05/06/2011
Musique andalouse et thérapie de l’exile...
Le modèle musical andalous
Dans tout le Maghreb, les zaouia citadines, ont servi de conservatoire pour le Modèle Musical Médini d’origine andalouse. Ce modèle a été introduit à Essaouira par les artisans d’origine andalouse aussi bien musulmans que juifs. Il semblerait qu’on venait de loin à Mogador pour consulter David Iflah et David El Qayem sur les noubas andalouses disparues. Et mon père me racontait comment le grand chantre du samaâ d’Essaouira – le père d’Abderrahim Souiri – s’asseyait dans sa jeunesse aux escaliers des maisons juives où avait eu lieu un mariage pour écouter les modulations vocales des pyutims juifs de Mogador, qui sont l’équivalent des bayteïnes dans l’oratorio des confréries de l’extase..Les Zaouïa comme réceptacle du legs Andalous en particulier pour le samaâ (l’oratorio).Gardiennes de la tradition,la plupart des zaouia se présentent comme le centre d’épanouissement pour l’art musical à un tel point que leur répertoire respectif est devenu la norme à partir de laquelle se juge la compétence des musiciens. La majorité d’entre eux leur doit d’ailleurs leur formation professionnelle.
Veillée de samaâ à Fès, organisée à Moulay Idriss par la zaouia Hérraqiya
C’est en effet dans les zaouïas de l’extase que le soufisme s’accomplit selon Mawlânâ « dans la musique, le chant et la danse ». Elles furent les gardiennent de la musique andalouse. Le lieu de prédilection reste les réunions du dhikr (remémoration) et du samaâ (oratorio). Ce sont des séances collectives de litanies et de danses extatiques. Cette tradition musicale qui remonte à l’Espagne musulmane n’a pu s’épanouir et se perpétuer que grâce aux séances du samaâ dans le cadre du soufisme populaire des confréries religieuses. En Occident musulman, la musique andalouse fut composée, selon le modèle du soufi Abou Al Hassan Al Shushtâri, de toubouâ( tempéraments) et des nûba (modes musicaux) : tab’ al dhîl, raml al mâya, asbahân, sika, mazmûm, rasd, asba’ayn etc.
Orchestre de musique andalouse de Fès
La musique andalouse a connu ses premiers développements à Fès, grâce aux apports Cordouans et Kairouanais dont les deux quartiers (rive gauche pour les premiers, droite pour les seconds) existent encore. L’influence musicale andalouse au Maghreb est en rapport direct avec les mouvements migratoires vers la rive sud, depuis le XIIème siècle, en passant par la chute de Grenade(1492), jusqu’à l’expulsion générale des Morisques et des Hornacheros en 1610. Fès accueillit ainsi sous les Mérinides, des réfugiés de Valence et sous les Wattassides, nombreux étaient ceux qui avaient rejoint Tétouan, Chefchaouen et Alger, après la chute de Grenade. Avec l’expulsion générale de 1610, un grand nombre se dirigea vers Fès et Tlemcen.
L’influence culturelle des émigrants Andalous fut considérable surtout au Maroc qui n’a pas connu de domination turc. La musique andalouse a ses racines à Bagdad, où Ziryâb fut le disciple d’ Ishâq Al-Mawsili, maître incontestable de l’école des ûdistes. Après un passage à Kairouan, la capitale de l’Ifriqiya sous les Aghlabides, il se dirigea vers Cordoue en l’an de grâce 822, où l’aristocratie arabe réserva le meilleur accueil à cet émissaire de l’esthétique orientale. Il fut le fondateur des traditions musicales de l’Espagne musulmane. Il légua à l’Andalousie, selon Ibn khaldoune , « un répertoire de chants immense qui se propagea jusqu’à la période des tawâ’if et, comme un océan, submergea Séville pour gagner ensuite les autres provinces andalouses, puis le Maghreb ».
On surnomma Ziryâb de « merle noir » parce qu’il avait diton le teint très brun :« La fluidité de son parler, ainsi que la douceur de son caractère lui valurent le surnom de Ziryâb par comparaison avec un merle noir. Même aux derniers jours de Grenade, les poètes continuaient à voir dans sa gloire un thème séduisant ».
