31/05/2011
Le port de Tombouctou
Essaouira avait un rôle de transit entre l’Afrique et l’Europe, c’est pour cela qu’on l’a surnommé « le port de Tombouctou ». Ici les caravanes de Tombouctou prolongeaient les caravelles de la lointaine Europe. Les populations noires sont venues en deux vagues : la première vague est venue pour travailler dans la sucrerie saâdienne de l’oued ksob à la fin du 16ème siècle et au début du 17ème siècle. Ces anciens esclaves noirs se sont intégrés progressivement à la société berbère où on les appelle « ganga » du nom de leur gros tambour. Au bord de l’oued ksob, les saâdiens avaient établi un pressoir de canne à sucre qui a fonctionné régulièrement de 1578 à 1603 où travaillait essentiellement une main d’œuvre servile noire. D’après el oufrâni , le marbre apporté d’Italie était payé en sucre poids pour poids. Maintenant, l’arganier s’est substitué à la canne à sucre : on voit encore l’emplacement de la chute d’eau et les traces de frottement laissées par la roue hydraulique. Sur une grande distance, de splendides aqueducs, targa, en pisée, actuellement desséchés acheminaient l’eau depuis la source chaude d’irghan, jusqu’à la sucrerie.
Feu Wisaâd lors du repas communiel des Ganga de Tamanar
La deuxième vague est celle des gnaoua d’Essaouira qui date de la fin du 18ème siècle. Dans leur chant boulila (le maître de la nuit), on retrouve encore le souvenir de bilad soudan (le pays des noirs et sa traite négrière. Ces noirs ont été employés à l’édification du port comme en témoigne Georges Höst en 1764 : « Sidi Mohamed Ben Abdellah s’employa à construire une nouvelle ville à Souira ou Mogador et envoya cent livres de fer et quelques nègres. Ce qui marqua le début de cet endroit curieux. » Le sultan pensait ainsi disposer d’un port bien défendu et accessible toute l’année à ses navires. Alors que les ports du nord étaient pratiquement inabordables en dehors de la saison de pluie à cause de leur ensablement. Le sultan fonda un chantier naval en même temps que le port. Et en 1768, sa flotte était composée de 12 bateaux de tailles différentes armés de deux cent quarante et un canons.
Tambour de feu, cette voix/voie des dieux africains
Vers la fin de la période des moissons, avant de célébrer leur fête annuelle, ou maârouf, les ganga font une longue tournée aumônière dans tout le pays Haha et bien au-delà. Les rassemblements diurnes et saisonniers de ces ganga ont un but avant tout thérapeutique : on cherche à provoquer la guérison par des séances musicales, en se servant exclusivement des tambours et des crotales. Lors de leur fête annuelle, ces adeptes de « Lalla Mimouna » sacrifient un bouc noir. Ce qui donne lieu à un repas communiel à base d’huile d’argan, d’amendes et de miel. C’est par leur tambour, cette voix des dieux africains, que les Berbères identifient ces « ganga », terme qui signifie justement « gros tambour ». Ce métissage de la berbérité et de la négritude est illustré magistralement par leur danse collective qui tient à la fois de l’ahwach berbère et du tempo africain.
C’est en s’inspirant du culte de possession des gnaoua et de la magie de leurs couleurs que le peintre Tabal a pu développer un art singulier : une peinture inspirée de la spiritualité et de la rythmique de l’Afrique profonde. Une ethno- peinture où les couleurs sont associées aux esprits des éléments de la nature et àleurs principes vitaux : le feu, le vent, l’eau, mais aussi le lait,le sang, le soleil, la lune, l’hiver, l’été, la nuit, le jour, le monde des vivants et celui des morts.
