18/08/2010
Musique et plaisir au Sahara
Les poètes errants
Au Sahara on raconte l’histoire d’un vieil homme dont le goût pour la musique était resté si vif qu’il se glissait en cachette vers la tente où les jeunes gens se divertissaient avec les griots, tente où il ne pouvait apparaître publiquement en raison de son âge. Ne pouvant répondre directement aux moqueries de la jeunesse, il le fit par l’intermédiaire d’un quatrain qu’il donna à chanter aux musiciens :
Il m’a fallu aller vers la musique
Certes, ce n’est plus de mon âge
Je suis trop vieux, mais l’épée de pur acier
Le vent l’aiguise, la rajeunit
La poésie Hassani est d’abord un chant produit et chanté par ces « Iggaoun » dont l’art s’apparente à la fois aux griots africains, aux bardes Berbères et aux poètes arabes de la période anté-islamique.Le Cheikh Ma El Aïnine (mort en 1910 à Tiznit, après avoir édifier une zaouia à Smara) était né en 1830 dans le Hod, un des principaux émirats du désert avec celui d’Adrar, de Trarza, de Tagant ; berceau de la musique savante des griots sahariens, ces poètes errants. La Mauritanie est le pays de ces « Iggaoun », ces griots, poètes - musiciens qui de tout temps remontaient en grand nombre vers la mythique seguiet el hamra , jusqu’aux portes du Sahara au marché des chameaux de Guelmim où ils sont fêtés avec faste par l’hospitalité, et par l’offrande. Ces poètes errants allaient de campement en campement, pour chanter les louanges des chefs des grandes tentes du Sahara. Pour accueillir les invités, pour les mettre à l’aise, on leur sert le thé et le lait de la chamelle engraissée, aux rythmes et aux parfums qui enivrent. Ainsi parlait le poète Hassani de ce signe distinctif d’hospitalité et de convivialité qui revêt une place particulièrement importante dans l’art de vivre saharien. :
De la tente dressée s’élèvent
La fumée des festins, les chants,
Et les troublantes beautés de Satan !
Voici qu’arrivent les bardes avec leur luth
Ils sont comblés de bijoux et de soyeux tissus
On leur offre méharis et chevaux racés !
Filles pudiques et belles,
Vous êtes la parure de nos tentes!
Comme ce fut le cas chez les anciens arabes, dans la société Hassani, chaque familles d’artistes dépend d’une tribu particulière,. Elle est dite « la famille de telle tribu ». Chaque tribu dispose ainsi de ses propres musiciens et poètes qui sont pour ainsi dire ses portes parole au niveau de la société toute entière. Ces artistes dont l’art est codifié par des règles, sont les « Iggaoun », qui jouent ainsi un rôle particulier au sein de leur tribu. Ces familles d’artistes ont un degré de compétence variable d’une tribu l’autre, ce qui est somme toute normal pour des musiciens. Il y a en effet des musiciens qui ont atteint des sommets et qui font l’objet d’admiration aussi bien chez les gens de leur tribu que chez les gens en dehors d’elle. Ces artistes accomplis sont reconnus aussi bien au Sahara qu’en Mauritanie. C’est le cas de ces familles qu’on appelle « Ahl Aïdda » et « Ahl Abba » qui sont au sommet au niveau de la poésie. On donne l’exemple de la tribu T’kenta : les poètes de cette tribu, leur chant harmonieux, et leur maîtrise musicale sont tels qu’il sont reconnus unanimement comme les meilleurs dans toute la société nomade Hassani.
Je suis venu sans prévenir
Et j’ai trouvé le thé déjà servi par mon hôte
Que Dieu bénisse le chef de tente qui le sert
De même que le caravanier venu de loin qui en boit
L’ensemble instrumental Hassani se dénomme « Azaouan », et le chant « haoul » par référence à l’empreinte profonde qu’il laisse chez l’auditoire comparable à la notion de tarab chez les anciens d’Arabie avec comme soubassement, les valeurs nomades d’honneur et d’hospitalité…Dans ces attachantes étendues solitaires, été comme hiver, s’est développé un art musical complexe en particulier à l’ombre des émirs des Trarza et des Brakna dont l’influence englobe l’antique Lamtouna, le pays de ces hommes voilés du désert où l’art musical est indissociable de l’art poétique. A poésie raffinée, musique savante.
Voici le puissant mâle
Se pavanant au milieu des chamelles !
Ô miracle du progrès !
Des véhicules tous terrains gardent maintenant le troupeau :
Cahotant sur les dunes !
Sur leurs sveltes montures, les guerriers paradent
Protégeant l’immense troupeau, de la rapine,
De la peur et des coupeurs de routes.
Quel beau pays où de tout temps
Les poètes surgissent de nulle part !
La zaouia du cheikh Ma el Aïnin à Smara
La seguiet el hamra se jette dans la mer. C’est« Foum el Oued », le delta de la seguiet el hamra, avec ses méandres d’eaux dormantes aux reflets d’acier serpentant vers la mer. Voilà tout ce qui existait avant que ne surgisse non loin de là, la ville de Laâyoun et avec elle la sédentarisation des nomades. Ce paysage austère et pluvieux revêt des allures poétiques pour l’épilogue d’un chant nomade :
Nos gîtes de campagne,
Sont dressés là - même où sont nos racines
Sur cette étendue désertique frappée d’éclaires.
Doux rêve d’hiver, sous la fine pluie et sous la tente
Parfum d’herbes sèches, s’évaporant du milieu des oueds.
Lointaines rumeur des bêtes sauvages.
Cérémonial de thé, entre complices de l’aube.
Crépitement de flammes consumant des brindilles desséchées
Et avec le jour d’hiver qui point
Chaque amant rejoint la tente des siens.
Le « tbal » est l’instrument de percussion le plus emblématique du Sahara. Il est composé d’une peau tendue et tendre. Toute la troupe de musique dépend, de la percussion du « Tbal ». Mais nous avons aussi des instruments de musique qui sont venus de Mauritanie, telle que la harpe appelée «Ardine »dont joue la femme et le luth appelé « Tidinite » dont joue l’homme. « Ardine » est très répondue en Afrique subsaharienne .Le recours à cette harpe Africaine est un effet du métissage culturel avec l’Afrique Noire. C’est le résultat d’ un métissage culturel qui est issu historiquement des rapports anciens existants entre le Sahara et le reste de l’Afrique .
