02/06/2011
Le bélier d'or
Femmes voilées et dévoilées
Jacky Belhaj
Quand j’étais gamin, mon père était amine des babouchiers de la médina de Rabat. Dans mes tableaux, on retrouve les couleurs des babouchiers des années soixante. C’est là bas, chez les kharrazine de la médina de Rabat que je suis né. Les couleurs des blaghis que mon père amenait à la compagne...
Il y avait les Oudaya qui étaient à côté de la mer, un lieu qui symbolisait pour moi, les lumières du printemps. J’étais bercé dans la peinture. À l’école, chaque fois qu’on étudiait le printemps, je mettais des oiseaux dans mes cahiers. Toute ma vie , j’ai dessiné. Je peignais sur les plats de poterie où on préparait les crêpes : l’farrah dial rghayf. La poterie se remet à vivre grâce aux pigments naturels de la peinture. Tout était naturel.
Vivre au bord de la mer. Jouer avec les copains. Toujours la terre et les couleurs. Même la glaise noire avec les crabes. J’étais heureux de vivre avec ça et de façonner de petites sculptures avec de la patte à modeler. Fin des années cinquante, début des années soixante : je suis né en 1945. Ce Maroc là, ne m’a plus jamais quitté. Il ne peut pas me quitter, parce que c’est le meilleur moment de ma vie. Même à Paris, cela me manque et me revient constamment. Le bruit des mouettes. On adorait. Les couchers de soleil et leur reflet sur la mer. On ramassait les anguilles, les écrevisses. Les sardines que les pêcheurs ramenaient au port, on en faisait des grillades sur trois pierres au bord du Bou Regreg. De tout cela se dégage une poésie intense et féérique. Dans la grisaille parisienne, c’est tout ce monde féerique qui tournoyait dans ma tête et se transformait en ces créations fantastiques.
Et puis je me rappelais les années de ma mère. Une femme fêtarde qui recevait souvent. Et quand ces amies enlevaient leur djellaba et leur litham on découvrait des filles. J’étais gamin. Et puis, je ne peux oublier une chose extraordinaire, quand ma mère m’amenait au hammam des femmes. J’avais la tête qui tournait. Elles étaient toutes belles et toutes nues. Toutes heureuses. Le henné, le massage. Elle se faisait masser par deux femmes, et cela revient dans tous mes tableaux : les couleurs des yeux immenses , les seins généreux, la volupté du corps. J’ai découvert cela quand j’étais gamin, et ce paradis ne me quitte plus jamais. Le rêve, le sexe, la femme, la différence, la volupté, la beauté, la générosité des poitrines. Elles me prennent dans leurs bras et j’ai envie de téter leurs seins, de retomber dans la chaleur utérine, de redevenir bébé.
Dans ma peinture, la coupole symbolise à la fois le sein et le saint. On adore se mettre sous l’envoutement du sein et la protection du saint. Le sein de la femme est sacré. On a envie de redevenir l’enfant qu’on était. D’où la prédominance des couleurs féminines dans mes tableaux. Nous les hommes on n’a pas de couleurs. C’est nous qui sont l’objet de la femme. C’est elles qui se jouent de nous. On est à leur merci. Je me mets à genoux devant elles. C’est elles qui nous dominent. Quand on est heureux, c’est elles qui nous rendent heureux. D’où l’argent et l’or dans mes tableaux. Les plus beaux bijoux au monde, ce sont les femmes. Tout homme se met à genoux pour offrir les plus beaux bijoux du monde, le plus beau diamant, le plus beau rubis pour honorer sa femme.
Un tableau, c’est un rêve que j’écris. C’est ma façon de m’exprimer. Pendant plus de 25 ans, je ne parlais plus. Je ne communiquais plus avec mon environnement. Et maintenant ma parole est libérée en commençant un tableau marocain, où je retrouve les souvenirs de mon enfance :
Tikchbila Tiwliwla
Ils ne m’ont pas tué
Ni ne m’ont laissé vivre
Ils m’ont juste offert une coupe...
Je n’arrive pas à faire des traits droits : mes peintures tournoient à la manière de cette comptine de tikchbila tiwliwla. Ah non ! On était gamins : haba fik chwini fik chantions nous, en jouant à cache - cache. Depuis la création d’Adam et d’Eve on joue toujours à cache - cache pour séduire nos femmes. Mais en réalité c’est elles qui se jouent de nous. On devient tout petit devant la beauté et le charme de la femme. On se déguise en chaton pour avoir droit à une petite caresse de leurs beaux yeux de sirènes de mer.