Issu des gangas berbères par son père, le peintre Tabal fut dans sa jeunesse initié au culte des gnaoua citadins. L’imaginaire ganga fils du soleil et des saisons, s’associe chez lui à celui des gnaoua fils de la lune et de la nuit. Il porte en lui, le pouvoir de l’androgyne qui crée l’harmonie entre les devises musicales et les couleurs de l’arc en ciel. Sa fécondité créatrice lui vient de cette unité intérieure. « Tes tableaux font peur ! » lui dit un jour un ami. Il voulait signifier par là qu’ils lui paraissaient mystérieux. Son père lui avait laissé sa bête de somme en lui disant : « Prends – la pour travailler. Et si tu n’accepte pas de faire ce métier, vends-la ». Tabal a beaucoup réfléchi. Il n’a pas vendu l’âne. Il s’en est servi pour travailler. Il allait dans les hameaux des environs en suivant les traces de son père qui avait coutume de dire : « Si tu suis ton chemin, il finira toujours par te mener quelque part ».
A la mort du père, Tabal prit son petit âne et son grand tambour et s’en alla cheminer par les mêmes sentiers et les mêmes collines : les arbres et les pierres le reconnurent, les enfants aussi. Entre deux tournées, de retour chez lui, il prit un jour une planche et commença à peindre le visage de son père pour en conserver la mémoire. Dans son esprit, la peinture ressuscite les morts. Les fleurs violacées et lumineuses qui ont frappé son regard au bord de la rivière l’inspirent quand il se met à peindre. Quand il est possédé par les génies de la peinture et par leur enthousiasme, ses tableaux deviennent comme une rivière en crue qui l’inspire et le stimule. Quand du haut de la montagne , il assiste à son débordement et qu’il voit tout ce qu’elle charrie : les arbres déracinés, les cadavres d’animaux, l’agneau les pattes en l’air, la tête du chameau disparaissant sous les eaux ; il éprouve alors le besoin de retenir tout cela en le fixant sur la toile.
Tabal est un peintre de la mémoire, la sienne propre et celle de la diaspora noire. Ses tableaux sont autre chose que de simples tableaux. Car, ils sont habités par les esprits possesseurs : ceux de ces ancêtres, ceux de l’esclavage. La danse rituelle des anciens africains anime sa peinture. S’il exprime par sa peinture une imagerie africaine traditionnelle, avec ses crocodiles, ses singes, ses autruches et ses masques rituels . Cela est dû non pas à une volonté consciente mais à son identité de noir. L’Afrique en tant qu’horizon de sentiments et d’art parle en lui. Il est comme un médium possédé par la culture de ses ancêtres déportés. Les esprits qui l’habitent sont ceux des anciens rois d’Afrique et des puissances fauves de la savane. Pour comprendre les rapports qu’il entretien avec la transe et les couleurs, il faut se souvenir que pour les gnaoua, les couleurs ne sont pas seulement cet enchantement de lumière dont se pare la nature pour nous éblouir , nous séduire. Mais qu’ils sont d’abord les couleurs des génies invoqués au cours des nuits rituelles. Elles sont en correspondance symbolique avec les encens et les devises musicales des esprits surnaturels par qui leurs adeptes en état de transe sont possédés.
Avec le rythme du tambour, cette voix des dieux africains et la plainte sourde du guenbri, Tabal reçoit la bénédiction de ses ancêtres et la visite de leurs esprits. Le rythme du tambour s’harmonise merveilleusement avec ses sculptures : « Je sculpte comme je frappe le tambour » dit-il. Tabal a peint l’endurance et la fatigue des chemins de traverse, l’amusement des enfants aux hameaux éloignés, les fêtes foraines, les épines qui lui ont écorché les pieds, la forêt verte et ocre au pays de l’arganier. Cet arbre aux racines profondes , au tronc tourmenté et à l’écorce en peau de serpent, qui pouvait vivre jusqu’à deux cent cinquante ans et qui serait le dernier survivant de la famille des sapotacées, répondu au Maroc à l’ère tertiaire ; ce qui en fait un véritable arbre fossile.