La zaouia du cheikh Ma el Aïnin à Smara
C’est à la seguiet el hamra , que nous avons rencontré Abba Ould Baddou, l’un des meilleurs musiciens de Tidinit, puisque son oncle est le grand poète de la tribu Kanta, mort en 1958. Tous deux issus de la grande lignée de griots dont l’origine remonte à Saddoum Wal N’dartou , célèbre musicien et poète errant du 18ème siècle.Il nous a joué des morceaux de la Tidinit, ce luth à quatre cordes dont joue exclusivement les hommes par opposition à la harpe dénommée Ardine dont joue les femmes.La caisse de Tidinit est creusée dans une pièce de bois unique de forme allongée mesurant 40 à 50 centimètres de long, rappelle étrangement le gunbri des Gnaoua. La table d’harmonie est en peau de bœuf, non tannée. Le manche s’appuie d’un côté sur le bord de la caisse et de l’autre, il est retenu par la peau elle-même dont il est étroitement solidaire. On distingue les deux cordes médianes qui sont les plus longues sur lesquelles le musicien joue la mélodie et les deux cordes les plus courtes qui sont situées de part et d’autre des premières. Les cordes sont plus pressées dans la noirceur et sont plus souvent à vide dans la blancheur. Dans la noirceur, l’échelle modale est plus complexe : elle comprend plus de degrés mobiles. Les griots disent que la noirceur est plus touffue, plus confuse. La blancheur plus clair et plus simple.
Sur le plan des formes musicales, la musique au Sahara présente deux aspects :
Un aspect blanc, Janba Lbayda considéré comme plus doux et plus agréable. Et un aspect noir, Janba Lkahla, qui cherche moins à plaire qu’à exciter. Le premier correspond à la fonction de divertissement de la musique, plus adapté au Ghazal , aux chansons d’amour. Le second est plus adapté à la guerre et aux honneurs. Ici, le nom des partitions musicales vient souvent des lieux et des circonstances qui l’ont vu naître. Raison pour laquelle ces noms nous semblent à la fois étranges et indéchiffrables. C’est le cas du sous mode musical de la « voie blanche » (Janba Lbayda), qui porte le nom du pâturage où ce morceau de musique est né. Comme il y a un autre sous mode musical appelé la foudre en raison de son enthousiasme guerrier.
- La voie blanche : de l’aube à la mi - journée.
- La voie noire : du crépuscule au milieu de la nuit.
- Et Labteit, du milieu de la nuit au levé du soleil. Le Ghazal, poème lyrique et le madh, les louanges, sont des états de grâce à qui le mode musical labteit convient le mieux. Ce mode musical est généralement associé à la tristesse et à la nostalgie.
Chaque mode musical fait entrer l’auditeur dans un univers sonore et affectif particulier. Les modes se subdivisent à leur tour en sous modes, qui les « colorent » d’une manière particulière en renforçant les sentiments qui leur sont associés. Cette « coloration » varie du noir au blanc. Est senti comme « blanc », ce qui donne une impression de douceur, comme le timbre des voix féminines et comme « noir » ce qui donne une impression de force tel le cri du chameau. L’épilogue de ces modes musicaux est dénommé « labteït ». Dés que le luthiste de Tidinite, ou maintenant l’orgue électrique , entame tel ou tel mode musical, l’oreille éduquée du chanteur sait exactement quels types de chants convient le mieux : il comprend . Dés les premières notes, qu’on est passé d’un mode musical à un autre. L’exécution musicale change et la versification qui l’accompagne aussi. Du début à la fin, les modes musicaux sont déclinés selon un ordre précis : au cours d’un concert les modes doivent toujours être joué dans l’ordre. Chaque mode est associé à un sentiment. Il prend une coloration affective qui va du noir au blanc. On passe ainsi par gradation du sous mode Noir dit « Lakhal » au sous mode Blanc dit « Labyad ».Prenons l’exemple du prélude dit « Ibnou Wahib », il correspond à un état affectif très différent de celui qui caractérise l’épilogue dit « Labteït » .De sorte que ce qui se chante en l’un ne peut se chanter en l’autre, au risque de provoquer une dissonance. Il faut que le contenu du poème ait la même coloration affective que le mode musical où il est chanté.
Les cantatrices du désert
La cantatrice accomplie se reconnaît à la parfaite homogénéité qui existe entre sa technique vocale et instrumentale. Non seulement son luth parle clairement, mais aussi elle imite parfaitement le luth avec sa voix. Le chant est dénommé « haoul » par référence à l’empreinte profonde qu’il laisse chez l’auditoire comparable à la notion de tarab chez les orientaux.
Originaire de la tribu des Oulad Tidrarine, dont il est l’un des principaux poètes, Abba Mohamed Rouijel, a dédié cette qasida à Sektou la fameuse cantatrice de Mauritanie:
Sektou, la plus belle des voix !
Celle qui ne cesse d’embellir chaque jour davantage !
Nul ne peut égaler ton jeu de harpe
Le bon Dieu qui t’a distingué par une belle apparence
Eloignera de toi les mauvais oeils et les regards jaloux !
Tout en toi est grâce et beauté ;
Si tu es belle pour ce que tu révèles,
Tu es encore plus belle pour ce que tu dissimules !
Tes mains enduites de henné, tes doigts fins et effilés
Sont faits pour caresser la harpe,
Tressant musique et poésie !
C’est ta belle voix qui ouvre les veillées musicales du désert
Parcourant avec une aisance incomparable
Versifications nomades et modes musicaux sahariens :
J’ai nommé Baygui, Âddal et Fâqû
J’ai nommé Sayni, Karr, et N’tamass
J’ai nommé Lakhal, Mraïmida et Nyama
Le cliquetis de ta chevillière accompagne ta harpe
C’est à toi, digne héritière du grand Saddoun Wal N’dartou
Que je dédie mes poèmes !
