03/06/2011
Naissance d’un festival
Gnaoua et musiques du Monde
Essaouira, juin 1998, un festival musical vient de naître ; celui d’un genre nouveau : le pop -gnaoua. Une fusion entre les pulsations et les rythmes gnaouis avec ceux de la world music. Les gens se rencontrent, les musiques fusionnent. C’est la mémoire collective au travers la musique ! La ville retrouve ainsi la vocation internationale qu’elle avait jadis en tant qu’aboutissement des caravanes de Tombouctou et des caravelles de la lointaine Europe. Mouillage de Mogador où les eaux douces de l’oued ksob ont toujours attiré les navigateurs. Lieu d’ouverture, de tolérance aussi où les trois religions monothéistes ont toujours cohabité comme le soulignait déjà le peintre Adrien Matham qui visita ces rivages en compagnie d’un navire hollandais en 1641 : « Les Maures de la kasbah, écrivait-il, ont accueilli amicalement nos gens et nous ont envoyé leur interprète, en échange duquel, suivant leur coutume, un des nôtres devait rester à terre comme otage. Le juif susdit nous fournit aussi du pain frais, des olives, des amandes, des raisins et des gâteaux au goût succulent… Il est aussi à remarquer que nous avons ici trois dimanches à célébrer chaque semaine, à savoir, celui des Maures : le vendredi, celui des juifs : le samedi, et le nôtre : le dimanche. »
Le fait qu’Essaouira avait été jadis un port de transit, où avec les marchandises les musiques sont venues d’ailleurs fait d’elle une ville – carrefour avec comme principal apport la musique des gnaoua comme le souligne l’historien Jean Louis Miège, spécialistes des relations entre le Maroc et l’Europe au 18ème et 19ème siècle :
« Le fait qu’Essaouira, depuis quasiment deux siècles est restée en étroit contact avec Tombouctou, telle est la genèse de la confrérie des gnaoua et de son rituel.Et pour employer un terme savant ; s’il y a polygenèse, c'est-à-dire, naissance à plusieurs endroits de formes voisines et un peu différentes – voisines pour des raisons compréhensibles – ou s’il y a monogenèse, c'est-à-dire de formation in situ, sur place, d’une originalité et moi, je crois profondément à l’originalité des gnaoua d’Essaouira. »
Parmi les personnalité de marque au colloque de musicologie de ce festival figure Mme Viviana Pacques qui a longuement vécu et étudié les Gnaoua à Tamsloht et qui est l’auteur de deux ouvrages de référence sur la question- « l’arbre cosmique » et « la religion des esclave »- nous déclare à ce propos :
« Il y a deux fêtes indispensables pour les gnaoua : ce sont les fêtes de Chaâban et celles du Mouloud. Au mois de Chaâban cela se passe dans la maison de la moqadma qui refait ses autels, sa mida et sa nourriture. Et au Mouloud, le moussem se passe à Tamsloht. Rien ne s’exprime par le langage ou presque rien. Les chants ont peu d’importance. Tout est expliqué par une sorte de métalangage qui est fait des objets rituels qui apparaissent ou reviennent à un certain moment précis. Tout est un code : les pas de danse, la cadence de la musique, l’ordre du déroulement de la lila. Tout est codé. Tout est significatif, dans les moindres détails ».