Les deux chantres du samaâ d’Essaouira et du Maroc: Abdelhay de la zaouia kettaniya et Abdelmajid Souiri, présents à toute les cérémonies religieuses du Palais Royal
Pour al dhiki, XV ème siècle , si la musique arrive par moment à nous détacher de toute préoccupation terrestre,matérielle comme temporelle ; elle offre une plus grande liberté à l’âme pour se détacher de l’obscurité du corps.On avait l’habitude d’utiliser une fois par semaine la musique comme thérapie. Les personnes s’adonnant à la musique, remarque Ibchihi, XIVème siècle, soutiennent qu’une voie harmonieuse s’infiltre dans le corps comme le sang s’infiltre dans les veines.Abdessalam Chami nous dit à cet égard : « Si nous voulons évoquer les origines de l’art du samaâ, du début de son développement au Maroc,notre mémoire nous ramènera loin. A des siècles révolus.D’après les historiens, la tradition de fêter la nativité du Prophète où l’on chantait les qasida du madih (louages au Prophète) a pris naissance à Ceuta. C’était du temps où cette ville était dirigée par la famille al assafi. C’est à cette époque, aux environs du cinquième, sixième siècle de l’hégire qu’on avait commencé de fêter la nativité du Prophète en chantant les louanges de l’envoyé de Dieu.Après cela les sources historiques évoquent la présence du madih et du samaâ dans la Cour saâdienne : les chanteurs du madih et du samaâ faisaient partie de la fête aussi bien lors des cérémonies privées que le sultan Ahmed El Mansour Dahbi organisait dans ses palais qu’à l’occasion de la fête de la nativité du Prophète. Il y avait d’une part la chorale du madih et de l’autre celle du samaâ.L’histoire confirme la tradition. En effet, al-Ifrâni, consacreà la préparation de la nativité du Prophète sous le règne d’Ahmed El Mansour Dahbi, une description assez détaillée et assez précise : « Dés qu’on apercevait les premiers rayons de la lune de Rebia I, le souverain adressait des invitations à ceux des faqirs de l’ordre des soufis qui exerçaient les fonctions de muezzins et se dévouaient à faire les appels à la prière pendant les heures de la nuit. Ils en venaient de toutes les villes importantes du Maroc…Dés que l’aurore apparaissait, le sultan sortait du palais, faisait la prière avec la foule du peuple, puis, vêtu d’une tunique blanche emblème de la royauté, il allait prendre place sur le trône devant lequel on avait déposé tous les cierges aux couleurs variées, les uns blancs comme des statues,d’autres rouges, tous garnis d’étoffes de soie pourpre et vertes, à côté étaient rangés des flambeaux et des cassolettes d’un si beau travail qu’ils causaient l’admiration des spectateurs et émerveillaient les assistants. Cela fait, la foule était admise à pénétrer ; chacun se plaçait selon son rang, et quand tout le monde avait pris place, un prédicateur s’avançait et faisait une longue énumération des vertus du Prophète et de ses miracles. La conférence terminée, tous les assistants accomplissent les cérémonies de l’office de la Nativité, puis on voyait alors s’avancer les membres des confréries murmurant les paroles d’achchuchtûrî (maître du samaâ et célèbre soufi andalou ayant vécu au Maroc et mort en 896) et celles d’autres soufis, tandis qu’une troupe de coryphées déclamait des vers en l’honneur des deux familles (celle du Prophète et celle d’Al Mansour). » (d’après « Nozhat El Hâdî » d’Al Ifrânî).
Un des frères souiri, déclamant un mawal à Fès
On le voit ach-chuchtûrî, natif de Murcie, inventeur des mouachah et de samaâ (oratorios) chanté sur des modes musicaux andalous était déjà à l’honneur dans la Cour d’Al Mansour ! La naissance du samaâ est liée essentiellement aux confréries religieuses. C’est une composante de l’identité culturelle des médina traditionnelles où on produisait de nouvelles élégies de sorte que le corpus du samaâ n’a pas cessé de s’accroître et de se diversifier du point de vue du chant de la composition et de la poésie. Il va de soit que la musique importée d’Andalousie du temps des Almohades et particulièrement de celui des mérinides a été considéré comme le moule musical adéquat où devait se chanter toutes sortes de choses. La preuve en est qu’on a eu recourt à la musique andalouse et à ses modes musicaux pour chanter aussi bien l’art du samaâ que celui du madih ou encore du malhûn : toutes les qasida du malhûn sont chantées à travers les modes musicaux andalous.
Orchestre du malhûn de Meknès avec feu Hucein Toulali. Il avait choisi de nous chanter la qasida du coeur de Sidi Qaddour Alami comme pour conjurer le sort de la maladie et du temps qui passe : «Le silence d’une année est meilleurs qu’une parole inutile...»
On y recourt également pour déclamer le Coran à la manière marocaine. De ce fait un lien profond existe entre toutes ces formes et ces manifestations du patrimoine et la musique andalouse. La particularité qui caractérise le samaâ est qu’il recourt avec force aux modes musicaux andalous. Or quand nous menons des recherches musicologiques, dans le corpus du samaâ, nous nous rendons compte que celui-ci est plus riche. Car ce qui a été perdu dans la musique andalouse a été sauvegardé par les zaouia considérées comme le cerveau musical et son lieu de conservation jusqu’à nos jours. Les zaouia ont enrichies la musique andalouse du point de vue mélodique et rythmique tout en y ajoutant une mélodie spécifique connue sous le nom de darj. En effet, les échelles modales exécutées par la musique andalouse sont au nombre de quatre : lqaïm – nsif, labtaïhi, lqouddam et le bassît auxquelles les zaouia ont ajouté l’échelle modale de darj. Ils ont ajouté également beaucoup de chants, de textes poétiques que ce soit les qasida, les mouachahâtes, ou encore les baraouiles qui sont une spécificité de la poésie populaire marocaine.