Le mauve, le vert, le rose, le jaune, le bleu de mer et de la nuit. Eloge à la femme éternelle. Je suis heureux avec mes tableaux. Une maison sans tableaux est une maison sans âme. Il y a l’équilibre de la personne. C’est ma vraie famille. La chaleur. Cette peinture me console. C’est féerique. J’y intègre des matériaux de récupération : des fils électriques, du caoutchouc, un bout de ferraille, le musicien, le luth-saxo. Des trompes l’œil. La fille danse : Tikchbila Tiwliwla.. Le bélier offert à la princesse. Les perles. Je lui offre tout l’or du monde pour un simple regard. Des tatouages en diamants. Elle n’a pas besoin de se dévoiler. C’est quelqu’un qui te possède. Quand je sors le feu qui me dévore, elle me possède, elle me possède, elle me possède, au cours d’une nuit sacrée ...
J’habitais derb Gnaoua à Rabat. Ba Mahjoub était le plus grand Gnaoui du Maroc. Les murs tremblaient quand il jouait. J’étais gamin. C’est des moments qu’on ne peut pas définir. Il y a des couleurs fantastiques. « Tutti colori »: c’est le feu, l’atifice endiablé, imaginaire. C’est ce qui permet de ressortir la force endormie depuis trente ans d’exil, de solitude et de silence. les femmes rentraient en transe, les filles se déchaînaient en écoutant les chants de la diaspora noire qu’elles ne comprenaient même pas. C’est là que j’ai découvert le Blouse, le Jazz, la Gadra Sahraouie. C’est la musique qui est jouée dans les eglises par les noirs américains dans la période où les eclaves étaient enchaînés. Le gospel. Ils se sentaient enchaînés pour aller au pardis.
Quand je suis en transe, je ne suis plus là. J’ai l’impression d’être dans un nuage. Les merveilleuses. Quand je suis dans le noir, c’est le noir féérique. Mon grand prère est parti sept fois à la mecque à dos de chameau. En commerçant. Je suis fier d’être noir.
Un voile en relief avec des yeux d’argent. Des yeux immenses avec des cils géants. C’est la beauté des yeux écarquillées. Elle te dévore avec ses yeux qui dévorent tout son visage, au point qu’il n’y a plus de visage. Il n’y a que les beaux yeux. Comme dans le fantastique. Les couleurs bleus. Je suis très tendance mode. Le mauve, c’est la tendance. Ça fait caftan mauve. L’habillement marocain. Le caftan, c’est millénaire. Tu joue avec. Je suis né là dedans. Ma mère portait le caftan brodé à la main avec des doigts de fée.
Le plus beau tableau du monde, la plus belle installation ; c’est toutes ces parures que ma mère a faite pour son trousseau de mariage. Le violé m’est resté. La broderie faite à la main. Fil de soie, fil d’or. C’est ce qu’on appelait à Rabat, Rqim. Tout un style. Le baldaquin brodé à la main. Je ne peux pas oublier que ma mère faisait ça. C’est la séduction. C’est la féminité. Les strass vert luisant, bleu luisant, argenté, doré. Comme ce que les jeunes filles mettent à leur jour de mariage : yeux argentés, yeux dorés, yeux avec des strass mauves. C’est le rêve. Quand elles nous regardent avec ces yeux, on est chaos. La femme s’arrête au regard qui tue. On peut littéralement reproduire les tableaux en tissus précieux et l’offrir à la plus belle des marocaines pour avoir juste un sourire qui nous caresse, qui rentre en nous, qui nous transforme. Elle vit : elle te suit partout du regard.
C’est la grande magie. On devient possédé. C’est un bélier en or pur. Le bélier revient toujours. Au Maroc, tout ce qui est festif s’accompagne du sacrifice du bélier. Mais mon bélier ne peut pas être sacrifié parce qu’il est en or. Si j’arrive un jour à le sacrifier, il sera fini et je ne pourrais plus le réinstaller. Il est à la fois divinité de Tanite, et dieu Baal. Je me transforme moi-même en bélier doré, parce que je veux me sacrifier pour elle. La femme en or, la femme voilée, mais toute dorée. On a peur de la toucher. C’est Cléopâtre.
Elles ont ce voile qui augment le mystère. L’esthétique de la femme dérobée. On a des femmes – serpent, avec du venin dans les yeux et on aimerait bien qu’elles nous tuent avec le regard. Mais elles nous tuent quand même, qu’on le veille ou pas ; on est à leur merci. Elle te paralyse avec le doux venin de son regard. C’est géant. Ce sont de sacrés serpents non venimeux qui circulent en moi, que je transcris sur mes tableaux : œil – poisson, avec des cils en fils électriques de récupération. Les cils sont en même temps, la queue du poisson. C’est un poisson magique qui pétille, qui vit, qui n’est pas mort ! Il est immortel.
Ça tourne et ça retourne dans tous les sens. Et les couleurs et les mouvements. Ce sont les vagues. Car quand on rêve ; on est dans les vagues.
