20/01/2010
Sociétés sans horloge
Sociétés sans horloge
Dans la circonférence d’un cercle,
le commencement et la fin se confondent.
Héraclite
Il faut considérer comme un propos épistémologique important,cette réflexion que m’a faite un pèlerin :
« Ne te limite pas à étudierles marabouts, leurs origines,leur histoire, regarde, l’essentiel est ailleurs ! »
Le Daour, rite agraire accompli en vue d’obtenir une grande abondance de produits est aussi accompagné de vastes échanges intertribaux.La Kula qui se déroule dans le pacifique occidental est également une forme d’échange intertribal de grande envergure. Malinowski l’a étudié en particulier chez les Trobriandais. Les Regraga comme les Trobriands organisent un vaste circuit qui n’est au fond qu’un « potlatch intertribal », mi-cérémonial, mi-commercial. Ces deux institutions – le Daour et la Kula – se développent sur un fond de mythes et de rites magiques et unifient symboliquement une vaste étendue géographique.
C’est le rituel magique qui rend possible la synchronisation spatio-temporelle de ces vastes échanges intertribaux, comme le note Malinowski :
« La magie procure une sorte de guide tutélaire naturel en introduisant ordre et méthode dans les diverses activités. Elle contribue avec le cérémonial qui en est inséparable, à assurer le concours de tous les membres de la communauté et régler le travail d’équipe ».
Le temps n’est pas quelconque, il est agraire. Ce n’est pas le temps industriel quantifié par des « horloges » mais celui d’un calendrier solaire pour les Regraga, lunaire pour les Trobriandais. L’auteur qui a participé au Daour, en 1984, compare ici cette institution à la Kula étudiée par Malinowski au début du XXesiècle.
LA PÉRIODICITÉ DU DAOUR
Au sommet de la montagne nos regards embrassent le ruban côtier, cet immense miroir plein de fraîcheur océanique. Papillons gris-jaunes, senteur de thuya et de thym, répliques multimélodiques d’oiseaux invisibles, tout contribue à rafraîchir la montagne et à nous mettre à la portée de cet enchantement sans nom qu’est la poésie. N’est-il pas vrai que la poésie est la source de toute quête sacrée ? Sans la flamme de la poésie, tout rituel est une coquille vide, une quête sans objet.
« Les onze mois de péchés sont purifiés par le mois du daour », affirme un fellah-théologien.
Le feu du soleil nous communique son ardeur. L’espace mythique parcouru à pied et à dos-d’âne est intensément vécu, arpent par arpent, jusqu’à l’épuisement du corps. La vitesse des villes engendre le stress, le déhanchement des chameaux nomme chaque arbre et chaque pierre.
Tout seul, j’aurais vite abandonné, mais entraîné par l’endurance des pèlerins-tourneurs, j’apprends dans le sillage des chameaux, ce que signifie aller au-delà des limites assignées par la vie sédentaire.
La sédentarité engourdit les os et sclérose l’esprit. Je jalouse ces nomades qui ont l’âge de la vieillesse et l’agilité des chèvres. Ce n’est pas seulement le temps qui produit la vieillesse, mais aussi la vie urbaine.
LA SACRALITÉ DE L’ESPACE
Le voyageur qui traverse la route qui relie Essaouira à Casablanca a essentiellement une perception verticale des plaines côtières dans le sens sud/nord. Les fellahs en ont une parception horizontale dans le sens est/ouest. Cette perception est imposée d’abord par le mouvement du soleil. Elle est ensuite imposée par la position centrale du Djebel Hadid, montagne sacrée et centre de rayonnement des Regraga qui coupe le territoire des Chiadma en deux parties :
À l’ouest le « Sahel » ce ruban côtier qui n’est qu’un « immense miroir », à l’est le territoire qu’on appelle la Kabla parce qu’il est orienté vers La Mecque.
Par rapport à cette disposition géographique, la répartition symétrique des sept saints Regraga est remarquable :
Au sommet de la montagne leur Sultan Sidi Ouasmine ; trois saints au sahel d’une part, trois à la Kabla, de l’autre. La baraka des Regraga diminue par transition graduelle en allant de l’ouest vers l’est, de l’univers linguistique et culturel arabophone à l’univers linguistique et culturel chleuh : chez les Oulad El Hâjj on offre un chameau, chez les Mtouga on offre un œuf. Comme par ailleurs, la côte est plus humide que le continent, on interprète l’aridité du territoire est comme la preuve de l’action négative des Regraga sur les tribus à offrandes parcimonieuses et la fécondité du territoire ouest aux offrandes généreuses, comme la preuve de leur action positive. Au pays des Regraga, les ruches sont toujours pleines de miel, les sources ne tarissent jamais et les grains sont vannés chaque année.
LA SAFIA ET LE DAOUR
La route est déserte, le temps magnifique. Des tracteurs transportent pêle-mêle fellah, femmes et moutons. On discute des futures moissons et des dernières pluies. Nous longeons la rive sud de l’oued Tensift. Une fraîcheur marine nous vient de l’océan. Au milieu de la simplicité paysanne, une vive sensation de liberté m’envahit. La nature d’une beauté fragile, éternelle, irréelle. Ânes, mulets, carrioles s’engagent à la queue leu – leu dans une allée ombragée d’eucalyptus qui débouche sur le daour. Terme à la fois ambivalent et à double sens :
On l’utilise tantôt pour chacune des étapes qui se déroule autour du patron de chacune des tribus Chiadma. C’est une succession de moussems printaniers. La plaine se constelle de tentes qui semblent sortir du néant ; les bouchers se mettent avec les bouchers et les vendeurs de légumes avec les vendeurs de légumes. Des flots d’hommes envahissent la nouvelle étape. Et voilà qu’en peu de temps ô prodige ! le plat pays prend sous nos yeux l’aspect et l’ordonnance d’un souk.
À la veille de la fête religieuse animée par les Regraga, on institue, pour préparer cette fête, les offrandes et l’accueil des invités, un marché de bétail et autres produits nécessaires : la Safia. Il y a complémentarité de la Safia et du Daour. Chacun est nécessaire à l’autre comme chez les Argonautes du Pacifique occidental décrits par Malinowski qui eux aussi « tournent » entre leurs îles pour échanger des colliers et des coquillages et qui, dans le même mouvement de Kula, intensifient les échanges commerciaux.
LA SACRALITÉ DU TEMPS : LES MANAZIL
Les fellahs ont une autre perception du temps qui n’est pas celle des nouvelles lunes, qui permet de fixer les étapes du pèlerinage dans l’orthodoxie, mais du cycle solaire subdivisé en Manazil. Ce sont des étapes dans le temps comme l’indique Ibn Arif :
« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique, pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des Manazil ».
Il existe 27 Manazil qui scandent l’année julienne tous les 13 jours : chaque Manzla se caractérise par des particularités météorologiques, qui ont un impact direct, soit négatif, soit positif sur la faune, la flore et les activités agricoles. On évite d’entreprendre les activités agricoles dans une Manzla de mauvais augure et on les fait toujours coïncider avec une Manzla de bon augure.
Chaque année le pèlerinage circulaire des Regraga coïncide avec l’équinoxe du printemps sauf pour l’année bissextile où ventôse empiète sur le jeudi de l’équinoxe. Alors, on reporte le départ au jeudi suivant pour éviter la coïncidence avec les jours stérilisants d’Al Houssoum .
Les derniers jours de cette Manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. La clé du périple a toujours lieu un jeudi parce que le mercredi est constamment funeste : ce jour-là Dieu noya Pharaon, ce jour-là, il extermina les peuplades de Aâd et de Thamoud. Par contre le jeudi est propice à la bonne expédition des affaires : c’est le jour où Abderrahman réussit à soustraire Sarah à la convoitise du Roi d’Égypte.
La fiancée de l’eau portée sur sa jument blanche est du clan de l’ouest.
Chez les Regraga, au sommet de la montagne de fer, on découvre des monuments mégalithiques qu’on appelle également « la fiancée nue » (Laroussa makchoufa). Comme tout monument mégalithique de forme phallique, la fiancée de l’eau est liée au concept de terre nourricière. Enfin on appelle Laroussa une poupée de fleurs des champs que les femmes promènent pour implorer la pluie. C’est la fiancée du champ.
La khaïma (tente rouge tressée de palmier nain) est l’emblème de la partie est. Elle part, de la zaouïa de Ben Hmida, le 27 mars, transportée sur un chameau. Ce jour-là, il y a rencontre et fécondation symbolique entre la fiancée de l’eau et les gens de la caverne, au bord de l’oued Tensift. Cette rencontre est sous le signe de la fécondation mutuelle, puis qu’elle coïncide avec une Manzla où l’on évite d’entrer dans les céréales, de sarcler ou d’arroser, parce qu’à ce moment les arbres, les plantes, et les pierres même se marient.
La khaïma préfigure la caverne des Sept Dormants mais aussi la voûte céleste. L’étai de la khaïma est l’axe du monde. On dit des sept saints qu’ils sont les Aoutades (étais) de la foi musulmane. La khaïma est porteuse des sept saints dont les âmes se libèrent avec la mue du printemps. C’est pourquoi ils doivent être apaisés par des sacrifices et des offrandes. Portée par un chameau, elle est suivie par les moqadem des Regraga, et par les tolba (lecteurs du Coran qui donnent une note d’orthodoxie au rite agraire). La suivent également les tiach (ou novices) pour leur initiation. Un raoui (conteur) est là pour bénir les fidèles par son talent d’orateur. Un homme-médecine aux traits étranges et agiles, malgré son âge avancé, offre ses services chaque fois que quelqu’un tombe malade. Un porteur d’eau vend aux pèlerins de petits bouts de khaïma de l’année précédente : chaque année, on doit tresser une nouvelle khaïma et acheter un nouveau chameau. Un dellâl (crieur public) est là pour vendre au prix de la baraka le bétail reçu en offrande.
La khaïma de l’est est rouge. Laroussa de l’ouest est blanche. Ce sont les deux grands symboles sacrés du périple. La jument et le chameau sont opposés dans le daour mais complémentaires dans le labour : on dit qu’ils forment le meilleur attelage du printemps. Ils sont aussi dans leur opposition et complémentarité l’attelage fantastique du Daour.
Laroussa arrose et la khaïma féconde. Larossa intervient contre la sécheresse et la khaïma contre la stérilité : c’est l’opposition entre la fiancée de l’eau et la grotte des sept Dormants dont le réveil féconde le printemps. Laroussa est en effet du côté de l’eau, au bord de l’océan, entre la source de pierre et la rivière verte. Elle symbolise le fayd qui est à la fois débordement de l’eau et débordement de la baraka.
