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28/06/2010

Les Marqueteurs d'Essaouira

Les marqueteurs d’Essouira

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maâlam Tahar Mana, doyen des marqueteurs d'Essaouira (1910 - 2002)

« La forme du bois est changée si l’on en fait une table.

Néonmoins,la table reste bois, une chose ordinaire

et qui tombe sous les sens.Mais dés qu’elle se présente

comme marchandise, c’est une tout autre affaire.

A la fois saisissable et insaisissable,

il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol,elle se dresse

pour ainsi dire sur sa tête de bois, en face

des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres

que si elle se mettait à danser ».Karl Marx

 

Ma grand-mère paternelle Mina serait morte en 1919 de la diphtérie, affection qu’on appelait « Hnicha » (serpentine), qui tue par étouffement au niveau de la gorge. Mon père n’avait alors que dix ans, quand sur son lit de mort elle le confia à Abdessalam, le fils aîné de sa sœur, en ces termes :

- Tahar, mon fils est orphelin du père et bientôt il le sera de mère : il n’a que faire du cléricalisme, il faut lui trouver un travail manuel pour vivre.

 

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maâlem Tahar Mana dans son atelier de la Scala début des années 1980

C’est ainsi qu’Abdessalam allait confier mon père à l’un des premiers marqueteurs d’Essaouira : c’était juste à la fin de la première guerre mondiale. Ce maître confectionnait service de thé et cross de fusils en bois de noyer incrustés d’ivoire, pour la Maison royale et les consuls de la ville, comme en témoigne mon père dans un enregistrement de 1980 :

 

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Traces de mon père: dessins géométriques et rinceaux floraux

« L’un des pionniers de la marqueterie fut le cheikh Brik. Il était le maître de Hâjj Mad, mon initiateur à ce métier. Le père de ce dernier le voyant un jour traverser l’artère des forgerons, au retour d’une partie de chasse, en compagnie d’un autre chasseur, avec leur tenue de chasse et leurs sloughis, s’exclama :


- Et dire que je voulais en faire un clerc ! Le voilà qui traîne maintenant des sloughis derrière lui ! Que faire ?


Quelques jours plus tard, il le retira de l’école coranique, et le confia à cheikh Brik, pour qu’il apprenne le métier. Le jeune apprenti qui avait vu auparavant, en passant devant l’atelier, cheikh Brik, en train d’administrer une fessée à un apprenti, sur le madrier, fit tout pour ne pas mériter le même châtiment. Mais il ne fut jamais puni, pour la simple raison, qu’en tant qu’ancien étudiant d’école coranique ; il s’était rendu indispensable, en déchiffrant les missives que son maître recevait de la Maison royale. Ce dernier confectionnait des coffrets ornés de nacre, des services de thé, et des crosses à fusils en bois de noyer, aussi bien pour la Maison royale que pour les consuls qui vivaient alors à Essaouira. Je me souviens d’une réception que m’avait accordée le pacha de la ville, dans les années 1930, pour me demander de reproduire en thuya, ces anciens modèles en noyer. Il me disait alors que ces ustensiles appartenaient au sultan Moulay Abdelaziz. Au début la marqueterie se faisait au feu qui laisse des traces noires — semblables à l’encre de Chine — qui restent pour toujours. »


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Maâlam Tahar Mana avec ses amis artisans en pic-nique rituel (nzaha) dans la vallée de l'Ourbika


Des traces qui restent pour toujours : épreuve du feu, traces indélébiles, tel est le désir d’éternité, qui habite tout créateur.C’est pour nous les vivants que cette mémoire est importante, si tant soit peu que le deuil soit possible… Je ne sais plus, pour ma part, quel penseur grec avait donné cette définition de la mort : quand je suis là, elle n’est pas là, et quand elle est là, je ne suis pas là. Une consolation ? Peut-être. Mais les blessures de l’âme, l’absence de l’aimé, qui peut les soigner ? Cette éternelle quête du sens ?

Bien avant l’apparition de la marqueterie, ses fondateurs étaient ceux-là même qui ornaient les toits des mosquées et ceux des demeures caïdales, et qu’on appelait les Brachlia. Mon arrière-grand-père paternel était de ceux-là. Il avait effectué à au moins deux reprises le pèlerinage à La Mecque à pied. À son retour au pays Chiadmi, trouvant sa maison dévastée, il était allé se réfugier dans la tribu voisine où on lui accorda femme, bergerie et terre à labourer. C’est là que naquit mon grand – père paternel, qui sera cordonnier de son état et qui mourra assassiné sur une plage déserte entre Essaouira et Safi, attaqué probablement par des coupeurs de route, qui lui enviaient sa charge de babouches. Mais sa disparition demeure toujours un mystère. Son père  Hâjj Thami le Marrakchi, aurait été non seulement un paysan et un pèlerin, mais aussi un  Brachlia de Marrakech, c’est-à-dire un décorateur des toitures en bois peint ; il aurait été le décorateur de la toiture de Sidi Mogdoul, le saint patron d’Essaouira.

La peinture avait donc précèdé l’incrustation du bois. Alors que les dessins géométriques sont incontestablement d’inspiration islamique, le recours aux rinceaux (ou Tasjir) est d’inspration occidentale comme l’indique son autre nom Ârq Aâjam (racine chrétienne). Ce dernier modèle s’inspire de la nature dont l’Islam prohibe l’imitation. Quant aux motifs ornementeaux, ils résultent d’une créativité locale : la marqueterie est donc la synthèse obtenue par des générations d’artisans, à partir de la combinaison de modèle d’emprunts et de créativité locale.

 

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Peinture sur bois du Mokhazni Bentajer

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Peinture sur bois du ferrailleur, Asman Mustapha

Sur la table circulaire du marqueteur, comme dans la voûte intérieur d’une coupôle peinte par un Barchliya, tous les dessins sont organisés autour d’un noyau central et se basent essentiellement sur le principe de la symétrie. Une khotta (dessin géométrique) , rayonne à partir du centre et se caractérise par le nombre de rayons dits Isftown dans le jargon de la corporation des marquéteurs d’Essaouira, et l’espace entre deux rayons est dit Kandil (lanterne). On peut définir la Khotta – peinte par mon arrière grand père le Brachliya, puis incrustée par mon père le doyen des marquéteurs – comme étant un cercle formé de deux ou plusieurs carrés en rotation autour d’un même centre, dont chaque angle est traversé par deux rayons parallèles. Nous avons au total quatorze Khotta possible de la plus simple (l’hexagonale) à la plus complexe ( la Stinia) qui donne son nom au château du Glaoui à Marrakech. On retrouve là tous les chiffres magique rencontrés chez les Regraga : les quatre point cardinaux du carré magique, la forme circulaire du cycle temporel, comme me le disait souvent mon père :


Le temps tourne pour ceux qui obéissent comme pour ceux qui se révoltent

A lui, seuls les ignorants se fienti,

Combien de peuples y ont vécu dans le bonheur et l’insouciance

Et un jour, il les a sabré sans poignard !


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Maâlam Tahar Mana avec médaille de mérite de l'artisan

C’était un véritable rite d’initiation que le passage du statut de compagnon à celui de maître. A cette occasion se réunissait un conseil : l’Amine avec ses deux conseillers, le compagnon candidat et son ex-maître. On ne se cotentait pas des jugements qu’émettait ce dernier à l’égard de son disciple, on procédait à un examen municieux des ouvrages fabriqués par le candidat. On se renseignait sur sa moralité, le fameux Maâkoul. Ce n’est que lorsque ces conditions étaient requises que le titre de MAÎTRE, qui confère en même temps le droit d’ouvrir un atelier autonaume, lui fût atribué. On pourrait penser que ce système rigoureux était lié à l’intérêt qu’avait la corporation de limiter les candidatures possibles. Il était plutôt choisi pour une grande part par la qualité des ouvrages qui se faisaient naguère. La conception mentale est toujours plus rapide que la maîtrise gestuelle et le maître est justement celui qui est parvenu à transmettre de l’intelligence à ses gestes. L’apprentissage avec ses rites d’initiation qui ponctuaient le passage du statut d’apprenti à celui de compagnon et, enfin, de maître, visait cette pleinitude du geste où la main devient « pensée ».

Le premier maître de mon père fut Abdelkader El Eulj, un originaire d’Andalousie : il aurait sauvegardé la clé de la maison de ses ancêtres de Cordoue. Celle-ci était transmise de génération en génération dans l’improbable espoir de retrouver un jour le paradis perdu de l’Andalousie musulmane ! Et l’on dit que si la progéniture d’Abdelkader El Eulj, était mulâtre, c’est parce que lui, l’Andalou au blanc immaculé, s’était marié avec une esclave du fait que sa femme blanche était stérile.


Abdessalam, le tuteur de mon père disait à son maître en marquetterie :


-- Vous avez droit de vie et de mort sur ce garçon : si vous le tuez, nous sommes là pour fournir le linceul !

Un jour qu’il était aller chercher de l’eau à la fontaine publique pour son maître, celui-ci lui fracassa la cruche remplie d’eau sur la tête pour cause de retard.


Après cet incident, mon père a dû rejoindre un autre maître du nom de Hâjj Mad, enterré à la zaouïa de Moulay Abdelkader Jilali, où avait eu lieu la cérémonie funéraire au quarantième jour du décès de mon père, et où le fils d’Allam -le nachâr (scieur de madriers à la coopérative des marqueteurs)- avait distribué en guise d’hommage à l’assistance, la fiche artisanale de mon père.