Festival des Andalousies Atlantiques
Sous le signe de la diplomatie
Le festival a pour thème musical le Matrouz,(le brodé) genre musical judéo andalous que défini ainsi le regretté Haim Zafrani, lui-même fils de Mogador: « Dans la trame des poésies hébraïques de style traditionnel, le poète juif insère de temps à autre des strophes ou des vers de langue arabe. Cette juxtaposition, ce passage d’une langue à l’autre, c’est la réalité culturelle et linguistique du Maghreb juif. Mais ce tissu langagier, cet habit dégradé, a aussi une valeur esthétique ; il n’est pas sans évoquer l’art de la broderie, comme l’indique le nom même de ce genre poétique désigné par le terme Matrouz ou poésie brodée. Le trésor artistique des sociétés méditerranéennes modernes connaît des exemples de cette mosaïque, de ce collage non dépourvu de nostalgie, et chargé d’émotion esthétique. »
André Azoulay, conseiller Royal André Azoulay aux Carnets nomades de France Culture : «Je ne vois pas d’autres cénacles, d’autres festivals, d’autres espaces dans le monde d’aujourd’hui, où cette relation du Judaïsme avec l’Islam , en terre arabe, au Maghreb, puisse trouver cette forme et cette réalité. Essaouira, c’est ce navire amiral qui envoie en code et en lumière et en signaux tout ce qui nous manque tellement, tout ce que nous avons perdu. Cette modernité qu’Essaouira exprime est celle de cet humanisme qui était tout à fait banale ici depuis des siècles. Mais nous sommes en octobre 2010et cette humanisme a déserté nos rivages. Mais ici, il fait escale Vous avez entendu le rabbin Haïm Louk invoquer Allah, invoquer le Prophète Mohammed, c’est quasiment surréaliste pour certains. Les invoquer de la façon la plus sereine, joyeuse et tellement érudite. Alors que partout dans le monde, chez les musulmans comme chez les juifs ; on est ici sur la planète Mars. Mais quelle planète ! Quelle beauté ! Quelle chance aussi ! »
Leila Chahid, représentante de Palestine auprès de l’Union Européenne Leila Chahid aux « Carnets nomades » de France Culture : « Ce qu’on voit ici, c’est vraiment une culture commune judéo – arabe parce que nous sommes dans un lieu très spécial au Maroc ! Malheureusement ce n’est pas le cas partout, parce que toutes les villes marocaines n’ont pas connu des communautés très ancrées, très riches, très anciennes, très productrices sur le plan artistique. Mais Essaouira a toujours eu une communauté juive très ancrée dans la tradition judéo – arabe, d’une culture millénaire et très attachée à sa marocanité et très inspirée par cet esprit qui hante les enceintes et les murailles de cette ville qui vient presque avec le vent de l’atlantique ! On voit toutes ces femmes qui sont complètement couvertes par un magnifique haïk , un tissu blanc de laine, qu’elles ne mettent pas comme un tchador mais comme un voile qui les entoure, qui les protège du vent parce qu’Essaouira a cette particularité d’être un climat atlantique où le vent balaie la ville la plupart du temps de l’année sans qu’il fasse froid et ce vent l’a protégé un peu du tourisme excessif. Essaouira est une ville qui abrite beaucoup de zaouia, c’est-à-dire, de marabouts, de saints de l’Islam et du Judaïsme et a une tradition de poètes et de musiciens qui a permis à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, l’existence de beaucoup d’orchestres de musique andalouse mixtes. : Judéo – arabes ayant une tradition spécifique de chants communs qu’on appelle le matrouz qui est tissé, brodé, entre l’arabe et l’hébreu dans cette tradition marocaine. Ce qui est triste, c’est qu’avec la création de l’Etat d’Israël et le départ de la majeure partie de la communauté juive marocaine, les artistes eux – mêmes ne sont plus là pour continuer à jouer avec leurs compatriotes marocains musulmans. Il fallait une initiative comme celle d’André Azoulay des Andalousies Atlantiques pour ramener ceux qui ont perpétués cette tradition.
Hier soir nous avons assisté à quelque chose qui relève de l’ordre du miraculeux : j’ai vu des jeunes Français, dont les parents étaient juifs marocains et c’est xtraordinaire de voire ces jeunes âgés de 25 – 35 ans qui chantent en hébreux, en arabe, en espagnole d’une tradition qu’ils ont préservé. Et c’est des amateurs et qui le font par attachement à cette tradition. Je pense que c’est quelque chose qui relève d’une identité qui est réel, une réalité culturelle et artistique qui est restée un peu comme sous la peau des gens, dans leurs tripes et qui ressort lorsque l’occasion en est donnée. Il ne faut pas que cette culture disparaisse ! Je pense que la musique est la meilleure thérapie pour la douleur. Or, il y a beaucoup de douleurs aujourd’hui : il y a la douleur des palestiniens qui continuent à mourir sous l’occupation militaire assiégés à Gaza, dépossédés de leur terre, expulsés : c’est une grande douleur ! Il y a la douleur des exilés, :que ce soit les juifs exilés de leur patrie d’origine au Maroc, en Algérie, en Tunisie ou ailleurs et celle des réfugiés palestiniens : moi aussi, je suis née en exile. Je pense que la musique a une fonction thérapeutique : elle met un baume sur les blessures. Elle élève les gens par la voix, par le chant, par la musique, par l’incantation…On se retrouve au niveau de l’universel parce que nous sommes avant tout des êtres humains qui devons faire face à la seule chose qui nous unit qui est la mort . Pour moi l’émotion est une forme de vérité et je pense que la musique réveille cette émotion– là. Depuis vingt ans nous vivons sous le régime de la peur de l’autre et donc je pense que de telles rencontres enrichissent le débat sur quels sont dans nos traditions, nos mémoires, les éléments qui peuvent enrichir notre avenir ? Nous sommes toujours le produit d’une stratification de plusieurs identités et je pense que l’idée qu’on est entré dans une phase où une identité s’oppose à l’autre ; c’est la peur. Il est très important de trouver le moyen d’en parler dans la sereinité. La musique comme toutes les formes d’art, la littérature aussi, est celle qui apaise le plus les passions.. Cela permet aux hommes de trouver un langage commun qu’on n’a malheureusement plus dans le monde politique. »