Au trois religions monothéistes s’est ajouté l’animisme africain venu d’Afrique subsaharienne dont sont issus les deux principales familles de la confrérie des gnaoua d’Essaouira : Les Gbani de Bamako et les Guinéa de Tombouctou et de Dakar au Sénégal comme nous l’explique maâlem Mahmoud Guinéa :
« Mon grand père du côté maternel est originaire de Dakar et celui du côté paternel de Tombouctou. Ce sont ces guinéa avec la famille gbani qui ont amené le rituel des Gnaoua à Essaouira. En tant que maâlem gnaoui, nous sommes leurs hériters . Parmi les anciens d’Essaouira, il y a maâlem Blal et maâlem Ahmed : maâlem Boubker, mon père est venu par la suite. C’est lui mon initiateur. Je l’ai accompagné aux lila durant une quinzaine d’années en jouant des crotales. A l’époque les servantes noires affiliées aux gnaoua vivaient à la campagne. Elles étaient aussi originaires du soudan. La rythmique noire, nous l’avons dans le sang. J’ai commencé à m’exercer sur un petit guenbri dés l’âge de dix huit ans. On utilisait des boites de conserve en guise de crotales et le soufflet en guise de guenbri ! Au bout de vingt ans de compagnonnage avec mon père, j’ai été reconnu comme maâlem par mes paires autour d’une gasaâ ou plat communiel. Les maître gnaoui dont j’avais obtenu à l’époque la reconnaissance sont tous morts . Cela se passait à la zaouia vers la fin des années soixante. »
C'est-à-dire en pleine période du mouvement hippie à Essaouira : une période charnière où la vieille génération des gnaoua disparaissait, laissant place à une nouvelle plus ouverte sur les cultures et les musiques du monde. Mahmoud Guiné et Abderrahmane Paka, étaient représentatifs de cette nouvelle génération d’ouverture sur l’autre et d’intégration à la modernité musicale représentée par le Jazz d’Amérique et surtout par un immense guitariste tel Jimmy Hendrix dont un mythe significatif et persistant dit qu’il aurait séjourné en plein mouvement hippie dans le village de Diabet au sud d’Essaouira. A l’époque maâlem Qirouj , qui sera connu plus tard sous le nom de Paka,vedette du groupe folk de nass el ghiwan , sera le premier à sortir l’autel des mlouk en dehors de l’enceinte sacrée de la zaouia des gnaoua pour une villa du front de mer que louait alors le living theater durant son séjour soixante-huitard à Essaouira . De cet évènement inaugural de la modernité gnaoui, aujourd’hui, Paka se souvient encore : « Les anciens nous interdisaient de faire venir les européens à la zaouia des gnaoua ni à les faire participer aux thérapies domiciliaires. En 1968-1969, en arrivant avec le mouvement hippie, le living theater avec à sa tête Julien Beck et Judith Milena, m’a proposé d’organiser une lila avec sacrifice dans la villa du bord de mer. Pourquoi pas ? Leur dis-je, surtout avec des musiciens et des artistes comme eux. C’était la première fois qu’on organisait une lila dans un espace profane. »
Georges Lapassade est le premier à découvrir en 1967, les Gnaoua d'Essaouira dés la période hippie en campagnie du living theater. Il valorisa leur rituel et leur musique en reconnaissant sa parenté avec le Jazz. On le voit ici en campagnie de maâlem hayat : photo prise en 1978, il est pour ainsi dire le père spirituel de ce festival et du colloque demusicologie qui l'accompagne
Lorsque le living theater quitte Essaouira en septembre 1969, Abderrahman Qirrouj, marqueteur d’Essaouira et maâlem gnaoui est devenu Paka , joueur de gunbri dans le célèbre mouvement folk marocain. Sa carrière folk commence par son entrée au groupe de Jil Jilala, avant d’être consacrée par son entrée dans le groupe de nass el ghiwan . Il avait déjà participé à des veillées musicales avec Jimmy Hendrix autres Jazz – man de passage par la plage de borj el baroud. Paka qui les a écouté adoptera désormais une tignasse et une tenue hippie à chaque fois qu’il montera sur scène en compagnie de nass el ghiwan. Il a pu ainsi découvrir, la possibilité et en même temps, la nécessité caractéristique du Jazz d’improviser et de moduler sur la base d’une trame traditionnelle. Le Jazz, c’est essentiellement, cette libération qui se réalise à partir d’une tradition. En se libérant, le musicien traditionnel devient créateur. Il suffit d’écouter Paka interpréter un thème gnaoui pour comprendre cette alchimie musicale où le guenbri accompagne tantôt des quatrains du Majdoub , tantôt le chant sacré.