 

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L'allée des marqueteurs

Hâjj Mad était à la fois marqueteur et marchand d’esclaves : sur les terrasses de la ville, on enduisait au henné le corps d’ébène des jeunes esclaves, pour les rendre « luisants » et « attrayants », afin de les vendre à un prix avantageux dans l’actuel marché aux grains (Rahba). Un jour Hâjj Mad voulu ausculter la dentition de l’un d’entre eux, et sans crier gare, celui-ci lui mordit la main jusqu’à l’os ! Maâlam Mahmoud Akherraz, le sacrificateur des Gnaoua qui vient de disparaître presque centenaire me confirmait ces faits :


« Un jour, je devais avoir entre huit et dix ans, je vis un esclave mordre le doigt d’un marchand qui l’avait introduit dans sa bouche pour examiner sa denture.Cela se passait vers 1920. Mon oncle maternel fut acheté au prix de soixante rials, à l’époque du caïd khobbane. Toutes les familles aisées de la ville avaient des servantes noires, les khdem, et des esclaves mâles, les abid. Dans ma jeunesse, les Noirs autour de moi parlaient un dialect africain que je ne comprenais pas. D’ailleurs, je ne comprends pas non plus certaines paroles des chants gnaoua. »


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L'atelier de mon père: le numéro 11 de l'allée des marqueteurs
Mon père accompagnait son maître Hâjj Mad aux veillées religieuses, en tenant d’une main l’ampleur de son burnous et de l’autre une lampe à huile d’olive, pour éclairer les sombres et tortueuses ruelles d’Essaouira d’alors. Il l’escorta ainsi à un mariage qui se tenait au Riad du négociant Hâjj Fayri ; où des musiciennes femmes étaient accompagnées d’un luthiste aveugle : Le musicien devait être toujours aveugle pour ne pas être ébloui par le charme satanique des femmes !


C’était au temps, où à la veille de la fête du sacrifice, les enfants chantaient encore la fameuse comptine dénommée Qûbaâ ( la pie ), qui fait partie de ce que Halbwachs appelait « les cadres sociaux de la mémoire »  :


Pie, ahah !

Carrelée, ahah !

Viande fraîche, ahah !

Et n’égorge, ahah !

Et ne dépèce, ahah !

Jusqu’à ce que vienne, ahah !

Moulay Ali, le doré !

Il a bu une sangsue,

Aussi grande que l’astre !

Pour guérir ? Ahah !

Sueur d’ensens, ahah !

Où est l’ensens ?

Chez l’herboriste !

Où est l’herboriste ?

Dans la cithar !

Patronne de la maison

Par-dessus l’olivier !

Cette maison est la maison de Dieu !

Et les disciples, esclaves d’Allah !

Donne moi quelque chose,

Si non, je pars,

En rampant,

Comme le serpent

Providentielle ! Haw ! Haw !

Sur l’olivier! Haw! Haw!

Cette maison est la maison de Dieu !

Libérez-nous ! Providencielle ! Haw ! Haw !


La maîtresse de la maison leur donnait alors un mélange de henné, de sel et d’orge, que le bélier devait avaler avant d’être sacrifier par Moulay Ali le doré. Actuellement ces comptines oubliées ne sont plus évoquées que par de vieux souiris, lorsqu’ils parlent des années folles de leur enfance. Après l’école coranique, les enfants étaient principalement déstinés à un travail manuel, la marqueterie, en particulier.

Tout à l’heure le peintre Zouzaf m’a convié à rejoindre Abdessadeq, ami de mon père et l’un des derniers marqueteurs d’Essaouira. Au quarantième jour de la mort de mon père, il m’avait fait écouter des enregistrements radio de mon père effectués au début des années quatre-vingts,c’est-à-dire à un moment où il fréquentait encore son atelier de la Scala, juste en face du vieux cinéma de la ville, actuellement fermé. Quand je quittais à l’entracte la salle obscure, la première silhouette que je voyais, les yeux encore éblouis, était celle de mon père sciant inlassablement le bois. Et combien de fois ne lui arrivait-il pas de revenir travailler jusqu’à tard la nuit juste pour que nous ne puissions manquer de rien. L’atelier où travaillait mon père respire à la fois la forêt du mont Amsiten que nous avons aimé ensemble par d’innombrables balades philosophiques, où l’adolescent que j’étais assaillait de questions le maître à penser qu’il fut pour moi : un artisan capable d’évoquer à la fois Al Maârri, le poète aveugle, mais ô combien clairvoyant, Al Ghazali surnommé « preuve de lIslam », et Socrate faisant face avec courage et dignité au breuvage à la ciguë… On avait aménagé les ateliers des marqueteurs dans ce qui tenait lieu de dépôt de canons et de munitions : devant chaque atelier, un anneau de fer où était attaché le cheval qui tirait le vieux canon jusqu’en haut de la rampe qui fait face à l’ennemi venu de l’océan des ténèbre.

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Maâlam Tahar Mana jaugeant un madrier de thuya (gaïza) à la coopérative des marqueteurs d'Essaouira

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Des madriers de thuya de cette taille n'existent plus dans les forêts de la région d'Essaouira: on va les chercher très loin dans la province de Taroudant. La région dispose pourtant d'une riche forêt de thuya notamment au mont Amsiten en pays Haha, au Sud d'Essaouira, mais depuis le début du XXème siècle à nos jours, cette forêt de thuya a été décimée par la coupe éffrénée, pour le charbon vendu à vil palors même que cette source d'énergie est devenue obsolète. Le précieux bois de thguya dont a besoin la marqueterie local est devenu rarissime - les arbres de thuya utilisés par les marqueteurs d'Essaouira constituent seulement 1% de la forêt existante- et les artisans douivent maintenant chercher leur précieuse matière première très loin ce qui hypothèque leur avenir concernant la disponibilité de cette précieuse et rarissime matière première!

Images de la coupe de la forêt de thuya au mont Amsiten en pays Haha

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De la coopérative des marqueteurs me revient surtout le souvenir de la fête de mars, qu'organisait la corporation, avec comme vedette Abibou le chantre du Malhûn local, boulanger de son état, célèbre surtout par sa petite taille et son humour caustique : il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans provoquer l'hilarité universelle.Je vois encore « BaghiTagine » (désir- de - tagine), décédé récemment, interpeller de l'estrade maâlam Tahar Mana, en le surnommant le « rossignol de la corporation », probablement pour l'habileté de son art puisqu'il n'avait pas une voix de ténor.

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Le légendaire maâlem Abdellah Abibou, grand ami de mon père devant l'éternel.Ce dessin a été réalisé à Casablanca, par un certain Albert(déssinateur de rue).le 25 décembre 1966, d'après une photo d'identité de l'interréssé, décédé à l'âge de 86 ans, en 1962, puisqu'il était né en 1876.
C'était l'un des plus grands connaisseurs du Malhun de la ville et du Maroc.Il était aussi connu par son humour costique. Son trésor de qasida demalhun (khazna), se trouvait caché dans une vieille valise, qui contenait 47 manuscrits de Malhun, ainsi que trois parchemins en cuire contenant chacun une qasida du genre malhun composé de son propre crû: l'une d'entre elle était dédiée à sa campgne Saâdia, la deuxième s'intitulait Sidi Yacine, le saint patron situé au bord de l'oued Ksob, non loin de Ghazoua. Et la troiième qasida , il l'avait composé en l'honneur du fils du tanneur Carel, à l'occasion de son anniversaire. Il avait tout le temps sur lui une taârija(tambourin) enduite de henné, dont il se servait pour déclamer les qasida du malhun. C'était un buveur impénitent, un bon vivant qui appréciait, la fine fleur du kif (on a sauvegarder sa pipe de kif jusqu'à une période récente), mais quand la "Sjia"(l'inspiration) était là, il n'écrivait pas lui-même la qasida, mais la dictait à son élève le bazariste et antiquaire Miloud Ben Ahmed Ben Miloud, dit "Ben Miloud " tout simplement
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Le 15 janvier 2003 je notait cette anecdote sur la cohabitation des religions  à propos du grand père de Ben Miloud : Le soir Ben Miloud m'a parlé du récit que me racontait mon père sur son grand -  père l'imam de la Zaouia des Regraga : « Le prêtre de l'église locale avait l'habitude de se rendre tôt à la plage de Safi, au nord d'Essaouira. Un jour il perdit un gousset plein de louis d'or, non loin de Bab Doukkala. Le grand- père de Ben Miloud, qui était imam à la Grande Mosquée, et qui avait lui aussi l'habitude de faire sa promenade matinale au bord de la mer, découvrit le gousset de louis d'or. Le jour même, il fit appel au crieur public pour annoncer au travers les artères de la ville, que « quiconque avait perdu un gousset ; doit se présenter devant l'imam de la Grande Mosquée pour donner son signalement et son contenu, afin qu'elle lui soit restituée. Le prêtre se présenta devant l'imam et retrouva effectivement son gousset  de Louis d'or intact ».

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Dimanche 27 juin 2010: Ben Miloud et Jean Claude Gans, curé d'Essaouira depuis 30 ans.Celui - ci m'apprend que l'ancienne église qui est située au coeurs de l'ancienne kasbah est d'origine Espagnole. Elle date de la fandation de la ville en 1765 et aurait été remplacée par l'actuel église où officie le père Jean Claude vers 1936.
J'ai déjà raconté cette anecdote concernant Ben Miloud et Georges Lapassade qui enquêtait alors sur le poète du Malhune d'Essaouira, Mohamed Ben Sghir: Un jour, au tout début des années 1980, le proviseur du lycée m'invita à une réunion prévue vers 16 heures à la Chambre du commerce, entre Georges Lapassade, et les connaisseurs du Malhoun de la ville. La réunion était provoquée par Georges qui enquêtait alors sur Ben Sghir, le chantre du malhoun souiri. A l'origine de cette enquête, un article où Hachmaoui et Lakhdar, résumaient la qasida de Lafjar (l'aube) de Ben Sghir sans donner le texte. Après cette réunion à la chambre du commerce, Georges m'embarqua dans l'enquête sur les traditions musicales d'Essaouira et de la région qu'il menait à l'issue du festival d'Essaouira (1981). Une fois à Paris il me faxa ce qui suit à propos de l'article controversé sur le malhoun :

« Ce qui choquait mon esprit de cartésien, y écrivait-il, c'est que nous avons découvert que le cahier d'un certain Saddiki (grand'père du prof. d'histoire du même nom) qu'il avait exposé au Musée et « commenté » était daté en réalité de 1920, et non de 1870 comme ils prétendaient, tirant argument de cela et du contenu du cahier, pour inventer une sorte de pléiade poétique souirie qui aurait eu pour mécène vers 1870, à Essaouira, Moulay Abderrahman ! C'est cela que je contestais beaucoup plus que l'origine souirie de B.Sghir. En effet, ce cahier contenait des qasida diverses, recueillies (peut-être) par le grand'père Saddiki au cours de ses voyages à Marrakech qui du coup devenait souiri ! Etant donné l'impossibilité d'avancer à Essaouira, j'ai fini par me décider d'aller consulter à Marrakech Maître Chlyeh, animateur d'une sorte d'Académie du malhoun. Il m'a fort bien reçu, bien informé et je crois (sans en être sûr) que la version de Lafjar que j'ai ensuite diffusé à Essaouira venait de lui »

Toute la démarche de l'enquête ethnographique de Georges Lapassade réside dans ce texte : alors qu'il demandait des informations sur Ben Sghir, au bazariste Ben Miloud, celui-ci était assis sur un vieux coffre qui contenait plein de qasida, dont celles de Ben Sghir ! C'est pour contourner cette rétention d'informations, ces réticences locales qu'il se voyait obligé de se rendre à Marrakech pour obtenir la fameuse qasida de Lafjar (l'aube) ! L'enquête pourrait durer des années, chaque été il revenait à la charge avec son obsession de chercheur et son doute cartésien pour reposer encore et toujours l'énigme Ben Sghir.