La khaïma dans les terres intérieures est le symbole itinérant de la grotte d’Éphèse où sept adolescents monothéistes s’éveillent : l’effet fécondateur de la khaïma est symbolisé par le tamarsit (caprification) que dispense le cortège des daouri (pèlerins-tourneurs), lorsqu’il se répand dans la campagne.
Le tamarsit ici, c’est le souffle de la baraka qui est à la fois énergie matérielle et spirituelle. Mais elle est aussi et en même temps lumière prophétique.
Le daour est donc un grand rite fécondateur ; j’ai découvert cette finalité en y participant : « les Regraga, me dit-on, sont le tamarsit du bled ».
Comme j’ai demandé ce qu’on entendait par là, on me répondit :
« Enfile des figues mûres aux branches du figuier stérile ; les insectes qui en sortent rendront l’arbre fécond. Sans ce tamarsit, ces fruits tomberaient avant d’être mûrs. L’endroit où les Regraga passent est fécond, l’endroit où ils ne passent pas est stérile ».
LA CAPRIFICATION DU TEMPS COSMIQUE
La caprification (ou tamarsit) n’est pas réelle, mais symbolique. Le pèlerinage, en tant que déplacement, est en relation analogique – la magie est fondée sur des analogies – avec les insectes caprificateurs : de même que l’insecte par son déplacement transporte le pollen nécessaire à la fécondation d’une fleur qui, fixée sur sa branche resterait stérile dans son immobilité, de même les nomades regraga fécondent les sédentaires chiadma. La caprification magique (tamarsit) en tant que concept général de la magie agraire, implique que l’élément fixe reste stérile aussi longtemps que ne vient pas du dehors la fécondation.
Nous rencontrons chez les Regraga l’idée que les plantes croissent dans le ventre de la terre, ni plus ni moins que les embryons. Les Regraga interviennent dans le déroulement de l’embryologie souterraine : ils précipitent le rythme de croissance des plantes, ils collaborent à l’œuvre de la nature, l’aidant à « accoucher plus vite ». Bref, par leur rituel ; ils remplacent l’œuvre du temps.
LES RAPPORTS SOCIAUX DE PROTECTION
Au milieu du souk, on a planté la tente sacrée (la khaïma). Des femmes offrent leur ziara aux moqadem (chefs de zaouïas) assis en demi-lune autour de l’étai de la tente sacrée. Non loin de là, des tentes en toile blanche sont disposées en rectangle de manière à former une grande place. Ce sont les tentes de l’une des tribus des Chiadma ; celle des Oulad-el-Hâjj dont c’est le tour aujourd’hui de présenter les offrandes. Ils se considèrent comme serviteurs surnaturels (khoddam) des Regraga.
Chaque fraction de tribu rivalise avec l’autre pour faire prévaloir le prestige de son nom en préparant les meilleures offrandes. Tous les plats de couscous se ressemblent sauf la gasaâ des Regraga qui se distingue par son ornementation en forme d’étoile et d’arc-en-ciel dessinée avec des fruits secs et du beurre.
L’ensemble des plats présentés sur la place sacrée, au moment où le soleil est à son zénith, symbolise le jardin de la tribu que les Regraga bénissent par des vœux qui sont généralement exaucés durant l’année agricole en cours. Ils bénissent par des fatha et maudissent par des daoua ; ils maudissent la sauterelle qui monte du désert, le sanglier qui s’attaque au maïs et le moineau qui s’enivre de raisins et de figues.
Un public admiratif se presse autour du jardin symbolique de la tribu, le chef leur crie :
« Ô tribu ! Éloigne-toi ! Laisse briller la fortune ! »
Avec un sourire exquis, un vieillard lui répond en jetant un coup d’œil aux plats multicolores :
« Nous n’avons rien à faire des choses amères ; que Dieu nous donne ce que rapporte l’abeille à sa ruche ! »
Le moqaddem des Mzilate (les maîtres de forges) circule entre les offrandes, la tête grosse et ronde, le regard passionné, la barbe régulière et la voix forte d’un homme qui mange bien, respire bien et a quatre femmes.
« La sécheresse a quitté les Regraga, ô tribu des Oulad El Hâjj qu’Allah fasse de vous ce qu’il a fait de l’ange Gabriel le jour du vendredi ! Que les billets de cent dirhams accueillent le commerçant dès l’ouverture de sa boutique ! Les absents sont parmi nous ! Ceux qui ont ajouté un plat cette année, nous voulons que la fortune ne les quitte jamais ! »
Les zaouïas regraga sont en quelque sorte, les intercesseurs de la baraka saisonnière et cosmique. Ce qui justifie et explique l’existence de rapports sociaux de protection entre les tribus-zaouïas des Regraga et les tribus-khoddam des Chiadma. On a donc ici une structure de rapports, qui séparent et même temps met en relation deux groupes :
- Le groupe dit Regraga (treize zaouïas).
- Le groupe des Chiadma (quatorze tribus) qui verse au premier un tribut selon un système connu d’achat de la baraka.
Il y a des serviteurs uniquement pour la mouna (provision), d’autres uniquement pour la mbata (hébergement), d’autres uniquement pour le jelb (tribut sur l’élevage). Comme la baraka des sept saints regraga se transmet génétiquement à leurs descendants, le fait de « servir » chez les Chiadma est également transmissible, d’une génération à l’autre : chaque groupe de « serviteurs » (khoddam) sait exactement à quelle étape et à quel jour il doit présenter ses offrandes.
Sur le chemin des sept saints, que le rituel mime, on ne peut passer qu’une seule fois par le même endroit et au moment prescrit par la tradition : un jour avant, les offrandes ne sont pas prêtes, un jour après, les zaouïas ne sont plus accompagnées par les esprits de la baraka. Chaque année, à la même heure, au même jour et à la même étape, les Regraga bénéficient de la même hospitalité et ce, depuis des siècles !
Les Regraga sont les seigneurs, les Chiadma sont leurs serviteurs (khoddam) ; ils leur apportent leurs offrandes et leurs plats fleuris. Mais les seigneurs sont aussi les mendiants de la ziara et ils ne pourraient continuer leur périple sans le secours des « provisions » qu’on leur apporte (mouna).
Hegel a décrit dans sa Phénoménologie de l’Esprit, ce retournement par lequel le maître devient l’esclave de son esclave. Au retour de la guerre où il fut actif et conquérant, comme les moujahidine des Regraga qui ont soumis les Chiadma par le glaive, le maître s’est installé dans le faste immobile et il a maintenant besoin de l’esclave à chaque instant de la vie quotidienne. En préparant la nourriture, en travaillant pour son maître, l’esclave est devenu le maître du maître. Ce mouvement dialectique qui unit les contraires dans des renversements successifs, qui fait et défait les oppositions, c’est le mouvement d’une histoire ouverte.
Les offrandes sont toujours distribuées lorsque le soleil est à son zénith et la distance entre deux étapes est parcourue entre deux prières (celle du Dohr et celle du crépuscule). La durée de séjour à chaque étape dépend de son importance économique ; d’une nuit à trois. Il y a aussi les simples escales. C’est pourquoi, il ne faut pas confondre une mbata, ni avec une nzala, ni avec une mzara :
La nzala est le relais caravanier d’où est sorti un soir un gros oiseau qui renversa un bédouin distrait par les flammes.
La mzara est une escale maraboutique, un cénotaphe où s’arrête la fiancée rituelle.
La mbata est le gîte des hôtes d’Allah où l’habitant vous assure une fête avec des chikhate, le temps d’une nuit, avant d’aller plus loin.
Après la distribution des ziara, les lieux se vident. Comme par enchantement l’agglomération ambulante ne laisse derrière elle que le sable et le vent. Longeant l’oued Tensift, on se dirige vers la côte à travers le petit-bois d’eucalyptus et de mimosas ; dans la lumière tamisée par les feuillages, la fiancée fait son apparition sur sa jument blanche. Son muletier qui fait figure de Sancho Pança sur son âne me dit :
« La fiancée perpétue la tradition du sultan des Regraga qui chevauchait également une jument blanche ».
Dans ma mémoire erre la citation du Miroir des limbes de Malraux :
« Et pour le supplice, Brunehaut fut attachée à la queue du cheval, par ses cheveux blancs ».
De loin, on entend les baroudeurs inaugurer la nouvelle étape comme pour signifier que c’est d’abord en guerriers que les Regraga ont rendu visite à chaque tribu. Nous quittons « cette forêt mahométane » où Jean Genet voyait « des Bouddhas debout ». Le chameau qui porte les norias de bois nous dépasse ; le jeune chamelier écoute sur cassette une aïta des tribus côtières :
« Allons voir la mer
Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».
L’HORLOGE COSMIQUE
Dans le sillage de leur trajectoire, les Regraga dessinent sur l’espace géographique des Chiadma deux énormes roues :
La première roue se déroule dans le Sahel, la seconde roue se déroule dans la Kabla et suit le mouvement inverse. Il est remarquable de constater qu’il y a symétrie non seulement spatiale et symbolique mais aussi temporelle : chacun des deux périples se déroule en 22 étapes et 19 jours ; la mi-temps au sommet de la montagne de fer est fêtée par une transe rurale animée par les patrons de la pluie.
Le double mouvement de ce périple à deux roues rappelle étrangement la danse effectuée par les abbeilles lorsqu’elles veulent indiquer l’emplacement du butin par rapport à la position du soleil. Les Regraga utilisent d’ailleurs eux-même cette analogie pour décrire leur baraka et justifier le tribut qu’ils prélèvent lors de leur quête circulaire :
« Les Regraga sont une colonie d’abeilles, les ziara sont leur nectar et les tribus Chiadma leur jardin. Ils partagent à parts égales et dorment dans la même ruche ».
La roue du daour elle-même est en relation analogique avec la fécondation comme le note Mircea Éliade :
« La roue sexuelle et la roue du temps renvoient aux symboles et à l’initiation érotique et saisonnière ; le sexe collectif est un moment essentiel de l’horloge cosmique ».
J’entends les voix des figures colossales d’Eléphanta :
« Et toutes les créatures sont en moi comme dans un grand vent sans cesse en mouvement dans l’espace ».
Errance, errance pour la renaissance du printemps qui n’est pas une saison allant de soi, il faut le faire « revenir » par un rituel ici le daour si on ne veut pas que la sécheresse et la saison morte se perpétuent. Car « si les hommes meurent c’est parce qu’ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin » nous dit le mythe orphique.
Le re-tour magique contraint l’irréversibilité du temps qui conduit à la vieillesse et à la mort. Comme me disait le porteur d’eau :
« Dans la vie, il faut se méfier de trois choses : l’Exil, le Chameau et le Temps ». Mais de tous les trois le plus fort est effectivement le temps.