Et à ceux qui me le reprocheraient, je réponds :
De tes immenses mérites, je n’ai encore rien révélé…
C’est au 18ème siècle que Saddûm Wall N’dartou allia la forme poétique de la qasida à un nouveau style musical divisé en deux voies, l’une blanche et l’autre noire :Le premier style musical est de caractère arabe, et le second est inspiré de la musique des noirs. D’ailleurs plusieurs sous-modes portent des noms soudanais comme celui de « Sayni Bambara ».Le griot, autrefois, était attaché au service d’une famille noble dont il partageait étroitement la vie. Maintenant il appartient à tout le monde, c'est-à-dire à ceux qui le payent et non à ceux qui le faisaient vivre. Autrefois, considérés comme mémoire collective de leur tribu, maintenant, ces griots qu’on appelle « Iggaouen », ici comme en Mauritanie, sont devenus plus perméables aux influences poétiques et aux modes instrumentales venus d’ailleurs. L’émergence d’une parole poétique féminine, auparavant tenue pour secrète, et de nos jours articulée à haute voix, transmise sur les ondes de la station régionale de Laâyoun, constitue une rupture dans le statut de la femme Sahraouie. La divulgation des textes poétiques féminins, est corrélative des mouvements de sédentarisation et d’urbanisation.
Les griots et les cantatrices quittent ainsi les campements du désert pour une vie plus urbaine où ils ont plus l’occasion de se reproduire, en tant que groupe folk saharien, mêlant les instruments de musique traditionnels aux instruments électriques modernes.
Abdelkader Mana
03:21 Écrit par elhajthami dans Documentaire, Musique, Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : sahara | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Le chant des chameliers
Le chant des chameliers
Par Abdelkader Mana
En souvenir de ma mère et de mon père qui étaient encore de ce monde lors de la rédaction de ce texte pour les documentaires "le chant des chameliers" et "les poètes errants"
Les anciens égyptiens appelaient le pays berbère maghrébin Tahennou , c'est-à-dire le pays des hommes libres qui s’enduisent le corps au henné. Dans le dessin au henné saharien ce qui est significatif, ce n’est pas le plein mais le vide. Le henné ne vient pas souligner le motif lui – même mais ses marges tout autour. De sorte que le sens s’inscrit dans le vide et non dans le plein. Mais c’est dans cette dialectique entre le vide et le plein que s’inscrit le symbole de la pensée nomade. De la même manière, le Sahara, en tant que pays nomade ne peut être compris que dans un permanent échange avec le monde sédentaire.
O belle fille, remets – moi ma tunique bleue
Car moi aussi je vais me rendre à la grande fête de walata !
Le R'guiss, la danse de feu et de flamme de la Guedra de Guelimim
La fête autour de la grosse timbale est l’occasion de réjouissances et de danses, de R’guiss. Pour les femmes cette danse met particulièrement en valeur la gestuelle de la main et les envolées de la chevelure. Elle est généralement précédée par un rituel de henné et de tresse de chevelure en vue du r’guiss, la danse des bouts du corps, des doigts et des tresses : on prend particulièrement soins de la chevelure de la future mariée qu’on tresse à la manière africaine. Seuls peuvent prendre part à la danse les vierges, les jeunes veuves et les divorcées. Jamais une femme mariée. C’est une magnifique occasion pour les jeunes gens de choisir leur fiancée. C’est aussi l’occasion pour les hommes de parader devant les femmes et de montrer leurs talents de chanteurs et de poètes :
Désert, comme tu es vaste !
Et comme pénible la traversée de tes immenses espaces.
Désert traversé par un jeune chamelier monté sur un méhari
Qui a vaincu la famine et la soif.
Quelle peine se donne ce jeune chamelier
Pour se rapprocher de celle qui m’a percé de ses cils
Elle a une chevelure abondante qui retombe sur sa poitrine
Avec des tresses comme des épis et des mèches qui s’éparpillent
Une chevelure tombant sur un sein qu’on devine sous une robe échancrée
Un désert où manque la fille de ma génération
Un désert aux immensités sans fin qui nous sépare
Des demeures de celle au double bracelet
Sa taille est celle d’un palmier femelle aux longues palmes retombantes
Nourri dans un terrain plat et bien travaillé
Où coule l’eau qui n’est pas gêné par le sable.
Un désert traversé seulement par un jeune homme
Qui se dit prêt à tout affronter pour rejoindre celle à la robe écarlate.
Le collier au cou comme un vaisseau dont on déploie les voiles
Sa monture va courir vers celle qui a les doigts teints de henné.
Un désert où nulle part aucun son ne se fait entendre
Aucune voix ne vient d’aucune dune
C’est cette étendue vide qui me sépare de ma bien aimée
Pour traverser ce désert, il faut un jeune homme
Monté sur un méhari bien dressé
Et l’étape est si longue qu’il doit la commencer la nuit.
Cette monture est un étalon dont la généalogie est connue pour dix générations
Et sa mère est une chamelle d’une race aussi noble
Que celle du père d’entre les plus belles chamelles
Ce méhari a été élevé dans une plaine
Où l’herbe a poussé dés les premières pluies
C’est un chameau qui allait paître parmi les gazelles
Ces maîtres l’ont amené à l’apogée de la canicule
Il court avec ardeur attiré par une flamme qui le brûle
Comme elle a brûlé son maître.
Son maître et lui ont partagé le même secret
Mon Dieu ! Raccourci la distance qui me sépare de l’ami !
Si tu avais la chance, la confiance et l’audace
Tu te jetterais dans les profondeurs de la mer !
Au Sahara, le chant des chameliers, al-haoul, est désigné ainsi non pas par sa vertu intrinsèque, mais par l’émotion esthétique, par la terreur sacrée qu’il provoque chez l’auditeur. Al-haoul est également synonyme de cette nostalgie qu’éprouve le chamelier en découvrant avec désolation que du campement de la bien aimée, il ne reste plus que des ruines. C’est ce qui a d’ailleurs donné naissance à un genre poétique typiquement nomade, celui des pleureuses des ruines qu’on appelle Atlal. A ces chants de chameliers, nous dit Ghazali, même les chameaux sont sensibles, au point qu’en les entendant, ils en oublient le poids de leur charge et qu’ainsi excités, ils tendent leurs cous et n’ont plus d’oreilles que pour le chanteur, ils sont capable de se tuer à force de courir. Or nous dit Ghazali, ces chants de chameliers ne sont rien d’autre que des poèmes pourvus de sons agréables et de mélodies mesurées.