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Ben Miloud dont le bazar se trouve au coeur de la Kasbah, réside à la fameuse impasse de Derb Adouar, qu'évoquait le "Rzoun", le chant de la ville et où habitait l'artiste peintre Regraguia BENHILA et le luthiste "Tik-Tik" qui a été parmi les figurant du tournage d'Othello par Orsen Welles en 1949. Au début des années cinquante, le souvenir était encore vivace du tournage d'Othello par Orson Welles à Mogador. Le soir on le voyait souvent méditer sur la grande place du syndicat d'initiative. Dans le film, on reconnaît surtout « Tik-Tik » avec son luth au pied des remparts de la Scala de la mer. « Tik-Tik » est mort récemment en ivrogne à la vieille impasse d'Adouar qu'évoque en ces termes le rzoun, vieux chant de la ville :

Ô toi qui s'en vas vers Adouar

Emporte avec toi le Nouar

La rime est un jeu de mot entre « Adouar » (le nom de la sombre impasse supposée cacher les belles filles de la ville) et le « Nouar » (le bouquet de géranium et de basilic). Mon père me racontait qu'un jour Orson Welles se présenta à son atelier alors qu'il était en train de terminer une magnifique table en bois d'arar, décoré de dessins géométriques complexes et de rinceaux d'inspiration andalouse. Quand mon père dit à Orson Welles le prix de la table en question, le cinéaste américain en fut offusqué :

- À ce prix-là, lui dit-il, je briserais cette table sur ma tête plutôt que de la vendre !

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Dans mes souvenirs d'enfance, lorsque j'accompagnais mon père à la coopérative des marqueteurs, c'était toujours le père du sculpteur Allam, qui l'accueillait pour scier ses madriers de thuya sous les arcades et les bananiers. La coopérative est située au noyau primitif de la ville, là où résidaient les amines (contrôleurs) de la douane : à son entrée, on pouvait encore voir, il y a quelques années, les mangeoires où les amines du port attachaient leurs chevaux au retour de la porte de la marine, par où transitaient les marchandises de la terre à la mer et de la mer à la terre.

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Une des dernières traces du travail de mon père

Et maintenant le fils d’Allam me soumet une fiche technique sur mon père du temps du Protectorat. Cette fiche artisanale est établie par le directeur français de la coopérative le 15 juin 1951. Mon père avait alors 41 ans, ce qui veut dire qu’il était né, non pas en 1912, comme nous croyons jusqu’ici, mais en 1910. Il serait rentré à la corporation en 1920, à l’âge de 10 ans.Mon père fut d’abord apprenti, puis compagnon, avant de devenir lui-même maître artisan en 1936 avec son propre atelier — 24 m² . Il y disposait d’une caisse à gabaris (les Bratels) qu’il ressortait à l’occasion ; ce sont ses aides – mémoires techniques en quelque sorte.

 

 

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Affiche réalisée par Hussein Miloudi, pour le prix Tahar Mana du meilleurs produit en bois de thuya 2008, organisé à Essaouira, par le Sécrétariat d'Etat auprès du Ministère du tourisme et de l'artisanat. La remise des prix eut lieu dans la salle des fêtes au siège de la province d'Essaouira. On remit aussi le prix Nessim Loeub, pour le meilleur bijoutier de Mogador.

Les encouragement materiels et moreaux, le prestige dont jouissait maâlam Tahar, faisaient de lui un artiste. Sachant que son travail était apprécié à sa juste valeur il le faisait avec patience et amour. Il travaillait même la nuit, non pas comme aujourd’hui sous la pression du besoin, mais afin de retrouver l’isolement propice à l’inspiration. Il était, disait-il, à la recherche de sa Gana, l’état où l’esprit est possesseur de toutes ses facultés.Perfectionniste il l’était pour mériter de plein droit le titre de maâlam (maître) dont on l’affublait. Pour lui, la beauté n’était rien d’autre que l’équilibre parfait. Il s’opposait à l’artisan de la campagne qui n’était pas comme lui à la recherche de la finesse des formes, mais à celle de sa gourmandise et de sa vitalité naturelle.

 

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Quand je me rendais, enfant, à l’atelier de mon père, j’étais surtout fasciné par l’odeur des bois que décrit avec minutie cette fiche artisanale de 1951 : il avait 40 kg de loupe (racine de thuya) à 15 fr.le kg, 30 madriers de bois de thuya, à 150 F le madrier, trois morceaux de 5 kg de citronnier en provenance de Chichaoua, cinq rondins d’ébène (Taddoute) à 200 F le rondin, 1 litre venant du pays haha ; 40 boites de colle forte, et 2 litres d’alcool.

Telle est la matière première avec laquelle travaillait mon père. La fiche artisanale établie par Mr.Bouyou directeur de la coopérative des marqueteurs alors, précise aussi son outillage — avec la mention « insuffisant » : 4 établis, 2 varlopes, 4 marteaux, 4 ciseaux, 2 tenailles, 3 rabots, 3 serre-joints, 1 drille, 3 scies, 2 rabots à dents.

À partir de 1938 mon père était considéré comme maâlam (maître artisan), puisqu’il avait pour exécuter ses créations un « sanaâ » (compagnon) et un apprenti « matâllam » : son salaire hebdomadaire passait de 20 F en 1938 à 500 F en 1951. La fiche artisanale mentionne que le loyer de son atelier était de 210 F le trimestre et qu’il payait annuellement une patente de 570 F.

 

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Louzani, l’entraîneur national souiri né en 1942, me dit aujourd’hui que pour évaluer le véritable revenu de ton père alors, il faut savoir qu’au début des années 1950 le prix d’un kilo de mouton valait un dirham, et la consommation du poisson était quasiment gratuite pour les habitants de la ville. Mon père pouvait alors non seulement prendre en charge ses enfants — en 1951, notre aîné Abdelhamid venait de naître, et nous autres ses frères et sœurs nous n’étions pas encore de ce monde — mais aussi ceux de son demi-frère aîné Omar le poissonnier coléreux. Dans les ruelles étroites de la ville, on pouvait alors entendre les enfants chanter :


S’il n’y a pas de koumira ? Al- sardila !

S’il n’y a pas de sardila ? Al-koumira !


Autrement dit ; s’il n’y a pas de koumira,(baguette de pain), il y aura toujours la sardila (sardine), et vise versa.


Et certains soirs d’hiver, quand il rentrait à la maison sans le sou, mon père nous regroupait, nous, ses enfants, autour de lui, et nous conviait à lire en sa compagnie la Naçiria où le maître de Tamgroute incitait, les Marocains à résister à l’envahisseur portugais :


Faibles, nous sommes, mais par la grâce de Dieu, nous serons innombrables et puissants


Je me souviens d’une journée noire des années 1970, où l’on m’apprit que la police avait conduit mon père au commissariat pour le contraindre à payer ses impôts. Heureusement qu’on finit par le relâcher en fin de journée : c’est la seule fois de toute sa vie où il eut affaire au Makhzen. Omar son demi-frère, était aussi allergique au Makhzen. On raconte qu’il s’était installé un jour à Souk –Jdid en plein centre-ville, en désignant aux passants la notice d’impôt qu’il venait de recevoir :


- Ayez pitié, disait-il du Makhzen ; donnez-lui un peu de cet argent qu’il me réclame : ce n’est pas moi qui mendie, mais le Makhzen !

Les Marocains ont toujours été réticents à payer l’impôt au pouvoir central : on ne voyait pas en quoi cela était justifié. La fameuse coupure entre le pays du Makhzen et le pays de la Siba (l’anarchie), était due aux jacqueries paysannes contre le  tertib, cet impôt que le Makhzen prélevait sur le bétail et les moissons sans offrir quoi que ce soit en contrepartie à part ses expéditions punitives et ses petits despotes de caïds qu’il désignait à la tête des tribus.

 

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L’intérêt des artisans était lié à la bonne réputation de leur marchandise, d’où la nécessité d’une réglementation décidée plutôt par le corps de métier, qu’imposée de l’extérieur. Entouré de deux conseillés, l’AMINE intervenait selon la coutume pour résoudre trois sortes de conflits :

-Le conflit entre les artisans (un artisan n’avait pas le droit de séduire par l’attrait du gain, les compagnons de ses confrères, bénéficiant ainsi d’une formation à laquelle il n’avait nullement contribué).

- Entre artisans et bazaristes (la contrefaçon de modèles était prohibée si bien que chaque atlier se distinguait par la nature de ses ouvrages).

- Entre artisans et clients (chaque artisan avait son garant : son ex-maître, au cas où il n’honorait pas un contrat).