Le succès fulgurant de ce festival auprès de la jeunesse, tient à la fusion qu’il opère entre les groupes des gnaoua du Maroc, et les musiques afro-américaines : c’est la musique des gnaoua a les mêmes racines que le Jazz ou le Reggae avec lesquels elle fusionne à merveille ! Et c’est ce que nous explique Mahmoud Guinéa qui participe à ce festival : « La musique gnaoua et celle du Jazz ont la même origine africaine. C’est pourquoi, ces deux musiques fusionnent sans problème. Nous avons joué avec plusieurs groupes étrangers : celui de Carlos Santana à Casablanca, celui de Peter Grossman et de hamid Dreik en Allemagne. J’ai joué avec beaucoup de musiciens à l’étranger. J’ai joué avec un batteur du tabla indien. Un espagnol qui a vécu quinze ans en Indonésie. C’est là qu’il avait appris le tabla auprès d’un maître. Il est venu à Essaouira et nous avons produit une cassette ensemBle. J’ai joué aussi avec la cithare indienne au sein du groupe folk des « mchaheb » (rayons de soleil) ».
Sur une même scène , le guenbri et les crotales traditionnelles d’une part, la guitare, le synthé, la flûte et la voix humaine expérimentée comme instrument de musique d’autre part. Si ce mariage entre musique rituelle et pop – music semble réussir , c’est bien parce que les deux genres musicaux puisent à la même source rythmique. Celle de la diaspora noire. Comme les gnaoua, la pop – music a aussi des origines noires : le Jazz , cette musique de déportation noire en Amérique. Les gnaoua et la pop – music fonctionnent sur le même registre, les mêmes pulsations musicales, le même art de l’improvisation ; celui de l’homme noir. C’est là, me semble – t- il, la raison profonde de cette parfaite harmonie entre le négro – spirituel gnaoua et la pop – music.
Cette fusion musicale entre les gnaoua et les musiques du monde fut magistralement illustrée quand la chanteuse irano – américaine, Susan Dayhim est montée sur scène, en utilisant sa voix comme instrument de musique : « Je fais beaucoup de choses avec ma voix, nous déclare-t-elle. C’est moi qui travaille avec les gnaoua, pas eux qui jouent avec moi : eux ils font la musique et moi je cherche comment je peux ajouter quelque chose avec ma voix. Tout le monde est engagé quand la musique prend. Il n’y a ni maître ni esclaves. Il y a cette harmonie cosmique : cette connexion est le vrai sens de la musique. Là haut où tout s’arrête, le temps, l’espace et on entre dans l’abandon de la transe. J’ai écouté ce qui se passait sur scène. J’ai essayé de penser mélodiquement à des choses différentes. A comment ma voix peut se mélanger mélodiquement, rythmiquement avec les gnaoua. »
Richard Horowitz, l’un des principaux animateurs de cette première édition a pu pour sa part, expérimenter la fusion de la flûte oblique avec le guenbri des gnaoua : « J’avais fais le stop classique en 1969 jusqu’à Marrakech et à ce moment là que je me suis rendu compte que toutes mes idées sur la musique étaient encore limitées jusqu’à ce que j’écoute la musique d’ici qui m’adonné encore un éclat monumental pour comprendre pourquoi c’était la musique ? En ce qui concerne le Ney et la musique des gnaoua cela remonte à quand j’ai commencé à jouer du Ney : j’ai joué un peu avec les gnaoua mais pas tellement en fusionnant le Ney avec leur musique par respect. Et ce n’est que longtemps après que je me suis rendu compte qu’en allant plus loin vers le sud, on rencontre dans d’autres traditions griots des flûtes obliques, des Ney,qui sont jouées avec le guenbri. Et c’est ce qui m’a permis d’aller plus loin là dedans ».