Abdelkader MANA
09:46 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
03/06/2011
Naissance d’un festival
Gnaoua et musiques du Monde
Essaouira, juin 1998, un festival musical vient de naître ; celui d’un genre nouveau : le pop -gnaoua. Une fusion entre les pulsations et les rythmes gnaouis avec ceux de la world music. Les gens se rencontrent, les musiques fusionnent. C’est la mémoire collective au travers la musique ! La ville retrouve ainsi la vocation internationale qu’elle avait jadis en tant qu’aboutissement des caravanes de Tombouctou et des caravelles de la lointaine Europe. Mouillage de Mogador où les eaux douces de l’oued ksob ont toujours attiré les navigateurs. Lieu d’ouverture, de tolérance aussi où les trois religions monothéistes ont toujours cohabité comme le soulignait déjà le peintre Adrien Matham qui visita ces rivages en compagnie d’un navire hollandais en 1641 : « Les Maures de la kasbah, écrivait-il, ont accueilli amicalement nos gens et nous ont envoyé leur interprète, en échange duquel, suivant leur coutume, un des nôtres devait rester à terre comme otage. Le juif susdit nous fournit aussi du pain frais, des olives, des amandes, des raisins et des gâteaux au goût succulent… Il est aussi à remarquer que nous avons ici trois dimanches à célébrer chaque semaine, à savoir, celui des Maures : le vendredi, celui des juifs : le samedi, et le nôtre : le dimanche. »
Le fait qu’Essaouira avait été jadis un port de transit, où avec les marchandises les musiques sont venues d’ailleurs fait d’elle une ville – carrefour avec comme principal apport la musique des gnaoua comme le souligne l’historien Jean Louis Miège, spécialistes des relations entre le Maroc et l’Europe au 18ème et 19ème siècle :
« Le fait qu’Essaouira, depuis quasiment deux siècles est restée en étroit contact avec Tombouctou, telle est la genèse de la confrérie des gnaoua et de son rituel.Et pour employer un terme savant ; s’il y a polygenèse, c'est-à-dire, naissance à plusieurs endroits de formes voisines et un peu différentes – voisines pour des raisons compréhensibles – ou s’il y a monogenèse, c'est-à-dire de formation in situ, sur place, d’une originalité et moi, je crois profondément à l’originalité des gnaoua d’Essaouira. »
Parmi les personnalité de marque au colloque de musicologie de ce festival figure Mme Viviana Pacques qui a longuement vécu et étudié les Gnaoua à Tamsloht et qui est l’auteur de deux ouvrages de référence sur la question- « l’arbre cosmique » et « la religion des esclave »- nous déclare à ce propos :
« Il y a deux fêtes indispensables pour les gnaoua : ce sont les fêtes de Chaâban et celles du Mouloud. Au mois de Chaâban cela se passe dans la maison de la moqadma qui refait ses autels, sa mida et sa nourriture. Et au Mouloud, le moussem se passe à Tamsloht. Rien ne s’exprime par le langage ou presque rien. Les chants ont peu d’importance. Tout est expliqué par une sorte de métalangage qui est fait des objets rituels qui apparaissent ou reviennent à un certain moment précis. Tout est un code : les pas de danse, la cadence de la musique, l’ordre du déroulement de la lila. Tout est codé. Tout est significatif, dans les moindres détails ».
Au trois religions monothéistes s’est ajouté l’animisme africain venu d’Afrique subsaharienne dont sont issus les deux principales familles de la confrérie des gnaoua d’Essaouira : Les Gbani de Bamako et les Guinéa de Tombouctou et de Dakar au Sénégal comme nous l’explique maâlem Mahmoud Guinéa :
« Mon grand père du côté maternel est originaire de Dakar et celui du côté paternel de Tombouctou. Ce sont ces guinéa avec la famille gbani qui ont amené le rituel des Gnaoua à Essaouira. En tant que maâlem gnaoui, nous sommes leurs hériters . Parmi les anciens d’Essaouira, il y a maâlem Blal et maâlem Ahmed : maâlem Boubker, mon père est venu par la suite. C’est lui mon initiateur. Je l’ai accompagné aux lila durant une quinzaine d’années en jouant des crotales. A l’époque les servantes noires affiliées aux gnaoua vivaient à la campagne. Elles étaient aussi originaires du soudan. La rythmique noire, nous l’avons dans le sang. J’ai commencé à m’exercer sur un petit guenbri dés l’âge de dix huit ans. On utilisait des boites de conserve en guise de crotales et le soufflet en guise de guenbri ! Au bout de vingt ans de compagnonnage avec mon père, j’ai été reconnu comme maâlem par mes paires autour d’une gasaâ ou plat communiel. Les maître gnaoui dont j’avais obtenu à l’époque la reconnaissance sont tous morts . Cela se passait à la zaouia vers la fin des années soixante. »
C'est-à-dire en pleine période du mouvement hippie à Essaouira : une période charnière où la vieille génération des gnaoua disparaissait, laissant place à une nouvelle plus ouverte sur les cultures et les musiques du monde. Mahmoud Guiné et Abderrahmane Paka, étaient représentatifs de cette nouvelle génération d’ouverture sur l’autre et d’intégration à la modernité musicale représentée par le Jazz d’Amérique et surtout par un immense guitariste tel Jimmy Hendrix dont un mythe significatif et persistant dit qu’il aurait séjourné en plein mouvement hippie dans le village de Diabet au sud d’Essaouira. A l’époque maâlem Qirouj , qui sera connu plus tard sous le nom de Paka,vedette du groupe folk de nass el ghiwan , sera le premier à sortir l’autel des mlouk en dehors de l’enceinte sacrée de la zaouia des gnaoua pour une villa du front de mer que louait alors le living theater durant son séjour soixante-huitard à Essaouira . De cet évènement inaugural de la modernité gnaoui, aujourd’hui, Paka se souvient encore : « Les anciens nous interdisaient de faire venir les européens à la zaouia des gnaoua ni à les faire participer aux thérapies domiciliaires. En 1968-1969, en arrivant avec le mouvement hippie, le living theater avec à sa tête Julien Beck et Judith Milena, m’a proposé d’organiser une lila avec sacrifice dans la villa du bord de mer. Pourquoi pas ? Leur dis-je, surtout avec des musiciens et des artistes comme eux. C’était la première fois qu’on organisait une lila dans un espace profane. »