LE TEMPS MYTHIQUE : L’IFRIQUIYA
Il y a deux temporalités qui se superposent : le temps rituel et le temps mythique. Le temps rituel du daour contribue à la renaissance de la nature et dans le même mouvement, le temps mythique mime les gestes et les paroles des morts, pour retrouver l’âge d’or où les saints pouvaient faire jaillir l’eau, lutter contre la sauterelle et la rage, rajeunir le vieux et rendre mûr le novice… En ce sens, le Daour est une caprification du temps cosmique.
Dans cette énorme roue qu’est le temps, les vies humaines ne constituent que des jalons qui se succèdent de génération en génération. Jusqu’à l’horizon des siècles qui se perdent. Les Regraga s’obstinent à tourner autour du printemps : on a du mal à percevoir chez eux, le temps qui passe, les hommes qui s’en vont dans le silence.
Il y a donc plusieurs « revenir » : celui des saisons, celui du rituel, celui du mythe et celui des revenants Comme le note le romancier marocain Abdelkebir Khatibi :
« La tradition est le revenir de ce qui est oublié. Ce revenir doit être retenu et questionné pour qu’il nous indique le chemin des morts qui parlent. Que dit la tradition – toute la tradition ? Elle dit le séjour du divin dans le cœur et la raison des hommes. Ce séjour, la métaphysique l’a recueilli dès l’éveil de la pensée. La métaphysique est en quelque sorte, le ciel spirituel de la tradition ».
La plupart des membres des zaouïas regraga ont en leur possession, telle une carte d’identité, un manuscrit intitulé l’Ifriquiya, l’ancien nom du Maghreb tunisien d’où ont déferlé les Béni Hilal et les Béni Maâqil venus d’Orient arabe.
Le périple perpétue la tradition des moines-guerriers qui faisaient chaque année le tour des tribus païennes pour s’assurer qu’elles n’avaient pas apostasié. Ils étaient arrivés, dit-on, en répétant :
« Le paradis est à l’ombre des glaives ! » et les rameaux d’olivier et de rtem (genêt) avec lesquels on flagelle les pèlerins symbolisent les épées par lesquelles les tribus ont été soumises. Cependant certains autochtones considèrent que leurs ancêtres ont été soumis non pas par des épées mais par des Fatha (bénédictions). Et les sept premiers saints n’étaient rien de plus que des moines qui jeûnaient le jour et priaient la nuit en se contentant de peu.
L’espace, ce sont les Chiadma, mais le temps ce sont les siècles : on peut parcourir l’espace des Chiadma mais pas le temps des Regraga. C’est ce qu’a voulu dire un jour un fellah théologien en me montrant des lambeaux de l’Ifriquiya :
« Pour déchiffrer l’Ifriquiya, il te faut cinq jours d’écriture et deux heures de litanie coranique, pas une minute de moins ! »
Quelle parole prémonitoire ! J’ai passé plusieurs nuits à tenter de raccorder l’horloge mythologique avec l’horloge rituelle : en vain ! Il faudrait être un chameau pour écrire sur ce cercle magique qu’est le daour ; ruminer ce rêve rural, égrener les étapes de l’immense chapelet qui traverse les tribus et leur printemps.
Le théologien-fellah voulait dire probablement que le récit de l’Ifriquiya transcende le temps vécu du rituel tout en lui donnant sens : sans temps mythique, point de temps rituel. Les zaouïas Regraga sont des tribus comme les autres mais inscrites dans l’espace agraire en tant que chefferie religieuses grâce, entre autres, au corpus mythique de l’Ifriquiya qui fait que les morts imprègnent les pratiques sociales et rituelles des vivants. Sans lumière prophétique, point de caprification cosmique. Le mythe n’est pas rien : il rend possible le rite. Les paroles et les gestes actuelles commémorent des paroles et des gestes immémoriales : le présent s’effondre dans le passé et le passé submerge le présent.Finalement, ce sont les fruits et les activités de la terre qui permettent de synchroniser les travaux des saisons et des jours. Chez les Regraga une paysanne me dit un jour :
« Revenez nous voir au temps des raisins et des figues ! »
Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski :Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message :
« Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».
Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai. Mais déjà le centre solaire doré du mythe dérive avec ses pieds calleux et ses haillons dans la linéarité irréversible de l’histoire.
Abdelkader MANA
16:13 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook
24/10/2009
Les Regraga vingt ans après
Les Regraga vingt ans après...
Par Abdelkader Mana
Dans son « Mounqîd min adhalâl », Al Ghazâlî déclarait : « En tout temps il existe des hommes qui tendent à Dieu, et que Dieu n’en sèvrera pas le monde, car ils sont les piquets de la tente terrestre ; car c’est leur bénédiction qui attire la miséricorde divine sur les peuples de la terre. Et le Prophète l’a dit : c’est grâce à eux qu’il pleut, grâce à eux que l’on récolte, eux, les saints, dont ont été les Sept Dormants ».
Une fois à Had Dra, en pays chiadmî, je décide de me rendre à pied, à Akermoud qui se trouve à 30 kilomètres de là. Une piste mène au figuier sacré qui se trouve à moins de deux kilomètres à gauche, en allant vers Akermoud. Au douar dénommé Tiguemmi- Jou , l’épicier du coin m’offre du petit-lait pour me désaltérer. Je lui fais remarquer que son village porte un nom berbère, en plein pays arabophone chiadmî.
- Beaucoup de mots berbères sont encore en usage dans ce pays, me répondit-il.
- Y a-t-il ici un arbre sacré ?
- Oui, une zebbouza (olivier sauvage).
- Où ?
- Là, près du cimetière où les gens se frottent le dos, pour alléger leurs os.
Les cimetières sont les seuls endroits où les arbres sacrés et les plantes médicinales ont la chance d’être conservés et de croître indéfiniment. Ainsi, non loin de la saline de Lalla Chafia clé du périple des Regraga sept fœtus sont enterrés à l’ombre de palmiers nains. Ils ont l’allure de vrais palmiers, sauvegardés qu’ils sont par l’enceinte sacrée du cimetière aux sept fœtus.
À Talla, dont l’assise territoriale se prolonge jusqu’à Sidi Bouzerktoun en bordure de mer, on me montre l’olivier sauvage dans un coin du cimetière, où sont enterrés les gens du village Tiguemmi- Jou. On appelle cet olivier sauvage « la sainte protectrice du cimetière ».C’est dans cette nature magnifique et sous un arbre sacré de cette région, qu’à l’aube de ce printemps, j’aurais aimé enterrer la dépouille de mon père et non pas dans un cimetière anonyme de Casablanca… Pardonnez-nous, père ! Pardonnez-nous, père ! Et c’est maintenant que je réalise ce que signifie l’irréversibilité du temps et des événements qui s’y déroulent…
On est à vingt-quatre kilomètres d’Akermoud au tout début d’ Aïn – Lahjar (la source de pierre), avec un gros village à ma droite, au milieu duquel se trouve la coupole de Sidi Ben Rahmoun (le saint patron de la miséricorde en quelque sorte). Je ne crois pas qu’il fasse partie du circuit de pèlerinage des Regraga. Mais certains pèlerins - tourneurs y font escale juste avant d’escalader la montagne de fer. Il y a par ici, de gigantesques caroubiers et de très beaux palmiers. J’ai l’impression de me promener dans le jardin d’Eden où coule une eau douce et bénéfique. Une balade qui pourrait bien être un remède pour les blessures de l’âme. Mon père aimait beaucoup marcher de la sorte, au printemps renaissant. Il y puisait une énergie vitale, le renouveau physique et spirituel. Se réchauffer le cœur et le corps au soleil. Partout les frais feuillages luisent sous le paisible soleil d’hiver.
C’est dans ce pays d’Aïn Lahjar, où enfant je suis monté sur une chamelle blanche avec le fils de notre voisine lalla ghzala, que s’est établi selon la légende l’un des quatre ancêtres éponymes des Regraga. , comme l’attestent les carnets d’un lieutenant d’El Mansour, qui portent la date de 988-1580 :
« Nos seigneurs les Regraga appelés Hawâriyyûn,sont des marabouts dont le plus grand nombre est chez les Haha. Nos seigneurs les Regraga – que Dieu les favorise- sont les descendants des apôtres mentionnés, dans le livre de Dieu. Ils sont venus du pays des Andalous. Ils étaient quatre hommes, et c’était au temps du paganisme. Ils s’établirent au lieu dit Kouz, au bord de l’oued Tensift. Les gens leur firent bon accueil. Ils habitèrent là longtemps et y bâtirent une mosquée qu’on appela la mosquée des apôtres (Masdjid al- Hawâriyyûn). De là ils se dispersèrent. Les quatre firent souche et c’était : Amejji, Alqama, Ardoun et Artoun. Ils habitèrent : Amijji, à Kouz. Alqama, à Tafetacht. Ardoun, à Sekiat et Mrameur. Artoun à Aïn Lahjar. Puis ils apprirent la nouvelle de la venue du Prophète – sur lui la prière et le salut –et de son message. Ils allèrent à lui et ils étaient sept hommes. Ils reçurent du Prophète une grande baraka. Et on raconte qu’il y aura toujours parmi eux sept saints jusqu’au jour du jugement... »
C’est à l’étape de Marzoug, le 15 avril 1984, que j’ai rencontré pour la première fois le réçit de cette légende en plus élaboré. Je notais alors dans mon journal de route :
« Je retrouve au crépuscule « l’homme-médecine » sur la terrasse de la mosquée. Il sort de sa choukara un exemplaire de l’Ifriquiya. Comme il refuse de me le confier, je me mets à la recopier à la lumière de sa torche. Au bout d’un instant, l’éclairage n’encadre plus la feuille blanche où j’écris : l’homme somnole déjà comme un enfant ; le dormant éclaire la feuille qui parle justement des sept dormants !