Le hijab - talisman, le marabout pour la séduction. Serpent multicolore qui protège la femme. Poisson bleu qui sort de la tête. C’est un poisson en or. Le personnage se transforme en bélier pour essayer de séduire. Le bélier et la coupole, c’est magique.
Le tableau métallique est une sculpture : une gigantesque installation. Avec des bijoux, des strass, des perles rares. Le bleu émeraude. Des yeux persans qui te transpercent. Moummou Boukhorsa , c’est marocain, c’est mythique. C’est du métal et du bois. On peut appeler ça : « Métallique 1 ». C’est mes tripes qui sont là.
La nymphe blanche sur fond rose, avec la femme – serpent aux yeux hypnotiques. Ses cils sont en même temps les bras de la victoire qui brassent l’air. De grands mouvements autour des yeux. Un moment de bonheur. C’est plus que du fantastique : on a envie de la caresser. On la caresse des yeux, tellement elle est magique qu’on a peur de la toucher. La femme couleuvre c’est la femme mortelle, elle enlève ses lunettes, elle te regarde et te met chaos debout : c’est la déesse de la mer.
Le diable qui me possède, j’essai de lui parler calmement. De communiquer avec lui. Mais il ne veut rien savoir. Il est en moi. Il vit en moi. On est inséparable.
Triptyque onirique : multiplication des personnages, au niveau de la matière, des formes et des couleurs.. Multiplication du même personnage qui s’autogenèse sous des masques différent pour séduire la femme inaccessible.
Elle est vivante dans l’espace et dans le temps. Elle est omniprésente.
Elle est là , elle est là, elle est là . Éblouissante. Avec ses grands yeux, elle est sacrée. C’est ma divinité. J’ai beau me déguiser en sphinx, en mettant le marabout sur la tête, je lui tire chapeau : anta bayâ (à toi je présente mon allégeance). Elle est tellement forte que je reste scotché. Elle m’hypnotise. J’en rêve. Je suis à genoux. Je tombe par terre. Elle me met chaos debout.
Je me demande comment j’arrive à faire des choses aussi magiques et à les maîtriser ? Il y a une dimension surnaturelle en moi que je n’arrive pas à expliquer. Je suis en transe chaque fois que je crée. C’est celui qui me possède qui fait ça. Je crois qu’il s’appelle Jacquy. Celui qui est en moi.
Aïcha Kandicha est magique. C’est elle qui domine la situation. La plus forte au monde, c’est Aïcha Kandicha. C’est une femme-fleur. Elles sont toutes des fleurs, les femmes. La terreur se transforme en pétales de rose. Le démon se transforme en ange dont on rêve.
Jazz – Gnaoua. Le Bouderbala en transe dont les doigts sont des serpents. C’est la magie des doigts induits au henné dont la grâce rappelle la danse de la Guedra. Le Gnaoui, c’est sacré. :
Le Gnaoui yaoui – yaoui
Le Gnaoui, Bouderbala
Le Gnaoui le maître de Yabori
Protège-moi, patron du port
Face aux Oudaya et à Sala, la ville des corsaires, Sidi Yabouri est le saint patron des marins – pêcheurs.
Je m’inspire de la mode, parce que j’ai habillé beaucoup de stars à Paris. Mais aussi des couleurs et des odeurs de Marrakech : ces tanneurs et leurs couleurs magiques, le souk des épices, celui de la menthe et de l’absinthe, ses ruelles tortueuses, ses murs ocres, ses portes monumentales, le Bab Gnaoua des Almohades, le Bab Aylal, et celui des cigognes avec ses multitudes de femmes voilées et dévoilées. Marrakech la ville où les odeurs ont des couleurs. Celles des saveurs d’ épices et des plantes médicinales au pouvoir sont fantastiques. Ça m’a amené à habiller des femmes du monde en pantalon – saroual marocain. J’ai ainsi habillé Miss Paris et Miss France avec les teintes et les tissus de Marrakech. Avec la complicité de NAF – NAF on est arrivé à être élu dans le monde de la mode « l’habit de l’année 78 ». Avec l’empreinte de Jacky Belhaj, le pantalon – saroual marocain entra conquiert ainsi l’univers de la mode du prêt-à-porter en allant de Paris à New York, de Montréal à Londres et à Tokyo.
Il y a donc un rapport entre l’artiste peintre et le créateur de mode qui a transformé les produits marocains en vêtement à la mode traversant le monde avec la complicité des grands couturiers parisiens, italiens et autres.
Mystique des couleurs : vert tendre, jaune canari, rose pastel. Légèreté des couleurs, poésie des formes. Rêverie projetée dans l’espace. Voyage à travers les légendes marocaines.