Georges Lapassade est le premier à découvrir en 1967, les Gnaoua d'Essaouira dés la période hippie en campagnie du living theater. Il valorisa leur rituel et leur musique en reconnaissant sa parenté avec le Jazz. On le voit ici en campagnie de maâlem hayat : photo prise en 1978, il est pour ainsi dire le père spirituel de ce festival et du colloque demusicologie qui l'accompagne
Lorsque le living theater quitte Essaouira en septembre 1969, Abderrahman Qirrouj, marqueteur d’Essaouira et maâlem gnaoui est devenu Paka , joueur de gunbri dans le célèbre mouvement folk marocain. Sa carrière folk commence par son entrée au groupe de Jil Jilala, avant d’être consacrée par son entrée dans le groupe de nass el ghiwan . Il avait déjà participé à des veillées musicales avec Jimmy Hendrix autres Jazz – man de passage par la plage de borj el baroud. Paka qui les a écouté adoptera désormais une tignasse et une tenue hippie à chaque fois qu’il montera sur scène en compagnie de nass el ghiwan. Il a pu ainsi découvrir, la possibilité et en même temps, la nécessité caractéristique du Jazz d’improviser et de moduler sur la base d’une trame traditionnelle. Le Jazz, c’est essentiellement, cette libération qui se réalise à partir d’une tradition. En se libérant, le musicien traditionnel devient créateur. Il suffit d’écouter Paka interpréter un thème gnaoui pour comprendre cette alchimie musicale où le guenbri accompagne tantôt des quatrains du Majdoub , tantôt le chant sacré.
Le succès fulgurant de ce festival auprès de la jeunesse, tient à la fusion qu’il opère entre les groupes des gnaoua du Maroc, et les musiques afro-américaines : c’est la musique des gnaoua a les mêmes racines que le Jazz ou le Reggae avec lesquels elle fusionne à merveille ! Et c’est ce que nous explique Mahmoud Guinéa qui participe à ce festival : « La musique gnaoua et celle du Jazz ont la même origine africaine. C’est pourquoi, ces deux musiques fusionnent sans problème. Nous avons joué avec plusieurs groupes étrangers : celui de Carlos Santana à Casablanca, celui de Peter Grossman et de hamid Dreik en Allemagne. J’ai joué avec beaucoup de musiciens à l’étranger. J’ai joué avec un batteur du tabla indien. Un espagnol qui a vécu quinze ans en Indonésie. C’est là qu’il avait appris le tabla auprès d’un maître. Il est venu à Essaouira et nous avons produit une cassette ensemBle. J’ai joué aussi avec la cithare indienne au sein du groupe folk des « mchaheb » (rayons de soleil) ».
Sur une même scène , le guenbri et les crotales traditionnelles d’une part, la guitare, le synthé, la flûte et la voix humaine expérimentée comme instrument de musique d’autre part. Si ce mariage entre musique rituelle et pop – music semble réussir , c’est bien parce que les deux genres musicaux puisent à la même source rythmique. Celle de la diaspora noire. Comme les gnaoua, la pop – music a aussi des origines noires : le Jazz , cette musique de déportation noire en Amérique. Les gnaoua et la pop – music fonctionnent sur le même registre, les mêmes pulsations musicales, le même art de l’improvisation ; celui de l’homme noir. C’est là, me semble – t- il, la raison profonde de cette parfaite harmonie entre le négro – spirituel gnaoua et la pop – music.
Cette fusion musicale entre les gnaoua et les musiques du monde fut magistralement illustrée quand la chanteuse irano – américaine, Susan Dayhim est montée sur scène, en utilisant sa voix comme instrument de musique : « Je fais beaucoup de choses avec ma voix, nous déclare-t-elle. C’est moi qui travaille avec les gnaoua, pas eux qui jouent avec moi : eux ils font la musique et moi je cherche comment je peux ajouter quelque chose avec ma voix. Tout le monde est engagé quand la musique prend. Il n’y a ni maître ni esclaves. Il y a cette harmonie cosmique : cette connexion est le vrai sens de la musique. Là haut où tout s’arrête, le temps, l’espace et on entre dans l’abandon de la transe. J’ai écouté ce qui se passait sur scène. J’ai essayé de penser mélodiquement à des choses différentes. A comment ma voix peut se mélanger mélodiquement, rythmiquement avec les gnaoua. »
Richard Horowitz, l’un des principaux animateurs de cette première édition a pu pour sa part, expérimenter la fusion de la flûte oblique avec le guenbri des gnaoua : « J’avais fais le stop classique en 1969 jusqu’à Marrakech et à ce moment là que je me suis rendu compte que toutes mes idées sur la musique étaient encore limitées jusqu’à ce que j’écoute la musique d’ici qui m’adonné encore un éclat monumental pour comprendre pourquoi c’était la musique ? En ce qui concerne le Ney et la musique des gnaoua cela remonte à quand j’ai commencé à jouer du Ney : j’ai joué un peu avec les gnaoua mais pas tellement en fusionnant le Ney avec leur musique par respect. Et ce n’est que longtemps après que je me suis rendu compte qu’en allant plus loin vers le sud, on rencontre dans d’autres traditions griots des flûtes obliques, des Ney,qui sont jouées avec le guenbri. Et c’est ce qui m’a permis d’aller plus loin là dedans ».