Bientôt le fquih de la zaouia de Marzoug nous rejoint. Il me donne quant à lui une version originale du mythe fondateur : « A l’origine, les Regraga sont venus d’Arabie ; ils étaient quatre : Ardoun, Artoun, Majji et Alkama, leurs tombeaux sont célèbres au pays Chiadmî. Ardoun se trouve dans la tribu Njoumes (étoiles), Artoun à Aïn Lahjar(source de pierres), Majji à Korimat et Alkama à Tafetacht.De ces quatre ancêtres sont nées les trois taïfa conquérantes du Maroc, Regraga, Sanhaja et Béni Dghough, qui ont donné naissance aux sept saints Regraga. Les quatre premiers venus d’Orient se sont mariés avec des femmes berbères. Ce sont les Hawâriyyûn (apôtre) du Prophète d’Allah, Aïssa (Jésus), la paix soit sur lui. Ils ont participé à la table servie qu’il a fait descendre sur eux. Certains lieux portent d’ailleurs leurs noms telle la mosquée des apôtres, Hawâriyyûn, près d’Akermoud. Les sept saints se trouvent dans le Sous extrême, à Marrakech, dans la région d’Asilah et à Tétouan. Ils sont tous oubliés sauf ceux des Regraga. Au temps de Moulay Ismaïl, on a failli exterminer leurs descendants.On leur a imposé la corvée de chaux et de genêt pour la construction des remparts de Meknès.Ils ont attendu avec leurs charges à l’extérieur de la ville. Mais le sultan les avait dédaignés. Au bout de huit jours, les ânes sont devenus des lions, la chaux s’est transformée en flammes et les gerbes de genêts se sont métamorphosées en vipères. Lorsque le sultan a eu vent de leur prodige, il leur a dit : « Rentrez chez vous ! »
Puis il ajoute : « Youssef Ibn Tachfine a eu également recourt à la taïfa des Regraga pour conquérir le pays Haha et ses environs. »
Le lettré qui parle ainsi est un homme cultivé ; pour lui, ceux qui font le Daour sont des « frustes et des ignorants ». Il m’introduit dans une pièce rustique ; sur un pupitre à même le sol, de vieux livres de théologie, jaunis par le temps. En guise de conclusion il me dit : « On m’a rapporté que vous avez dressé la carte du Daour avec, au centre, le sultan des Regraga : j’aimerai avoir un exemplaire de votre livre lorsqu’il sera terminé. »
Sur la trace de la fiancee de l eau et des gens de la caverne
Porteurs d eau des Regraga
Pour la première fois, je dors à la belle étoile au sein même de la khaïma sacrée. La plaine lune qui tantôt disparaît, tantôt apparaît derrière les nuages mouvants, éclaire les buissons et les champs d’une poésie mystérieuse.
Le Retnani, ce solide gaillard qui a effectué le pèlerinage quarante-sept printemps de suite, dit sur le ton de la moquerie : « il faut que le Regragui compte sur son porte-monnaie lorsqu’il parviendra en pays berbère : le berbère lui donne un œuf et lui demande de bénir la vache, la poule et la grand-mère ! »
« La patience est la maîtresse des hommes, dit philosophiquement le vieux chamelier en lissant sa barbe blanche. Puis il ajoute : il y a parmi les berbères des hommes cappables de néttoyer les dents d’une vipère ! »
Le moqadam de la khaïma sort de sa reserve habituelle et commence à imiter théâtralement le bégaiement d’un personnage comique. Puis la conversation tourne à la critique de la répartition des offrandes :
« Il faut que nous soyons payés plus que les autres, car nous sommes les pilliers de la khaïma ; toi-même, moqadem, tu devrais prendre la part d’une zaouia ; tu es notre véritable moqadem, l’autre on l’ignore.
- Je ne peux pas prendre la part d’une zaouia et ceux d’Essaouira – allusion au nouveau moqadem citadin – me contrôlent sévèrement. Le moindre sou est enregistré, on partage suivant la règle. »
On fait maintenant allusion au conflit qui a éclaté entre la zaouia de Sidi Boulaâlam et celle de Sidi Hammou Hsein. Habituellement, cette dernière percevait le vingtième de la ziara, mais comme elle a réclamé une parcelle de terre, celle de Sidi Boulaâlam lui renie cette part. là-dessus l’homme-médecine donne son avis bien arrêté : « Tu manges ton blé et tu convoite mon aire à battre ? Deux personnes ne peuvent prétendre hériter d’une seule part ! »
Le moqadem de la khaïma : « J’ai discuté hier de ce litige avec le grand moqadem, qui nous a conseillé de réunir les vieux de chaque zaouia à la fin du daour. Ils sont les seuls habilités à trancher cette question. »
Après une prise de tabac, il poursuit sur un autre registre : « J’ai un fils enseignant à Casablanca ; je sais qu’il ne croit pas en Dieu parce que la tête lui a tourné à cause de la philosophie. »
Ayant fait cette remarque sur les jeunes qui ne croient plus en Dieu et encore moins en ses saints, il dit à ses compagnons : « Boulaâlam, Marzoug, et Sekyat sont trois zaouia de l’époque Almoravide ; les autres existent depuis l’époque de Jésus. »
...Je sens l’odeur de l’huile d’argan :
1 Est-ce qu’il y a de l’huile d’argan dans ce pays ?
2 Mais c’est le pays de l’arganier. » me répond-on »
Marzoug, 6 heures du matin, le 16 avril 1984
Ciel brumeux, village encore endormi. Mais déjà, on entend de toute part chants d’oiseaux, répliques joyeuses, d’une branche à l’autre, d’un arbre à l’autre, d’un champ à l’autre.
Je me dirige vers la boutique encastrée au flanc de la montagne pour acheter de quoi laver mon turban et ma farajia déjà pleine de poussière. Le commerçant dont la rondeur est encore soulignée par sa fine barbe blanche me dit : « Avez-vous écrit qu’on a découvert hier un chameau chargé de vin ? »
Tout le monde me prend pour le scribe du daour. Je ne réponds rien, n’osant lui dire que je tiens autant à la liberté des autres qu’à la mienne ; avec son air de théologien, il m’aurait pris pour un individu dont la religion n’est pas bien arrêtée ; le commerçant ajoute :
«Quelqu’un croit que vous êtes l’instituteur de Taourirt».Curieux, Taourirt a toujours été pour moi « la colline au trésor ».
« A l’époque coloniale, poursuit le commerçant, nous n’avons jamais vu le contrôleur. Le dernier contrôleur qui nous rendit visite, dés qu’il s’est penché sur le village d’en haut de la colline, a glissé sur la pente et s’est fait une fracture ! Ici, on est complètement coupé du monde. Avant-hier, ayant l’occasion d’avoir en main un transistor, j’ai pu saisir quelques bribes d’informations : « Sa Majesté a désigné un nouveau gouvernement ». Puis silence ».
Les pèlerins se purifient près du puits ; que de poussière ! Malgré sa barbe blanche et sa bedaine socratique, le conteur qui fait office de « conseiller de la fiancée nue » foule allègrement au pied sa djellabah mouillée sur une dalle de pierre lisse. Près du puit ombragé de lauriers roses, tel un boa, son immense turban sèche déjà sur l’enclos d’épines grises.
C’est un fin connaisseur de malhûn, pour avoir parcouru le pays de long en large depuis 1930. Pour lui, en matière de tradition orale : « Le crâne du disciple sans maître est vide ». Il me serre amicalement la main pour m’empêcher de prendre note en me disant : « Le voleur de rimes mérite que je lui arrache les dents ! »
Un paysan fruste nous raconte qu’au temps du Gazouzi – l’autocar qui fonctionne au charbon de bois durant la seconde guerre mondiale – les Français astreignaient les paysans à la corvée de charbon et à fournir du bétail pour l’armée. La corvée était aussi le fait des grands caïds : « L’eau de ce puit est tellement bonne que le caïd El Hajji contraignait les fellahs à lui en rapporter des gargoulettes sur leurs chameaux. L’eau de sa tribu du Sahel est salée à cause de la proximité de la mer ».
Allégé de mes propres poussières, je reviens au village. Deux chameaux sont cabrés devant une tente pleine de mendiants. On se lance des blagues.
« Les gens ont besoin d’une horloge pour se réveiller, quant à nous, c’est lui (en désignant un ami) notre « réveil » puisqu’il se met à tousser dés l’aube ».(éclat de rire).
Dés que l’hilarité de l’homme est calmée je le questionne : « J’ai entendu parler d’une pratique assez curieuse : la vente aux enchères anticipées... » Du tac au tac, il me répond : « C’est la vente du vent ( les zaouia vendent leur part du tribut sur l’élevage avant de l’avoir reçue). Mais elle n’est pas unique : dans certains grands moussems du Nord, les chefs de bandes de voleurs se réunissent à l’aube sous un figuier et procèdent à la vente aux enchères du moussem. Ceux qui ont vendu le moussem ne doivent plus toucher à quoique ce soit, même si le hasard fait qu’un porte-monnaie tombe à leur portée. »
Devant un public attentif, le vieux descendant du sultan des Regraga, égrène les paroles prophétiques du Majdoub :
« Essaouira périra par le déluge
Un vendredi ou un jour de fête,
Marrakech est un tagine brûlant,
Fès, une coupe transparente.... »
En guise de commentaire quelqu’un dit : « On raconte que le Mejdoub était fou. Mais tout ce qu’il disait arrivait. L’œil verra ce que l’oreille entend. On raconte qu’il était fou, mais il voyait avec « l’œil du cœur ». l’œil – la vision du Majdoub – n’est pas simple regard ; il est « l’œil du monde », comme disait Schopenhauer : « le pur connaître »...
Un second commentateur ajoute : « Au pays Chiadma, il y a ceux qui suivent la moisson des ancêtres et ceux qui la délaissent.... »
Non loin du puit du village, on est invité dans la demeure de l’ex-président de la commune rurale où nous attend le moqadem de la taïfa. Nous avons fini par aborder le litige qui oppose deux des zaouia. La khaïma soutient la zaouia B. alors que la taïfa soutient la zaouia H. Ce litige local révèle en fait l’opposition entre la taïfa (clan de l’Ouest) et la khaïma (clan de l’Est). Curieusement, on assiste à une opposition entre légitimité mythologique et légitimité rituelle : la khaïma, dans sa défense de sa zaouia protégée (B) se fonde sur le mythe (les membres de B sont les descendants de l’un des sept saints). Ils ont donc la priorité parcequ’ils sont antérieurs. Quant à la taïfa, dans la défense de ses protégés (les membres de la zaouia H), elle se fonde sur le rite : ils ont toujours eu une cote-part de la ziara (un vingtième).
On peut infirmer des mythes et des documents mais pas un rite : le fait que des hommes en chair et en os se soient toujours comportés ainsi depuis des générations.
Nous avons déjà vu la position de la khaïma, voici l’interprétation des faits selon le moqadem de la taïfa :
« Ceux de Sidi Boulaâlam, par taâssoub ( sectarisme tribal), veulent exclurent leur co-héritiers, arguant qu’ils ne sont pas des Regraga d’origine. Cependant, nous avons-nous-mêmes dans notre zaouia, des éléments qui en sont devenus partie intégrante, non par filiation mais par alliance : lorsque les caïds ou les autorités coloniales exigeaient des impôts supplémentaires, la zaouia associait à cette charge d’autres fractions de la population. En contre partie de leur participation, on leur a accordé une part des ziara. C’est probablement ce qui s’est passé dans cette affaire. Il faut prendre en considération la notion juridique de tassarouf (le fait établi par la pratique courante, l’état de fait). Souvent une propriété devient tienne, non sur la base d’un document écrit mais par tassarouf : on peut témoigner que cette propriété vous appartient depuis tant d’années. »
La taïfa se fonde sur le tassarouf (ici le rite) et la khaïma se fonde sur la sira (biographie des saints d’après l’Ifriquiya). Avec un sourir indulgent, le moqadem de la taïfa me remémore le comportement de l’homme-médecine, qui, en le voyant, a caché le manuscrit qu’il me montrait sous l’eucaliptus près de l’abreuvoir : « Je l’ai remarqué rentrant subrepticement le bout de papier qu’il vous montrait dans sa choukara. Je sais qu’il s’agit simplement d’une photocopie d’un livre qui rapporte le départ des sept saints vers l’Orient.»