La troupe de la Guedra de Guelmim: la porte du Sahara
La pourpre Gétule
Presse le pas vers la bien aimée
O troupeau de chameaux en quête de pâturages !
Suit le zéphire qui souffle d’Ouest en Est
C’est au bord de l’Océan que les herbes sont abondantes
Le Tbal instrument de guerre, instrument sacré
C’est en effet, le long de la côte que les brouillards fréquents et les influences marines rendent les pâturages relativement abondants. Sur toute la côte marocaine, les auteurs anciens évoquent « la pourpre Gétule ». A hauteur de l’île fortunée, la plus importante des îles Canaries, certains archéologues identifient la mythique île de Cernée entre Cap Tarfaya et Cap Bojador. D’autres la situe au niveau de l’île de Mogador. Sur ces rivages, la présence de monceaux de coquillages purpura haemastoma et de murex , nous apportent la preuve d’une industrie très active, sur toute la côte marocaine, évoquée par les auteurs anciens lorsqu’ils citent « la pourpre Gétule ». On sait combien les Romains du temps de Juba II, ont recherché ce précieux coquillage qui secrète la pourpre et quelle teinture renommée on fabriquait avec ce produit de la mer. Des textes de l’époque romaine mentionnent des pêcheries et des ateliers sur divers points du littorale marocain vraisemblablement sur l’île de Mogador et à l’embouchure de la Seguiet el Hamra( la source couleur pourpre). Horace et Ovide, vantaient les vêtements somptueux teints de pourpre Gétule. On appelait Gétule, les populations Berbères nomades qui vivaient au Sud des provinces romaines d’Afrique. On peut donc admettre que la pourpre Gétule provenait de la côte Atlantique du Maroc. Cette teinture dont les nuances allaient du rouge au violet et au bleu verdâtre, dont on imprégnait les étoffes de laine et de soie était si estimée. Pomponius Mêla, nous dit à ce propos :
« Les rivages que parcourent les Négrites et les Gétules ne sont pas complètement stériles : ils produisent le purpura et le murex qui donnent une teinte d’excellente qualité, célèbre partout où on pratique l’industrie de teinturerie. »
Le trafic transsaharien entre Gétules, les Berbères du Maroc, dont nous parlent les auteurs antiques et les éthiopiens du Bilad Soudan, le pays des Noirs, remonte certes à l’antiquité, mais il n’a pris véritablement son essor qu’avec l’avènement de la conquête arabe du Maghreb au huitième siècle. Il connaîtra une poussée considérable sous les Almoravides et les Almohades. Il ne fait pas de doute que c’est la quête de l’or qui fait traverser aux marocains le Sahara pour rejoindre le pays des Noirs. Cette route qui menait au Sénégal et au royaume de Shanghai passait à travers les Regraga, les Gzoula et les Sanhaja.
La voie blanche et la voie noire
La zaouia du Cheikh Ma El Aïnin à Smara
Oued Eddahab tira son nom de l’or que transportaient depuis l’antiquité les caravanes arabes en provenance de « Bilad Soudan » (le pays des noirs). Pour la même raison le territoire fut surnommé « Rio de Oro » par les portugais, en raison de l’or que les habitants du Sahara atlantique y donnèrent aux portugais pour racheter quelques captifs. « Dans tout ce pays , écrivais le chroniqueur portugais Gomès, il n’y a pas d’autres chemins sûrs que ceux du bord de la mer. Les Maures ne se dirigeaient que par les vents, comme on fait sur mer. »
Le métissage Soudano – Berbère, chez les poètes – musiciens du Sahara, du nom d’Iggaoun a produit la répartition de leur chant en « voie blanche » (Janba Lbayda), et « voie noire » (Janba Lkahla). La « voie noire » serait d’origine africaine, elle est marquée par des rythmes chauds. Et « la voie blanche » serait d’origine arabe et se distingue par des rythmes apaisés. Le mode musical africain – dit pentatonique – reste cependant dominant. On cite ce poète qui se trouvait en dehors du Sahara, dans les terres de Foullan au Soudan et qui avait ressenti de la nostalgie pour sa terre d’origine. Dans sa poésie il prie le seigneur de le transporter de l’Afrique Noir où il se trouvait, et de le ramener à cette terre, sa terre.
Ibn Battouta a pu témoigner de ce métissage culturel entre les Baydan le nomades blancs du Sahara et Noirs du Mali :
« Le jour des deux fêtes, écrivait – il, on prépare pour Dougha un fauteuil élevé, sur lequel il s’assied, il touche un instrument de musique fait avec des roseaux et pourvu de grelots à sa partie inférieure. Il chante une poésie à l’éloge du Souverain, où il est question de ses entreprises guerrières, de ses exploits, de ses hauts faits. Ses épouses et ses femmes esclaves chantent avec lui et jouent avec des arcs. Ensuite viennent les enfants ou jeunes gens, les disciples de Dougha, ils jouent, sautent en l’air. Le Souverain ordonne de lui faire un beau présent. On apporte une bourse renfermant deux cent Mithqâls(pièce de monnaie en or). Le lendemain, chacun suivant ses moyens fait à Dougha un cadeau. On m’a assuré que c’est là une habitude très ancienne, antérieure à l’introduction de l’islamisme parmi ces peuples »
La zaouia du Cheikh Ma El Aïnin à Smara
Pour la société nomade, le chant Hassani se divise en deux parties :La première composante concerne ces familles spécialisées dans le chant Hassani et que nous appelons « Iggaoun ». Ils héritent de cet art de père en fils. Ils chantent en suivant un ordre précis de versification et de modes musicaux sahariens. Ces modes musicaux se composent des cinq parties suivantes : Karr, Fâqû , Lakhâl, Labyad, et enfin Labteït. Chacun de ces modes musicaux sahariens se décompose à son tour en deux sous – modes qui sont soit « blanchi » soit « noirci ».