Pour le compositeur et percussionniste Steve Sehan, la musique des gnaoua ne peut admettre de fusion avec d’autres musiques que dans une approche qui prenne en considération son caractère de musique rituelle à finalité thérapeutique : « Je me suis rendu compte que coexistent ici tellement de musicalités, de savoirs et finalement d’inspirations différentes qu’à un moment, j’ai décidé de m’immerger un peu dans ces coutumes et ses sonorités. Et donc de provoquer et en même temps de subir d’une façon positive des rencontres avec des artistes connus ou moins connus, simples ou plus fastueux. De ce fait, j’ai la chance de rencontrer par exemple un maâlem gnaoui de Marrakech qui s’appelle Brahim EL berkani , qui fabrique en plus des instruments et de le suivre depuis une douzaine d’années. Je travail régulièrement avec lui. Je l’enregistre. J’aime beaucoup la musique gnaoua au travers la poésie et la mémoire collective qu’elle implique. Je n’aborde pas les gens comme des musées vivants. J’essaie de capter leur désir ludique et musical, d’évoluer vers leur envie légitime d’être au contact de la modernité incontournable de nos jours. Ils ont des envies et des désirs de mélanger leurs musicalités avec d’autres musiques. Mon approche comporte deux sentiments : pour le percussionniste que je suis, la musique des gnaoua est évidemment une musique entraînante,rythmique, chaloupée et puissante qu’on retrouve d’ailleurs au nord du Brésil. Une sorte de pulsation latérale. Et puis il y a ma vision de compositeur où j’ai plus de recule. Je ne pense pas qu’on puisse à tout prix mélanger , superposer les choses. Surtout qu’on est là face à une musique rituelle qui se suffit à elle – même et qui a sa force et ses raisons. Ce n’est pas une musique pour la musique, ce n’est pas une musique pour le plaisir, ce n’est pas une musique pour le jardin. C’est une musique qui a une incidence thérapeutique. On est àleur écoute. On n’essaie pas d’imposer ce qu’on connaît. C’est plus dans cette manière – là qu’on peut approcher la musique gnaoua, c'est-à-dire avec respect. »
La confrérie des gnaoua dont la principale zaouïa se trouve à Essaouira n’est pas sectaire. Et c’est cette ouverture sur l’autre qui lui a permis de s’ouvrir sur la modernité voir d’y trouver même une nouvelle raison d’être. La clientèle des gnaoua n’est plus seulement locale : à peine le festival terminé que maâlem Guiroug est déjà sollicité avec sa troupe pour se rendre à Londres pour y animer des soirées musicales.
Pour Steve Shehan qui a élu domicile au village de Ghazoua, non loin d’Essaouira ; au Maroc, on ressent les influences qui sont venues enrichir un patrimoine en permanente évolution :
« C’est pas quelque chose de figé. C’est cela que j’aime au Maroc. On en a la preuve avec ce festival. Essaouira, c’est une histoire de cœur. Cela fait vingt ans que je viens ici :j’ai la chance d’y habiter souvent et j’habite encore à Ghazoua à sept kilomètres d’Essaouira. Il y a un charme. Une fois de plus on sent l’apport des autres cultures : les portugais, la mer, le vent. Il y a une douceur de vie dans les haïks des femmes, une poésie. Vraiment, je fonds quand je vois ce qui m’attire et ce qui m’inspire. On va tous rentrer chez nous, voyager, mais avec une inspiration renouvelée, avec une envie nouvelle, une envie de revenir ici. Je vois d’autres amis qui ont été totalement envoûtés. Ça ne vous donne qu’une envie, celle d’aller plus loin , donc de revoir les gnaoua. Certains vont se mettre au hajhouj , au guenbri, c’est cela qui est intéressant : provoquer d’une part la curiosité et d’autre part aller plus loin dans la création ».
Ce métissage entre musiques de noires marocains avec la world music obéit ici au même au même processus de fascination pour la rythmique africaine, sous-jacente à d’autres mouvements musicaux que la jeunesse a connu ces trente dernières années au niveau mondial tel le Reggae, le Rock ou le Rap : toute cette culture musicale de la jeunesse a pour dénominateur commun, la présence d’une forte composante négro – africaine. Avec ce festival, le carnaval de jadis, qu’on croyait mort à jamais , ressuscite avec ses feux de joie et ses éclats de couleurs, d’une manière à la fois théâtrale et grandiose. A la confluence des racines africaines et des influences andalouses, Essaouira, s’adresse désormais au monde. Abdelkader Mana
13:39 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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