Jacky Belhaj, peintre – installator. La couleur black est la meilleur au monde. Ce qui m’étonne , c’est que cette africanité refoulée depuis toujours en moi, refait surface maintenant après trente ans d’exile parisien. Ce retour au Maroc m’a boosté . Je n’arrive pas à croire à cette fantastique explosion de ma créativité, alors que j’étais frappé de mutisme. Je la doit à ce retour au Maroc et à mes racines africaines. Je suis fier d’être black. J’ai mis à l’entrée de ma maison un masque africain, que j’ai appelé « INSTALLATOR I », qui veille sur moi et me protège : deux cornes de buffle au dessus d’un cercle solaire dont les traits sont faits de cauris et de coquillages du Soudan. Je sculpte également des masques africains en bois. Le fer forgé de ma véranda représente des masques africains répétés indéfiniment : c’est une chorale de chanteurs blacks africains. Ils me protègent. Il y a aussi l’araignée – tarentule qui s’interpose entre ma maison et la vue sur mer. Et dans mon jardin , mon installation vélo en fer forgé triporteur de pots de fleurs. Et puis le lion en roches naturelles installé sur son cadre et qui veille également sur moi.
J’avais griffonné au Metro, Aïcha Kandicha l’ensorceleuse, que j’ai brodé par la suite en fils de fer. Elle m’a toujours fasciné depuis que j’étais gamin. On nous disait : « Il ne faut pas trop s’éloigner ; elle risque de surgir au bout de la rue. » Je suis subjugué par les femmes qui portent le henné, par l’invisible, visible.
Je m’amuse en peignant. C’est une fécondation. La toile est un fœtus. J’habille la toile. Tous les jours, je nourris mon bébé : ça fait référence à l’autel des Gnaoua où il s’agit aussi de « nourrir les Mlouk ».
Des yeux verts entourées de perles rose-cristallin.
Les mariées d’Imilchil sur fond de bronze. C’est une installation métallique.
Le mouvement et la musique des vagues, les poissons invisibles, les escargots de mer, les goélands se prélassant au soleil matinal au bord de l’eau. Lumière sur lumière. Les taches blanches étoilées. Tout cela est intégré d’une manière spontanée dans les œuvres. Les influences de la mer.
Propos recueillis par Abdelkader Mana
08:17 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | | del.icio.us | | Digg | Facebook
01/06/2011
La Tour du vent et du feu !
HAMZA FAKIR
La Tour du vent et du feu ![1]
« Un soir, du haut du promontoire d’Azelf, raconte Fakir, j’ai vu Essaouira illuminée, entourée de noir. Elle semblait flotter dans l’air, nager dans l’eau. Depuis lors je n’ai pas cessé de représenter sa population dans un espace plein. » Tantôt, il la représente sous la forme d’une raie, tantôt sous la forme d’une bande colorée, qui traverse l’espace vide comme une légende bruyante et colorée : des volumes flottants dans la stratosphère de la poésie juvénile.
C’est que Fakir n’a que 21 ans et sa peinture a la fraîcheur même de son âge. Son discours porte la marque des rêves qui bourgeonnent à l’équinoxe du printemps : poète, il passe la plupart de son temps au bord de la mer, non pas pour « bronzer idiot », mais pour créer à partir de l’univers marin un monde imaginaire qui éblouit nos regards par la douceur de ses couleurs et la force symbolique de ses contenus. Un contenu aux fortes connotations africaines avec ses masques rituels et ses oiseaux tropicaux.
Hamza Fakir, est incontestablement l’une des figures marquantes de l’art nègre, dans l’expression ethnologique et artistique sur les artistes d’inspiration africaine d’Essaouira, qui se tient actuellement à la galerie Frederic Damgard.
« Quand je peins, je me sens noir, comme un vrai africain. J’écoute de la musique africaine ; une musique de transe qui fait bouger. En l’écoutant, je sens que quelque chose me tient à la gorge. C’est vraiment très dur de travailler sans la compagnie de personne, mais heureusement qu’il y a cette musique africaine qui me soulage de mes souffrances. Dans ma peinture, les masques africains, les oiseaux, les poissons, sont entremêlés à la femme voilée d’Essaouira qui domine tout. Elle est toujours possédée par le grand esprit et les djinns ; en particulier par le grand esprit noir ; celui de l’Afrique, avec lequel j’essaie de nouer des liens grâce à ma peinture. Au milieu du grand tableau, j’ai imaginé ce grand esprit africain, que j’ai entouré de danseurs noirs. Des noirs qui tournent autour de lui en criant. Pour moi, ces esclaves du grand esprit, eux aussi vont chercher des femmes, pour les posséder, et pour en faire des êtres enchaînés au grand esprit.