Pour le compositeur et percussionniste Steve Sehan, la musique des gnaoua ne peut admettre de fusion avec d’autres musiques que dans une approche qui prenne en considération son caractère de musique rituelle à finalité thérapeutique : « Je me suis rendu compte que coexistent ici tellement de musicalités, de savoirs et finalement d’inspirations différentes qu’à un moment, j’ai décidé de m’immerger un peu dans ces coutumes et ses sonorités. Et donc de provoquer et en même temps de subir d’une façon positive des rencontres avec des artistes connus ou moins connus, simples ou plus fastueux. De ce fait, j’ai la chance de rencontrer par exemple un maâlem gnaoui de Marrakech qui s’appelle Brahim EL berkani , qui fabrique en plus des instruments et de le suivre depuis une douzaine d’années. Je travail régulièrement avec lui. Je l’enregistre. J’aime beaucoup la musique gnaoua au travers la poésie et la mémoire collective qu’elle implique. Je n’aborde pas les gens comme des musées vivants. J’essaie de capter leur désir ludique et musical, d’évoluer vers leur envie légitime d’être au contact de la modernité incontournable de nos jours. Ils ont des envies et des désirs de mélanger leurs musicalités avec d’autres musiques. Mon approche comporte deux sentiments : pour le percussionniste que je suis, la musique des gnaoua est évidemment une musique entraînante,rythmique, chaloupée et puissante qu’on retrouve d’ailleurs au nord du Brésil. Une sorte de pulsation latérale. Et puis il y a ma vision de compositeur où j’ai plus de recule. Je ne pense pas qu’on puisse à tout prix mélanger , superposer les choses. Surtout qu’on est là face à une musique rituelle qui se suffit à elle – même et qui a sa force et ses raisons. Ce n’est pas une musique pour la musique, ce n’est pas une musique pour le plaisir, ce n’est pas une musique pour le jardin. C’est une musique qui a une incidence thérapeutique. On est àleur écoute. On n’essaie pas d’imposer ce qu’on connaît. C’est plus dans cette manière – là qu’on peut approcher la musique gnaoua, c'est-à-dire avec respect. »
La confrérie des gnaoua dont la principale zaouïa se trouve à Essaouira n’est pas sectaire. Et c’est cette ouverture sur l’autre qui lui a permis de s’ouvrir sur la modernité voir d’y trouver même une nouvelle raison d’être. La clientèle des gnaoua n’est plus seulement locale : à peine le festival terminé que maâlem Guiroug est déjà sollicité avec sa troupe pour se rendre à Londres pour y animer des soirées musicales.
Pour Steve Shehan qui a élu domicile au village de Ghazoua, non loin d’Essaouira ; au Maroc, on ressent les influences qui sont venues enrichir un patrimoine en permanente évolution :
« C’est pas quelque chose de figé. C’est cela que j’aime au Maroc. On en a la preuve avec ce festival. Essaouira, c’est une histoire de cœur. Cela fait vingt ans que je viens ici :j’ai la chance d’y habiter souvent et j’habite encore à Ghazoua à sept kilomètres d’Essaouira. Il y a un charme. Une fois de plus on sent l’apport des autres cultures : les portugais, la mer, le vent. Il y a une douceur de vie dans les haïks des femmes, une poésie. Vraiment, je fonds quand je vois ce qui m’attire et ce qui m’inspire. On va tous rentrer chez nous, voyager, mais avec une inspiration renouvelée, avec une envie nouvelle, une envie de revenir ici. Je vois d’autres amis qui ont été totalement envoûtés. Ça ne vous donne qu’une envie, celle d’aller plus loin , donc de revoir les gnaoua. Certains vont se mettre au hajhouj , au guenbri, c’est cela qui est intéressant : provoquer d’une part la curiosité et d’autre part aller plus loin dans la création ».
Ce métissage entre musiques de noires marocains avec la world music obéit ici au même au même processus de fascination pour la rythmique africaine, sous-jacente à d’autres mouvements musicaux que la jeunesse a connu ces trente dernières années au niveau mondial tel le Reggae, le Rock ou le Rap : toute cette culture musicale de la jeunesse a pour dénominateur commun, la présence d’une forte composante négro – africaine. Avec ce festival, le carnaval de jadis, qu’on croyait mort à jamais , ressuscite avec ses feux de joie et ses éclats de couleurs, d’une manière à la fois théâtrale et grandiose. A la confluence des racines africaines et des influences andalouses, Essaouira, s’adresse désormais au monde. Abdelkader Mana
13:39 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
31/05/2011
Le port de Tombouctou
Essaouira avait un rôle de transit entre l’Afrique et l’Europe, c’est pour cela qu’on l’a surnommé « le port de Tombouctou ». Ici les caravanes de Tombouctou prolongeaient les caravelles de la lointaine Europe. Les populations noires sont venues en deux vagues : la première vague est venue pour travailler dans la sucrerie saâdienne de l’oued ksob à la fin du 16ème siècle et au début du 17ème siècle. Ces anciens esclaves noirs se sont intégrés progressivement à la société berbère où on les appelle « ganga » du nom de leur gros tambour. Au bord de l’oued ksob, les saâdiens avaient établi un pressoir de canne à sucre qui a fonctionné régulièrement de 1578 à 1603 où travaillait essentiellement une main d’œuvre servile noire. D’après el oufrâni , le marbre apporté d’Italie était payé en sucre poids pour poids. Maintenant, l’arganier s’est substitué à la canne à sucre : on voit encore l’emplacement de la chute d’eau et les traces de frottement laissées par la roue hydraulique. Sur une grande distance, de splendides aqueducs, targa, en pisée, actuellement desséchés acheminaient l’eau depuis la source chaude d’irghan, jusqu’à la sucrerie.