C’est tout à fait juste. Comment l’a-t-il su en dépit de la méfiance de l’homme-médecine ? Je ne saurais le dire. Mais les princes ont des espions partout ! Quelle méfiance entre les gens de la khaïma et ceux de la taïfa !
Cette histoire me rappelle l’épisode du gendarme qui m’avait ordonné : « Donnez-moi vos archives ». Je lui ai donné un calepin vide. Dans ces contrées de tradition orale, faire le passage homérique de l’oral à l’écrit serait-il un crime ?
Parmi les invités, un commerçant donne la ziara et les Regraga le bénissent : « Les opérations de vente et d’achat chez les autres commerçants, mais tout le profit pour vous ! »
- J’ai aussi des ennemis, leur dit-il.
- Nous voulons qu’ils soient comme les pastèques sur la pente qui, une fois mûres, roulent jusqu’au lit de la rivière ! Nous voulons qu’ils soient comme la jarre fracassée, ni eau, ni débris ! Qu’ils soient dispersés comme les grains de la grenade écrasée !
El Haj demande qu’on bénisse un parent éloigné : c’est l’envoi de la baraka par télex ! El Haj corrige les noms pour ajuster les tirs de la baraka vers sa cible invisible !
Comme à l’accoutumée, juste avant de partir, on procède à la répartition de la « table ronde », sur la place de la mosquée. La zaouia d’Akermoud reçoit deux grands plats. On m’invite à prendre un peu de barouk. La « fiancée », tel un prince d’Andalousie, observe d’en haut le spectacle. Je la rejoins sur la terrasse. En bas, le moqadem de la khaïma me remarque et ordonne qu’on me serve une offrande entière comme si j’étais à moi seul une zaouia : je soupçonne qu’on me prend pour un marabout déguisé en fquih-journaliste !
C’est aussi un langage codé : on me reproche d’avoir rallié la taïfa : « Ingrat, est-ce qu’on t’a affamé à la khaïma pour que tu ailles vers la taïfa ! »
Les deux clans cohabitent,mais la rivalité subsiste : ils se complètent dans la rivalité comme l’homme et la femme. Faisant semblant de ne pas avoir saisi la signification du message, la reine de la taïfa me demande :
- Pour qui cette offrande ?
- Pour moi » (Je n’ai fait que chuchoter).
Je ne fais pas seulement partie du décor, je deviens un enjeu : le scribe rehausse le prestige du clan dans le sillage duquel il écrit. Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »
Retour à ma dérive du mois de janvier 2003 :
Des paysans courbés en train de sarcler, un champ de petits pois ou de fèves, que sais-je ? Vaches engraissées se prélassant paisiblement à l’ombre des oliviers de la vallée heureuse. Et toujours ce silence et cette lumière intemporels, baignant des scènes bibliques issues du fond des âges. Rien qu’un chant de coq et des vaches broutant de l’herbe fraîche. Rien que le chant de coq, lumière de ce silence. À ma droite, la montagne sacrée s’achève. En face une petite colline couverte de petits thuyas vert-fauve. Au-dessus, un ciel bleu. Encore un âne qui braie, puis le silence règne à nouveau sur la paisible vallée de lumière. Au bord de la route de gigantesques gerbes de carottes fraîchement cueillies. Je m’en vais plus lentement que le trottinement des ânes. Il me faudra une éternité pour atteindre cette ultime étape d’Akermoud.
À ma rencontre arrive un homme sur son âne. Il s’avère être un ami d’enfance revenu vivre dans l’un des hameaux de Talla. C’est Regragui Zerktouni, qui était notre voisin au derb Jbala. Son père était marchand de légumes à l’ancien mellah d’Essaouira :
- Je m’en vais récolter de l’herbe fraîche au bord d’Aïn – Lahjar (la source de pierre), pour ma génisse et mon taureau. Priez pour le père, prenez soin de la mère, me dit-il en m’appelant par mon prénom.
Plus loin ses parents attendent au bord de la route l’arrivée de l’autocar, qui doit les ramener à Essaouira. Sa mère est là avec son haïk immaculé si caractéristique des femmes traditionnelles d’Essaouira. Elle m’accueille par ces mots :
- Oh, ancien voisinage !
Quand j’étais gosse, et que son mari, était locataire chez nous, je me souviens du jour où il avait dit à mon père :
- Puisque je ne peux vous régler le loyer en argent, acceptez d’être payé en nature !
Il voulait payer son loyer à coup de bottes de carottes fraîches et de couffins de pommes de terre et de choux-fleurs ! À l’ancien mellah, il tenait une toute petite boutique avec trois tomates et cinq carottes rabougries ! Je lui rappelle l’anecdote du loyer payé en nature, et le vieux se met à pleurer : reviens jeunesse pour que je puisse te raconter ce qu’a fait de moi la vieillesse !
Des genêts fleuris. Un village abandonné surplombe la vallée. Est-elle vraiment heureuse ? Les toitures sont tombées, des herbes folles poussent à l’interstice des pierres. Où sont partis ceux qui habitaient ici et qui n’ont laissé derrière eux que ruines et désolation ? Un peu plus haut, la vie. Un chameau, un minaret fraîchement chaulé à la chaux et des laboureurs en contrebas de la zaouïa de Talla. Le mauve, couleur d’amour, se mêle au blanc du genet sacré dont les Regraga flagellent les pèlerins. Puis voilà un petit oisillon mort au bord du chemin. Prière pour tout ce qui vit et tout ce qui meurt. Amen. Le dieu-potier, d’abord insuffle la vie, puis la retire.
Une paysanne me montre un karkour (amas de pierres sacrées) :
- C’est la première mosquée à laquelle on se rendait le dimanche, me dit-elle. On s’y frotte le dos. C’est la mosquée des chérifs qui s’y réunissent la veille du dimanche soir pour y partager un repas communiel.
Puis elle poursuit en me montrant le nouveau minaret :
- Maintenant, voici la nouvelle mosquée !
Jacques Berque note à propos du karkour :
« Si le champ est épierré, les pierres sont groupées en menceau, karkour, non sur la périphérie, mais à l’intérieur. Or ce menceau prend assez fréquemment une fonction magico-religieuse, celle de maqâm « mansion ». Au bout de cette évolution s’entrevoit le bétyle sémitique, qui peut être opposé au Dieu-Terme latin. »
Une euphorbe et un figuier effeuillé surplombent la vallée. Et brusquement voilà l’océan : son bleu sombre dénote avec le bleu clair de l’azur. Enfin l’horizon ! C’est cela le Sahel, le pays côtier, là où la mer rejoint la terre. Et c’est beau le Sahel ; vert doré, vert sombre, bleu clair, bleu sombre. Les couleurs du Sahel.
J’assiste à la fabrication d’une amphore par le potier de Zaouit Chérif. Je lui achète une guelloucha pour le petit-lait. Ce village de potiers n’est visité par les Regraga qu’à la fin du Daour.
De retour à Had Dra, je décide d’aller visiter les racines de mon père au pays chiadmî. J’arrive au Haîmer le pays aux mottes de terre rougeâtres. Je me rends au hameau des Oulad – Aïssa. J’y reviens pour la première fois depuis mon passage avec les tiach (novices) des Regraga, le mardi 11 avril 1984. Je notais alors dans mon journal de route :
« Je rencontre Brik, ce vigoureux fellah et habile fabriquant de nattes :
- Tu as bien fait d’accompagner les Regraga ; tourner en rond dans la médina affaiblit la vue et vieillit les os.
Brik appelle mon père khali (oncle maternel) ; malgré quelques racines rurales, mon père a grandi en ville où il travaille comme marqueteur. Je suis donc ravi de retrouver Brik qui me rappelle ces racines. A hauteur du puit Brik lance à une silhouette courbée au milieu d’un champ d’oignons :
- Hé ! Envoie-moi cinq navets !
Les enfants de Brik voient rarement leur instituteur, ils jouent à cache-cache avec les poules ; de toute manière on les destine à la terre. Peut-être, en effectuant ce pèlerinage, je ne fais qu’emprunter la voie de mes propres ancêtres ? C’est cette dimension affective du temps qui resurgit de l’oubli, cette déflagration du souvenir, qui donne sa dimension mystique à mon équipée.
Brik me dit :
- Tu as vu quel long chemin les Regraga parcouraient ? Pourtant, ils n’avaient que leur bâton, un peu de semoule et les prières…Celui qui ne bouge pas meurt : un soir qu’il faisait très froid, deux marchands de tissus et d’épices – marchandises du paradis- entraient en ville après leur tournée dans les souks de la région. Ils trouvèrent les portes fermées ; au crépuscule, on fermait les portes de la ville parce que c’était le temps de la siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la djellaba et faisaient parler le baroud. Le marchand qui resta immobile jusqu’au matin fut trouvé inanimé au pieds des remparts, alors que son compagnon, qui avait passé la nuit à rouler une grosse pierre entra prendre son petit déjeuner tout trempé de sueur en répétant : « Que le lit où coule le flot de notre vie serait étroit s’il n’y avait le vaste espace de l’espérance ! »
La quête de ce printemps est à la fois mouvement et espérance…Un cycle pédagogique, un réapprentissage de la vie…
Mercredi 12 avril 1984
Hniya est clouée sur son lit de bois (tissi) par la paralysie mais sa tête est joyeuse. Elle interpelle son fils qui m’invite à prendre le thé dans l’autre pièce :
- Comment ? Laisse Abdelkader avec moi ; n’avons-nous pas partagé le sang et le sel ? Laisse-moi le voir une dernière fois...Je n’ose pas aller à l’hôpital où les paysans subissent le mépris et la dérision ; je préfère mourir parmi les miens...
Le fils de Hniya, tout jeune qu’il soit, a déjà trois garçons et une fille. Il a appelé l’un d’entre eux Regragui parce qu’il est né le jour du daour. Tout semble ici voué à la fécondité : la chamelle comme la vache, l’ânesse comme la poule ; la maison grouillait de vie et de petites bêtes pleines de douceur. Hniya s’étonne que nous autres citadins nous nous mariions si tard, si c’est à cause des études, c’est que l’école doit être stérile, à son avis. Lemari de hniya, qui confond chèvres et gazelles, la désigne d’un geste en me servant le thé et dit :
- Ella a déjà acheté son linceul…
Tante Hniya attend la mort avec résignation comme une chose naturelle.