Mes rêves sont toujours limités, à ce petit monde d’Essaouira. L’idée du tableau me vient parfois au début du sommeil. Je commence à imaginer des visages et des formes. Il y a des moments, où je sens vraiment que ma tête va éclater, alors je me réveille et j’essaie d’esquisser un premier croquis. Ça peut demander des heures de travail et de fatigue. Mas juste après, je me sens soulagé, et l’envie de dormir me revient.
Quand le matin arrive, je vais sur la plage, et j’essaie de bien développer cette idée conçue dans le rêve du demi-sommeil. Je vais dans mon coin préféré ; un abri en haut des ruines de « la tour du feu »[2]. c’est là que je développe mes esquisses, surtout quand il y a beaucoup de vent. J’ai déjà essayé mais je ne pourrais pas travailler ailleurs. Seul, ce lieu hanté par l’histoire et l’esprit du passé, m’inspire. J’y dialogue avec la mer et les pierres anciennes. Comme par le passé, de temps en temps des caravanes venues d’ailleurs, laissant des empreintes de chameaux que rapidement le ressac efface.
La « tour de feu » et la solitude m’inspirent. Delà, j’ai une superbe vue sur la plage immense ; au loin je vois des vaches et je pense à la Corne de l’Afrique, ce bout du monde. Les vaches sont toujours là, le matin, calmes sur le sable. Ce qui est bizarre avec ces vaches, c’est qu’elles viennent soit du sacré village de Diabet, soit de Ghazoua. Elles viennent de bon heure, sans berger, car elles connaissent les chemins de la forêt, qui débouchent sur la mer. En regardant les mouettes et les goélands, dont l’envol m’inspire…
Quand tu t’assois le matin au bord de la rivière, tu vois des oiseaux superbes. Surtout les faucons qui volent vers l’île. C’est surtout le ballet aérien des étourneaux sur l’île et sur la ville, qui m’inspire les formes flottantes de certains de mes tableaux. Une fumée emportée par le vent.
Pourquoi les piranhas ?
Parce que tu vois dans la rivière, surtout quand il y a du vent, de jolis poissons, qui sautent en pleine liberté. Ils sont très contents de leur milieu aquatique, limpide et calme. Je les représente sous des formes d’algues, avec des nageoires multicolores et surtout de grosses dents. Si tu les vois avec ces grosses dents, tu diras qu’ils sont méchants, mais c’est tout à fait le contraire, les grosses dents représentent leur sourire : un sourire qui n’est pas tronqué, un vrai sourire du cœur. Je vais sur la plage et j’essaie d’imaginer ce monde.
Quand je me promène seul, dans les ruelles d’Essaouira, le regard ébloui par ses petites fenêtres bleues, et ses murs blancs, je scrute surtout les visages, que j’imagine par la suite à ma façon. Je vois que derrière le voile du sourire, il y a beaucoup de problèmes. Un sourire de masque. C’est surtout cette souffrance derrière le masque que je peins par un cri. Le masque est leur vrai visage. Je représente toujours la souffrance des gens, avec des visages grimaçants. Ce n’est pas de beaux visages, car j’adore beaucoup les films d’épouvante, où les visages font peur. J’ai peints un grand masque sur fond gris.
C’est le grand esprit qui n’est pas heureux. Il domine la femme qu’il possède. Sa tête est un volcan, et c’est ma tête aussi. Il est beau, non ? Il crie jusqu’à ce que les larmes jaillissent de ses yeux, dont on voit les vaisseaux bleus qui jaillissent comme l’éclair au milieu du ciel. C’est un masque vivant. Quand les Gnaoua dansent, ils portent aussi leur masque rituel sous la forme d’écharpes multicolores. Avec cet anneau au pied, cet errant qui voyage à pied le sac sur le dos, et ce chameau, j’essaie de faire voir les caravanes qui passaient à Essaouira. Mais je ne peux pas toujours expliquer mes tableaux, sauf quand je me réveille le matin, que je mets mes mains dans ma poche, et que je marche très longtemps sur la plage. Ce jour-là, je me raconte ma peinture, pendant des heures et des heures. C’est seulement à ces moments d’extase, où la parole vous tient à cœur autant que les images, que j’arrive vraiment à m’expliquer mes propres tableaux. Mais ce sont des moments où les paroles sont adressées au soleil et au vent et non pas aux humains.