Feu Wisaâd lors du repas communiel des Ganga de Tamanar
La deuxième vague est celle des gnaoua d’Essaouira qui date de la fin du 18ème siècle. Dans leur chant boulila (le maître de la nuit), on retrouve encore le souvenir de bilad soudan (le pays des noirs et sa traite négrière. Ces noirs ont été employés à l’édification du port comme en témoigne Georges Höst en 1764 : « Sidi Mohamed Ben Abdellah s’employa à construire une nouvelle ville à Souira ou Mogador et envoya cent livres de fer et quelques nègres. Ce qui marqua le début de cet endroit curieux. » Le sultan pensait ainsi disposer d’un port bien défendu et accessible toute l’année à ses navires. Alors que les ports du nord étaient pratiquement inabordables en dehors de la saison de pluie à cause de leur ensablement. Le sultan fonda un chantier naval en même temps que le port. Et en 1768, sa flotte était composée de 12 bateaux de tailles différentes armés de deux cent quarante et un canons.
Tambour de feu, cette voix/voie des dieux africains
Vers la fin de la période des moissons, avant de célébrer leur fête annuelle, ou maârouf, les ganga font une longue tournée aumônière dans tout le pays Haha et bien au-delà. Les rassemblements diurnes et saisonniers de ces ganga ont un but avant tout thérapeutique : on cherche à provoquer la guérison par des séances musicales, en se servant exclusivement des tambours et des crotales. Lors de leur fête annuelle, ces adeptes de « Lalla Mimouna » sacrifient un bouc noir. Ce qui donne lieu à un repas communiel à base d’huile d’argan, d’amendes et de miel. C’est par leur tambour, cette voix des dieux africains, que les Berbères identifient ces « ganga », terme qui signifie justement « gros tambour ». Ce métissage de la berbérité et de la négritude est illustré magistralement par leur danse collective qui tient à la fois de l’ahwach berbère et du tempo africain.
C’est en s’inspirant du culte de possession des gnaoua et de la magie de leurs couleurs que le peintre Tabal a pu développer un art singulier : une peinture inspirée de la spiritualité et de la rythmique de l’Afrique profonde. Une ethno- peinture où les couleurs sont associées aux esprits des éléments de la nature et àleurs principes vitaux : le feu, le vent, l’eau, mais aussi le lait,le sang, le soleil, la lune, l’hiver, l’été, la nuit, le jour, le monde des vivants et celui des morts.
Issu des gangas berbères par son père, le peintre Tabal fut dans sa jeunesse initié au culte des gnaoua citadins. L’imaginaire ganga fils du soleil et des saisons, s’associe chez lui à celui des gnaoua fils de la lune et de la nuit. Il porte en lui, le pouvoir de l’androgyne qui crée l’harmonie entre les devises musicales et les couleurs de l’arc en ciel. Sa fécondité créatrice lui vient de cette unité intérieure. « Tes tableaux font peur ! » lui dit un jour un ami. Il voulait signifier par là qu’ils lui paraissaient mystérieux. Son père lui avait laissé sa bête de somme en lui disant : « Prends – la pour travailler. Et si tu n’accepte pas de faire ce métier, vends-la ». Tabal a beaucoup réfléchi. Il n’a pas vendu l’âne. Il s’en est servi pour travailler. Il allait dans les hameaux des environs en suivant les traces de son père qui avait coutume de dire : « Si tu suis ton chemin, il finira toujours par te mener quelque part ».
A la mort du père, Tabal prit son petit âne et son grand tambour et s’en alla cheminer par les mêmes sentiers et les mêmes collines : les arbres et les pierres le reconnurent, les enfants aussi. Entre deux tournées, de retour chez lui, il prit un jour une planche et commença à peindre le visage de son père pour en conserver la mémoire. Dans son esprit, la peinture ressuscite les morts. Les fleurs violacées et lumineuses qui ont frappé son regard au bord de la rivière l’inspirent quand il se met à peindre. Quand il est possédé par les génies de la peinture et par leur enthousiasme, ses tableaux deviennent comme une rivière en crue qui l’inspire et le stimule. Quand du haut de la montagne , il assiste à son débordement et qu’il voit tout ce qu’elle charrie : les arbres déracinés, les cadavres d’animaux, l’agneau les pattes en l’air, la tête du chameau disparaissant sous les eaux ; il éprouve alors le besoin de retenir tout cela en le fixant sur la toile.