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Maintenant, la relève est assurée par des artistes-artisans, tel maâlem Hayat, Jazzman des Hamadcha et des Gnaoua. Ou encore des peintres-sculpteurs tel Saïd Ouarzaz:

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L'atelier Bungal où travaillait mon père dans les années 1930, renaît à nouveau de ses cendre après s'être transformé un certain temps, en café à billards.
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Le témoignage de maâlem Mtirek sur le samaâ judéo - musulman d'Essaouira

Aujourd'hui, le mercredi 13 janvier 2010, vers la mi-journée (journée brumeuse mais lumineuse) alors que je prenais un thé à la menthe à la terrasse du café Bachir qui donne sur la mer, je vois venir sur une chaise roulante, maâlem Mtirek, ami à mon père. Il est presque centenaire maintenant, mais sa mémoire reste vivace. Il se souvient de la veillée funèbre du 13 janvier 2003, organisée à la Zaouia de Moulay Abdelkader Jilali pour le quarantième jour du décès de mon père : « C'est là, me dit-il, qu'est enterré maâlem Mad, le maître artisan de ton père. Après avoir accompli son apprentissage auprès de lui, ton père était venu travailler chez Bungal dans les années 1930. Mon établi  ( manjra), le sien et celui de Ba Antar étaient mitoyens. Un jour, je me suis mis à déclamer des mawal (oratorios) . Une fois apaisé de mon extase, ton père qui écoutait à l'entrée de l'atelier est venu vers moi pour me dire sur le ton de la plaisanterie :

-         Maâlem ! Laisse les gens travailler au lieu de les extasier par ton mawal ! le chantier s'est  arrêté à cause de tes mawal  !

C'est ce mawal que je déclamais alors sur le mode de la Sika andalouse :

Ya Mawlay koun li wahdi,Li annani laka wahdaka

Wa biqalbika îndi,Min Jamâlikoum

la yandourou illa siwaakoum

Seigneur, soit pour moi tout seul

Parce que c'est à toi seul que je me suis dévoué !

Et mon cœur n'a plus de regards que pour ta splendeur !

A l'époque , poursuit maâlem Mtirek, tout le monde était mordu de mawal à Essaouira : le vendredi on allait animer des séances de samaâ, d'une zaouia, l'autre : la kettaniya, la darkaouiya, celle des Ghazaoua et celle de Moulay Abdelkader Jilali. Les Aïssaoua et les Hamadcha faisaient de même avec leur dhikr et leur hadhra à base de hautbois et d'instruments de percussion. On allait aussi chez les Gnaoua dont la zaouia était dirigée par El Kabrane (le caporal), un ancien militaire noir, qui parlait sénégalais et qui gardait l'hôpital du temps du docteur Bouvret. C'était un type très physique qui servait en même temps de videur lors des lila des Gnaoua : si quelqu'un sentait  l'alcool en arrivant à la zaouia de Sidna Boulal ; il le prenait à bras le corps comme un simple poulet et le jetait au loin, hors de l'enceinte sacrée. Les gens étaient véritablement « Ahl Allah » (des hommes ivres de Dieu). Nous avions notre propre orchestre de la musique andalouse, dont faisait partie Si Boujamaâ Aït Chelh, El Mahi, El Mamoune et un barbier . Les juifs avaient leur propre orchestre de musique andalouse: Chez eux un dénommé Solika faisait office de joueur de trier, il y avait aussi un rabbin qui jouait de la kamanja  et un autre du luth.  On allait aussi écouter les mawal chez la communauté israélite de la ville. Une fois alors que j'étais au mellah, au vestibule d'une maison juive où se déroulait un mariage, je me suis mis à déclamer un mawal à haute vois - j'avais alors une voix très forte qui porte au loin - et tout le monde s'est mis à courir dans tous les sens en disant : « Venez écouter cette belle voix d'un musulman ! ». A l'époque il y avait un tailleur parmi les musulmans dont j'ai oublié le nom, qui avait une voix tellement attendrissante, qu'elle paralysait quiconque venait à l'entendre. »

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L'apparition de la galerie Frederic Damgaard, au début des années 1980, a favorisé, l'éclosion de nouveaux talents qui font éclater les formes traditionnelles de l'esthétique, tout en s'en inspirant comme on le voit dans ce tableau.

L’apparition du BAZARISTE, intermédiaire nécessaire à l’artisan en période de crise et en saison morte, est la cause indirecte de la dispartion du système corporatif.Sa main mise sur le circuit commercial et sa concurrence déloyale sont générateurs de déséquilibres rendant caduque la discipline corporative. Pour survivre l’artisan est contraint de prendre des « avances » auprès du bazariste, alors que le produit n’est pas encore fini, et donc de le vendre à vil prix, puisqu’il ne peut pas attendre l’arrivée du client potentiel. En effet, avec la crise et le tarissement de la clientèle touristique nombre d’artisans ont été contraints, durant les années 1930, de subir la tutelle des bazaristes. Pour la première fois, ils furent assemblés par dizaine, pour produire dans une même manufacture, celle de Bungal. Ce « bailleur de fonds » (chkâ’yrî), prenait les commandes auprès des européens et les faisait exécuter par les artisans réunis dans sa manufacture. C’est ainsi qu’il fit éxécuter à mon père une scala miniature, qui fut exposée des années durant au syndicat d’initiative, avant de finir en morceaux, aux fourrières de la ville.

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Le numéro 11 : l'atelier de mon père, juste en face de l'ancien cinéma Scala
ex-consulat d'Allamagne au 19 ème siècle


Mais, dés que la crise cessa, cette manufacture s’évanouit aussi promptement qu’elle était apparue, et chaque artisan retrouva son autonomie. Ainsi, si le bazariste peut contrôler durablement le circuit commercial, il ne peut en faire autant pour la production, puisque l’artisan tend à être soudé à ses moyens de production comme l’escargot à sa coquille. Lorsque l’artisan vendait lui-même son propre ouvrage, il savait que sa réputation tenait à la qualité de ce qu’il produisait. Mais lorsqu’il fut obligé de passer par le bazariste, sa créativité s’émoussa, car ce dernier pouvait transmettre son modèle à d’autres artisans qui alors en faisaient des contre-façons. Par ailleurs la transmission intergénérationnelle du savoir artisanal devient de plus en plus défaillante : la pression des besoins fait que l’appreti se détache le plutôt possible de son maître alors qu’il n’a pas encore accompli tout le cycle d’apprentissage. C’est ainsi qu’on trouve actuellement des ateliers qui produisent exclusivement un seul article. Le jeune artisan complètement dépendant du bazariste est souvent condamné à vivre dans la marginalité et le célibat, comme le vieil artisan est condamné à mourir sur son outil de travail, à moin que sa descendance ne lui assure sa retraite.


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L'intérieur de l'atelier de mon père: au 18 ème siècle ,ces ateliers servaient  aux canoniers (tabjia) à y entreposer leurs boulets et canonsEn face de chaque atelier, existait un anneau de fer où on attachait les chevaux qui tiraient ces canons en haut de la rampe de la Scala de la mer.

Les corporations d’artisans constituait une très forte communauté unie dans le travail, la fête et, plus encore, l’épreuve. Ces membres se retouvaient dans le cadre de confréries religieuses et cette communion spirituelle renforçait la cohésion professionnelle. Pour leurs loisirs ils organisaient des Nzaha, sorte de piques – niques rituels, à l’ombre des mimosas de Diabet, aux environs immédiats d’Essaouira. C’est dire que la société traditionnelle maintenait l’équilibre entre les lieux du Maâkoul (honnêteté, sérieux) qu’étaient l’Atelier et la Mosquée et les lieux du Mzah (ludique), qu’était par exemple à Essaouira, Derb Laâzara (le quartier des célibataires). Avant l’avènement des moyens de transport moderne, ils se tenaient campagnie pour se rendre à Marrakech, souvent leur ville d’origine, comme le montre cette qasida du malhun de Ben Sghir intitulée « Bent el Ârâar » (la sculpture de thuya).

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Abdelkader MANA

10:36 Écrit par elhajthami dans Histoire, Mogador | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : mogador, histoire | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

27/06/2010

Sculpture de thuya

Sculpture de thuya

 

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Hassan BONAR marqueteur et sculpteur disparu

Ce texte est illustré exceptionnellement par quelques oeuvres des artistes disparus d'Essaouira: Boujamaâ Lakhdar, Larbi Slith, Bonar, Marhoum, Khoubaïch, Lahchiouch...Ils représentent pour ainsi dire la mémoire affective d'Essaouira...
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Michel Salgé, Franco-Thaïlandais tombé amoureux d'Essaouira avant de disparaitre

Lors d’un récent voyage à Essaouira, le comédien Khalili  nom qui signifie littéralement « mon ami » , expert en matière de Malhûn m’a fait part d’une qasida de Ben Sghir où ce poète décrit un voyage d’Essaouira à Marrakech effectué à pied, comme cela se faisait jadis, par deux compagnons de route : un marqueteur et un colporteur. Cette qasida sous forme de récit de voyage intitulé « Bent el Ârâar » (la sculpture de thuya) commence ainsi :

 

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Oeuvre réalisée en 1973, par le peintre disparu Hamid Boustan

Ils passaient la nuit à voyager

Et sur la voie du bien, se tenaient compagnie

L’un d’entre eux est marqueteur

Seul à même de rendre malléable l’opaque racine de thuya.

De ce précieux bois il faisait des merveilles.

Que ne peuvent rémunérer ni louis, ni perles, ni poudre d’or.

Le second est un fabriquant de ceintures de soie (Mjadli), de son état.

Vocalise (Mwawli) à tout jour de fête,

Il s’est enrichi à l’importation de thé.

Le troisième était un notable marchand de tissus :

Il vendait la soie d’avec le lin (sabra), lmalf et le gabardi.

Il faisait commerce de tous les parfums :

Du rouge à lèvre, du hargouss, d’écorce de noyer, de kheul,

Ainsi que de tout ce que de loin nous ramènent les chameaux.

 

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l'oued Ksob par Boujamaâ Lakhdar en 1959

Le tisserand, nous dit le poète, était en même temps Mwawli, c’est-à-dire chanteur du mawal (vocalise, cantilène) qui accompagne généralement les séances de samaâ (audition musicale, chant sacré) et sert d’intermède vocal entre deux partitions instrumentale dans la ala andalouse. Dans les confréries religieuses, l’on recourt au mawal – qui provoque le fameux « ollé » admiratif des Espagnols, qui a pour origine l’exclamation « Allah ! », comme l’explique le grenadin Garcia Lorca, à propos du « duende » - lors des panégyriques dédiés au Prophète.