Il va falloir vous dire un dernier mot, sur mes couleurs, et la portée symbolique que je leur accorde. Dans ma peinture il y a toujours le rouge, le noir et un peu de blanc qui représente le bien, il y a toujours du noir qui représente le mal avec comme perspective la vie qui est ce rouge-sang qui coule dans nos veines. Il y a aussi des formes cellulaires : des formes très bizarres qui viennent spontanément sous mon pinceau, et qui ne sont ni des visages, ni des animaux ; qui comportent toujours un œil, pour signifier aux gens que ces formes bizarres ont une vie. Ce sont pour moi, des corps qui vivent en nous ; des cellules de la souffrance. Des oiseaux souffrent aussi…. »
Un cheval à huit pattes, un diable aux couleurs des algues, une traînée de pierres sacrées, et d’étoiles, un poisson dont la queue est formée par une main, de grosses griffes pour rappeler que la main de Fatma qui protège peut aussi faire du mal. Une roue solaire, un masque vert, un filet de pêche parce que les gens d’Essaouira vivent de ce que leur donne la mer – une djellaba avec un poignard en bandoulière qu’on voit dans les moussem, un pied décoré au henné, un haïk décoré aux motifs traditionnels, une femme portant un bébé sur le dos, un noir sans visage, une femme au regard vide, une écriture de talisman…
Les expériences personnels de Fakir, tournent dans sa tête comme dans un moulinet avant de se reproduire sur la toile, sous la forme d’un remplissage graphique, sans ombre, ni perspective reproduisant ainsi au niveau symbolique l’horreur du vide qui habite la conscience islamique, où l’agencement de l’espace en forme de labyrinthe favorise l’entassement des êtres et des choses : on préfère les espaces pleins aux espaces vides, la foule grouillante de vie à la solitude. Abdelkader MANA
[1] Article paru dans l’OPINION du vendredi 27 juillet 1990
[2] C’est ce qui est connu communément par le nom de « Borj El Baroud ». Ce fort que surplombait une batterie utilisée par le sultan pour fermer la passe Sud de la baie d’Essaouira par des tirs croisées avec une autre batterie située juste en face sur l'île, est situé près de Diabet à l'embouchure de l'oued kso. La partie supérieure est musulmane (1432), les gros blocs qui ont servis de base à la construction musulmane peuvent être les vestiges de "Migdol", la tour punique qui a dû être construite par Hannon au fond de la baie de Mogador et a fourni l'ancien nom d'Amogdoul cité par le géographe El Békri. Ils sont battus par les brèches à chaque marée par les vagues. La partie sud abritée des vents alizées de cette vielle ruine servait de refuge à marée basse aux hippies qui y venaient dans les années 1967-1973, du village voisin de Diabet pour y prendre des bains de soleil en y pratiquant treep et nudisme. C’est le lieu mythique, le plus fort en énergies cosmiques éoliennes et solaires.
19:00 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arts | | del.icio.us | | Digg | Facebook
31/05/2011
Le port de Tombouctou
Essaouira avait un rôle de transit entre l’Afrique et l’Europe, c’est pour cela qu’on l’a surnommé « le port de Tombouctou ». Ici les caravanes de Tombouctou prolongeaient les caravelles de la lointaine Europe. Les populations noires sont venues en deux vagues : la première vague est venue pour travailler dans la sucrerie saâdienne de l’oued ksob à la fin du 16ème siècle et au début du 17ème siècle. Ces anciens esclaves noirs se sont intégrés progressivement à la société berbère où on les appelle « ganga » du nom de leur gros tambour. Au bord de l’oued ksob, les saâdiens avaient établi un pressoir de canne à sucre qui a fonctionné régulièrement de 1578 à 1603 où travaillait essentiellement une main d’œuvre servile noire. D’après el oufrâni , le marbre apporté d’Italie était payé en sucre poids pour poids. Maintenant, l’arganier s’est substitué à la canne à sucre : on voit encore l’emplacement de la chute d’eau et les traces de frottement laissées par la roue hydraulique. Sur une grande distance, de splendides aqueducs, targa, en pisée, actuellement desséchés acheminaient l’eau depuis la source chaude d’irghan, jusqu’à la sucrerie.
Feu Wisaâd lors du repas communiel des Ganga de Tamanar
La deuxième vague est celle des gnaoua d’Essaouira qui date de la fin du 18ème siècle. Dans leur chant boulila (le maître de la nuit), on retrouve encore le souvenir de bilad soudan (le pays des noirs et sa traite négrière. Ces noirs ont été employés à l’édification du port comme en témoigne Georges Höst en 1764 : « Sidi Mohamed Ben Abdellah s’employa à construire une nouvelle ville à Souira ou Mogador et envoya cent livres de fer et quelques nègres. Ce qui marqua le début de cet endroit curieux. » Le sultan pensait ainsi disposer d’un port bien défendu et accessible toute l’année à ses navires. Alors que les ports du nord étaient pratiquement inabordables en dehors de la saison de pluie à cause de leur ensablement. Le sultan fonda un chantier naval en même temps que le port. Et en 1768, sa flotte était composée de 12 bateaux de tailles différentes armés de deux cent quarante et un canons.