- Si je meurs, me dit-elle, que ce ne soit pas cause de regrets ; j’aurai laissé derrière moi une telle progéniture que je ne serai pas vraiment morte.
Elle me dit en guise d’adieu :
- Dis à ton frère Majid de venir chez nous au temps des raisins et des figues…
Au temps des raisins et des figues, je suis revenu l’année suivante (1985), mais elle était déjà morte. Son mari est venu en ville pour vendre ses fébules et ses potes amulettes en argent afin de faire face aux difficultés causées par la sécheresse. Le sacrifice me parut d’autant plus pathétique qu’il s’agit là d’enterrer jusqu’au souvenird’anciennes fiançailles.
La mort est aussi naturelle que la naissance ; elle est dédramatisée. Dans un chant des Ghazaoua d’Essaouira, le défunt parle de sa propre mort :
Chant des Ghazaoua
« La mort m’a ravi…
El Hal, el hal….
Allah ! Allah notre Seigneur (Moulana)
Que ta miséricorde soit avec nous !
Je commenc au nom de Dieu le clément
Au nom du généreux qui n’a pas d’égal
C’est lui le miséricordieu :
Au jour du jugement dernier
Ne nous abondonne pas
La mort m’a ravi par ruse
Et on chauffe l’eau dans la marmite
Dieu me lavera
Ils ont apporté le linceul et le baume
Et les gens commenceront à m’ensevelir
Ils ont apporté le brancard du menuisier
Et ils m’ont déposé avec douceur
Ils se sont penchés à quatre pour me porter
Ils m’ont accompagné avec une belle oraison
En hâte, jusqu’à ma dernière demeure
Ils ont apporté les pelles et les pioches
Et ils ont creusé ma tombe
Ils ont prié avant de partir et de m’abandonner
J’ai dis : « Ô mon Dieu, quel sommeil sans fin
Et quelle terre vont m’écraser !
Le juge de l’enfer m’est apparu pour m’interroger
Avec ruse sur ce que j’ai fait ici bas
Heureusement pour moi le Prophète le Clément
Me protégera au jour de la résurrection
Allah ! Allah ! Ya moulana
Que ta miséricorde soit avec nous
Lorsque celui qui appelera les morts au jour du Jugement
En dernier m’interpellera
Oublie les confidences sur l’oreiller
Et prends bien en charge les obligations religieuses,
La foi, la certitude et la profession de foi Islamique
Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !
Le hal qui me fait trembler !
Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;
Ô homme ! Que sa tête est encore vide
Ses ailes n’ont pas de plumes
Et sa maison n’a pas d’enceinte
Son jardin n’a pas de palmier
Celui qui est parfait, la calomnie ne l’efleure pas
Sidi Ahmed Ben Ali le wali
Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !
Sidi Ahmed et Sidi Mohamed
Ayez pitié de nous. »
Le hameau de Hniya s’appelle les Oulad Aïssa ; en entrant dans la maison, je fus profondément bouleversé par l’attaque de leur chien qui s’était détaché de sa chaîne et m’aurait mordu si ma djellabah n’avait pas servi d’écran protecteur et sans la promptitude du mari de Hniya. Sa belle-fille m’aspergea d’eau pour dissiper ma peur et me fit lécher son bracelet d’argent pour que je retrouve mes esprits. Vivre au rythme du soleil et des étoiles, c’est aussi apprendre le courage et pas seulement la résignation.
Peut-être espère-t-on dans la maison, du passage des Regraga, l’apaisement des souffrances de Hniya avant que ne vienne l’heure du silence ? dans le hameau, on se prépare activement à la réception des tiach ; ces ouvriers de la ruche, ces novices qui ratissent au large pour recevoir la ziara des hameaux éloignés.
Le soleil est déjà bien haut, lorsqu’au tournant de la colline, entre deux enclos d’épines le chœur entonne la fameuse prière de la pluie : « Puissions-nous être arrosés de votre jardin ? Etc. » Je reconnais au premier rang « Zahra le cheval » qui prend ici des airs de théologien ; c’est un diseur de blagues qu’il ponctue par des : « Je coupe ta parole avec du miel ! », ou encore : « Il ne faut sous-estimer personne ; on ne sait jamais si derrière un mendiant ne se cache pas un saint ou un djinn ! Car il est dit que sept saints sont vivants, sept sont morts, sept ne sont pas encore nés et sept j’en ignore tout ! »
Après cette cérémonie les tiach iront dépenser leur argent aux jeux de hasard un peu à l’écart du daour au milieu des touffes de genêt. Selon Taylor : « les jeux de hasard sont venus de la divination par le sort. » Les jeux de hasard sont souvent liés au rite de passage. On espère qu’en gagnant cejour-là, on gagnera pour le restant de l’année. D’ailleurs, les jeunes ici jouent aux cartes en pariant sur l’argent de la ziara.
A Essaouira, la nuit de l’achoura, parmi les sarcasmes que se lancent les deux clans de la ville, certaines répliques se rapportent aux jeux du hasard. Le clan des Chébanat reproche à celui des Béni Antar de commettre un sacrilège (le Coran formule une interdiction vis-à-vis des jeux de hasard sous le nom de mayssir : ce qui procure un gain illégitime) parcequ’ils s’associent pour ces jeux avec les juifs durant leur fête du Pourrim :
« Lune ronde, toute grande, faites la ronde
Où êtes-vous Béni Antar, joueurs de hasard ?
Lune ronde, toute grande, faites la ronde
Où êtes-vous Béni Antar, voleurs de hasard ? »
Ce à quoi les Béni Antar répliquent :
« Qu’est-il donc arrivé aux Chébanat
Pour délaisser les chanteurs du malhûn
Et faire appel aux hayada de la campagne
Comment se fait-il que garch (piecette) d’argent
Devienne le dirham de papier ?
Voilà l’origine du profit et du vol
Commerçant spéculateur,
Artisan grâce à sa bourse mais sans métier
Et théologien dont la principale devise est de dire : « Donne ! »
Maintenant les jeunes tiach prient pour que le ciel ne demeure pas perpétuellement bleu. L’un d’entre eux porte étendard du printemps : un bouquet de marguerites et de coquelicots attaché par un brin de palmier nain à une branche aux feuillage verts : c’est la fiancée de la pluie. Il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs.
- Voilà que les Regraga sont en train de vanner, me dit Brik.
Leur chant ou souffle magique est comparable au vent qui sépare le bon grain de la paille, leur baraka est capable d’extraire du corps les maladies qui le hantent. Les tiach sont reçus à beit berra (la maison des hommes) qui comprend une citerne, une salle de prière et de conseil. C’est là qu’on reçoit également les tolba d’adwal en été : ils vont de hameau en hameau pour bénir les moissons. Je partage le repas communiel des tolba dans une petite pièce sombre dont la toiture est faite de troncs d’arbres qui respirent encore l’air de la forêt. Dehors, dans la lumière éclatante, de petits lapins sautillent et reniflent les brindilles de menthe.
Les villageois déposent un van contenant un tagine, trois galettes et un service à thé destiné à la maison des hommes. Un vieux à la barbiche de HoChiMinh, insinue sur un ton mêlé de plaisanterie et de reproche :
- Vous autres, gens des villes, vous êtes injustes : vous dites : « Donnez-nous nos haricots », sans connaître le travail que cela nécessite. »
Brik qui nous sert le thé et qui semble fier d’avoir un membre de sa famille en ville me dit :
- Chez nous les Regraga sont le tmarsit du bled.
- Mais qu’es-ce que le tmarsit ? Lui dis-je.
- Enfile des figues sauvages aux branches du figuier stérile, les insectes qui en sortiront le rendront fécond. Sans ce tmarsit les figues tomberaient avant d’être mûres. Là où les Regraga passent c’est la fécondité, là où ils ne passent pas, c’est la stérilité.
- C’est possible, lui répond un vieux fellah en claquant les lèvres bruyamment de satisfaction ; seulement retiens bien ceci : il y a deux types d’esprits ; ceux qui sont soit mâle, soit femelle sont stériles ; seuls ceux qui sont à la fois mâle et femelle fécondent les idées…
Après le repas communiel dans la maison des hommes, on réclamme les jarres de petit lait pour amortir les effets nocifs de la fine fleur du kif : dans le daour, seuls certains jeunes fument le kif qui a certainement un rôle d’adjuvant rituel. Au rituel du rzoun de l’achoura à Essaouira, à la cérémonie du thé, chrib atay à chaque pause, des joueurs fument le kif. Des couplets y font d’ailleurs allusion :
« Sois-donc sans réserve
Et sers-nous les coupes de cristal
Sois-donc sans réserve
Et sers-nous la fine fleur à fumer ! »
On rapporte qu’à Marrakech, la nuit qui précède le ramadan, les enfants forment un cortège et chantent la comptine suivante :
« A qui manque la pipe ?
A qui manque l’alumette ?
Le priseur comme tabatière
Trompera son doigt dans son derrière ! »
Parmi les choses illicites,on peut lire dans la sourate de la table servie :
« Ô ! Vous qui croyez !
Le vin, le jeu de hasard,
Les pierres dressées et les flèches divinatoires
Sont une abomination et une œuvre du démon,
Evitez-les….. »
Le fils de Hniya m’accompagne sur son mulet jusqu’à la khaïma où le Retnani m’accueille avec joie :
- très bien ! très bien ! Abdelkader a acheté son mulet !
Je comprends les réticences des vieux zaouia : ils ont tous un mulet, je fais le trajet à pied. Ce qui me frappe surtout, c’est la puissance du mulet qui nous porte. Il est normal qu’il soit l’objet de considérations.
Le chameau de la khaïma en tête, nous quittons le campement Sidi Yala, un jeune me rapporte mon pull-over et me dit en haletant :
- Tu l’as oublié chez Brik qui nous disait : Rendez-le à Abdelkader ou fasse qu’Allah le transformer en vipère pour son voleur !
Imaginaire des odaces et des mutations ! »…
Maintenant, en ce mois de janvier 2003, en arrivant à ce même hameau des Oulad – Aïssa , j’apprends avec surprise que Brik est mort et que Belaïd mari de Hnya, qui nous gratifiait de corbeilles de raisins et de figues à chacune de ses visites estivales en ville, est mort aussi. Il était d’une naïveté proverbiale, en prenant les chèvres du pays hahî pour des gazelles, mais foncièrement bon. Il ne reste plus que leurs jeunes frères Mohamed et Boujamaâ que je croyais en train de labourer leur terre sous le brouillard. Mais ils m’expliquèrent qu’ils étaient plutôt en train de tailler la vigne. Ah, les bons raisins charnus du pays chiadmî gorgés de soleil qu’on appelle « téton de jument » ou encore « œil-de-bœuf » :
- Brik est mort, d’une crise cardiaque, me raconte son frère Mohamed. Il était apparemment en pleine forme lorsqu’il alla chercher en carriole de quoi daller les toitures de sa maison à l’approche de l’hiver, quand brusquement, il fut pris de malaise avant d’être terrassé par la mort. Sa brouette était encore pleine d’argile quand on l’a enterré au mois d’octobre 1998.Belaïd, quant à lui, est décédé en 2001,. Je revenais du souk, quand on m’a dit qu’il y avait un mort chez nous. En arrivant au village, ils l’avaient déjà enterré. Il souffrait de son estomac au point qu’il ne parvenait plus à se nourrir.
En arrivant au Haîmer, je trouve deux oliviers déracinés récemment par un vent violent qu’un paysan n’hésite pas à comparer à un séisme. Pour moi, ces arbres déracinés symbolisent la mort de mon père et de ses neveux Brik et Belaïd. C’est Si Mohamed, le fils de ce dernier, qui tient maintenant la maison. Il avait été malade pendant quatre ans. Il ne parvenait plus à dormir et devenait agressif. Il a été une seule fois à l’hôpital. Mais cela ne servit à rien puisqu’il avait été « frappé » par les esprits du vent qu’on appelle « Lariyah ». Depuis qu’il fut flagellé par un fqih à Meskala, il se porte mieux :
- C’est la baraka d’Allah, m’explique-t-il. Le fqih de Meskala est visité par les possédés de partout, même de France.
Le dernier fils de Belaïd a maintenant dix-huit ans. Il est né en 1985, l’année même de ma dernière visite à ce hameau des Oulad Aïssa, dans le sillage des Regraga. On le surnomme Aziz Rimech. Et dans la phonétique de Rimech, il me semble déceler comme la fraîcheur des jeunes pousses du printemps.
Depuis deux ans, un château d’eau surplombe le douar, mais il n’y a toujours pas d’eau au foyer. La corvée de la fontaine continue. Et toujours pas d’électrification rurale, heureusement pour qui aime déguster les bons tagines à la chandelle ! Je me souviens de leur voisin le hameau de la louve (douar Diba), où je m’étais arrêté pour souffler en 1984 et où celui qu’on surnommait Zahra le cheval, m’abreuva de légendes en tirant sur sa longue pipe de kif.
La rosée couvre des champs de blé. Les figuiers sans feuillage commencent à peine à bourgeonner. Mohamed me raconte :
- Du temps de Mohamed V, fin des années cinquante, début des années soixante — ton frère aîné Abdelhamid avait à peine quatorze ans- je suis arrivé dans votre ancienne maison, avec un sac de blé, et votre oncle berbère Mohammad est arrivé en même temps, avec sa grosse moustache et son gros turban, avec un autre sac de blé. Une fois les deux sacs de blé à la terrasse, votre mère consulta leur contenu. Le blé ramené par l’oncle berbère était net et propre, par contre le blé que j’ai ramené était mélangé avec de la paille et de la poussière de l’aire à battre. Votre mère me dit alors :
- Où devons-nous vanner ce blé ? À la lisière de la forêt ou au bord de la mer ? Ici, en ville, on ne peut le vanner à la maison sans que la poussière parvienne chez les voisins. Le lendemain de notre arrivée, un aigle est tombé dans le patio de votre maison. Ton cousin Ahmed l’a capturé en jetant une couverture sur lui. Le rapace était vraiment impressionnant et tous les enfants du quartier allaient lui chercher de la viande, pour le nourrir.
Quelques jours plus tard, mon père avait remis l’aigle à Moulay Kebir, chasseur à ses heures et antiquaire distingué originaire de Fès. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je ne retiens de ma première visite à ce hameau dans les années soixante que cette scène : dans une pièce de sa maison, Brik, le vigoureux paysan était en train de tresser en jonc une natte d’une main, tandis que de l’autre il retirait de temps à autre d’une marmite, un énorme épi de maïs bouilli qu’il dévorait comme s’il jouait de l’harmonica. De temps en temps, il me jetait à moi et à son fils Hamouda, un épi de maïs tendre, chaud et salé.
On est au mois de janvier, et l’on dirait que le printemps est déjà là : même le toit de la maison est fleuri. Petites fleurs jaunes et blanches. La chamelle de Si Mohamed est sur le point de mettre bas. Chaque nuit, il va l’inspecter pour qu’elle ne fasse pas de fausse-couche. Il a eu une chèvre qui a mis bas dans la forêt, au moment même de mon arrivée. En parlant de nos morts, il me dit :
- Celui que tu as perdu, tu ne le reverras plus jamais.
Le mercredi 22 janvier 2003. Il est dix heures, l’air est moins frileux : on sort le troupeau et pour la première fois ces chevreaux jumeaux, nés il y a vingt jours, pour accompagner leur mère dans les près. Je rencontre les petits-fils de Brik, ils sont mignons. Ils sont le symbole de la vie qui continue. Un joli pressoir à huile d’olive appartient au marchand de légumes du village :
- C’est beau, le pressoir, me dit Mohamed, pourvu que nous ayons suffisamment d’olives !
Au loin des oliviers sauvages en tant que bornes, un amandier en fleurs, une huppe et beaucoup de gazouillements dans la lumière matinale. Le ciel se dissipe. Le Djebel Hadid est presque entièrement couvert de brouillard. Seules des trouées dans les nuages le laisse deviner. On est sur les terres d’oncle Boujamaâ, qui surplombent la vallée du pays Haïmer, en face du Djebel Hadid. Une parcelle sur haute colline, donnant vue à l’Ouest sur le Djebel Hadid, et vue à l’Est sur le territoire d’Aghissi – l’une des treize zaouïas Regraga – don’t le moqaddem était mon compagnon de route au Daour de 1984.
Construire une maison ici, non pour l’agriculture ou pour l’élevage, mais pour une retraite de l’être ? Pour « écouter ses os ».
Mohamed me désigne des silhouettes penchées au fond de la vallée :
- Ils sont en train de tailler la vigne.
Le domaine de la vigne, c’est le plat pays qu’on désigne du non de Louta. On m’offre du petit-lait à la saveur de karkaz (fleur des champs couleur moutarde). Le fils aîné de Si Mohamed est âgé maintenant de vingt-deux ans. Il rampait à peine lorsque je suis passé par ici en 1984-1985. L’éolienne du village ne fait plus remonter l’eau du puits. Elle tourne à vide. On m’offrit un panier d’œufs en guise de vœux de fécondité en me disant :
« C’est la terre qui appelle ! C’est l’appel de la terre ! »
Un arbuste fait sortir son neuf feuillage et croît : griouar, on l’appelle. Je dis à Si Mohamed :
- Par ces pas, on a fait revivre nos vieilles racines… Je ne sais plus d’ailleurs de quoi sera fait demain, mais j’ai l’impression d’avoir retrouvé le goût de l’anis et de la nostalgie.
On descend en contrebas de la colline dénommé « Dhar » (le dos, du houdhoud de la huppe), vers le puits des incessantes corvées d’eau, et voilà qu’on bifurque vers le cimetière. Je marche sur les pas de Si Mohamed, le long d’une vigne, un terrain où poussent des plantes sauvages. J’y cueille une gerbe de romarin. Puis voilà des tombes anonymes. Si Mohamed hésite d’abord avant de me montrer celle de Hnya puis celle de Brik, sans pouvoir indiquer avec précision celle de son père. D’un côté la montagne sacrée couverte d’une couronne de nuages, de l’autre le bruit métallique de l’éolienne tournant à vide. Je prie pour mon père, en même temps que pour ses parents et pour la terre de nos ancêtres . Ici, les morts continuent à vivre parmi les vivants. Les tombes se fondent avec les plantes. Majestueux et sacré Djebel Hadid !
- J’hésitais à venir, en attendant d’avoir de quoi acheter des cadeaux.
- Tes pas sont meilleurs, me rétorque Si Mohamed.
J’aimerais bien vivre ici, mais avec quels moyens ? Pour le moment, je n’ai aucune réponse à cette question. Je n’ai pas pu poser cette question à Si Mohamed, que déjà il est parti au loin avec son troupeau. Je rentre à Essaouira avec un panier d’œufs dans une main et une bouture de vigne dans l’autre. Ici, on ne s’attarde pas trop sur la mort qu’on appelle triq laâmra » (la voie pleine), parce qu’ils vivent chaque année la mort hivernale et la renaissance printanière. En attendant le transport pour me conduire en ville, un seul bruit, le touf-touf de la minoterie, et de temps en temps un chant de coq. Il est bientôt seize heures et on est à 44 kilomètres d’Essaouira, quel symbole dans le pays des 44 étapes du pèlerinage circulaire ! Non loin de là, le lieu-dit khli jaouj (littéralement apocalypse des moineaux). Un toponyme qui m’avait frappé à l’époque et avait sonné dans mes oreilles comme l’avertissement que je suis bel et bien arrivé au pays des légendes vivantes.
Abdelkader MANA
23:08 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : journal de route | | del.icio.us | | Digg | Facebook
23/10/2009
Manazil
Au temps des raisins et des figues
« Je me suis dit : c’est le moment de l’écriture. J’ai pris en compte dans mes calculs les quatre éléments suivants : le feu et la terre, l’eau et l’âme, ainsi que les sept planètes et les vingt-huit manâzil. Je les ai divisés par les douze astres qui correspondent aux manâzil de bon augure. J’ai compté les sept jours de la semaine qui correspondent aux sept esprits nés de la lumière du trône céleste qui commande aux armées des jnûn !(djinns) »
Il s’agit d’une qasida-talisman d’un certain Haj Saddiq Souiri, ayant vécu à la fin du XIXème siècle, où l’amoureux use de magie pour contraindre les démons à lui ouvrir l’une des sept portes du château où se trouve sa bien - aimée. L’auteur cite dans cette qasida, du genre malhûn, tous les livres jaunes de la magie le Damiati, en particulier, les chiffres sept et soixante - six : les sept saints Regraga s’arrêtaient à une etape dite de « soixante six », juste avant d’escalader la montagne de fer. Les vingt-huit manâzil dont il s’agit dans cette qasida intitulée Jadwal (talisman), sont des mansions lunaires. Plus complètement les manâzil al-kamar, sont les mansions lunaires, ou stations de la lune. Elles constituent un système de 28 étoiles, astérisme ou d’endroits dans le ciel près duquel la lune se trouve dans chacune des 28 nuits de sa révolution mensuelle. Le système des mansions lunaires a été adopté par les berbères, à travers des canaux encore inconnus, puisque le mot manâzil figure déjà dans le Coran (X, 5, XXXVI,39) Voici l’identification astronomique de quelques mansions lunaires citées à travers les dictons du calendrier agricol :
1. al-nateh, Arietis
2. al-boulda, région vide d’étoiles.
3. Saâd Dabeh, capricorni
4. Saâd al-Boulaâ, Aquarii
5. Saâd saoud, capricorni
6. Saâd Lakhbia, aquarii.
7. Batnou al-hout, andromedae...
Au Maroc, le calendrier agricol est fondé sur ces 28 mansions lunaires. Des calendriers de ce genre étaient déjà connus au moyen-âge. Ils proviennent de traditions astro-agricoles plus anciennes dont on trouve des parallèles chez Ptolémée et à Babylone.
Lors de mon séjour au Haut-Atlas, je me suis rendu compte, que je n’avais pas la même mesure du temps que mes interlocuteurs : ils raisonnaient en termes de calendrier julien, alors que je raisonnais comme tout citadin selon le calendrier grégorien. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte, que lorsqu’ils disent par exemple que la saison des fêtes commence au Haut-Atlas le 1er août julien, il faut entendre le 13 août grégorien : il faut systématiquement ajouter 12 jours au Julien pour obtenir son correspondant grégorien. À chaque période de 12 jours correspond une manzla, qui sont au nombre de vingt huit, au cours de l’année julienne.
Chaque manzla se caractérise par des particularités météorologiques qui ont un impact direct sur le faune, la flore et les activités agricoles. Le fellah dispose d’un répertoire de dictons pour fixer les Manâzil. Ainsi dit-il des trois Manâzil de nivôse et des deux Manâzil de pluviôse dont les frimas sont pénibles mais néanmoins nécessaires au renouveau de la vie :
- Manzla de la Boulda, le 21 décembre : « le froid de la boulda atteint le cœur ».
- Manzla de Saâd Dabeh, le 6 janvier : « Saâd Dabeh, ne laisse au chien aucune force pour aboyer, ni de chair à l’agneau pour être sacrifié, ni de sperme à l’esclavon pour forniquer ».
- Manzla de Saâd Boulaâ, le 17 janvier : « Saâd Boulaâ, envoie-le faire des courses ; il n’entendra pas ; donne-lui à manger, il ne se rassasiera pas ».
- Manzla de Saâd Saoud, le 30 janvier : « à Saâd Saoud, l’abeille gèle sur la branche et l’eau coule dans la moindre brindille ».
- Manzla de Saâd Lakhbia, le 13 février : « à Saâd Lakhbia, sortent les vipères et les faucons ».
Les manâzla, sont donc des étapes dans le temps comme le note Ibn Ârif :
« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des manâzil (étapes) ».
L’année se répartit donc en manâzil, période d’une douzaine de jours, toutes portant un nom pittoresque, et dont la succession commande, encore de nos jours, l’agriculture traditionnelle. A ce propos, on lit dans le Qânûn d’al-Ioussi :
« Le printemps, parce qu’il est modéré, les forces ne s’y accroissent, pas plus que les nourritures ne peuvent faire de mal, car la saison les contraint. Pas d’inconvénien à s’y livrer à beaucoup d’exercice, à l’acte sexuel. On y pratiquera la saignée, un jour serein, tranquille, satisfait. On évitera tout souci ce jour-là, la contrariété, la peine, la pensée, l’étude des livres et l’acte sexuel. La veille, le jeûne et les fatigues diverses, on les reservera à la pleine journée, sans qu’il y ait faim ni réplétion...
L’été, en raison de sa nature brûlante et sèche, on s’abstiendra de toute chaleur en fait d’aliments et de boissons. Ainsi l’on évitera le miel, l’ail, les oiseaux, les pigeons. On mangera du frais et de l’humide : viande de veau gras vinégrée ou à la courge. On mangera du concombre, de la pastèque. Alléger le vêture, réduire l’exercice et l’acte sexuel (qui joue un grand rôle, décidément, dans cette diététique), éviter la veuille, dormir davantage à la sieste... »
L’automne viendra puis l’hiver. Pour l’automne, il est fait allusion à un pain de ce dhurah qui se prononce en dialecte maghrébin drâ, à savoir le « sorgho », qui joue un cetain rôle dans l’alimentation des foules bédouines.
Les véritables spécialistes du calendrier dans la tribu sont les fquih. J’ai surpris l’un d’entre eux au milieu de planches coraniques en train d’écrire un jadwal (talisman) à l’encre couleur safran, pour une femme qui le lui avait commandé. En guise de calendrier julien, il me brandit un kunnach où je vois écrit au smakh, sept tétrades, mnémotechniques, dont chaque lettre correspond à une Manzla. C’est un véritable calendrier-talisman. Il me récite le même calendrier sous forme de qasida chantée : souci de mémorisation.
Le recours au secret vise à entretenir la profession d’astrologue. Ainsi, le fellah incapable de franchir « l’enclos du temps » qu’il fera et que recèlent les lettres et les chiffres magiques, va recourir au service de celui qui dévoile le secret des astres aussi bien pour l’avenir de ses vaches que pour le sien propre.
Dans un manuscrit consacré au calendrier agricol, on peut lire entre autre, à propos du mois de janvier (Yennaïr) :
« On fait en ce mois la prière du Dohr quand l’ombre du style atteint neuf pieds, et l’açr, quand elle atteint sept. »
Par pied il faut entendre la longueur moyenne d’un pied d’homme, et non le pied de 33 cm, autrefois en usage en France. Le mot pied traduit ici l’arabe qadam. Ceci nous montre à quel point dans les sociétés sans horloge, le temps était à la mesure de l’homme.
Je me souviens d’un jour d’été où khali H’mad mon oncle maternel, en marge de l’aire à battre, nous démontrait l’heure qu’il est en mesurant sa propre ombre par le nombre de ses pieds mis bous à bout. On retrouve là le principe du cadran solaire, qui servait aussi à fixer les heures de prière, le seul moment de la vie sociale où la ponctualité est requise : partout ailleurs, on trouve mille et une excuses, pour battre en brèche la ponctualité. C’est en cela que la société marocaine demeure « une société sans horloge », c'est-à-dire sans ponctualité. Le fameux incha Allah ! Or la ponctualité, c’est la modernité. Ce dérèglement de l’horloge sociale, qu’on rencontre partout y compris dans les entreprises les plus modernes (de la télévision qui ne respecte pas le timing de diffusion à l’avion qui ne décolle pas à l’heure), on peut l’attribuer à cette ambivalence, cette ambiguïté, que mon ami J.P.Hugoz appelle « l’à peu-prêisme » des marocains .Bref, à l’intrusion de l’irrationnel y compris dans les institutions les plus modernes.
Nous sommes entrés de plein pied dans les temps moderne mais sans régler notre horloge saisonnière sur les fuseaux horaires de la modernité. « Ce décalage horaire » est cause d’immobilisme, de perte de temps et d’argent, comme on le constate d’une manière flagrante durant ce mois lunaire du ramadan 1429 (septembre 2008), où toutes les activités humaine sont au « ralenti », où toute les décisions sont en « instance » c'est-à-dire reportées sine die, et où tout semblent suspendu à l’heure de la rupture du jeun, y compris le caractère lunatique des jeuneurs. Société déboussolée, où les repères de jadis ne fonctionnent plus et où les nouvelles règles du jeu ont du mal à se mettre en place. C’est ce dérèglement de l’horloge sociale et des institutions qu’évoque Fatima Mernissi lorsqu’elle parle de « la peur-modernité ». Or sans ponctualité point de modernité : pas de train à l’heure, pas de travail à la chaîne, pas d’exploits athlétiques, pas de capitalisme.
Dans les sociétés paysannes, on n’avait pas besoin de l’horloge des villes parce qu’on n’était pas « pressé par le temps ». On ne produisait pas cette abstraction nommée « argent » mais les fruits de la terre-mère, au gré des saisons.Même l’argent est un « don » du ciel, une « offrande » Le temps, c'est-à-dire la vie, n’était pas nécessairement de l’argent, mais ce plaisir convivial que prenait mon père à faire sa sieste à l’ombre d’un olivier, pour régler son horloge biologique sur l’horloge cosmique.C’est ce temps pour soi que j’ai vécu moi-même au printemps de 1984, en suivant le daour (pèlerinage circulaire des Regraga) :
« Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »
Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski : Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message : « Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai.
En cours de route une paysanne m’interpella un jour en ces termes :
1 Revenez nous voir au temps des raisins et des figues !
Les fellahs ont donc une autre perception du temps qui n’est pas celle du calendrier grégorien ni de l’horloge des villes, mais celle du cycle lunaire subdivisé en manazil.
Les circumambulations des Regrga coïncident avec l’équinoxe du printemps. Le 21 mars, la « fiancée rituelle », dont l’ancêtre est Achemas (le soleil, cet arpenteur de l’espace qui concourt avec la pluie à la fécondation terrestre) se dirige vers la « clé du périple ». Sauf pour l’année bissextile où les jours néfastes d’Al hussoum coïncident avec l’équinoxe. On reporte alors le départ au jeudi suivant. Car c’est dans ces jours que les peuplades de Âd et de Thamoud ont été anéanties par un vent mugissant et impétueux :
« Durant sept jours et huit nuits tu aurais vu ce peuple renversé par terre comme des troncs évidés de palmier » (Coran).
Les derniers jours de cette manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. Les pluies qui tombent en ce moment sont déterminantes, pour la croissance des plantes. Le dicton dit : « Si la terre s’abreuve bien à Batnou al-hout (ventre du poisson) dis au Nateh (6 avril) de souffler le tocsin ou le clairon ».
La fin du daour coïncide avec les bénéfiques pluies de Nisân. La période de Nisân s’étend du 27 avril au 3 mai de l’année julienne et le daour est clôturé le 28 avril. L’eau qui tombe à ce moment a des propriétés merveilleuses et guérit une foule de maladies : elle favorise la croissance des cheveux des femmes, elle donne même de la mémoire aux élèves, qui font alors des progrès surprenants dans la récitation du Coran. Les Regraga y procèdent à la vente aux enchères anticipée du tribut sur l’élevage et les Chiadma commencent à tondre leurs moutons. Généralement, à cette période, il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs. Ce sont les bénéfiques pluies de Nissane. On en conclut non pas que la clôture coïncide avec les pluies de Nissane, mais qu’elle tombe pour annoncer la clôture.
Abdelkader MANA
15:23 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : regraga | | del.icio.us | | Digg | Facebook