 

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Karami, disciple de Lakhdar asphixié au charbon à Ghazoua

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Abderahman Lahchiouch

Les confréries les plus orthodoxes excluent tout instrument hormis la voix humaine ; création divine. Ils considèrent l’emploi de la musique instrumentale comme une hérésie puisqu’un précepte dit :

« Dieu maudit la barbe au-dessus et au-dessous de laquelle il y a zamar ». Ici le terme zamar désigne aussi bien l’instrument à corde que l’instrument à anche. Le zamar, ou la musique instrumentale caractérise le soufisme populaire de transes (Jedba) collectives et de pratique magique. Alors que le samaâ, psalmodie uniquement vocale avec « îmara » (danse extatique), caractérise les zaouïas d’un soufisme plus orthodoxe. Les confréries du zamar et de la jedba sont fréquentées par les citadins « communs ». Quant aux confréries du samaâ et de la îmara, elles sont fréquentées par les citadins « distingués ».

 

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Mustapha Marhoum grand ami de Hussein Miloudi vivait à Derb Haïni

On voit donc bien que culturellement et socialement, notre tisserand appartient à la classe distinguée des citadins. Il était probablement un colporteur « Âttar », qui sillonnait la région, pour y commercialiser non seulement les produits manufacturés en provenance d’Europe par le biais des caravelles, mais aussi les produits sahariens — plumes d’autruches, ambre de baleine, poudre d’or, succulentes dattes bouskri d’Akka et de Tata etc.- que ramenaient les caravanes. Notre colporteur commercialisait aussi les produits cosmétiques de l’époque : khôl pour noircir les cils et les sourcils, écorce de noyer pour la denture, rouge à lèvre de Fès, hargouss (extrait d’une mixture à base de vapeur de benjoin blanc et de bois de santal, donnant un parfum aux vertus aphrodisiaques particulièrement puissantes qui enrobait le corps de la femme pendant une semaine entière, nous dit-on).Notre poème Rihla poursuit ainsi l’aventure de nos compagnons :

 

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Larbi Slith, peintre, guitariste et poète qui avait rarement quitté Essaouira

Avant de prendre la route, ils ont visité le sanctuaire de Sidi Mogdoul.

C’est secrètement qu’ils ont quitté Essaouira,

Traversant forêts et lieux inhabités (fayafi wa qfar).

En chantant des poèmes,

Ils se dirigeaient vers la ville rouge qui réjouit les cœurs (Al Bahja Al Hamra).

 

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Portrait de Larbi Slith par son ami Mohamed Sanoussi (les années 1980)

Quitter les siens, c’est affronter l’inconnu et ces lieux inhabités que notre poète dénomme « fayafi wa qfar » les innombrables dangers qui guettent extra muros et dont il fallait se prémunir préalablement en se recueillant auprès du saint patron de la ville. À l’époque les quatre portes de la ville se fermaient la nuit, et en dehors des remparts, il n’existait que des jardins potagers et des cimetières. Pour se prémunir contre les caïds de la région qui la convoitaient, la ville tendait à développer une certaine autonomie, en disposant d’une citerne collective en son enceinte  plus précisément dans l’actuel marché aux poissons. Au crépuscule un berger faisait rentrer les vaches laitières, que chaque maison possédait avant que les portails de la cité ne se referment. Un soir qu’il faisait très froid, deux colporteurs qui sillonnaient la région pour y vendre du tissu de melf importé d’Allemagne et des épices – au paradis le Prophète aurait aimé être marchand de tissu et d’épices – entraient en ville après leur tournée dans les souks de la région. Ils trouvèrent les portes fermées au crépuscule parce que c’était le temps de la Siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la jellaba et faisaient parler le baroud. Le marchand qui resta immobile jusqu’au matin fut trouvé inanimé au pied des remparts, alors que son compagnon qui avait passé la nuit à rouler une grosse pierre, à la manière de Sisyphe, entra prendre son petit-déjeuner tout trempé de sueur en répétant :

« Que le lit où coule le flot de notre vie serait étroit, s’il n’y avait le vaste espace de l’espérance ».

 

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Abderrahman Lahchiouch

Se rendre au sanctuaire, en quête de protection surnaturelle, avant de quitter la ville, était donc une pratique courante à tous ceux, voyageurs et marins, qui affrontaient les risques de noyade en haute mer, ou le voyageur, celui des coupeurs de route, qui infestaient les sillages des caravanes au pays de la Siba – par opposition au pays sous contrôle du Makhzen – comme le soulignait d’ailleurs Ben Sghir dans une autre qasida intitulée Warchan (pigeon-voyageur) :

De la porte du lion, tu sortiras, colombe

Tu te dirigeras vers Sidi Mogdoul, seigneur du port,

Tu demanderas sa protection

Il est connu même par-delà Istamboul

Sois prudente et éveillée

Dépasse les amas de pierres

Au-delà de la grande colline

Et touche de tes ailes

Moula Doureïn, gloire de notre pays

Demain, de bonne heure,

Tu te purifieras et tu seras matinale

Plus agile que le faucon,

Tu visiteras Akermoud et ses seigneurs !

 

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khoubaïch que j'ai connu durant les nuits bleues du Ramadan

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Port nocturne d'après Khoubaïch

Ces seigneurs des ports, ces saints protecteurs des rivages et des marins dont les coupoles, telle des vigies de mer, jalonnent les rivages et à qui les marins rendent hommage avant de s’embarquer à l’ouverture de chaque saison de pêche. C’est le cas de Sidi Mogdoul,où jusqu’à une époque récente, les marins se rendaient en procession, étendards et taureau noir en tête, pour qu’il facilite leur entreprise, comme en témoigne cette vieille légende berbères :


« Sidi Mogdoul fixe les limites de l’océan et en chasse les chrétiens. Il secourt quiconque l’invoque. Fût-il dans une chambre de fer aux fermetures d’acier, le saint peut le délivrer. Il délivre le prisoner entre les mains des chrétiens et le pêcheur qui l’appelle au milieu des flots ; il secourt le voilier si on l’invoque, ô saint va au secours de celui qui t’appelle (fût-il) chrétien ou musulman. Sidi Mogdoul se tient debout près de celui qui l’appelle. Il chevauche un cheval blanc et voile son visage de rouge. Il secourt l’ami dans le danger, le prend et, sur son cheval, traverse les océans jusqu’à l’île. »

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Les pêcheurs berbères de ces rivages invoquent aussi Sidi Ishaq, perché sur une falaise rocheuse abrupte qui surplombe une plage déserte où les reqqas échangeaient jadis le courrier d’Essaouira d’avec celui de Safi Lorsque les pêcheurs entrent dans son sanctuaire, et après avoir fait leurs dévotions, dit la légende berbère « ils te prennent, ô huile de la lampe, et te la verse au milieu des flots pour les calmer. » Et au sud ces mêmes rivages d’Essaouira et de cap Sim, les pêcheurs se rendaient en pèlerinage à Sidi Kawki où les berbères Haha procèdent à la première coupe de cheveux de leurs enfants : « s’ils sont surpris par la tempête, ou si le vent se lève alors qu’ils sont en mer, les marins se recommandent à lui. Avant de s’embarquer pour la pêche, ils fixent la part de Sidi Kawki, dont les vertus sont très renommées. On raconte qu’un individu y avait volé la nuit une bête de somme et bien qu’il eut marché tout le temps, quand le matin se leva, il se retrouva là où il l’avait prise. »


Le voyage est d’abord un pèlerinage, et le voyageur comme le poète en quête d’inspiration, doit se mettre sous la protection de puissances tutélaires avant de l’entreprendre. On doit aller d’une étape sacrée à l’autre. Nos compagnons quittent le fief des sept saints Regraga, s’arrêtent en cours de route à Sidi Yacine, saint berbère au bord de l’oued Ksob, avant de poursuivre leur chemin vers la ville des sept saints. Les gîtes d’étapes étaient donc d’abord des sanctuaires.

 

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Larbi Slith décédé en 1989: 21 ans déjà!

La sculpture de thuya est écrite sur le mode du herraz du cheikh Jilali Mtired, que les artisans considèrent comme le prince des poètes à Marrakech et qui prétendait que son génie poétique était dû aux jnûn : on raconte que le poète sortait seul tous les jours avant le coucher du soleil se promener en dehors de la ville de Marrakech. Il allait au Sahrij Belhaddad, endroit peu fréquenté, où poussent des plantes sauvages et où se trouve le bassin des forgerons, eau stagnante remplie de crapauds. Mélancolique, il s’asseyait là pour méditer au milieu des croassements, quand une grenouille lui aurait adressé la parole en l’invitant à une fête de mariage. Quand il eut chanté, les jnûn lui offrirent un tambourin d’or. La légende veut que ce soit à lui qu’on doive l’invention des tambourins ! Ce poète Marrakchi du XIXe siècle considérait sa poésie comme un don divin qu’il aurait acquis après un pèlerinage à la zaouïa de Sidi Bouâbid Charqui, le maître spirituel de Sidi Ali Ben Hamdouch comme il l’affirme dans l’un de ses poèmes :


L’inspiration m’a été accordée par Charqawa,

C’est là que mes seigneurs m’ont fait don d’un breuvage divin.


Comme un conteur de Jamaâ Lafna, Ben Sghir poursuit :


Telle que sculptée par l’artiste

Elle n’est que racine de thuya

Mais la revoilà vivante,

Métamorphosée en femme de chair et de sang.

À la petite source de Sidi Yacine

Ils rattrapèrent notre ami Ben Zin.

Qui devint désormais leur compagnon de route

Et quelle agréable compagnie !

Digne des contes merveilleux

Des récits fantastiques

Et des étrangetés plaisantes.

 

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Sadya Bayrou qui a brutalement disparue en 2010

La qasida prend ici les allures d’un conte. En effet, au marché annuel de Sijilmassaqui était considérable, les animateurs de la place publique tenaient lieu à la fois de conteurs, que de musiciens-poètes. Ils se faisaient accompagner de duf. Les premières qasidas prenaient la forme d’un récit comme l’illustre celle du verre qui commence ainsi :


Toi qui apprécies la beauté et le plaisir,

Fais attention, ô échanson, écoutes ce qui m’est arrivé.

Une histoire merveilleuse m’est arrivée hier avec mes compagnons.

Nous avons passé la nuit et quelle nuit !

Dans un jardin magnifique sous les ailes de l’ombre.