Tambour de feu, cette voix/voie des dieux africains
Vers la fin de la période des moissons, avant de célébrer leur fête annuelle, ou maârouf, les ganga font une longue tournée aumônière dans tout le pays Haha et bien au-delà. Les rassemblements diurnes et saisonniers de ces ganga ont un but avant tout thérapeutique : on cherche à provoquer la guérison par des séances musicales, en se servant exclusivement des tambours et des crotales. Lors de leur fête annuelle, ces adeptes de « Lalla Mimouna » sacrifient un bouc noir. Ce qui donne lieu à un repas communiel à base d’huile d’argan, d’amendes et de miel. C’est par leur tambour, cette voix des dieux africains, que les Berbères identifient ces « ganga », terme qui signifie justement « gros tambour ». Ce métissage de la berbérité et de la négritude est illustré magistralement par leur danse collective qui tient à la fois de l’ahwach berbère et du tempo africain.
C’est en s’inspirant du culte de possession des gnaoua et de la magie de leurs couleurs que le peintre Tabal a pu développer un art singulier : une peinture inspirée de la spiritualité et de la rythmique de l’Afrique profonde. Une ethno- peinture où les couleurs sont associées aux esprits des éléments de la nature et àleurs principes vitaux : le feu, le vent, l’eau, mais aussi le lait,le sang, le soleil, la lune, l’hiver, l’été, la nuit, le jour, le monde des vivants et celui des morts.
Issu des gangas berbères par son père, le peintre Tabal fut dans sa jeunesse initié au culte des gnaoua citadins. L’imaginaire ganga fils du soleil et des saisons, s’associe chez lui à celui des gnaoua fils de la lune et de la nuit. Il porte en lui, le pouvoir de l’androgyne qui crée l’harmonie entre les devises musicales et les couleurs de l’arc en ciel. Sa fécondité créatrice lui vient de cette unité intérieure. « Tes tableaux font peur ! » lui dit un jour un ami. Il voulait signifier par là qu’ils lui paraissaient mystérieux. Son père lui avait laissé sa bête de somme en lui disant : « Prends – la pour travailler. Et si tu n’accepte pas de faire ce métier, vends-la ». Tabal a beaucoup réfléchi. Il n’a pas vendu l’âne. Il s’en est servi pour travailler. Il allait dans les hameaux des environs en suivant les traces de son père qui avait coutume de dire : « Si tu suis ton chemin, il finira toujours par te mener quelque part ».
A la mort du père, Tabal prit son petit âne et son grand tambour et s’en alla cheminer par les mêmes sentiers et les mêmes collines : les arbres et les pierres le reconnurent, les enfants aussi. Entre deux tournées, de retour chez lui, il prit un jour une planche et commença à peindre le visage de son père pour en conserver la mémoire. Dans son esprit, la peinture ressuscite les morts. Les fleurs violacées et lumineuses qui ont frappé son regard au bord de la rivière l’inspirent quand il se met à peindre. Quand il est possédé par les génies de la peinture et par leur enthousiasme, ses tableaux deviennent comme une rivière en crue qui l’inspire et le stimule. Quand du haut de la montagne , il assiste à son débordement et qu’il voit tout ce qu’elle charrie : les arbres déracinés, les cadavres d’animaux, l’agneau les pattes en l’air, la tête du chameau disparaissant sous les eaux ; il éprouve alors le besoin de retenir tout cela en le fixant sur la toile.
Tabal est un peintre de la mémoire, la sienne propre et celle de la diaspora noire. Ses tableaux sont autre chose que de simples tableaux. Car, ils sont habités par les esprits possesseurs : ceux de ces ancêtres, ceux de l’esclavage. La danse rituelle des anciens africains anime sa peinture. S’il exprime par sa peinture une imagerie africaine traditionnelle, avec ses crocodiles, ses singes, ses autruches et ses masques rituels . Cela est dû non pas à une volonté consciente mais à son identité de noir. L’Afrique en tant qu’horizon de sentiments et d’art parle en lui. Il est comme un médium possédé par la culture de ses ancêtres déportés. Les esprits qui l’habitent sont ceux des anciens rois d’Afrique et des puissances fauves de la savane. Pour comprendre les rapports qu’il entretien avec la transe et les couleurs, il faut se souvenir que pour les gnaoua, les couleurs ne sont pas seulement cet enchantement de lumière dont se pare la nature pour nous éblouir , nous séduire. Mais qu’ils sont d’abord les couleurs des génies invoqués au cours des nuits rituelles. Elles sont en correspondance symbolique avec les encens et les devises musicales des esprits surnaturels par qui leurs adeptes en état de transe sont possédés.