L’errance est parfois difficile et dangereuse. Le samedi, Tabal travaillait dans les environs de had dra pour se rapprocher du souk qui a lieu le lendemain. Il allait aussi à Sidi Ali Maâchou dont les descendants guérissent la rage. Les chorfa du marabout l’accueillirent bien. Ils lui donnèrent à boire et à manger. Il dormait à la belle étoile à côté du sanctuaire. Cependant, une nuit qu’il a dormi à l’intérieur du marabout, il rêva qu’il était en train de peindre des jardins. Par ce rêve, il comprit alors que de la peinture lui viendra beaucoup de bien : « Le pinceau, dit-il, je le tiens d’une main ferme, tandis que ma tête s’envole ! »
La femme de Tabal
Qui dit rituel, dit théâtralisation, mise en scène. C’est à la talaâ(celle qui fait « monter » les esprits), ou voyante médiumnique qu’on fait appel quand quelqu’un est possédé par les djinns. Elle utilise les cauris et les cauquillages pour la divination comme l’a pu constater Edmond Doutté au tout début du 20ème siècle : « J’ai retrouvé, aux environs de Mogador, les devineresses qui prédisent l’avenir avec des coquillages et que Diégo de Torres, observait déjà en 1550. Ce sont des femmes négro-berbères qui prétendent faire parler les térébratules fossiles. »
Tabal chez Zaïda Guinéa, voyante médiumnique décédée depuis lors
Grâce à leur autel des mlouk, leur plateau de cauris du Nil du Soudan ; les voyante médiumniques déterminent ainsi la nature et l’origine de l’esprit possesseur. Le remède consiste soit en pèlerinage à Sidi Chamharouch, le sultan des djinns en haut Atlas, ou la grotte – figuier d’Aïcha kandicha au mont zerhoun, surtout au mouloud, soit l’organisation d’une nuit rituel. Dans les deux, il faut toujours un sacrifice. Au moment de la consultation, la voyante est un simple médium, puis qu’elle est elle-même possédée par son melk, son esprit possesseur.
Après la procession et le sacrifice commence à l’intérieur de la zaouïa, la partie préliminaire qu’on appelle Kouyou. Du guenbri, le maâlem , se sert à la fois comme instrument à corde et comme instrument à percussion : tirant sur la corde tout en frappant la peau. La partie ludique des Kouyou se déroule en deux temps : les Oulad Bombara d’abord : au cours de cette phase, on évoque essentiellement la condition d’esclave et on se livre au jeu énigmatique dénommé « la quête du chamelier ». Vient ensuite la Nekcha , la danse rythmée par la plante des pieds, à la manière des claquettes américaines, accompagnée du guenbri où l’on rythme uniquement des mains. Magie de l’Afrique et de ses rythmes !
Feu Mahmoud Akherraz, le sacrificateur des Gnaoua
On commence par la parodie, le jeu et le rire pour se préparer au tragique de la transe de possession. Vers minuit, après la longue pose qui suit la phase ludique des Kouyou, on en vient enfin au sérieux de la transe. Les encens et les couleurs, chacun au nombre de sept, sont en correspondance symbolique avec les sept cohortes des génies possesseurs qui provoquent les transes rituelles. Ce panthéon des gnaoua est composé de saints de l’Islam maghrébin et des génies de l’Afrique Noire ou mlouk. On passe d’une mehella, bataillon de génies à une autre : la mehella des bleus succède à celle des blancs, la mehella des verts suit celle des rouges : les bataillons de génies succèdent aux bataillons de génies .La lila est un voyage où on refait un monde qui a été édifié en un instant où le temps n’existait pas.Les gnaoua travaillent sur les sept couleurs : quand les gens tombent malades , c’est qu’il y en a une qui ne va pas. Le rituel est finalement une mise en ordre spirituel des énergies cosmiques perturbées. A l’horizon, l’aube se met à poindre. La transe et les génies qui la provoquent se dissipent avec la lumière du nouveau jour qui point. Abdelkader Mana
23:18 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : musique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Il suffit de parcourir les blogs et c'est très intéressant.
Écrit par : plotki | 01/06/2011
Je vous félicite pour votre éditorial. c'est un vrai exercice d'écriture. Développez .
Écrit par : invité | 12/08/2014
Je vous complimente pour votre recherche. c'est un vrai état d'écriture. Poursuivez .
Écrit par : invité | 12/08/2014
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