La description de leur système modal par les Sahraouis sent un peu la construction intellectuelle mais elle ne manque pas de poésie : Le premier mode karr , est associé aux premiers âges de la vie, à la joie, au plaisir, c’est là qu’on chante les louanges du Prophète. Puis vient avec Fâqû la vigueur associée à des idées de fierté.. Sénima correspond à l’âge mûr et à des sentiments variés allant de l’amour à la tristesse. Enfin labteït , avec la vieillesse, apporte la nostalgie, la poésie du souvenir.
Abdelkader Mana
03:16 Écrit par elhajthami dans Documentaire, Musique, Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sahara | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Potiers-poètes du Haut-Atlas
Potiers - poètes du Haut – Atlas
«C'est dans le ciel que les abeilles se frayent leur chemin ». Les poètes également.
Toi, mon cher Falk au Tibet, moi en Atlas : on ne peut pas être d’une telle précise prémonition, si le coeur n’était pas aussi pur et l’écoute si attentive, et fine. En réalité, j’ai fui Essaouira pour le Haut-Atlas, parce que j’ai compris que le deuil est impossible. Et « maman », et « maman », il me faudra tôt ou tard la refaire re-vivre par mon écriture : au moins ici au Haut-Atlas, j’ai l’impression qu’ils ne font que « m’attendre à la maison ». Et je ne peux pas encore piper mot de maman, elle qui ne semblait respirer qu’au moindre de mes mouvements. Et je n’ai pas encore pipé mot de maman depuis qu’elle n’est plus là. Car pour moi, elle est toujours là.Donc je suis parti dans le Haut-Atlas, et en parcourant la vallée de l’Ourika, j’ai brusquement fait appel au paysan des Seksawa, qui m’avait promis la main de sa fille à la nativité du Prophète. Je me suis rendu auprès de lui à Imine – Tanoute où j’ai acheté pour lui et pour sa famille un bouc de haute montagne, des légumes et des fruits à profusion, en particulier une énorme pastèque pour rafraîchir ce juillet si torride.
Et notre arrivée commençait bien : nous traversâmes une immense forêt d’oliviers qui nous fit ombre miraculeuse comme le firent des milliers d’oiseaux pour ce saint homme de Tamesloht don’t la principale vertu est de lutter contre les moineaux qui s’enivrent de raisins et de figues.
La maison est petite mais proprette. À mon âge, j’ai honte de refaire ma vie, qui plus avec une jeune fille à peine sortie de l’adolescence. Son père - qui a mon âge - m’encourage en se donnant en exemple :
- J’en suis à ma quatrième femme, me dit-il. Et puis, grâce à ce mariage, ta vie sera revigorée. Tu rajeuniras et tu seras sans âge.
Oui. Mais quand même. En fait, cette jeune « Jmiâ » - c’est son prénom, on appelle les filles nées un vendredi du nom de « Jmiaâ » (c’est-à-dire « vendredite » comme dans Robinson Crusoé) - s’est substituée à la vrai « Jmiaâ », la bergère de vingt – cinq ans qui m’avait séduite par son chant du Tichka, la montagne qui embrasse les étoiles et où s’équilibre la balance des eaux : par la grâce de ce paysan de Boulaâouane (un toponyme qui rappelle, le célèbre vin rouge.) qui veut absolument marier son adolescente à un citadin (qui semble bien repu grâce à sa ronde bedaine), une « Jmiaâ » s’est substituée à une autre. Par la grâce aussi de mon aveuglement : vouloir en découdre avec le deuil par des noces pastorales en haut du Tichka !
En ville, il est vrai, les filles sont si vulgaires : de l’argent ou rien. Et vas-y que tu promènes tes beaux sentiments ailleurs ! Et pourquoi pas en haute montagne. Mais quand même ?
Après un copieux ragoût, je me suis endormi au patio : il suffit d’ouvrir les yeux pour voir étinceler si vivement la grande et la petite ourses. C’est comme cela exactement que nous dormions chez nous à la campagne, entre mont Tama et mont Amsiten. Et comme devinant mes secrètes pensées, le père me dit :
« T’inquiète pas. Ma fille sera pour toi.
- Sans son consentement ?
- Ça va venir. Il faut juste garder le contact avec elle, en lui envoyant de temps en temps des cadeaux. Pour ce qui est de la demande officielle du mariage, elle se fera lors de la prochaine fête du Sacrifice ».
Le Ramadan, c’est pour septembre, le Sacrifice pour décembre. Il faudra attendre 2008 : pour elle, c’est encore trop tôt, pour moi cela commence déjà à faire un peu trop tard, même si je m’évertue à concurrencer les jeunes bergers par de longues promenades en haute montagne.
Mohamed Zouzaf
Au pays d’Aghbar, ce matin, plus précisément au col de Tizi-n-Test, mon ami, le jeune boucher Hassan, dit Tomatique me conseille d’oublier la jeune nubile, avec laquelle je n’ai rien en commun, pour cette Seksawiya, qui chante si bien les airs des bergères se retrouvant au sanctuaire de Lalla Aziza, sainte bergère faisant paître grassement ses troupeaux dans de noirs et lisses granits.
« Tomatique » poursuit :
- Oublie les cadeaux faits hier, limite les dégâts et reviens voir la « vendredite » de Lalla Aziza.
C’est quoi déjà hier ? Lundi 9 juillet 2007.
À cinq heures du matin, je prends la direction d’Imine – Tanout. Une fois sur place, j’hésite : trahir la parole donnée à la nubile ? Mais cela vaut le coup de voir comment cela va fonctionner, avec la bergère plus âgée qu’elle ? Voir si le courant passe mieux entre nous. Mais Jmia la Seksawia est plus inaccessible dans son haut village de Zinit, surnommé ainsi par Lalla Aziza, d’après la légende, en disant aux tribus qui se disputaient sa sépulture : « Zi’nit » (c’est-à-dire « querellez-vous » en berbère).
Un type à la Land Rover me propose de m’y amener au prix exorbitant de 250 Dhs (environ 22 euros), au lieu du prix courant de 10 dirhams, arguant que pour aller à ce prix en camionnette, il faut attendre que les montagnards aient terminé leur marché pour remonter là-haut à partir de 13 heures. Qu’à cela ne tienne : je repasse chez le même marchand de fruits et légumes, pour faire mon marché cette fois-ci pour l’autre « Jmia ».
Après avoir terminé mes courses, je me suis donc dirigé, derrière la station d’essence d’où partent normalement les camionnettes se dirigeant vers Lalla Aziza. Au kiosque, les journaux parlent d’alerte maximum contre le terrorisme. J’appréhende la manière don’t je serais reçu : normalement en pays d’Islam, un homme ne va pas comme cela à la rencontre d’une jeune femme. Mais il n’y a pas moyens de la joindre par téléphone. J’appelle mon ami le peintre souiri Zouzaf et lui demande conseil. Pour lui, il faut absolument que j’oublie la jeune Jmia, car c’est une mineure. Je lui rétorque :
« C’est une mineure, fille d’un mineur : sans jeux de mots son père est un mineur à la retraite après la fermeture des mines de charbon de Jerada, où il avait chopé la silicose, comme les autres mineurs. Mais, m’avait-il précisé, « rien de bien grave : juste 10 % de silicose à la poitrine ». Il avait reçu une indemnité de départ, mais il doit encore attendre quatre ans pour commencer à toucher sa misérable retraite. En attendant il doit vivre de ses deux parcelles : l’une à Boulaâouane en bas pays Seksawa et l’autre à Aït Haddou Youssef en haut pays Seksawa. C’est là au pied du mont Tichka qu’il compte organiser notre mariage.
Je me rends compte progressivement que nous n’avons pas la même notion de temps : alors que pour nous autres citadins — influencés par les étapes de la vie découpées en rondelles de saucissons par la psychologie moderne — nous distinguons enfance, adolescence, jeunesse et âge adulte, pour eux il n’y a que deux étapes dans la vie d’une femme : une vie de jeune fille avant le mariage, et une vie de femme après le mariage. Et ce qui compte dans cette seconde étape, c’est l’enfantement, comme me l’explique un vieux paysan du cru :
« Les enfants sont l’« attache » de la gente féminine. Ils constituent l’étai central qui soutient la tente, le pivot de l’air à battre autour duquel s’effectue le distinguo entre le bon grain et l’ivraie. ».
Mohamed Zouzaf
Vers 13 heures, le chauffeur m’explique qu’il ne peut me prendre en cabine, réservée aux femmes, par contre je peux monter en « terrasse » avec les bagages et les autres voyageurs. Je me hisse péniblement là-haut parmi les pastèques, les brebis, les pneus et les butanes à gaz, et me voilà bientôt rejoint par des paysans jeunes et vieux : on est serré, mais c’est peut-être là le seul moyen de se maintenir en équilibre, en prenant appui les uns sur les autres à chaque virage. Des travaux sont en cours pour transformer la piste en route reliant le bas au haut Seksawa. Je suis le seul à se diriger vers Lalla Aziza, les autres voyageurs vont plus loin vers le village d’Aït-Mhand, jadis souvent visité par Jacques Berque comme me l’explique un vieux compagnon de route :
« Nous avons une parcelle dite « Foum Ma » (bouche d’eau) qui est réservée à Monsieur « Birk ». C’était certes un chrétien, mais par bien des égards, il méritait le respect de tous les musulmans. Il montait chez nous pour une journée et demie à deux jours et on le recevait par de superbes Ahouach sous les noyers. Il y a un mois et demi, son fils est venu chez nous, puis il s’est dirigé vers Lalla Aziza ».
Mohamed Zouzaf
A la naissance de ses deux jumeaux, Jacques Berque avait offert une horloge murale à Lalla Aziza, qui y trône toujours scandant les heures de prières le long des saisons et des jours.Le vrai tombeau de Jacques Berque se trouve peut-être ici chez les Seksawa. En tous les cas sa mémoire y reste vivace…
À l’approche de Lalla-Aziza, de magnifiques peupliers mêlés aux lauriers-roses et aux oliviers nous font ombrage au lit de la rivière. De hautes falaises de schiste noir nous entourent. En vérité, le schiste n’est pas entièrement noir : ici et là il prend une dorure accentuée par les lumières des après-midi finissante. Pour faciliter la montée vers Lalla Aziza, tous les voyageurs descendent et continuent à pied. On me dépose ainsi que mes affaires à la place centrale du village, qui semble déserte à cette heure. Je fis signe à quelqu’un qui m’observait de loin. Je lui dis de me conduire à la maison de Jmia que j’avais filmé chantant dans mon documentaire sur Lalla Aziza en 2001 et que la chaîne marocaine 2M avait depuis lors rediffusé à plusieurs reprises.Il acquiesça aussitôt et me conduisit non loin de là à une vieille maison berbère :
- Jmiaâ ! s’écria –t-il, quelqu’un est venu pour vous !
Aussitôt la vieille porte en bois de noyers s’ouvrit, laissant entrevoir l’accueil amical et rassurant de Jmiaâ. Je ne l’imaginais pas aussi maigre, presque décharnée : on pouvait voir une trace de henné appliquée aux os de ces chevilles. Elle ne suscite pas le désir, mais une forme d’amical respect. Je ne sais pas pourquoi elle me fait plutôt penser à ma grand-mère maternelle. Une forme de spiritualité féminine, de sainteté berbère. J’avais l’impression d’être en face de Lalla Aziza en personne : on pouvait la vénérer amicalement, mais pas l’aimer charnellement.
Une fois que j’ai bien mangé, le tagine qu’elle m’a servi en un éclair — toute la famille participa au festin y compris son jeune frère qui avait été amputé du bras gauche à la suite d’une morsure de vipère dans la rivière — elle me convia à une promenade en tête-à-tête au bord de la rivière. On était accompagné de son jeune bouc blanc, qui la suit comme son ombre, en broutant de-ci de-là. J’avais l’impression qu’il lui tient lieu d’enfant, c’est pourquoi j’ai refusé qu’elle me le sacrifie comme l’avait fait Abraham pour Ismaïl sur le mont du Veau d’or.
L’endroit est d’une beauté sublime : l’eau serpente à l’ombre de verdoyants peupliers et de saules pleureurs. Bientôt, nous sommes rejoints par une dizaine de jeunes filles allant chercher le bois ou faucher de l’herbe tendre pour les lapins laissés à la maison. Et puis portées par la ferveur de leur fraîcheur printanière, elles se mirent à chanter de magnifiques refrains : à la fois très simples et très beaux ; que je n’arrive pas à traduire, du genre :
Où vas-tu, ô beau pied au henné ?
Je traverse juste la rivière pour me rendre à la chaumière du bien-aimé !
Mohamed Zouzaf
Je me suis dit : toi qui recueillais les chants des moissonneurs au pays hahî, voici des chants beaucoup plus frais et plus puissants. Mais résisteront-ils à la route qui est en train de se construire, et qui ouvrira demain ce pays fermé, à la rumeur chaotique du monde ?
Hier, samedi 21 juillet 2007, je me suis rendu au souk hebdomadaire des Mzouda, où j’ai retrouvé Omar Berghout le potier — poète berbère. Il ne m’a pas reconnu et pour cause : notre dernière entrevue remontait à 1994, lorsque j’étais venu le voir avec son père et le vieux poète Ijiwi (littéralement le vent chaud d’août qui fait qu’à la mi-journée les oliveraies bruissent des battements d’ailes de grillons invisibles). Depuis lors il a perdu et son père, lui-même potier — poète et son confrère Ijiwi. Je lui dis que j’avais écrit par la suite dans la revue « Rivages », un article intitulé « Les potiers poètes des Mzouda », et que j’y avais fait référence à ce qu’il me disait en observant des hauteurs où se situe son hameau les étendues infinies des moissons du plat pays, que le vent transformait en ondulations dorées :
« Si nous jetons tous deux notre hameçon dans cet océan, le poisson que tu pêcheras sera rouge, le mien bleu. ».
Une façon de dire, que la même réalité sera perçue différemment par nos deux cerveaux, et que ce soir si beau et si serein n’aurait pas la même répercussion sur nos âmes : une même source d’inspiration avec des échos cosmiques d’une part — un instant promis peut-être à l’éternité par la puissance qu’insuffle le verbe du potier suprême — et peut-être le silence et l’oubli de l’autre. Le silence et l’oubli de ceux à qui Dieu refuse d’adresser ses grâces. Et Berghout de me dire :
- Je me souviens d’une seule chose : lorsque vous aviez demandé à mon père s’il avait des enfants et qu’il vous a répondu : Je n’en ai qu’un seul, unique et ultime torche qui illumine ma vie, et si elle vient à s’éteindre, il n’y aurait plus que des ténèbres.
Voici un extrait de l’article, que j’écrivis au début des années 1990 dans la revue marocaine « Rivages » à l’issue de ma première visite aux potiers-poètes Mzouda :
« On est un peu surpris de découvrir des poètes de tradition orale en grand nombre dans tout le Haut-Atlas, au sud de Marrakech. D’autant que la croyance en un mythique créateur populaire anonyme et collectif est profondément enracinée. Andam Ou Adrar,c’est-à-dire le « compositeur de la montagne » est le parolier des chants accompagnant les danses collectives du Haut-Atlas et les troubadours errants de l’Anti-Atlas. Ainsi parlait Andam Ou Adrar, l’aède de la montagne, conscience vivante du monde berbère :
Ö soleil, si tu te lèves, ouvre tes rayons,
Pour que celui qui est perdu retrouve le chemin de la raison.
Immense est la forêt avec ses montagnes et ses falaises
Obscures sont les ténèbres de la nuit
Qui enserrent la demi-lune sous leurs voiles.
Que vivent les rivières !
Que poussent les plaisirs du bélier sur les collines verdissantes.
Car quand mars recouvre de sa belle parure la mort hivernale
C’est l’espoir qui renaît, ce sont les vierges qui se marient.
Assis au flanc de la montagne, le regard plongé dans la plaine, Barghout, le potier-poète Mzûdî me dit :
« On peut comparer cette plaine devant nous à l’océan. Chaque poète y pêchera selon sa chance. Il m’arrive de passer toute la journée au-dessus de cet océan sans en retirer le moindre poisson. Je suis connu comme habile pêcheur, mais parfois ma part n’est pas dans cet océan » En désignant un autre potier-poète, il poursuit :
« Celui-ci reconnaît que je suis un meilleur pêcheur, mais lorsqu’il a jeté son hameçon, il a sorti de la mer une pêche qui m’était inconnue ».
Au fond de la plaine qui s’assombrit, des hameaux s’allument ici et là, tandis qu’au firmament scintillent les étoiles. Spectacle sublime qui inspire au vieil Ijioui ces mots énigmatiques :
« Seuls les astronomes connaissent les étoiles, mais la poésie en parle à sa manière :
Celui qui a des frères, peut arroser les étoiles dans le ciel
Celui qui a des frères, peut semer le maïs parmi les étoiles.
Sur ce, le vieux poète détacha son âne de l’olivier sauvage et s’en fut par les sentiers fleuris au plus profond des montagnes. Du bord de la rivière d’Assif El Mal, on entend monter le côassement des grenouilles. Mystérieux, le potier-poète chuchote :
« La colonie d’abeilles a quitté sa ruche. Peut-être a-t-elle trouvé un verger fleuri ailleurs ? »
Ce à quoi son interlocuteur répond énigmatiquement :
« Qui peut l’attraper ? C’est dans le ciel que les abeilles se frayent leur chemin ».
Les poètes également. »
L’abeille, symbole récurent de la poésie chleuh, comme le montre ce poème intitulé «O fleur, voici l’abeille ! » :
A l’herbe des prés le henné a dit :
« A quoi bon désirer de l’eau ? »
O fleur, voici l’abeille !
« Puisque les mouflons viennent te narguer ! »
O fleur, voici l’abeille !
« Puisque les mouflons viennent te narguer ! »
O fleur, voici l’abeille !
Et le gerfaut en paix qui jouit de sa tranquilité,
O fleur, voici l’abeille !
Et ne craint de personne nulle atteint mortelle,
O fleur, voici l’abeille !
Vois, un instant suffit pour qu’il fuit à tire d’aile,
O fleur, voici l’abeille !
Et pourtant il était naguère tout à l’aise,
O fleur, voici l’abeille !
Amis, que le Seigneur n’accorde nul profit
O fleur, voici l’abeille !
A qui ne saurait faire chère lie !
O fleur, voici l’abeille !
Seuls sont inébranlables le monde et l’au-delà.
O fleur, voici l’abeille !
Combien instable est la fortune humaine !
O fleur, voici l’abeille !
C’est dans les cieux que le gerfaut déploie ses ailes.
O fleur, voici l’abeille !
Le piège pour le prendre n’est pas encore tendu !
O fleur, voici l’abeille !
A l’herbe du pré le henné a dit :
« A quoi bon désirer de l’eau ? »
O fleur, voici l’abeille !
Sans abeille pas de fleurs, sans fleurs pas de miel aux vertus curatives. Dans la poésie chleuh, il ne s’agit pas de miel, sensé contenir le remède des plantes médicinales de la haute montagne, mais plutôt de l’abeille qui soigne les blessures de l’âme comme le montre ce refrain repris d’une manière lancinante par la chorale des danseuses à chaque bout de rime scandée par le troubadour :
« L’amour est une maladie ! L’amour est une maladie ! »
Deux choses essentielles ont retenu mon attention au Haut-Atlas : l’importance de l’hydrographie et l’antique culte de « Baâl ». Pour ce qui est de l’hydrographie, elle dépend plus du mont Tichka (3 350 m) qui dispose en son sommet d’un immense plateau, fermé au pastoralisme de mars au mois à mai, un véritable jardin de fleurs sauvages, une magnifique prairie du nom d’Agdal. C’est là que réside le véritable réservoir d’eau, d’où coulent, après la fonte des neiges, la plupart des rivières : oued N’fis, Assif –el –Mal, oued Seksawa etc.
L’hydrographie est importante dans la mesure où toute la vie sociale, toutes les tribus et leurs hameaux se concentrent le long de ces rivières. Il y a d’une part le fond des vallées verdoyantes et d’autre part le côté minéral et dénudé des sommets des montagnes. Quoiqu’il constitue le sommet le plus haut du Maroc, le Toubkal semble donner lieu à moins de rivières que le Tichka parce que son sommet est conique et effilé. Il contient pourtant en son sommet (4 167 m) le lac abyssal d’Ifni (ce qui est une redondance puis qu’Ifni signifie « lac » en berbère), qui alimente tout le système d’Irrigation sous terrain du Haouz d’une part — le fameux système des Khattarat étudié par Paul Pascon — et toute la plaine du Souss d’autre part.
Quand le temps se réchauffe on peut entendre à des kilomètres à la ronde le sourd craquement des glaces comme de gigantesques pétarades. Les truites qui y vivent descendent en profondeur en hiver et remontent en surface en été. On n’a jamais pu mesurer sa profondeur — les eaux semblent combler une ancienne crevasse volcanique — et il arrive que des bergers imprudents s’y noient : leur corps remonte alors en surface comme une outre de chèvre remplie d’eau…
Pour les villageois de Tifnout qui résident au versant sud du Toubkal, le lac d’Ifni est à la fois source de vie — c’est de lui que vient l’eau qui irrigue les peupliers bruissant au vent et les immenses et ombrageux noyers — et objet de crainte : en m’y baignant moi-même j’ai rêvé la nuit qu’un monstre m’avait saisi à la cheville, m’entraînant irrésistiblement vers ces profondeurs abyssales. Heureusement que le seul incident réel fut ma chute volontaire du haut de ma jument quand celle-ci s’emballa brusquement vers le lac : j’ai préféré avoir une entorse que de suivre dans sa chute une monture si peu expérimentée.
Dans ces contrées granitiques et abruptes — la minéralité du paysage est à la fois effrayante et belle —, seuls la puissance du mulet peut faire face aux sentiers caillouteux, en guise de cailloux, il s’agit plutôt de lames de fer. Ici plus que chez nous en pays chiadmî, le nom de « montagne de fer » et « canines du monde », prend son véritable sens.
Le lac et la montagne qui l’entoure de toute part inspirent une crainte mêlée de vénération, qu’illustre chaque année ce « Touzzoumt N’Ifni », la fête saisonnière qui se déroule au bord du lac le 1er août du calendrier julien (soit le 13 août du calendrier grégorien). On y sacrifie surtout une brebis et on y scande des « dakra » - sorte de prière païenne où on dit au lac :
Vous êtes notre père ! Vous êtes notre mère !
Ayez pitié de nous, ne nous faites pas de mal !
Un lac divinité que cet Ifni ! Et on y pratique le culte du bélier — plus précisément de la brebis - une réminiscence du culte de « Baal ». Le Dieu des pasteurs et du pastoralisme, puisque le même jour, les femmes d’autres tribus se rendent au versant nord du même Toubkal pour y rendre hommage à Sidi Belkacem, sur la route de l’Oukaïmeden : à l’intérieur du sanctuaire les bergères agitent à cette occasion des outres remplies de lait pour en extraire des barattées de beurre ! Ce rite a lieu à l’évidence pour que les brebis produisent profusion lait et beurre : si cela ne relève pas de l’antique culte que rendent les pasteurs à « Baal », c’est quoi alors ?
Dans un article consacré au lac d’Ifni le géographe Jean Célérier écrit entre autres:
"Dominé et comme écrasé par la masse géante de l'Atlas qui, de trois côtés, l'enferme entre des murailles de 1500 à 1800 mètres, le site est étrange, et d'une grandeur sévère. Notre présence dans un tel lieu, le son même de la voix humaine rompant peut-être un eternel silence a quelque chose d'insolite. On pressent ici un lieu sacré, une source de légende."
C'est cette dernière phrase qui m'interesse dans un article par ailleurs fort technique sur les glaciations et les éboulis. Les légendes, j'ai pu m'en approcher l'été dernier. J'aurai tellement aimé approfondir le sujet à la prochaine saison des fêtes au Haut Atlas au mois d'août prochain Incha Allah!
Abdelkader MANA
02:57 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : haut-atlas, poèsie | | del.icio.us | | Digg | Facebook