Tabal est un peintre de la mémoire, la sienne propre et celle de la diaspora noire. Ses tableaux sont autre chose que de simples tableaux. Car, ils sont habités par les esprits possesseurs : ceux de ces ancêtres, ceux de l’esclavage. La danse rituelle des anciens africains anime sa peinture. S’il exprime par sa peinture une imagerie africaine traditionnelle, avec ses crocodiles, ses singes, ses autruches et ses masques rituels . Cela est dû non pas à une volonté consciente mais à son identité de noir. L’Afrique en tant qu’horizon de sentiments et d’art parle en lui. Il est comme un médium possédé par la culture de ses ancêtres déportés. Les esprits qui l’habitent sont ceux des anciens rois d’Afrique et des puissances fauves de la savane. Pour comprendre les rapports qu’il entretien avec la transe et les couleurs, il faut se souvenir que pour les gnaoua, les couleurs ne sont pas seulement cet enchantement de lumière dont se pare la nature pour nous éblouir , nous séduire. Mais qu’ils sont d’abord les couleurs des génies invoqués au cours des nuits rituelles. Elles sont en correspondance symbolique avec les encens et les devises musicales des esprits surnaturels par qui leurs adeptes en état de transe sont possédés.
Avec le rythme du tambour, cette voix des dieux africains et la plainte sourde du guenbri, Tabal reçoit la bénédiction de ses ancêtres et la visite de leurs esprits. Le rythme du tambour s’harmonise merveilleusement avec ses sculptures : « Je sculpte comme je frappe le tambour » dit-il. Tabal a peint l’endurance et la fatigue des chemins de traverse, l’amusement des enfants aux hameaux éloignés, les fêtes foraines, les épines qui lui ont écorché les pieds, la forêt verte et ocre au pays de l’arganier. Cet arbre aux racines profondes , au tronc tourmenté et à l’écorce en peau de serpent, qui pouvait vivre jusqu’à deux cent cinquante ans et qui serait le dernier survivant de la famille des sapotacées, répondu au Maroc à l’ère tertiaire ; ce qui en fait un véritable arbre fossile.
L’errance est parfois difficile et dangereuse. Le samedi, Tabal travaillait dans les environs de had dra pour se rapprocher du souk qui a lieu le lendemain. Il allait aussi à Sidi Ali Maâchou dont les descendants guérissent la rage. Les chorfa du marabout l’accueillirent bien. Ils lui donnèrent à boire et à manger. Il dormait à la belle étoile à côté du sanctuaire. Cependant, une nuit qu’il a dormi à l’intérieur du marabout, il rêva qu’il était en train de peindre des jardins. Par ce rêve, il comprit alors que de la peinture lui viendra beaucoup de bien : « Le pinceau, dit-il, je le tiens d’une main ferme, tandis que ma tête s’envole ! »
La femme de Tabal
Qui dit rituel, dit théâtralisation, mise en scène. C’est à la talaâ(celle qui fait « monter » les esprits), ou voyante médiumnique qu’on fait appel quand quelqu’un est possédé par les djinns. Elle utilise les cauris et les cauquillages pour la divination comme l’a pu constater Edmond Doutté au tout début du 20ème siècle : « J’ai retrouvé, aux environs de Mogador, les devineresses qui prédisent l’avenir avec des coquillages et que Diégo de Torres, observait déjà en 1550. Ce sont des femmes négro-berbères qui prétendent faire parler les térébratules fossiles. »
Tabal chez Zaïda Guinéa, voyante médiumnique décédée depuis lors
Grâce à leur autel des mlouk, leur plateau de cauris du Nil du Soudan ; les voyante médiumniques déterminent ainsi la nature et l’origine de l’esprit possesseur. Le remède consiste soit en pèlerinage à Sidi Chamharouch, le sultan des djinns en haut Atlas, ou la grotte – figuier d’Aïcha kandicha au mont zerhoun, surtout au mouloud, soit l’organisation d’une nuit rituel. Dans les deux, il faut toujours un sacrifice. Au moment de la consultation, la voyante est un simple médium, puis qu’elle est elle-même possédée par son melk, son esprit possesseur.
Après la procession et le sacrifice commence à l’intérieur de la zaouïa, la partie préliminaire qu’on appelle Kouyou. Du guenbri, le maâlem , se sert à la fois comme instrument à corde et comme instrument à percussion : tirant sur la corde tout en frappant la peau. La partie ludique des Kouyou se déroule en deux temps : les Oulad Bombara d’abord : au cours de cette phase, on évoque essentiellement la condition d’esclave et on se livre au jeu énigmatique dénommé « la quête du chamelier ». Vient ensuite la Nekcha , la danse rythmée par la plante des pieds, à la manière des claquettes américaines, accompagnée du guenbri où l’on rythme uniquement des mains. Magie de l’Afrique et de ses rythmes !
Feu Mahmoud Akherraz, le sacrificateur des Gnaoua
On commence par la parodie, le jeu et le rire pour se préparer au tragique de la transe de possession. Vers minuit, après la longue pose qui suit la phase ludique des Kouyou, on en vient enfin au sérieux de la transe. Les encens et les couleurs, chacun au nombre de sept, sont en correspondance symbolique avec les sept cohortes des génies possesseurs qui provoquent les transes rituelles. Ce panthéon des gnaoua est composé de saints de l’Islam maghrébin et des génies de l’Afrique Noire ou mlouk. On passe d’une mehella, bataillon de génies à une autre : la mehella des bleus succède à celle des blancs, la mehella des verts suit celle des rouges : les bataillons de génies succèdent aux bataillons de génies .La lila est un voyage où on refait un monde qui a été édifié en un instant où le temps n’existait pas.Les gnaoua travaillent sur les sept couleurs : quand les gens tombent malades , c’est qu’il y en a une qui ne va pas. Le rituel est finalement une mise en ordre spirituel des énergies cosmiques perturbées. A l’horizon, l’aube se met à poindre. La transe et les génies qui la provoquent se dissipent avec la lumière du nouveau jour qui point. Abdelkader Mana
23:18 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : musique | | del.icio.us | | Digg | Facebook