Avec le rythme du tambour, cette voix des dieux africains et la plainte sourde du guenbri, Tabal reçoit la bénédiction de ses ancêtres et la visite de leurs esprits. Le rythme du tambour s’harmonise merveilleusement avec ses sculptures : « Je sculpte comme je frappe le tambour » dit-il. Tabal a peint l’endurance et la fatigue des chemins de traverse, l’amusement des enfants aux hameaux éloignés, les fêtes foraines, les épines qui lui ont écorché les pieds, la forêt verte et ocre au pays de l’arganier. Cet arbre aux racines profondes , au tronc tourmenté et à l’écorce en peau de serpent, qui pouvait vivre jusqu’à deux cent cinquante ans et qui serait le dernier survivant de la famille des sapotacées, répondu au Maroc à l’ère tertiaire ; ce qui en fait un véritable arbre fossile.
L’errance est parfois difficile et dangereuse. Le samedi, Tabal travaillait dans les environs de had dra pour se rapprocher du souk qui a lieu le lendemain. Il allait aussi à Sidi Ali Maâchou dont les descendants guérissent la rage. Les chorfa du marabout l’accueillirent bien. Ils lui donnèrent à boire et à manger. Il dormait à la belle étoile à côté du sanctuaire. Cependant, une nuit qu’il a dormi à l’intérieur du marabout, il rêva qu’il était en train de peindre des jardins. Par ce rêve, il comprit alors que de la peinture lui viendra beaucoup de bien : « Le pinceau, dit-il, je le tiens d’une main ferme, tandis que ma tête s’envole ! »
La femme de Tabal
Qui dit rituel, dit théâtralisation, mise en scène. C’est à la talaâ(celle qui fait « monter » les esprits), ou voyante médiumnique qu’on fait appel quand quelqu’un est possédé par les djinns. Elle utilise les cauris et les cauquillages pour la divination comme l’a pu constater Edmond Doutté au tout début du 20ème siècle : « J’ai retrouvé, aux environs de Mogador, les devineresses qui prédisent l’avenir avec des coquillages et que Diégo de Torres, observait déjà en 1550. Ce sont des femmes négro-berbères qui prétendent faire parler les térébratules fossiles. »
Tabal chez Zaïda Guinéa, voyante médiumnique décédée depuis lors
Grâce à leur autel des mlouk, leur plateau de cauris du Nil du Soudan ; les voyante médiumniques déterminent ainsi la nature et l’origine de l’esprit possesseur. Le remède consiste soit en pèlerinage à Sidi Chamharouch, le sultan des djinns en haut Atlas, ou la grotte – figuier d’Aïcha kandicha au mont zerhoun, surtout au mouloud, soit l’organisation d’une nuit rituel. Dans les deux, il faut toujours un sacrifice. Au moment de la consultation, la voyante est un simple médium, puis qu’elle est elle-même possédée par son melk, son esprit possesseur.
Après la procession et le sacrifice commence à l’intérieur de la zaouïa, la partie préliminaire qu’on appelle Kouyou. Du guenbri, le maâlem , se sert à la fois comme instrument à corde et comme instrument à percussion : tirant sur la corde tout en frappant la peau. La partie ludique des Kouyou se déroule en deux temps : les Oulad Bombara d’abord : au cours de cette phase, on évoque essentiellement la condition d’esclave et on se livre au jeu énigmatique dénommé « la quête du chamelier ». Vient ensuite la Nekcha , la danse rythmée par la plante des pieds, à la manière des claquettes américaines, accompagnée du guenbri où l’on rythme uniquement des mains. Magie de l’Afrique et de ses rythmes !
Feu Mahmoud Akherraz, le sacrificateur des Gnaoua
On commence par la parodie, le jeu et le rire pour se préparer au tragique de la transe de possession. Vers minuit, après la longue pose qui suit la phase ludique des Kouyou, on en vient enfin au sérieux de la transe. Les encens et les couleurs, chacun au nombre de sept, sont en correspondance symbolique avec les sept cohortes des génies possesseurs qui provoquent les transes rituelles. Ce panthéon des gnaoua est composé de saints de l’Islam maghrébin et des génies de l’Afrique Noire ou mlouk. On passe d’une mehella, bataillon de génies à une autre : la mehella des bleus succède à celle des blancs, la mehella des verts suit celle des rouges : les bataillons de génies succèdent aux bataillons de génies .La lila est un voyage où on refait un monde qui a été édifié en un instant où le temps n’existait pas.Les gnaoua travaillent sur les sept couleurs : quand les gens tombent malades , c’est qu’il y en a une qui ne va pas. Le rituel est finalement une mise en ordre spirituel des énergies cosmiques perturbées. A l’horizon, l’aube se met à poindre. La transe et les génies qui la provoquent se dissipent avec la lumière du nouveau jour qui point. Abdelkader Mana
23:18 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : musique | | del.icio.us | | Digg | Facebook