 

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Sadya Bayrou, peintre mystique comme la plupart des artistes d'Essaouira

Les premiers bardes du melhûn se faisaient aussi accompagner du duf, instrument à cadre entouré de peau de chameau pour déclamer des qasidas, dont les thèmes étaient similaires à ceux des conteurs : la Sira du Prophète, mais aussi les épopées des héros de légendes. C’est le conte qui donna naissance au poème. Le conteur est antérieur au poète.


Rire et amusement comme compagnons de route

C’est ainsi que s’est passée la journée.

On y accompagnait dans la joie, la fiancée à sa fête.

Au moment où le soleil du lundi s’en allait,

Ils dressèrent leur tente en s’entraidant.

Après ablutions et prières,

Ils s’accordèrent à partager dîner et nuit de garde.

Le tirage au sort désigna le marqueteur

Pour monter en premier la garde

Pour que passe le temps, il fit un tour dans le champ

De nombreuses racines de thuya y étaient éparpillées

Il entreprit alors de sortir ses outils

Et se mit à sculpter, à ciseler, à polir et brillanter.

Il était possédé par le métier, bouillonnant de pensées

Un artisan droit et méticuleux

Mais sa vie était pleine d’amertume.

 

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Sadya Bayrou

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Portrait de Sadya Bayrou

La passion de l’art est comparée ici à la possession par les djinns. Car ça serait blasphème que de croire que l’artiste est le créateur de sa propre œuvre ; il n’est qu’une écorce charnelle traversée par le souffle de la création venue d’en haut, un simple médium, pour des énergies supérieures. Ne dit-on pas que sans hal (transe) un crâne est vide, comme un jardin sans palmier, comme une coupole sans puits ?


Il vécut pleinement son tour de garde

En sculptant une silhouette qui ravit l’œil

Une femme brune au port majestueux

Puis alla réveiller celui dont c’est le tour de garde

Avant de s’étendre pour s’endormir

Le colporteur resta bouche bée, en voyant ce qu’il a vu

Son sang en fut glacé

Il reprit ses esprits et la reconnut

Un corps de thuya sculpté par ce jinn

Il se met alors à l’ausculter et à réfléchir

Puis, il accourut vers ses coffres

En sortit un caftan vert de velours

Une robe de soie,

Une voilette brodée de rameaux scintillants,

Un foulard à bandeau tissé de poils de chameau

Et des babouches décorées d’arabesques

Il l’embellit en la couvrant d’ornements

Et la laisse ainsi exposée à l’admiration de la nuit

Puis alla réveiller Ba Omar Ben Zin

Pour qu’en compagnie de la belle femme

Il monte la garde à son tour

Celui-ci en fut étourdi, ô toi qui comprends

L’univers lui parut tourbillonnant de vertige

Mais il reprit ses esprits et se mit à la dévisager de prêt

Le vent emporta sa voilette qui faillit lui tomber sur la tête

Tristesse, joie, tourments. Il en perdit la raison.

Il en perdit l’étoile du nord, il en perdit l’axe du monde !

Il en perdit la maîtrise de l’être

Cette fois-ci, il est peu probable qu’il puisse s’en réchapper

Ces états d’âme se bousculèrent

Il s’en alla haletant à travers la vallée du désir

Si seulement les siens pouvaient le voir à l’instant

Pauvre tourmenté, errant la tête dénudée !

Et lorsquenfin il regarda autour de lui

Il ne vit que copeaux de thuya éparpillés

Il comprit alors de quoi il s’en retournait.

La fatigue l’ayant vaincu

Au petit jour il revint de son errance

Son regard reconnu le tronc d’arbre

Et en ressentit une profonde humiliation.

Comment a-t-il pu avoir peur du néant ?

Lui qui savait pourtant distinguer le vil du précieux métal ?

Lui qui savait pourtant peser les milles et une abra de grains ?

Il se mit à réfléchir au pourquoi

Il se mit à réfléchir au comment

Pourrait-il se venger un jour du piège tendu ?

Du plus perfide des commerçants ?

De celui qui ne l’avait pas averti à temps ?

Sa gorge se noua de rage et de regrets !

Pour retrouver ses esprits, il frappa le sol de ses deux mains

Et de sa poussière se purifia le corps de ses souillures

Il s’orienta vers la kibla (l’Est) et pria son créateur

À peine s’est-il prosterné qu’un bruyant éternuement se fit entendre

C’était la sculpture de thuya qui reprenait vie

À la fin de la prière une vierge brune lui tomba dans les bras.

Il lui dit : réveille le colporteur sans scrupule,

Réveille ce loup de marqueteur

La folie sortit alors de sa tanière

Et se mit à vagabonder comme une chamelle dans le désert.

Ô vous penseurs, hommes de science, mes meilleurs lecteurs,

Dites : de tous les trois qui a le droit d’en disposer ?

C’est Mohamed Ben Sghir qui vous salue tous,

Ô vous poètes, et gens de bien.

 

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Onirique Sadya Bayrou

Le poète nous annonçait un voyage d’Essaouira à Marrakech qui se déroulait en quatre jours à dos de mulet, mais le récit s’arrête à la première journée et à la première étape. En fait la Rihla se poursuit mais uniquement dans le rêve. La peur que ressent notre personnage face à la sculpture nocturne est commune à toutes les représentations figurées. Car l’ombre, l’image formée dans l’eau ou le miroir, la statue ou le portrait sont des espèces de doubles de l’âme, sinon l’âme elle-même ; dès lors le possesseur du double peut se livrer à des pratiques magiques d’envoûtement dangereuses pour l’âme et même la seule présence du double peut attirer l’âme hors du corps et causer ainsi la mort. D’ailleurs la séduction féminine est souvent associée à l’envoûtement et à la mort : il y a quelques années, un jeune marqueteur s’étant pris d’amour pour une femme voilée s’est mis à parcourir la ville pieds nus, et pour le délivrer de cet envoûtement un sorcier lui avait prescrit d’aller déterrer une tortue au cimetière, car celle qui l’avait charmé avait enterré son âme avec la tortue.

 

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La flamme intérieur et ses mystères de Sadya Bayrou

Ben Sghir associe le désir au halètement provoqué par la transe, de sorte que le personnage vagabondant dans la vallée du désir et de la nuit nous fait penser à ces chants de chameliers dont Ghazali nous dit que même les chameaux y sont sensibles, au point qu’en les entendant, il en oublient le poids de leur charge et la longueur du voyage et qu’ainsi excités, « étendent leur cou et n’ayant plus d’oreille que pour le chanteur », ils sont capables de se tuer à force de courir.


Abdelkader MANA

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21:38 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Georges Lapassade

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Sadya Bayrou

Sous le signe de la transe

Ce chant, ces grands tambours et ces cymbales d’or !

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Georges Lapassade

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Larbi Slith

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Les flammes intérieures et leur mystère de Sadya Bayrou

Par Abdelkader Mana

Ma première rencontre avec Georges Lapassade remonte à la période où il enquêtait sur Ben Sghir pour répondre à une double commande : celle du caïd Bassou de la division économique et sociale de la province d’Essaouira, qui voulait publier les travaux du colloque de musicologie (1980-1981)dont les actes sont parus par la suite dans la revue Transit de Paris-VIII, sous le titre Paroles d’Essaouira. Il s’agissait aussi de répondre à la demande de son ami Dominique Bedou, petit éditeur de poésie qui voulait publier un recueil sur la poésie d’Essaouira en tant que « carrefour culturel ».

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Sadya Bayrou

J’enseignais alors au Lycée Akenssous de la ville. Un jour, au tout début des années 1980, le proviseur m’invita à une réunion prévue vers 16 heures à la Chambre du commerce, entre Georges Lapassade, et les connaisseurs du Malhoun de la ville. La réunion était provoquée par Georges qui enquêtait alors sur Ben Sghir. Il comptait ainsi sur la dynamique du groupe pour faire avancer sa recherche.

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Sadya Bayrou

A l’origine de cette enquête, un article où Hachmaoui et Lakhdar, résumaient la qasida de Lafjar (l’aube) de Ben Sghir sans donner le texte. C’est après cette réunion que Georges m’embarqua dans l’enquête sur les traditions poétiques et musicales d’Essaouira et sa région qu’il menait à l’issue du premier festival d’Essaouira « la musique d’abord » (1981-82). Une fois à Paris il me faxa ce qui suit :

« Ce qui choquait mon esprit de cartésien, y écrivait-il, c’est que nous avons découvert que le cahier d’un certain Saddiki (grand’père du prof. d’histoire du même nom) qu’il avait exposé au Musée et « commenté » était daté en réalité de 1920, et non de 1870 comme ils prétendaient, tirant argument de cela et du contenu du cahier, pour inventer une sorte de pléiade poétique souirie qui aurait eu pour mécène vers 1870, à Essaouira, Moulay Abderrahman ! C’est cela que je contestais beaucoup plus que l’origine souirie de B.Sghir. En effet, ce cahier contenait des qasidas diverses, recueillies (peut-être) par le grand-père Saddiki au cours de ses voyages à Marrakech qui du coup devenait souiri ! Etant donné l’impossibilité d’avancer à Essaouira, j’ai fini par me décider d’aller consulter à Marrakech Maître Chlyeh, animateur d’une sorte d’Académie du malhoun. Il m’a fort bien reçu, bien informé et je crois (sans en être sûr) que la version de Lafjar que j’ai ensuite diffusé à Essaouira venait de lui »

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Toute la démarche de l’enquête ethnographique de Georges Lapassade réside dans ce texte : alors qu’il demandait des informations sur Ben Sghir, au bazariste Ben Miloud, celui-ci était assis sur un vieux coffre qui contenait plein de qasida, dont celles de Ben Sghir ! C’est pour contourner cette rétention d’informations, ces réticences locales qu’il se voyait obligé de se rendre à Marrakech pour obtenir la fameuse qasida de Lafjar (l’aube) ! Lors de cette enquête sur les paroles oubliées d’Essaouira, Ghorba le cordonnier d’Essaouira, refusait lui aussi de transmettre le contenu de sa « khazna »[1] à Georges Lapassade jusqu’au jour où après sa mort, sa vétuste boutique de cordonnier s’effondra engloutissant à jamais sous les décombre, tout le trésor poétique qu’il conservait si jalousement.

