.

11:22 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : regraga | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Je vous vante pour votre recherche. c'est un vrai charge d'écriture. Poursuivez .

Écrit par : invité | 12/08/2014

Je vous complimente pour votre recherche. c'est un vrai boulot d'écriture. Poursuivez .

Écrit par : invité | 12/08/2014

Les commentaires sont fermés.