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« Lafjar » (l’aube)
De Mohamed Ben Sghir

En participant ce printemps 2009 à Essaouira au colloque de musicologie de la deuxième édition du festival du Malhûn, les musiciens de la ville m’ont parlé d’une seconde mort de Ben Sghir avec la disparition de Georges Lapassade, son découvreur. C’était une flamme qui s’était éteinte. C’est à Georges Lapassade en effet, que revient, le mérite d’exhumer et de diffuser « Lafjar » (l’aube), la qasida de Mohamed Ben Sghir, le poète du melhûn d’Essaouira, qu’on avait retrouvée dans un cahier daté de 1920 :
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Vois le ciel au-dessus de la terre, source de lumière
Les habitants de la terre ne peuvent l’atteindre
Vois Mars, toi qui es indifférent
Sa beauté apparaît au monde clairement
Vois Mercure qui vient à toi, ô voyageur
Au dessus du globe, de l’ignorance étonnante
Vois Neptune qui illumine les déserts
Il a mis dans la création, le riche qui a tout.
Vois Saturne qui vient visiblement vers toi
Au-dessus des sept du secret parfait
Guerre des hommes, ô toi qui dort,
Vois le mouvement des astres
Ils ont éclairé de leur lumière éclatante, les ignorants.
Et sache la vérité si tu veux être pur
Lafjar (l’aube) qui t’advient d’une science illuminée
Prends ô toi qui m’écoutes Yabriz et Nikir
Celui qui règne sur le plus rusé des loups
Celui qui répond très vite au défi
Doit protéger les fauves
Est-ce que le hérisson peut aller à la guerre contre l’ogre ?
On connaît l’aigle parmi les faucons
Il craint le moindre bruit et les fauves au sommet des montagnes
En passant par les grottes Bendir Telemsani et son beau cortège
Dites à celui qui n’est ni faible ni vantard
Que Mohamed Ben Sghir est une épée dégainée.

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Le mercredi 13 mai 2009, j’écris à Céline Cronnier :
Je suis depuis quelques jours à Essaouira pour participer au colloque sur le Malhûn - une tradition instituée par Georges au festival de 1980. Je participe par une communication sur le poète Ben Sghir, "une énigme" sur laquelle Georges avait enquêté à Essaouira pendant de nombreux étés.
Je vous écris sans accent; parce que le clavier n’en contient pas; mais aussi parce que je n’en n’ai pas pour raison d’émotion: au colloque sur le malhûn, tout le monde était stupéfié par la beauté céleste d’aurore de Ben Sghir que Georges avait aidé à exhumer et à traduire! Les autres intervenants qui ont utilise la "langue du malhûn" entaient inaudibles et sans voix parce qu’ ils ont parlé dans une langue morte et inusitée depuis longtemps: seuls les chanteuses lui rendent vie; arrivent à en communiquer le sens oublie: c est donc Georges qui avait rendu vie à Ben Sghir en le faisant traduire en une langue vivante et moderne comme le français! Il faut que les gens comprennent que les manuscrits du malhun _ que les khazzanes(leur conservateurs) tiennent jalousement dans leurs counnaches (cahiers dissimules dans de vieux coffres) sont les seuls inities capables d’en déchiffrer le sens: Georges avait donc aidé à faire parler un poème cosmique écrit dans une langue morte; lui qui est féru de Paul Valery : il était capable de me réciter de long poèmes de ce fiévreux penseur français tout le long de la plage...

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C'est incroyable ! Me répond Céline Cronnier, le même jour. Ce qui est incroyable ? Cette "énigme", dont vous me parlez, j'en prenais connaissance tout juste hier ! Hier que vous étiez à reprendre le fil de l'enquête là où Georges l'avait laissé...Oui, hier en effet, j'étais à lire le "Journal de la réforme des DEUG", tenu par Georges de septembre 1984 à juillet 1985... Soudain, un passage fort me frappe... suffisamment pour que j'en rêve dans mon sommeil...
"27 février. Hier soir, en rentrant à Paris, je réfléchissais à la "recherche". Je ne me sens autorisé à faire usage de cette expression que pour désigner mon enquête d'Essaouira sur la chanson, en 1981. Ce n'était certes pas une "recherche scientifique" : je n'avais aucune compétence pour engager une telle recherche, je ne connaissais ni le vieux dialecte poétique local, ni sa graphie. Je ne connaissais rien non plus en matière de chant andalou, ni les formes, ni les rimes, ni les thèmes consacrés.

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C'était pourtant une recherche : recherche d'un poème perdu, "Lafjar", de Mohamed Ben Sghir, tout en sachant déjà que lorsque je l'aurais retrouvé, je serais incapable de le lire, de le traduire, de le comprendre. Plus j'avançais dans mon enquête, plus les portes se fermaient, plus les gens devenaient hostiles, plus ils mentaient et brouillaient les pistes. Et plus je devenais obsédé, par le fantôme de Ben Sghir : ce poème perdu me fascinait par son absence, par sa perte (alors qu'il se trouvait, mais je l'ai su trop tard, dans le coffre d'un antiquaire chez qui j'allais chaque jour pour le supplier de m'aider à recomposer ce poème perdu.)
Il y avait là quelque chose d'excessivement douloureux, comme une "obsession" au sens fait à ce mot par les théologiens de l'exorcisme. Cette douleur naissait de l'obsession elle-même, de ce fantôme de poète oublié qui me fait courir, dans l'hostilité grandissante de la ville ; j'aimais cette ville et je croyais en être aimé. Mais mon enquête me montrait jour après jour, qu'elle ne m'aimait pas, et qu'elle n'aimait pas non plus son passé, ses poètes. Tout cela lui était indifférent."
J'ai passé la nuit à errer, à rechercher avec angoisse ce Mohadmed Ben Sghir dont j'ignore tout. et voilà qu'aujourd'hui, qu'à peine sortie de mon errance, vous m'écrivez son nom !

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J’ai maintenant les mêmes problèmes de traduction avec les chants des femmes(les haddarates) que jadis avec les chants oubliés du malhûn, mais je suis tellement content de retrouver en plus complets leurs chants de mariage dont j’avais recueilli des lambeaux à l’aube des années 1980; lors de ma première rencontre avec Georges où ce dernier m’avait embarqué à son enquête sur la "Parole d’Essaouira' (en tant que parole sociale s’entend). Je me rends compte maintenant à quel point mon enquête d’alors était larvaire; mais je suis content de voir a nouveau fonctionner le dispositif de recherche que Georges avait installe il y a déjà si longtemps. Non seulement cela, mais cette enquête ressuscitée m’a permis de retrouver vivace les souvenirs de Rbatia une amie de ma mère; morte il y a déjà fort longtemps - au milieu des années 1970- que j’aimais beaucoup et dont l’image me hante toute ma vie sans savoir pourquoi ? Or hier les haddarates m’ont appris que ce fut une des figures emblématiques qui ont émaillé leur histoire secrète et qu’en plus, elle était sage-femme. Je suis maintenant convaincu que c’est elle qui avait aidée ma mère à me mettre au monde! Elle était en fait ma seconde mère et je la chérissais pour cette raison sans le savoir...Cette en- quête s’est révélée comme une nouvelle naissance pour ma propre mémoire; une sorte de re-naissance de Rbatia; de ma mère; de Geeorges; mais aussi de ma mère nous apportons à moi et à Georges le thé et les gâteaux lorsqu’au salon de chez nous il m’aidait à mettre en forme mes contributions à son enquête.

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Selon Rabiâ haïl, dont le grand père maternel, Ba-Zaïd, était le moqadem des Aïssaoua d’Essaouira dans les années 1950 :
« Rbatia était la grand-mère de toute la ville. Elle était à la fois sage-femme et moqadma de la zaouïa du Hadi Ben Aïssa. Au Mouloud, on y organisait un moussem où se retrouvaient les Aïssaoua et où étaient également conviés les Hamadcha.. Après le sacrifice, on offrait tête et tripes à la moqadma. Au troisième jour des festivités, arrivaient les haddarates. C’était la moqadma qui organisait la hadhra. »
Cette enquête s’est révélée comme une nouvelle naissance pour les" paroles oubliées d’Essaouira"...

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Latifa Boumazzourh qui a maintenant 54 ans, se souvient encore, qu’à l’âge de quatre ou cinq ans, elle tenait le bendir recouvert de tissus de sa grand-mère , qu’elle accompagnait à la zaouïa des Aïssaoua où la hadhra se déroulait jusqu’à l’aube : elle me cite comme Haddara, entre autre la femme de Moulay Omar le célèbre hautboïste des Hamadcha, et Fatima Kit-kit, que j’ai connu au début des années quatre vingt lorsque j’enquêtais sur le chant des femmes, à l’instigation de Georges Lapassade. Elle résidait à derb adouar , une sombre impasse qu’évoquait le rzoun , le chant oublié de la ville :
Ô toi qui s’en vas vers Adouar
Emporte avec toi le Nouar
La rime est un jeu de mot entre « Adouar » (le nom de la sombre impasse supposée cacher les belles filles de la ville) et le « Nouar » (le bouquet de géranium et de basilic).. Au début des années cinquante, le souvenir était encore vivace du tournage d’Othello par Orson Welles à Mogador. Le soir on le voyait souvent méditer sur la grande place du syndicat d’initiative. Dans le film, on reconnaît surtout « Tik-Tik » avec son luth au pied des remparts de la Scala de la mer. Sa mère m’avait récité un chant de femme où il est dit :

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Pourquoi je suis partie et pourquoi je revienne ?!
Aux pays lointains chacun me médit
Que le chemin est long, les chameaux sont fatigué
Mais mes pas continuent à le parcourir...

La qasida du Gnaoui

Lors de la soirée musicale, je découvre, la qasida du Gnaoui que je ne connaissais pas : Elle est ducheheïkh Thami Mdaghri (de Mdaghra au Sahara), qui a vécu( au 19ème siècle )de longues années à Fès et Marrakech : elle raconte l'histoire d'un Gnaoui à scarifications sur les joues qui tombe amoureux d’une gazelle et surtout qui tombe en transe par dépit amoureux La maladie d’amour comme possession par le bien-aimé auquel on aspire à s’unifier. Et pour le soigner, on fait appel entre autre à une voyante médiumnique !

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Al harba (le refrain)
Ma bien-aimée me reproche mon état, sachant bien ce qui m’arrive
Mes joues sont scarifiées et les siens rayonnent
Elle me charme par son tempérament de feu et son grain de beauté.


Al qism al aoual( première partie) :

Qu’il est terrible le jour où les miens sont partis
Me laissant pleurant sur les ruines,
Que Dieu apaise les flammes de celui qu’abandonnent les siens
Ils ont décampé sur la trace des étoiles
Ah, si je pouvais accompagner le rubis scintillant de mille feux
Au désert mon cœur erre désormais seul derrière les mirages !
Perdu à jamais , s’il n’y avait ce tintement de cloche,

 

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Al qism al tâni (deuxième partie) :

Que ma désolation est grande, le jour où la caravane est partie
Derrière les lointaines rumeurs du désert
Le moindre bruit attise mes soupirs
Les gazelles errantes sont dispersées par le vent
Me trouvant perdu m’ont dit : « Qui es-tu ? »
« Esclave Gnaoui aux joues scarifiées sans remède pour son mal» leur dis-je
Sillons creusés sur mes joues, par le flot des larmes
Par amour, elles ont asservi , ma peau noire
A leur service, j’attiser les cendres éteintes
J’irrigue les champs assoiffés et j’ajuste la mesure
Je consolide l’encrage des tentes
Je redresse les étais de celles qui s’affalent
Elles se dirent alors : « Cet esclave est utile, pas si cher pour ce qu’il vaut »

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Al qism al talet (troisième partie) :

Elles m’ont mis à prix en augmentant les enchères
Tirant au sort les bâtonnets sur le sable
Le mien a désigné une autre que celle que j’aime
J’en suis tombé en transe,
Ecumant par la bouche, sans prise sur mon état
Elles se dirent alors : « Celui-là est un possédé »

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Al qism al rabiâ (quatrième partie) :

Ma maîtresse m’a rapproché d’elle
M’encensant de benjoin et de bois de cantal
C’est alors que le melk qui me possède s’adressa à elle
« Pour qu’il guérisse, il faut un sacrifice » lui dit-il.
Lui conseillant une voyante ou un homme-médecine
Ou encore un devin prescrivant les écritures
A elle mes secrets se dévoilèrent
Souriante, sur moi elle exhala son musc
Que Dieu me fasse de son parfum délivrance

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Al qism al khamis (cinquième partie) :

A cause d’elle, j’ai oublié tout ce que j’ai appris
Et quand j’ai retrouvé mes esprits, elle l’a à nouveau ensorcelé
J’en suis tombé malade et rien ne peut m’en guérir

Le poète du malhûn était souvent considéré comme un mejdoub, et les connaisseurs du melhûn sont ses « adeptes », dans le sens où ils n’ont pas un simple rapport esthétique avec cette poésie, mais un rapport mystique proche de la possession rituelle. C’est une poésie ritualisée, me disait Abdelkébir Khatibi, qui considère Sidi Abderrahman el-Majdoub comme le meilleurs poète marocain jusqu’à maintenant. Vagabond mystique et poète, el – Mejdoub a vécu au XVIe siècle dans le Gharb. Ses pouvoirs magiques ainsi que ses quatrains, souvent caustiques, le rendirent célèbre. Parmi ses célèbres quatrains celui où il prédisait l’engloutissement de la ville sous le déluge :

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« Essaouira périra par le déluge
Un vendredi ou un jour de fête,
Marrakech est un tagine brûlant,
Fès, une coupe transparente.... »

En guise de commentaire à ce quatrain, un pèlerin tourneur du printemps m’a dit un jour : « On raconte que le Mejdoub était fou. Mais tout ce qu’il disait arrivait. L’œil verra ce que l’oreille entend. On raconte qu’il était fou, mais il voyait avec « l’œil du cœur ». L’œil – la vision du Majdoub – n’est pas simple regard ; il est « l’œil du monde », comme disait Schopenhauer : « le pur connaître »...Il pratiquait donc la voyance en état de transe !

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L’expérience de Sidi Boudhaab

Autant que faire se peut, Georges Lapassade pratiquait de l’observation participante auprès de ces confréries de la transe. Il provoquait même des « nuits bleues » pour contribuer à les observer, comme ce fut le cas pour les nuits bleues des Gnaoua à Essaouira(festival de 1980-1982) et au premier festival de Safi(1983), avec les nuits bleues de Sidi Boudhab (le marabout de l’or)..

Cette animation était comme un dispositif de visibilité selon l’expression des ethno-méthodologues ou encore un analyseur culturel. Pour comprendre la culture de Safi, il fallait l’organiser, y participer. Dans l’entretien paru par la suite à Maroc-Soir du lundi 1er septembre 1986, Georges Lapassade faisait le bilan de cette expérience en ces termes :

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«Une expérience assez étonnante, me disait-il et qui vaut la peine d’être racontée. Nous avons obtenu, non sans peine de la Direction du Festival, qu’on organise chaque soir à Sidi Boudhab, à l’entrée de la vieille médina, après le spectacle donné dans le château de la mer, une nuit confrérique. Et très vite les difficultés se sont accumulées : on devait chaque soir, avec Abdelkader Mana, qui était invité au colloque, mais qui était avant tout militant de la culture populaire, on devait dis-je chaque soir balayer les poissons pourris qui jonchent la place que protège le marabout. Ensuite, nous devions transporter des nattes avec l’espoir que les gens viendraient s’asseoir selon la tradition de la lila. Hélas, le premier soir, la place était envahie dans une énorme confusion par les curieux. Mais nous n’avions pas à les faire asseoir. Nous avions oublié que Sidi Boudhab à Safi, est avant tout un haut lieu de la Halka, y compris celle des Gnaoua. Et les gens de Safi ne pouvaient pas comprendre immédiatement que les mêmes Gnaoua venaient maintenant à minuit pour tenter d’y instituer le rituel de la Derdeba avec ses transes et ses danses de possession. C’est seulement à la fin du festival, comme par miracle que les jeunes de la médina ont compris le projet et l’ont soutenu. Une immense Jedba animée par les Hmadcha s’est installée vers minuit sur la place de Sidi Boudhab.

Cette expérience rendait visible la permanence à Safi comme probablement ailleurs, d’une vieille culture de médina, dans laquelle la transe et le Soufisme populaire ont une part de choix. C’est ce qui explique d’ailleurs l’immense succès qu’ont connu dans le Maghreb, les « Jil » par exemple Nass El Ghiouan. J’ai retrouvé cela à Tunis, à Constantine où pourtant la vieille culture maghrébine semble moins vivante qu’au Maroc. Je l’ai aussi constaté à Casablanca après Safi. Là, à Casablanca, dans une vieille médina rétrécie, cette culture reste vivante et enracinée. Peut-être, faudrait-il décrire un jour cette culture de médina à Casablanca dans le contexte offensif de la modernité comme une contre-culture. Pour toutes ces raisons, je me réjouis de constater d’une année à l’autre, que le Festival de Safi continue. Mais ce qui me fait plaisir par-dessus tout, c’est de savoir qu’on a gardé dans le programme du festival, les nuits de Sidi Boudhab. »

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Le plus vieil arbre d'Essaouira

Le 31 août 1983, je participe pour la première fois au moussem des hamadcha, en tenant sur les conseils de Georges Lapassade, un journal de route où je découvre en la décrivant la transe et ses adjuvants rituels. Le soir j’accompagnais ârabi ,le tambourinaire noir au yeux exorbitants en notant ceci à propos de leur adjuvent rituel :
Hamdouchi, tourneur sur bois de son état, rencontré à Sidi Mogdoul, me dit en préparant sa pipe de kif : « Tout ce qui brûle au feu n’est pas impur. Jadis, on cachait le kif dans le tambour. Le moqadem disait : « Fumez où bon vous semble, sauf dans la salle de prière. »Nous gens du hal, nous avons besoin de fumer jusqu’à ce que nos yeux soient hors des orbites pour pouvoir chanter et faire monter le saken (l’habitant surnaturel) ».

Et c’est en ces termes que je décrivais les scènes de transe :

Pour la première fois des gens du public tombent en transe. Un jeune homme de 18 ans perd le contrôle de ses gestes. Une autre jeune fille se roule par terre en pleurant. Elle retire son peignoir que prend sa sœur qui l’accompagne et qui paraît plus étonnée d’être parmi les hommes que de l’état de sa sœur. Un boucher me dit plus tard que la possession de cette fille cessera avec le mariage. Le public l’observe avec sympathie et compréhension. Non pas en tant que cas pathologique, mais en tant que personne en contact avec le surnaturel. La jeune fille s’effondre dès que la musique cesse. Le public se précipite autour d’elle. Dakki, le jeune hautboïste d’Essaouira leur dit :
« Eloignez-vous, elle n’a rien, c’est seulement le hal, apportez le brasero et l’encens… »
.Après avoir respiré ce parfum, elle sort de sa transe et va se reposer.
En participant à ce moussem, j’ai rêvé moi-même que je suis tombé en transe. En le rapportant le lendemain à Georges Lapassade, il me dit : « Tu résistes à la transe en état de veille parce que tu es occidentalisé, mais au sommeil tu cèdes à ta culture profonde qui est fondée sur le hal. » .
Dans le langage populaire marocain, la transe se dit hal , c’est à dire l’état de celui qui est « saisi » qui est « possédé » par les esprits et qui tombe en transe pour cette raison. Un chant de la confrérie des Ghazaoua évoque le hal en ces termes :

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Sadya Bayrou

Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !
Le hal qui me fait trembler !
Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;
Ô homme ! Que sa tête est encore vide
Ses ailes n’ont pas de plumes
Et sa maison n’a pas d’enceinte
Son jardin n’a pas de palmier
Celui qui est parfait, la calomnie ne l’effleure pas
Sidi Ahmed Ben Ali le wali
Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !
Sidi Ahmed et Sidi Mohamed
Ayez pitié de nous. »

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Sadya Bayrou

Le hal est cette énergie supérieure qui dictent aux Gnaoua en état de transe le choix de telle ou telle couleur, et qui dictaient à Sidi Abderahman el- Mejdoub en extase ses fameux quatrains. Le « Mejdoub », est celui qui est possédé par le hal.

Abdelkader MANA

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13:01 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook