12/05/2010
Ecriture et pèlerinage
Ecriture et pèlerinage
Abdelkébir RABI’
L’écrivain sédentaire risque toujours de se trouver en panne d’écriture. C’est pourquoi il est impératif de sortir de soi et de son cadre habituel pour pouvoir dire le monde. C’est à cela que nous engage Abdelkébir Khatibi qui prône l’internationalisme littéraire dans son dernier livre « Figures de l’étranger » dans la littérature Française, qui vient de paraître chez Denoël et qu’il présente aujourd’hui vendredi 8 mai 1987 au carrefour du livre vers 16h30 .
Par Abdelkader Mana
Il y a quelques années la presse Française avait rendu compte d’une ethnologie de la France faite par des ethnologues Africains. Avec « figure de l’étranger » de Khatibi, on peut parler désormais d’une critique maghrébine de la littérature française. L’occident n’a plus le monopole d’être le « juge » de l’Afrique ; l’Afrique observe l’occident. Cependant, contrairement à l’ouvrage d’Edward Saïd, qui met en relief les présupposés de la littérature orientaliste d’obédience coloniale ; M.Khatibi a choisi des auteurs positifs – Aragon, Segalen, Barthes, Duras, Genet, Olier – qui se sont tournés vers « l’autre » pour s’enrichir eux – mêmes. Khatibi nous dit : « Il ne s’agit pas de folklore, ni de littérature coloniale imbue du « bon sauvage » ; c’est lorsque l’autre est maintenu, respecté dans sa singularité que je peux être reçu par lui ».
Aller vers l’autre est pour ces auteurs, une nécessité d’écriture : voyager pour écrire est un impératif littéraire. C’est plus qu’un simple témoignage ; c’est un ressourcement dans un autre univers symbolique : « Ce qui peut être visé dans la considération de l’orient – écrivait Barthes dans « l’empire des signes » - c’est la possibilité d’une différence, d’une mutation, d’une évolution du système symbolique » et Khatibi d’ajouter : « …Signifiance sous l’apparence d’une coquille vide ou d’un grain de sable sur une note de musique…C’est un trait, une trace, une sorte de balafre dans le temps ».
La fixité reste stérile aussi longtemps que ne vient pas du dehors la fécondation. Cette fécondation est donc liée à un déplacement. Ce déplacement peut être aussi bien réel qu’imaginaire. Le livre de Khatibi relève du voyage imaginaire comme il le définit lui – même : « Un itinéraire au second degré sur la représentation de l’étranger dans l’imaginaire littéraire Français en particulier dans ce qu’on appel l’exotisme. L’exotisme n’est pas ici un folklorisme de surface mais un secret de toute littérature, de ses paradigmes ».
Revenant donc à l’écriture comme rituel et à son lien avec le pèlerinage : le pèlerinage circulaire comme déplacement ne traduit pas seulement par sa réversibilité une conscience collective figée mais aussi l’idée de renaissance avec l’errance printanière qui vise à hâter la croissance des plantes. L’écrivain – pèlerin vise lui à hâter l’écriture d’un livre où chaque pas est un mot et chaque étape un chapitre. Ceci nous rappel « la légende de Fatumeh » que cite khatibi et dont le Suédois Gunnar Ekelöf nous dit : « La légende de Fatumeh est composée, à l’image d’un chapelet oriental, avec deux suites encadrées de têtes de serpents, comprenant en tout soixante et un poèmes, qui sont les perles de collier dont Fatumeh est honorée en même temps que les grains de chapelet qui coulent entre les doigts de celui qui l’adore et qui adore l’image de la femme mystérieuse qu’on devine derrière ses traits ». C’est cet amour courtois qui est pour Louis Aragon, dans « le fou d’Elsa » ; « la raison et la déraison d’écrire ». le désir et l’amour sont en quelque sorte, le substratum du voyage ; le feu qui attise la foi du pèlerin.
Abdelkébir RABI’
Une sorte de balafre dans le temps
Il faut que l ‘écriture épouse l’itinéraire sacré : qu’elle inscrive le rite dans son « cadre d’or ». il faut que la sensibilité de l’écrivain épouse le cercle du pèlerinage. Car la roue sexuelle et la roue du temps renvoient eux-mêmes aux symboles et à l’initiation érotique et saisonnière dont Mircia Eliade écrit : « le sexe collectif est un moment essentiel de l’horloge cosmique ». Or aller vers l’autre, nous explique M.Khatibi, suppose quelque part « un jeu érotique ». C’est ce jeux érotique, qui pour Roland Barthes, dans son empire des signes, « fait circuler les signes, les signifiants, les rencontres ». « Cet érotique libère en moi, ajoute Khatibi, une énergie vitale rendu au silence par ma société qui m’a dressé selon la convention, l’ordre de ses convenances… » Il y a un lien entre l’état de l’orgasme et l’état de l’écriture : le retour à la vue et à la vie, au ouïr et au jouir après une longue incubation hivernale, libère l’écriture. Car le corps n’est pesant que par la douleur ; avec la douleur, la conscience elle-même devient « corps ». Par la magie de l’écriture, la conscience tente à nouveau de se dégager du corps. Elle n’est plus tournée sur elle – même obsédée par la blessure du corps : elle s’envole à nouveau libre et insouciante vers l’étranger ; elle voyage vers les territoires éloignés. « Grâce au voyage, nous dit Khatibi, mon énergie prend le large ; elle qui provient d’une circulation de désirs réprimés. Elle est désormais disponible à ce jeu de séduction entre étrangers ».
Un mauvais style n’est pas seulement dû à une mauvaise maîtrise des lois qui régissent une langue mais à l’obstruction du « corps écrivant » ; une espèce de constipation cérébrale : « Une phrase arythmique n’est pas dû seulement au défaut de la langue, écrit Khatibi, mais à une aphasie de muscles, des mains, des yeux et toute circulation émotive ». le corps acquiert ainsi « une souplesse poétique ». c’est en effet, le rêve de tout écrivain d’être justement « un corps artistique » c’est à dire « retrouver par ces moment de l’inouï l’intégrité imaginaire de son être.
· Le captif amoureux
S’agissant de Segalen, l’autre instrument de l’écrivain est son bâton de pèlerin : « Le bâton élevé au rang de sa dignité littéraire (qui) ouvre l’imaginaire du poète à la profondeur mythique, à sa transfiguration par l’art entre la prose de l’esthète et le balancement du marcheur ». La nouvelle esthétique d’exotisme que fonde Segalen fait coïncider l’art des randonnées avec les exigences de l’écriture : « Et la marche commence. Car tout ici est monumental, ne se met en valeur qu’avec le concours des pas, du déplacement avec cortège, par une sorte de dynamisme lent…Il y aurait une orchestrique de la pierre, de la brique, du bois chinois…et c’est la danse. C’est l’orchestrique de l’architecture, de ses immuables nomades…C’est moi qui me rendrait vers vous et l’ondulation de la marche dont chacun de vos parvis me sera une étape, vous rendra le rythme des épaules et ses oscillations par où l’on vous animait jadis. Je marcherai vers vous ». Appréciez la musicalité et la préciosité de cette « orchestrique de l’architecture » et la solennité respectueuse de ce : « Je marcherai vers vous ».
Cette exigence initiatique doit permettre à la fois d’achever le rite et l’œuvre. Car comme dit le mythe orphique : « Si les hommes meurent, c’est parce qu’ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin ». Jean Genet a rempli cette exigence, donc, il n’est pas mort. Avant son décès il écrit :
« Cette dernière page de mon livre est transparente ». Khatibi nous dit : « Il faut lire dernière phrase du dernier livre…dernier livre ? Un livre certes posthume, mais Genet est mort pendant qu’il corrigeait les épreuves. Penché au seuil du néant, il disparut à la marge de son livre ».
Quelque part on écrit donc pour ne pas mourir : « L’œuvre doit résister au temps, c’est pourquoi l’écrivain peut rêver sa survie en tant qu’horizon de lecture », écrit khatibi qui termine son livre par le souvenir de Jean Genet martyre de l’exclusion, enterré à Larache en attendant d’être transformé en marabout vers lequel viendraient les bons fellahs organisant un moussem annuel fait d’effluvent poétiques de la baraka et de trots de chevaux labourant les champs de maïs par leur fantasia : « La publication récente du dernier livre de Jean Genet « Un captit amoureux » m’a été une grâce douloureuse, écrit Khatibi. Ce texte propose la construction d’une figure plus élaborée de l’étranger, celle de « l’étranger professionnel ». Ce dernier champ est l’horizon d’une migration littéraire admirable ». Une migration vers le peuple palestinien au sein de sa douleur : Beyrouth occupée, Sabra et Chatilla détruits… »
Abdelkébir RABI’
Khatibi était l’ami de Jean Genet qu’il a rencontré à Rabat. Jean Genet lui écrivit entre autre ce mot bouleversant : « Je t’en prie, fais ton possible afin qu’on ne désespère pas les pauvres ». Khatibi était aussi l’ami de Barthes dont il nous dit : « Par le mouvement de la double baguette japonaise, Barthes mettra en circulation la plume de l’écrivain et le pinceau du calligraphe ». S’agissant d’amitié entre écrivains – et écrivains déjà morts – le témoignage de Khatibi ne peut être qu’émouvant : « Il s’agit, écrit-il, de reconstituer le sillage d’une mémoire textuelle sous le regard de la poésie… ». L’auteur nous a doublement ému ; par le parfum des pensée qui jalonnent son œuvre et par le fait qu’il nous l’a envoyé comme on jette à la mer la bouteille contenant un message de poésie adressé à l’inconnu : cet autre qu’on aime parce qu’il est à la fois différent et fraternel. Voici donc au beau rivage, l’esquisse d’un dévoilement. Mais il restera toujours dans cet œuvre pleine comme un œuf, d’autres mystères que chacun peut déchiffrer à sa guise. Ce livre qui nous vient non pas avec « la saison des livres », mais avec la mue du printemps, tient le pari d’être à la fois beau et rigoureux.
Dans son roman Phantasia Abdelwahab Meddeb, manie l’écriture comme le peintre la palette des couleurs pour réaliser des toiles qui ne sont pas lisibles au premier abord pour tout le monde. On trouve là à la fois l’influence du nouveau roman, avec la volonté d’expérimenter la description en tant que telle – la quête du roman n’étant autre chose qu’une volonté de décrire le monde en ayant la certitude qu’aussi minutieux qu’on soit, cette tâche demeure infinie, car le monde échappera toujours – et du courant surréaliste. Non pas dans ce qui est le plus connu et le plus technique du surréalisme : il ne s’agit ni d’écriture automatique, ni du rapport entre réalité et rêve et comment dans ce rapport on aurait à atteindre cette surréalité qui est informée par les deux états de l’être (l’état d’éveil et l’état de rêve)-non pas cela. Mais dans le chapitre six ou sept de Phantasia , il y a une juxtaposition entre la promenade physique du narrateur dans la ville et un cursus culturel que suscite la ville et à partir duquel il y a certaines références culturelles très lointaines, d’habitude très écartelées. Une espèce de visite du musée imaginaire. On ne sait pas si ça a été pour l’auteur une réminiscence, une influence ; on n’en sait rien. Mais disant, qu’il y a une très grande proximité avec les travaux surréalistes. Le jeu du rapport entre la promenade et le cursus culturel dans des textes de Breton comme par exemple « Arcan 17 ». Mais aussi l’idée même de promenade comme le tissus du livre. C’est la promenade au sens strict dans la ville de Paris. C’est un livre de promenade, de flânerie, d’errance…C’est le thème de la flânerie poétique, qui a été entamé par quelqu’un comme Apollinaire, qu’on retrouve dans le premier Aragon et aussi dans certains textes de Breton. Dans Phantasia , il y a les mots de « phantasme », « fantaisie », « fantasia » et il y a des calligraphies islamiques jetées comme dessins géométriques dans l’espace du livre qui tient à la fois du labyrinthe et du conte oriental. Mais il n’y a pas que la calligraphie arabe : il y a toute une série de graphes étrangers qui sont exhibés comme ça à l’intérieur même du corps du texte ; c’est beaucoup plus pour une question de visibilité ; des choses qui auraient à chatoyer l’œil et indiquer d’une manière immédiate, physique la présence du cursus culturel à l’intérieur du livre. Pour indiquer que le livre est écrit en Français, certes, mais il est toujours nourri par d’autres graphes, par d’autres langues. Car, dans son écriture, et c’est le propre de l’écriture, l’auteur part avant tout de soi-même, de nulle autre personne. Son point de vue, c’est le regard du moi jeté sur le monde. Donc, c’est forcément la maghribinité, l’islamité qu’il y a en lui qui, forcément interviennent. Parce que parlant de lui, il parle de l’espace maghrébin duquel il est originaire, de l’Islam duquel il est originaire. L’Islam et le Maghreb finalement comme mythologie personnelle avant tout, c’est à dire comme les matériaux de base.
Abdelkader Mana
Abdelkébir khatibi : « Figures de l’étranger dans la littérature Française ».éd. Denoël,1987,Paris.
Abdelwahab Meddeb: Phantasia, SINDBAD, Paris, 1987.
Le peintre Abdelkébir RABI’ est né en 1944 à Boulmane(Maroc).
Le peintre marocain Mohammed Kacimi, a disparu le 27 octobre 2003, à l’âge de 61 ans.
Article paru à Maroc – Soir le lundi 11 mai 1987 sous le titre « Quand l’Afrique littéraire « critique » l’occident : « Figure de l’étranger » de Khatibi : une œuvre pleine comme un œuf ».
23:24 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arts | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Journal de route
Abdelkader MANA
LE PRINTEMPS DES REGRAGA
La fiancée de l’eau et les gens de la caverne
Dans la solitude du rêve Une voie aspire à naître, Au royaume des mots. Elle aura pour monture Les horizons intérieurs Et la fiancée de l’eau... A.M.
LA FIANCEE DE L’EAU ET LES GENS DE LA CAVERNE
Remerciements
Les témoins essentiels de cette en - quête furent les Regraga eux-mêmes qui m’ont initié à la clé des champs et dont j’ai été le scribe émerveillé. Ce livre est dédié à leur hospitalité exemplaire. Il est également dédié à ma famille qui a consentit tant de sacrifices pour me permettre d’aller jusqu’au bout de mon rêve. Je n’oublierai jamais les nombreux été passés à Essaouira en compagnie du Dr Georges Lapassade, à parcourir inlassablement le beau rivage, questionnant les monuments, les manuscrits et les rites locaux pour déchiffrer le message de ceux qui nous ont quitté. C’est aussi à eux et à cette ville bâtie entre les eaux et le sable que ce livre est dédié. J’exprime ici mon immense gratitude au Dr René Duchac chef du département de sociologie à Aix-en-Provence, au Dr Georges Lapassade, du département des Sciences de l’Education à Paris VIII et à madame Louise Riou qui a revu et corrigé toutes les épreuves. Je tiens ici à les remercier, eux, et tant d’autres, sans oublier les Hamadcha et leur quête d’absolue, les artistes, les artisans et les paysans dont la mémoire est un message d’amour. Fait à Casablanca, le vendredi 21 novembre 2008
Abdelkader Mana
P R E F A C E
Un voyage initiatique Au court de l’hiver 1984, Abdelkader Mana est à Essaouira, sa ville natale, où dit-il, il tourne en rond sans occupation et sans projet. Il devrait écrire une thèse sur l’activité musicale locale mais il a l’impression d’avoir déjà tout dit. En même temps, il est « chômeur » et l’hiver lui pèse. Et c’est à ce moment là que vient l’idée de partir en « pèlerinage » avec les Regraga au printemps qui vient. « L’idée » ? Le mot est faible, probablement inadéquat pour dire qu’il ressent ce projet de partir comme un choix existentiel qui vient du plus profond même si, en tant qu’ethnologue, il a aussi la volonté de trouver là un possible sujet de thèse – un beau sujet d’ailleurs, car il reste quasiment inexploré, en dépit de quelques articles assez brefs dans Hespéris, surtout d’ordre historique. On peut y apprendre, bien sûr, que ces Regraga tournent dans le pays des Chiadma depuis déjà longtemps, remémorant dit-on, la visite que firent les sept saints au Prophète qui leur donna comme mission d’islamiser le sud marocain... Mana (comme les gens d’Essaouira) connaît ces Regraga, et leur daour, tournée annuelle et printanière, parce qu’ils font chaque année étape dans la ville aux premiers jours d’avril et aussi parce qu’ils y sont continuellement présents. Mana décide donc de partir, pour effectuer une « enquête », il écrit volontairement « en – quête », pour indiquer sa volonté de s’initier. Confirmation éclatante de ceci : une voyante de la ville a annoncé à sa mère, mais c’est bien sûr à lui que le message s’adresse, que ce voyage au pays des Regraga va changer sa vie. Or, nous savons que dans la tradition maghrébine, comme en d’autres cultures bien sûr, l’annonce faite par une voyante est essentielle, ou même indispensable, aux premiers temps d’une initiation. Le voici donc entrant dans un univers initiatique, marqué par une longue marche parsemée de mystères et d’embûches et par cette obligation qui lui est faite de n’y entrer que progressivement, de dépouiller en quelque sorte « le vieil homme » pour « renaître », comme la campagne renaît à la vie et retrouve ses forces par l’intercession fécondante des Regraga porteurs de baraka. Une initiation est comme un déchiffrement. Mana l’a effectuée jour après jour et, devenu initié, il veut nous initier par son journal, qu’il montre et cache en même temps : on est d’abord tenté d’y voir une quête matérielle d’informations, de « data » pour une théorie positiviste de la « chose » puis l’on découvre que l’on a mal lu, il s’agit au contraire d’une quête spirituelle comme la firent les héros d’apprentissage. Mana nous invite à entrer progressivement avec lui dans l’univers de la magie agraire, non pas à la manière des ethnologues conventionnels, toujours en dehors de ce qu’ils étudient, mis par un parcours du dedans. C’est pourquoi, tout au long des pages et du voyage, des gens – le porteur d’eau, le chamelier, d’autres qui sont anonymes – parlent et ce qu’ils disent est toujours de l’ordre du mythe. Ou bien encore le narrateur assiste à des scènes étranges, apparemment banales pour qui regarde de loin et du dehors, comme la danse des travestis, couplée, d’une manière inversée, avec une grande scène de transe au sommet de la montagne sacrée. Il y assiste comme le personnage – écrivain du Grand Meaulnes assiste à une noce de campagne, émerveillé, ébloui, comme si cela se passait hors de la vie quotidienne, dans un autre monde, comme dans une vision. Le « matériel recueilli » ( pour employer le jargon de la sociologie conventionnelle) n’est pas une accumulation de détails informatifs et ne concerne pas la légende de chacun des saints visités. C’est comme une longue rapsodie de paroles étranges quand on les écoute avec justement l’attitude classique de l’observateur. Mais tous ces récits – souvent fantastiques – toujours hors de l’expérience ordinaire du monde, ont une tonalité commune et se répondent d’un bout à l’autre de la chaîne mystique des marabouts visités. Elles sont comme les morceaux d’un puzzle qui ne se laisse pas reconstruire facilement. Cette initiation est une thérapeutique de l’âme et c’est bien de cela qu’il s’agissait dès le départ : l’annonce de la voyante était que cette thérapie était nécessaire, inévitable et devait réussir. La thérapie initiatique de l’âme commence, selon Abdelkader Mana, à Lalla Chafia la guérisseuse, qui veille sur le marais salant. Elle se termine à Sidi Ali Maâchou, Seigneur de la rage. « C’est, dit Mana, comme une immense polyclinique » de guérisseurs, qu’il va parcourir lui aussi, à la recherche de sa propre guérison, et de l’initiation spirituelle. Tel est finalement le fin mot de cet étonnant récit : il va droit à l’essentiel et montre à qui sait lire le secret magique des Regraga.
Essaouira, le 13 juillet 1987
Georges Lapassade
AVANT – PROPOS
« La première méthode de travail consistera à ouvrir un journal de route où l’on notera chaque soir le travail accompli dans la journée. » Marcel MAUSS
Depuis des siècles, du 21 mars au 28 avril, les Regraga effectuent un vaste périple dans l’espace sacré des Chiadma au nord d’Essaouira. Pour y voir clair nous avons pris notre bâton de pèlerin et nous les avons suivis dans leurs pérégrinations. Dés le début de notre enquête, nous avons été emporté dans un vaste tourbillon de symboles et de mythes ; d’emblée nous étions plongés dans la symbolique mystique des nombres ; c’est un pèlerinage circulaire effectué par treize zaouia, descendants ou affiliés des sept saints qui se déroule en quarante quatre étapes et trente huit jours. Voilà donc qui nous fait penser aux sept Dormants d’Ephèse, aux treize épées d’or, aux quarante jours du déluge et aux quarante saints cachés apotropaïques qui se relaient pour supporter mystiquement le fardeau du monde. Actuellement la mythologie recouvre l’histoire, comme le culte des saints recouvre l’Islam des premiers khalifes et de leurs émissaires, les moines – guerriers. Mais dans la mesure où les mythes sont au fondement des rites, ils sont aussi vrais parce qu’ils vivent dans la conscience des hommes et structurent leur action. « Le témoignage le plus sûr d’un discours, écrit J. Berque, c’est celui qu’il tient sur lui-même. » J’ai vécu ce pèlerinage comme un évènement enivrant ;sa mythologie hante encore ma conscience comme un rêve insaisissable.. C’est un évènement riche de significations et d’interrogations sans réponse. Tout au moins une réponse qui satisfasse la raison, puisqu’en guise de réponse « historique » je rencontrais à chaque pas une interprétation mythique. Il aurait fallu tout démythifier pour retrouver « l’histoire » mais nous avons préféré garder à cette aventure le charme, la poésie d’une rencontre et ses mystères. Voici donc le récit de mon voyage chez les Regraga sous la forme d’un journal de route. C’est une démarche déambulatoire qui relie les jalons à chacun des horizons pour unifier symboliquement l’espace parcouru. Cette dérive suppose comme méthode d’exposition, coïncidant avec la recherche, un « journal de route » et ses deux éléments : la route à parcourir (l’itinéraire) et le journal. Celui-ci apparaît double mouvement en son essence puisqu’il se meut dans l’espace et dans le temps : les inter-étapes sont aussi importantes que les étapes, la nuit est aussi importante que le jour. Il s’agit d’être constamment vigilant : une phrase au bord de la route, un mot au bord d’un puits, dits par un paysan rencontré au hasard du parcours, peuvent être la clé qui donne sens à tout le chemin parcouru. L’écriture doit épouser le rituel de manière à décrire sa temporalité signifiante. C’est avec beaucoup de doutes et d’hésitations que j’avais entamé cette enquête. Mon équipée n’avait pas pour but l’ethnographie classique mais l’éthno – poésie. Je suis parti en pèlerinage pour guérir de ce mal indéfinissable qu’on appelle « le mal du pays ». Aux portes de la ville j’ai rejoins l’an mille. Je suis allé puiser dans l’obscurantisme ma lumière. Je suis parti dans le noir de la nuit, dans le noir de l’ignorance, dans le noir du désespoir ; pour revenir avec la baraka de la lumière, la baraka de la connaissance, la baraka de l’espérance. Sans cette flamme intérieure que je cherche auprès des parvis sacrés, que valent toutes les beautés du monde ? Seuls les mots brûlants accèdent à la sphère de l’eternel ; on ne prostitue pas impunément ses mots, on tombe dans l’éphémère. Il y a des mots en or, des mots en cuivre et d’autres en vil alliage. En ville, c’est la politique qui pervertit le langage et la relation authentique aux choses. C’est pourquoi j’ai rejoint la campagne pour retrouver le sens originel des choses et des mots. Ceux qui parlent de bout en bout dans ce livre, ce sont les paysans en quête de Dieu, avec leur imaginaire en devenir. Cependant, toute traduction est déformation, dégradation et on risque de ne satisfaire ni l’aroubi, qui ne lira peut – être jamais ce livre, ni le francophone qui y verra une entorse au beau parler. Je compte sur ce voyage initiatique pour m’introduire dans la tradition des conteurs forains, pour retrouver la voie de la créativité ancestrale, un mode d’expression qu’on porte en soi par delà les langues et les acculturations. J’aurais voulu que la démonstration se fasse « in vivo » de manière à ce que étape après étape, le rite Regraga et la société de la baraka lèvent le voile sur leur multiples facettes. Mais je me suis rendu compte que toute théorisation ne ferait qu’alourdir le journal. C’est pourquoi on trouvera à la fin de ce dernier une vue d’ensemble de la tournée printanière et en particulier de sa fonction de fécondation symbolique de la nature (tmarsit). Suit un corpus de mythes et de légendes relatifs aux moines – guerriers et à leur Jihad (guerre sainte). Ainsi dans le rite on admire « la fiancée du printemps » ;dans le mythe on écoute le cliquetis des armes. On retrouve également à la fin de cet ouvrage un glossaire des termes vernaculaires utilisés au cours du daour. Nous avons recueilli fidèlement les termes et les commentaires des acteurs sociaux car ils ont une logique explicative interne. La simple traduction est impuissante à rendre compte de l’esprit d’une culture. : le mot « raoui » veut dire « conteur » plus autre chose. Il y a plusieurs types de conteurs qui portent des noms différents selon qu’ils racontent la vie du Prophète, ou les légendes ; le terme tmarsit ne signifie « caprification » que par analogie. Les mots sont souvent ambivalents : le daour veut dire « pèlerinage circulaire » mais aussi chacune des étapes. La ziara veut dire « visite au tombeau » du saint, mais aussi l’offrande aux descendants du marabout. Pour saisir la signification des concepts utilisés localement, il faut observer les pratiques qui y correspondent. Les mots n’ont de sens que dans leur contexte. Restituer le « sens » des acteurs sociaux ; c’est reconnaître que la sociologie profane est en fait la source cachée de la sociologie professionnelle. La culture à Essaouira et dans sa région est essentiellement rituelle. C’est pourquoi la plupart des concepts utilisés dans le glossaire sont liés à des rites de passage. La fête conçue comme libération est révélatrice de la nature d’une société dans la mesure où elle permet à l’ensemble du refoulé de se manifester. La culture populaire est le refoulé de notre culture nationale. L’islamisation des berbères d’une part, le passage de la campagne à la ville d’autre part, conduisent à des transferts et à des modifications qui rendent ardue la dissociation entre croyances antiques et croyances orthodoxes et donc difficile l’archéologie du rituel. Néanmoins les pratiques montagnardes éclairent d’un jour nouveau les pratiques citadines et facilitent cette archéologie car au Maroc le rural est le père du citadin comme en psychanalyse l’enfant est le père de l’homme. Si les rituels des confréries urbaines sont riches musicalement, les rituels ruraux sont riches en mythologie : les Regraga n’ont en fait de répertoire musical, que deux prières de la pluie. Par contre, ils sont experts dans l’art du conte et du mythe ;lesquels sont peut – être dans la culture rurale ,l’élément le plus profond pour saisir les structures mentales et sociales : « l’anthropomorphisme, la projection de la subjectivité sur la nature, étaient à la base de tout mythe. Le surnaturel, les esprits et les démons, seraient donc, dans cette perspective , les reflets des hommes que les phénomènes naturels épouvantent. Les nombreuses figures mythiques peuvent par conséquent toutes être ramenées à un dénominateur commun : le sujet. » C’est aussi le reflet de l’homme émerveillé par la nature qui fait que le sacré est à l’origine de l’art. Autant par amour que par rigueur scientifique, j’ai parcouru inlassablement le beau rivage d’Essaouira, questionnant les monuments, les manuscrits et les rites locaux, pour déchiffrer le message deceux qui nous ont quittés. Essaouira est une ville pleine de mystères et de magie, pleine de charme et de poésie. Ville de la marginalité et de l’absence, ville parfois cruelle à l’allure d’exil et de silence. De tous les discours possibles seul le discours poétique est approprié. Quel autre discours peut décrire ses eaux profondes où tout s’engloutit, sinon celui de la poésie ? Je ne dis pas que seul le discours poétique est possible sur notre ville. Mais je constate que dans le discours Souiri, chez les artistes et les artisans, la quête du passé, la nostalgie d’un déchirement, touchant les âmes à un niveau où seule la poète est expert. Nostalgie que seule parfois le cri d’une mouette peut rendre, à moins que ce ne soit la silhouette d’un chalutier à l’horizon. C’est à cette ville aussi que je rends hommage car c’est rempli de son amour et de son amertume qu’un jour de 1984 j’ai décidé de suivre ces sentiers lumineux dont parle le Prophète Mohamed lors du pèlerinage des adieux : « Je vous laisse sur une route blanche de clarté, où les nuits ressemblent aux jours. Ne dévieront de cette route que ceux qui sont voués à la perte. »
Abdelkader MANA
JOURNAL DE ROUTE
« Dieu a créé les Prophètes en Orient et les marabouts au Maghreb. Les Regraga étaient des combattants de la foi ;après avoir soumis les tribus berbères ; ils désignèrent un marabout à la tête de chacune d’elles. » Le porteur d’eau des Regraga
Lundi 18 mars 1984
Je tourne en rond, et de fait à Essaouira l’hiver on tourne en rond. Maintenant que la saison des moissons et des moussems est terminée, la ville retrouve le silence. A part son vent de crabe, l’horizon vers lequel tendent d’anachroniques canons semble figé. L’entrée dans le siècle de l’électricité fut traumatique pour cette ville qui fonctionne comme une horloge des saisons réglée par les mains invisibles des saints et des démons. C’est une ville qui vit en quelque sorte en dehors du temps, avec des relents de je ne sais quel surnaturel, de je ne sais quel éternel. En témoigne cette musique sacrée qui déchire l’obscurité et qui semble vouloir s’envoler vers les étoiles. Ce sont les hamadcha à la recherche de la transe et de l’oubli. La magie de la nuit appelle le silence, la communion du groupe appelle la hadhra. Les hamadcha étaient beaux comme dans un rêve, tristes comme dans un linceul. Mais maintenant les taïfa ne sont plus ces vaisseaux amarrés au port de transe. Maintenant Essaouira est une veuve déchue qui se souvient de sagloire. Sa marginalité a eu pour revers cette perpétuelle quête pour la cure des âmes. Elle ne s’anime qu’à l’occasion de ses éternels rites de passage. La culture y est d’ailleurs essentiellement rituelle. Elle ne peut désormais trouver un souffle que dans le cadre d’une mise en scène politique qui en déforme le caractère spontané et originel. Je me prends à espérer qu’un jour les fossoyeurs de ma ville recevront le châtiment du temps ;quant à moi je la quitterai comme les abeilles quittent leur ruche, par la fumée suffocante de la crise et du chômage : le temps des reconversions difficiles est arrivé. Le retour à la vue et à la vie, à l’ouïr et au jouir, après une longue incubation hivernale, libère l’écriture car le corps n’est « pesant » que par la douleur, par la douleur la conscience elle – même devient « corps ». Avec ce printemps, elle n’est plus tournée sur elle – même, obsédée par la blessure du corps, elle voyage vers des territoires éloignés. Je laisse choir la musique sacrée pour la parole mythique, le cercle vicieux pour le voyage initiatique. Je m’en vais à la campagne à la rencontre de gens qui me sont à la fois proches et lointains : j’aurai à transcrire de l’aroubi en français, et ce voyage à travers les langues m’introduira dans l’univers étrange des rêves brumeux. Je serai à nouveau admis au sanctuaire de l’écriture.
Parole de voyante
Jeudi 21 mars 1984
Après tant de sécheresse, quelques pluies commencent à tomber. Pour ceux des Chiadma, elles ne sont pas en rapport avec « Salat al Istisqua » qu’on organise à travers tout le pays et dont les médias se font l’écho mais en rapport avec le daour des Regraga. Une quête qui les conduit à travers tout le pays Chiadma où leur passage est considéré comme bénéfique et fécondant pour les plantes, le cheptel et les humains. Je me réveille à l’aube et je me dirige vers « bab doukkala », pour me rendre à la zaouïa d’Akermoud où a lieu aujourd’hui le départ de la « fiancée ». Surprise : aucun transporteur ne veut nous y mener, de crainte de revenir à vide. Renseignement pris, on m’explique que le départ de la taïfa, avec à sa tête la « fiancée rituelle », est suivi par peu de monde, par contre, elle sera demain accueillie par toute une foule dévote à Sidi Ali Bou Ali, première étape du daour qui s’ouvre par des sacrifices. Je demande à un chidmi s’il m’est possible de faire le daour. Après avoir toisé ma tenue de citadin, il me répond : « Il faudrait que tu sois couvert d’une djellabah et capable d’endurer un long trajet sous la pluie et une chaleur accablante. Entre la première et la seconde étape, on est encore au bord de la route. Mais au-delà, on sera en rase campagne. Il te faudra donc un mulet pour te transporter et un turban pour te protéger du soleil. Pour le reste, tu seras l’hôte de Dieu. » Ma mère veut absolument que je fasse ce pèlerinage : « Je vais t’acheter des babouches et une farajia pour que tu prie avec les Oulémas. Une voyante m’a dit : ton fils hésite à partir en pèlerinage, pourtant la clé de son avenir s’y trouve. » Pour faire peau neuve, on m’invite à me défaire de l’habit occidental afin d’être à même de m’imprégner de la parole sacrée. La voyante a vu juste : j’hésite à me couper de la « civilisation » ; je crains qu’il ne me soit difficile de rejoindre la ville en cas d’ennuis de santé. La voyante me pousse à ne plus hésiter.
Le Maroc de l’aube
Vendredi 2 Mars 1984
Il fait encore sombre. Les baluchons et les peaux brûlées trahissent l’origine paysanne des voyageurs : « Vas-y pour changer d’air ; la forêt est le poumon de la ville ; elle réactivera en toi la joie de vivre et d’écrire. » me dit mon père. La route file droit devant nous ; vers l’Afrique ancienne, vers le Maroc de l’aube. Je cherche des idées neuves qui surgissent de ma pensée comme l’herbe fraîche au milieu de la rosée. Je me surprends à la recherche d’une langue inexistante, pour échapper au « français ». Comment décrire ces envolées elliptiques d’une multitude de goélands qui déchirent un brouillard azuré au-dessus d’une plage déserte ? Mais je ne trouve, pareils aux pierres, que des mots tellement usés...Mon âme est emmurée dans des vieux concepts, mon âme cherche une issue...Dés ma naissance ma langue m’était volée...Il faut tout recommencer, tout repenser...La dérive au pays des Regraga est une issue bénie...J’y vais pour me laver de mes souillures, de mes blessures. L’amour est certainement le but de toute quête, de tout pèlerinage. Ce soir, je dormirai avec les pèlerins, sur le lieu même du sacrifice. Le soleil se lève, la fleur s’épanouit, les petites pousses sortent de terre et les hommes quittent leur sommeil. Je me sens enivré de liberté intérieure. La délivrance...Au loin les cyprès se profilent comme dans un rêve. Au loin la montagne est couverte d’un manteau de brouillard. Les fellahs sont heureux de constater, qu’après les dernières pluies, la nature semble renaître de ses cendres et que l’année agricole, qu’on croyait compromise, est enfin sauvée. Au milieu des champs verdoyants, la coupole blanche du marabout. Des tentes déployées parsèment le terrain tout autour. Des salines, un parc forain, des halka. On a planté des tentes caïdales pour accueillir les autorités. A l’écart de l’agitation, je m’assoie près d’un vieillard. Il a voyagé toute la nuit à pied pour arriver au bout des salines sacrées. « Ici, me-dit-il, nous sommes dans le Sahel, le versant Ouest du djebel hadid. Le versant Est, on l’appelle la Kabla. » Le Sahel a pour emblème la taïfa et la Kabla a pour emblème la khaïma (tente sacrée). Il y a là une dimension sacrée de l’espace. Le vieillard : - Nous allons voir le gouverneur d’Essaouira et les zeffana. - Qu’est ce que les zeffana ? - Ce sont les travestis qu’on effémine pour jouer le rôle de chikhates. - Qui sont ces personnes qui portent des rameaux d’oliviers avec lesquels ils flagellent les pèlerins ? - On les appelle fokra ; ce sont les descendants des sept saints. Pour la plupart, ils ont passé la nuit chez Lahbira. De riches fellahs comme Lahbira invitent plus de 200 personnes. Après la prière du dohr, les fellahs leur apportent des offrandes. - Pourquoi ? - Pour apaiser la colère de Dieu. - Quelle est d’après vous l’origine des Regraga ? - Les sept saints Regraga sont des enfants conçus simultanément qui ont dit la chahada (profession de foi) dans le ventre de leur mère. Lorsqu’ils ont rencontré le Prophète, ils lui ont dit : « Nous voulons être tes fils ! ». Il leur a répondu : « Faites lire le Coran à vos parents ». Ils dirent : « Mais ils refusent ! ». Alors le Prophète ordonna : « Allez à travers le monde et soumettez – le à la volonté d’Allah et de son Prophète ! ». Les Chiadma parlaient alors comme les oiseaux, une langue inconnue ; lorsque les Regraga sont arrivés, leur langue devint l’arabe. ». Les sept Dormants ont généralement une fonction thérapeutiques justifiée par des mythes : entre le marabout inaugural du daour qui guérit les maladies de peau et celui de clôture qui guérit la rage, que de spécialistes pour apaiser les douleurs de gens de tribus, souvent dépourvus de toutes infrastructures routière, hospitalière, et scolaire ! Le sel est le principal barouk de cette clé du périple. Le sel en général ne guérit pas la peau, mais ce sel en particulier est doté de force mystique responsable de la guérison. Le haut parleur annonce l’arrivée des autorités. Les fantassins déchargent leurs fusils. Devant la tente caïdale on disperse la foule des ruraux et on sert le méchoui aux seigneurs. Au Maroc, pays des seigneurs, les paysans élèvent les moutons et les citadins les dégustent. Une femme voilée de noir me prend violemment à partie : « N’écris rien ! Nous les Regraga, nous appartenons à Allah : N’écris rien ! ». C’est curieux ; l’écriture est donc perçue comme un acte sacrilège en tant que révélation d’un mystère auquel un étranger ne doit pas avoir accès. Un vendeur de nattes : « C’est la tribu qui a payé le méchoui. Le jour du daour ce sont les Regraga qui commandent et non pas le Makzen. L’année dernière le gouverneur a offert une ziara de 3000 Dirhams. » Le Mahzen se livre en cette occasion à un véritable trafic politique de la baraka comme l’assure le maître de forge : « Cette année l’étendard des Regraga est haut ; ils ont reçu la ziara royale et sont filmés par la télévision. Auparavant, il n’y avait que deux sacrifices faits par des caïds de la région puis on mettait la main aux babouches et on déguerpissait à travers les champs. » Le daour était auto - géré et auto – régulé par les paysans eux – mêmes. Il n’y avait pas d’intervention externe puisqu’on n’ose commettre de délits de peur de s’attirer la malédiction des sept saints dont les épines sont hérissées en ce jour sacré. On prépare activement la réception officielle dans le horm (enceinte sacrée) où les Regraga sont accroupis sous un arganier sacré. En tenue de cérémonie, les fora, descendants du marabout, sont alignés en manière de soumission à l’autorité politique, devant l’entrée de la coupole. Je note le commentaire de la foule : « La dbiha (sacrifice) sera offerte aux fokra et le jelb (animal non sacrifié) sera offert aux Regraga. On rapporte qu’un riche éleveur qui a refusé de sacrifier aux Regraga a eu son troupeau atteint de gale avant le terme de l’année agricole en raison de leur malédiction. » Un autre fellah : « Vous allez voir ! Le gouverneur qui respecte le horm des Regraga et du sièd enlèvera ses chaussures. » Le sièd est un sanctuaire sans descendants alors que les Regraga sont les membres des 13 zaouia descendants ou affiliés aux sept saints berbères qui ont visité le Prophète. On entend les tolba lire le Coran à l’intérieur de la koubba. Après le festin pantagruélique servi par des garçons surréalistes sous les tentes caïdales et sous les yeux médusés des ruraux en mal de sécheresse, le cortège officiel s’ébranle en direction du sanctuaire. En tête, le gouverneur et le président du conseil municipal. On voit passer quatre taureaux : un rouge, un blanc et deux noirs. Le taureau rouge, c’est le jelb : il est offert aux Regraga sous l’arganier ( ils vont le revendre plus tard au prix de la baraka.). Les trois autres taureaux, c’est la dbiha, ils vont être égorgés. Seuls les proches du gouverneur sont admis auprès de tolba qui entament une oraison funèbre autour du catafalque maraboutique. « Deux taureaux sont offert par El Haj Hassan, un riche propriétaire foncier. », me dit – on. Le gouverneur sort de la coupole ; sur le seuil on fait culbuter le premier taureau pour sa mise à mort. La dbiha a un rôle politique de soumission des tribus. Les tribus sont soumises aux Regraga et les Regraga sont soumis au Makhzen. Dans la foule on entend des you-you et des appels au Prophète. De loin on voit couler le sang. Puis on entend des applaudissements, on entend la souffrance du taureau ensanglanté. « Ils lui ont fait un sacrifice amer. » dit quelqu’un à côté de moi. L’enclos sacré est transformé en abattoir. Avec difficulté on fait avancer le second taureau : « Il a peur du sang de son frère », dit un autre. On l’égorge. « Le boucher est un maître. » , commente un second. Le frère du grand moqadem crie à la foule : « Donnez nous des you-you ! Donnez nous des fatha (bénédictions) ! » La foule se met à crier : « Aâch al Malik ! Vive le Roi ! Aâch wali âad ! Vive le prince héritier ! ». Quelqu’un à côté de moi se met à prier : « Que Dieu fasse de nous des croyants, des martyrs et les héritiers de son secret ! » Les forces de l’ordre poussent vivement le public ; les autorités quittent la scène. J’entends braire les ânes dans le souk. Des jeunes gens et des femmes tentent d’arracher quelques poils aux taureaux gisant dans une marre de sang coagulé ; ils reçoivent complaisamment des coups de fouets de genêts pleins de baraka. Les fokra poussent des cris de rabatteurs de gibier pour les épouvanter mais ils reviennent à la charge pour le dépeçage du taureau noir. A en croire Max Weber les ruraux aiment torturer les animaux : « Parmi les cultes paysans, la torture des animaux est vraisemblablement associée à la lacération des bacchantes. » Maintenant, sous l’arganier sacré, les Regraga reçoivent les ziara en monnaie ; au milieu le moqadem de la zaouia de Mzilate, tête rasée et ronde, visage berbère en sueur, respire une grande vitalité malgré sa barbiche blanche ; il va et vient au milieu des offrandes. Il invoque ses ancêtres des maîtres de forges, les 13 épées d’or, la pluie revivifiante et le miel bénéfique. Mais dés qu’il maudit du fond de sa gorge virile « par les serpents et les canons invisibles », les fellahs , tremblants d’effroi, augmentent les offrandes. Le maqadem de la haïma, à la voix rauque, impose son autorité et le silence nécessaire au mystère. Le porteur d’eau à l’allure massive et imposante et à la barbe noire, fait fonction de bénisseur ; son discours est intarissable, dans un arabe classique bâclé, mais il impressionne. Le chamelier édenté entonne les chants oubliés de la tribu. Au loin passe le moqadem de la taïfa sur sa jument blanche, tel un saint ressuscité , un Don Quichotte éternel, à la voix audible , suivi de son Sancho Pensa sur son âne et d’un Raoui (conteur) à la langue savoureuse aiguisée par ses connaissances du malhûn pour avoir fait depuis 1930 le tour de toutes les hala des villes et des campagnes. Je me mêle à l’attroupement des pèlerins autour des bénisseurs accroupis sous l’arganier ; lorsque le nouveau grand moqadem arrive, toute prière cesse. On est presque en train d’assister à un simulacre d’investiture. Le grand moqadem solennellement , à la manière des seigneurs du siècle dernier , déchiffre des calligraphies en manière d’oracles. L’écriture justifie et légitime à postériori le pouvoir auquel il vient d’accéder, sans consensus, à en croire les murmures , mais auquel tout le monde se plie, à en croire la façade. Tout ici semblefait de faux – semblant, de jeu théâtral où l’intérêt conforte la foi des acteurs. Intercesseur auprès du Mahzen, le grand moqadem est aussi un intercesseur auprès du pourvoyeur de pluie. Le délégué de l’enseignement pour la province d’Essaouira offre un billet de cent dirhams pour recevoir sa bénédiction. Le frère du grand moqadem prend, d’un sac déjà plein, un billet de dix dirhams et les lui offre comme barouk des Regraga pour caprifier son porte – feuille ; les dix dirhams vont faire fructifier sa fortune comme germent des grains de blé qu’on sème. Un fellah m’explique leur baraka : « Au début El Haj Hassan leur a offert deux taureaux. » On crie « Vive le Roi », le fellah poursuit : « De même que les Regraga, cet arbre a une grande baraka ; les pas du grand moqadem sont bénéfiques : Dieu nous a offert la pluie ! »
Les rameaux d'or
Mardi 27 Mars 1984
A l’aube, j’ai pris le car Chekouri à Bab Doukkala. Arrivé à Birkouat, je suis remonté vers la zaouïa de Ben Hmida qui se trouve au sommet d’une colline. C’est la zaouïa du grand moqadem d’où sortira aujourd’hui la khaïma. On reconnaît de loin le fief dont le minaret est planté au milieu d’une fortification. La grande porte et le raffinement de l’architecture témoignent de l’aisance de la zaouïa. Si Mohamadane, le frère du grand moqadem, met en place la haïma face à la grande mosquée, comme pour donner au sacré agraire une note d’orthodoxie. Voici qu’arrive le grand moqadem ; un homme fin et plein d’urbanité. Il m’invite ainsi que l’instituteur du village – un jeune barbu en burnous – à rejoindre une grande salle donnant sur un beau jardin. Un silence sacré y règne. Le moqadem exerce son charisme sur les fellahs qui sont en quelque sorte ses vassaux. Les convives prennent une attitude de recueillement qui n’est pas seulement due à la sainteté du personnage mais à l’impression de richesse qui se dégage de ce fief. Le jeune instituteur se lève et se met à asperger d’eau de rose les invités. Le vieux cordonnier Si Omar, qui est aussi un prieur professionnel d’Essaouira, saisi l’occasion pour entamer une fatiha. Un jeune Regragui aux pommettes saillantes et à l’allure de grand marcheur, fait irruption dans la salle. Quelques rameaux d’olivier, émergent de son couffin. Ils lui servent à flageller les pèlerins. La flagellation a une fonction thérapeutique dans la mesure où elle est sensée transmettre la vitalité de la plante au corps malade. Pratique très répondue en Europe centrale à en croire Manhardt : « Dans le cas où l’on bat la victime d’un sacrifice agraire avec des branches, on pense donner de la vigueur à son âme qui va s’incarner aussitôt pour produire des fruits de la terre. » Un serviteur nous sert le petit déjeuner : énorme plat de riz beurré, gros beignets miellés. Puis on sort sur la place où se déroulera le rituel. L’instituteur du village me prend à partie avec un discours islamiste : « C’est une bidaâ (hérésie) que ce phénomène des Regraga. Ce n’est pas l’Islam. Ils font cela pour gagner de l’argent. Va voir le vrai Islam à Casablanca : l’Islam qui combat l’injustice. Les Regraga n’ont aucune philosophie, aucune théologie ; ils se contentent de distribuer des bénédictions et des malédictions. » Je réponds : « Mais l’Islam est tolérant, c’est parce qu’il a accepté d’intégrer les multiples croyances et mentalités des différents peuples conquis qu’il s’est propagé avec facilité. Ici, nous sommes en présence d’un Islam rural nécessairement lié à la nature, aux rites magiques. On pratique le culte des saints, des ancêtres et de la terre. Je suis venu pour comprendre et non pour légitimer. » En fait je suis tout simplement venu pour changer ma façon d’écrire. Le barbu me dit : « Maintenant je te comprends, je croyais que tu étais un imbécile. Je me disais ; le pauvre, au lieu d’étudier le vrai Islam dans les livres, il perd son temps à suivre les ignorants. » Justement je préfère aux livres la clé des champs. Les Regraga ont conscience de ce contraste qui les oppose aux gens des villes dont ils se méfient sachant qu’ils risquent d’être mal compris pour ne pas dire plus. Déjà au siècle dernier, influencé par le wahhâbisme (doctrine qui prohibe le culte des saints), Moulay Slimane s’est opposé aux descendants de marabouts qui se font appeler fokra : « Retenez loin de vous les moussems, ...Ils se font appeler fokra alors qu’ils ont apporté en matière de religion des choses qui les rendent dignes de l’enfer...Tout cela est interdit par la religion et toute dépense faite à cette occasion doit être considérée comme illicite ». A vouloir déraciner brutalement des traditions séculaires Moulay Slimane s’est heurté à de puissants intérêts : En 1820, Amhaouch de la zaouia d’Ouzzane et Moulay El Arbi de la zaouia des Daraoua, le déposent. Cette opposition entre l’orthodoxie citadine et le maraboutisme rural ( le paganisme vient justement de « paganus » qui veut dire paysan) remonte à l’époque de l’islamisation des berbères et aurait même provoqué une éclipse du soleil à en croire un vieux manuscrit : « ...Les Regraga conseillaient le bien et déconseillaient le mal jusqu’au jour où ils furent victimes d’un sultan despote : par la ruse il les divisa et les dispersa. C’était Mohamed Ben khazraj qui pénétra avec ses soldats au Maroc où ils semèrent le désordre, violèrent les sanctuaires et versèrent le sang. Le sultan exécuta par pendaison une trentaine de chorfa et notables. Le soleil s’est éclipsé ce jour là. C’était en l’an de l’hégire 432 (1052) dans la ville de l’Oum Rbia (la mère du printemps). Ceux des fils de Sidi Ouasmine – le sultan des Regraga – qui ont pu fuir l’ont fait. » Le frère du grand moqadem invite l’instituteur et Si Omar le vieux cordonnier d’Essaouira ainsi que d’autres tolba à s’installer devant le seuil de la mosquée : au fond de la grande place, des chaises pour des invités d’honneur représentant le pouvoir local, à leurs pieds, assis sur des tapis, les clients du fief. Près de moi un chamelier à la tête puissante et au cou de taureau me confie : - ça fait quarante ans que j’accompagne le daour des Regraga. - J’ai l’intention de vous accompagner cette année, lui dis-je. - Que Dieu te bénisse ; j’ai connu un homme qui avait l’intention d’accomplir le pèlerinage à la Mecque. En rêve, un saint lui ordonna de faire le pèlerinage des Regraga, car c’est « le pèlerinage du pauvre » (haj el Maskine). Le djebel hadid où réside le sultan des Regraga est comparable au mont Arafat. Le pèlerinage aux sept saints avant celui de la Mecque est une stricte application du dicton : « Dieu s’efface devant ses saints. » J’interroge le chamelier : - Vous êtes de quelle zaouia ? - De la zaouia de Sidi Ali krati, nous guérissons le vitiligo. - Comment ? - En interdisant au malade de boire la menthe ou de se nourrir de beurre, d’œufs et de poulet pendant 25 jours. - A quoi est due cette maladie ? - Elle résulte du fait de se baigner dans l’eeau froide losque le corps est en sueur. Dans un vieux manuscrit on peut lire : « ....Parmi nos seigneurs les Regraga, il y avait ceux qui faisaient parler les muets, ceux qui guérissaient le vitiligo, ceux qui dénouaient les paralytiques et ceux qui libéraient les possédés. Ils connaissaient aussi la science astrologique grâce à la lecture du ciel pendant la nuit. » Discrètement les femmes arrivent, s’accroupissent le long du mur qui fait face à la mosquée. Elles ont des vêtements bariolés aux couleurs ensoleillées. Le chamelier : - Cette année le Roi a offert aux Regraga une ziara de 10 millions qui leur sera distribuée à la fin du daour. L’homme exubérant ordonne la mise en place d’une banderole couverte d’arabesques sur la façade de la mosquée. Son fils installe une caméra vidéo au milieu de la place, probablement pour filmer le rituel. Ce jeune professeur me fait signe d’approcher et me présente à son père : - Monsieur Mana est sociologue, il veut étudier les Regraga. Le père : - Pourquoi pas ? Nous l’aiderons s’il travaille dans l’intérêt général. Il veut dire qu’il m’aidera si j’apporte à sa famille, par mes écrits, une nouvelle légitimité. J’ai l’impression que grâce à leur mythologie, j’accèderai à une autre façon de voir le printemps. Si je trouve macabre le culte des morts, j’ai un singulier attrait pour celui rendu au jaillissement magique de la vie. On peut lire sur la banderole qu’on vient de mettre en place : « La zaouia de Ben Hmida commandant des Regraga, souhaite la bienvenue à ses généreux invités. » En effet, son ancêtre est considéré comme le commandant des Regraga à la suite de l’aventure qui lui est arrivée à l’époque du sultan Moulay Ismaël : pour construire les remparts de Meknès , (qui sont en pisé), la tribu se vit imposer une corvée : transporter avec ses ânes des fagots de rtem (genêt) et de la chaux, qui abonde sur leur territoire. Hamou Ben Hmida fut chargé de négocier avec le sultan afin que sa tribu fut libérée de toute corvée et obtint le droit d’accès à la partie orientale du djel Hadid (la daour se déroulait en 22 jours et seulement dans le Sahel, à l’Ouest du djebel Hadid). On sert caïdalement le thé, alors que les tolba entonnent le Coran. Un air de faux-semblants, tirés à quatre épingles, voici sur leur chaise, le caïd de Talmest et le délégué de l’aménagement du territoire. Ils sont là par devoir administratif : la politique des inaugurations. Si Mohamadane les asperge d’eau de rose. Il ordonne aux femmes accroupies de présenter leur ziara. Elles se précipitent en file indienne devant les tolba qui les bénissent. On leur ordonne de faire vite : elles n’ont pas le temps de présenter leurs vœux et les tolba celui de les bénir. On a l’impression qu’elles sont venues juste pour payer une dîme seigneuriale. Si Mohamadane invite les hôtes d’honneur à présenter aussi leur ziara. Puis il demande à tout le monde de former le cercle pour être filmés par son fils : « Filme nous, afin de garder ce souvenir pour l’histoire ! » Signe des temps, la circulation de la culture traditionnelle emprunte désormais la voie des ondes et des bandes magnétiques. Au Maroc, surtout dans la bourgeoisie, on entre maintenant dans la phase de la vidéo - cassette qui se substitue à l’album de famille et permet de voir à volonté un rituel, un mariage ou un chanteur ambulant sur l’écran de téléviseur. Le chameau guidé par un vieillard arrive. Il est accueilli par les you-you des femmes. On met la khaïma sur son dos. Si Mohamadane contemple la scène d’un regard entendu et indulgent et, à l’intention des invités : - Ce n’est rien, c’est la tradition qui le veut ainsi. Les femmes essaient d’obtenir quelques bouts de la khaïma sacrée. Le chamelier en vend discrètement et chasse celles qui veulent en prendre gratuitement. Lorsque le chameau se lève, les femmes se précipitent pour ramasser la poussière qu’il a foulée. Il se dirige enfin vers sa nouvelle destinée au milieu des you-you. Demain la tente sera plantée à Sidi Ben Kacem. Je prends mon sac et je suis le chamelier sans prendre congé de mon hôte qui trouve probablement saugrenue mon idée de faire le daour ; ma curiosité n’est certainement pas fondée sur la dévotion. Dévalant la pente en direction de l’Ouest, le vieux chamelier se rend compte de ma présence ; il me tend une racine de palmier – nain : « Prends ce barouk et donne ce que tu peux. »
La rivière verte
Le soir du 27 Mars 1984
Avant d’aller plus loin, je décide de faire une halte à Talmest, une des principales zaouia des Regraga. La racine de ce nom est le mot Talmas qui veut dire « touché », « frôlé » par un djinn. Les descendants de cette zaouia ont le don de guérir les possédés. L’un d’entre eux me raconte : « L’autre jour, une jeune fille – gloire au créateur de sa belle image ! – était atteinte par lariah ( de rih « esprit du vent ») ; son père l’a amené à notre zaouia. Nos chorfa essayèrent de l’enchaîner, en vain. Je leurs dit : « Laissez-la moi ! » Je la descendis dans la khaloua (lieu de retraite et d’isolement) et je commençais sa flagellation au genêt. Le démon me supplia par sa bouche tordue mais je ne l’ai laissé partir que quand il me promit de ne plus revenir habbiter son enveloppe charnelle (khchba). Après son envol la jeune fille retrouva la raison et reconnu son père. » Ici la flagellation permet d’expulser « l’intrus » et de libérer le corps de ses tensions comme c’est le cas pour les auto – mutilations rituelles des Hamadcha et des Aïssaoua : « Le désir d’être frappé ou de se fustiger, nous dit William Reich, découle du désir pulsionnel d’une détente exempte de culpabilité. Il n’existe aucune tension corporelle qui ne produise des phantasmes de flagellation si la personne soumise à cette tension est incapable de provoquer elle-même la détente. C’est l’origine des souffrances passives, typiques de toutes les vraies religions. » Sidi Abdeljalil, le patron de Talmest – qu’on appelle aussi Moul l’Oued Lakhdar (le patron de la rivière verte) est un héros de la fertilité. En vertu de cela, les femmes vont se baigner dans ses eaux lustrales, offrant leur nudité au brouillard matinal azuré et aux regards indiscrets cachés dans les feuillages. On raconte une légende inspirée du cycle de Persée, celle de la jeune fille délivrée du monstre. Une légende très significative des anciens rites d’initiation : « Un âfrit (démon) qu’on appelait Mgharat Boutazart (la grotte du figuier en chleuh) vivait sur le mont Talmest. Il dormait une année et se réveillait l’autre. Sa caverne regorgeait des fruits de son errance en pays Chiadma. Un jour, il enleva Mammas, la fille de Sidi Saïd Ben Yahiya ; c’était l’ancien patron berbère de Talmest. Abdeljalil, un jeune théologien, lui promit de sauver sa fille en échange de la source de son jardin. Le chleuh accepta le contrat. Alors Abdeljalil se présenta devant la grotte maudite et provoqua l’âfrit en duel. Grâce à la lecture du Diamiati, le grand livre de la magie, il transforma l’âfrit en abeille et l’enferma dans un roseau. Puis il ramena la jeune fille sur son cheval blanc. Comme l’exigeait le contrat, il devint le propriétaire de la source qu’il transforma en rivière. Depuis, toutes les terres bordant ses rives appartiennent à sa descendance. » Des esprits sont incarnés dans les grenouilles de cette rivière ; c’est pourquoi il est prudent de ne pas y toucher, le soir, lorsqu’elles se livrent à leur symphonie croâtique. Mais à l’aube, ces eaux lustrales redeviennent fertilisantes et les femmes y vont s’y plonger : entrer dans l’eau, c’est naître, en sortir, c’est accoucher. Je passe la nuit chez Driss, un de mes amis, fonctionnaire au ministère de l’agriculture. Il travaille ici plutôt par nécessité que par vocation. Il se plaint du vide culturel qui l’oblige à regarder le vide de la télévision : - Pourquoi ne profites-tu pas de ta position pour faire des enquêtes sur la vie rurale ? - Je ne peux pas quitter mon bureau, me dit-il, ma position ne me permet pas de me comporter libéralement avec les fellahs. Le problème ici est celui des voies de communication ; il y a des zones inaccessibles. » Après un moment de réflexion, il ajoute : - Ne crois-tu pas qu’ils vont t’obliger à demander une autorisation pour ton enquête ? - Pourquoi une autorisation, je suis un pèlerin comme tout le monde. Je me demande ce que je suis venu faire dans ce bled perdu : prendre l’air ? Etudier ? Pour qui ? Pourquoi ? ... A la télévision, à l’occasion de la journée internationale du théâtre, on présente une pièce intitulée : « Sanglier et figue de barbarie » (Hallouf karmouss) . C’est tout à fait mon thème. Les acteurs usent merveilleusement de l’aroubi (parler villageois des tribus arabophones des plaines Atlantiques) qui rend mieux que tout autre langue la richesse et les nuances du vécu quotidien des fellahs. C’est une parodie sur le thème de la zaouia : Deux clans se disputent des reliques pour pouvoir les enterrer sur leur territoire et recevoir offrandes et ziara. Cette nuit, je m’endors dans le confort et le lendemain, avant de me quitter, Driss m’offre malicieusement « L’animal impérial » de Robin Fox.
Offrandes au bord de l’oued Tensift
Le 28 Mars 1984
La route est déserte, le temps magnifique. A Berrakt Lamine des tracteurs transportent pèle – mêle, fellahs, femmes et moutons. On discute des futures moissons et des dernières pluies. Nous longeons la rive Sud de l’Oued Tensift en direction de Sidi Kacem, vers l’Ouest. Une fraîcheur marine nous vient de l’océan. Au milieu de la simplicité paysanne une vive sensation de liberté m’envahit. Poussant des cris joyeux un couple de hérons se pourchassent, tantôt s’élevant lentement tantôt piquant vers le bas. Une oie sauvage étend ses ailes noires pour accueillir le soleil matinal. La nature semble d’une beauté fragile, éternelle, irréelle. Ânes, mulets, carrioles s’engagent à la queue leu-leu dans une voie ombragée d’eucalyptus qui débouche sur le daour. Des femmes offrent leur ziara aux moqadem assis en demi – lune autour de l’étais de la khaïma . Le chamelier me reconnaît : - Hier soir, au cours du chemin, malgré sa muselière, le chameau s’est retourné contre moi. ( ce disant il me montre une de ses grosses dents qui bouge). Non loin de là, des tentes blanches sont disposées en un rectangle de manière à former une grande place. Ce sont les tentes de la tribu des Oulad El Haj ; les serviteurs (khoddam) des Regraga. Chaque fraction de tribu rivalise avec l’autre pour faire prévaloir le prestige de so nom en préparant les meilleurs offrandes. Les pauvres fellahs se cotisent entre eux pour offrir ces énormes plats de noyers qu’on soulève à quatre, grâce à un filet de corde ; le chef de la tribu les surpasse en offrant le chameau qui transporte la khaïma et 40 gasaâ (plats). Son prestige , et partant son pouvoir dans la tribu, en dépendent. Un fellah me désignant le chef : - C’est lui qui achète chaque année le chameau qui porte la khaïma des Regraga ! Le chef s’adresse à moi : - Si tu étais venu hier chez ce pêcheur (en parlant de lui-même), tu aurais vu que j’ai préparé 43 gasaâ. Note « Oulad Bou Sbaâ » (les fils des sept). Puis pour taquiner son ami, « espèce de mécréant ! » et aux badauds curieux : - Laissez le écrire pour le makhzen ! Que Dieu sauvegarde notre Roi qui nous a laissé la liberté de faire ce que nous voulons ! La ville et l’écriture sont les deux attributs du pouvoir ; je deviens le témoins des offrandes : un fellah m’invite sous sa tente pour admirer la sienne. On me demande si j’ai bien noté douar Rouahla , si je n’ai pas oublié le hameau des Touibia. Un jeune fellah me dit : - La plus grande gasaâ peut coûter jusqu’à 1000 dirhams. Celui qui se marie devient serviteur . Que Dieu élargisse le horm (enceinte sacrée) ! Et qu’il éteigne la colère de la nature ! - Mais en période de sécheresse ? - Même en période de sécheresse, personne n’ose manquer à la tradition quoiqu’il en coûte. La hiérarchie des hameaux se redéfinit chaque année en fonction des offrandes. La générosité est une preuve de puissance ; une pratique qui s’apparente au potlatch (destruction de la richesse pour le prestige). Maintenant, on sort les plats à ciel ouvert devant la khaïma. Tous les plats de couscous se ressemblent, sauf la gasaâ des Regraga qui se distingue par son ornementation. Etoiles en arc-en-ciel dessinés avec des fruits secs et du beurre. L’ensemble des plats présentés sur la place sacrée au moment où le soleil est à son zénith, symbolise le jardin de la tribu que les Regraga bénissent par des vœux qui sont généralement exaucés durant l’année agricole en cours. Les Regraga bénissent par les fatha et maudissent par des daâoua ; ils maudissent le sanglier ennemi du maïs et le moineau qui s’attaque au blé, s’enivre de raisins et de figues. Un public admirateur se presse autour du jardin symbolique de la tribu, le chef leur crie : - Ô tribu, éloigne-toi ! Laisse briller la fortune ! Puis, s’adressant aux Regraga qui circulent entre les offrandes : - Prenez votre fortune ; vous nous avez amené la pluie ! Avec un sourire exquis un vieillard lui répond en jetant un coup d’œil aux plats multicolores : - Nous n’avons rien à faire des choses amères ; que Dieu nous donne ce que rapporte l’abeille à sa ruche ! Le moqadem de Mzilate (les maîtres de forge) circule entre les offrandes, la tête grosse et ronde, le regard passionné, la barbe régulière et la voix forte d’un homme qui mange bien, respire bien et qui a quatre femmes : - La sécheresse a quitté les Regraga ; ô tribu des Oulad El Haj ! Qu’Allah fasse de vous ce qu’il a fait de l’ange Gabriel le jour du vendredi ! Que les billets de cent dirhams accueillent le commerçant dés l’ouverture de sa boutique ! Les absents sont parmi nous ! Ceux qui ont ajouté un plat cette année, nous voulons que la fortune ne les quitte jamais ! El Haj Chaâbi des Mzilate a construit pour nous et pour ceux d’Essaouira : que Dieu les bénissent ! Il s’agit du mécène originaire de la zaouia de Mzilate qu’on dit être « le Roi du bâtiment ». Il a en effet construit une mosquée dans le quartier résidentiel pour les coopérants, parce que dans la vieille médina il y a déjà plus de lieux de culte qu’il en est besoin. Grâce à cette bonne action musulmane, il est devenu député des Chiadma et son fils est devenu député des Haha. Un paysan me dit : - Une fois élu, on ne le revoit plus, comme la pluie qui a cessé de tomber. Autrefois, chez les anciens du bled Jamaâ, les gens choisissaient eux-mêmes leur représentant en se fondant sur son honnêteté. Ce n’était pas lui qui venait dire : « Venez, je vais guider vos prières de l’aube ! Venez, je vais guider vos prières du crépuscule ! Le moqadem de la khaïma bénit un autre mécène : - Prions pour El Haj Hassan qui a sacrifié deux taureaux à Sidi Ali Bou Ali et deux pour la tribu ! (on applaudit) qu’Allah fasse tomber sa clémence ! Qu’il bénisse nos ancêtres ! On peut se demander si ces énormes plats de couscous garni ne préfigurent pas la table servie, et si les treize moqadem ne préfigurent pas les douze apôtres de la table ronde plus Aïssa (Jésus) puisqu’ils disent justement être les haouariyounes (apôtres) dont parle le Coran : Les apôtres dirent : Ô Jésus fils de Marie ! Ton Seigneur peut-il du ciel faire descendre sur nous Une table servie ? Jésus fils de Marie dit : Ô Dieu notre Seigneur ! Du ciel fait descendre sur nous une table servie ! Ce sera pour nous une fête et un signe venu de toi Dieu dit : Moi en vérité, je la fait descendre sur vous, Et moi en vérité, je châtierai d’un châtiment dont Je n’ai encore châtié personne dans l’Univers, Celui d’entre vous qui restera incrédule après cela. Selon une vieille légende : « Les Regraga pratiquaient la pêche en mer avec des olives piquées à des hameçons. Apparut Sidna Aïssa, il demanda à ces hommes de le suivre. Ils partirent et en route ils eurent faim. Sidna Aïssa se mit en prière et, à deux reprises, une table descendit du ciel ; une première fois avec du raisin et du pain, la seconde fois avec du poisson du sel et du pain. Ces miracles convainquirent les Regraga et ils se firent chrétiens. Ils se vêtirent désormais de blanc, se chaussèrent avec du doum tressé et prirent comme chef un apôtre : Chamoun (Simon). Une basilique fut édifiée au bord de l’oued Tensift. Les Regraga vécurent quelque temps en paix, faisant sans doute du commerce avec les Romains de la côte comme les Zegrenzen plus à l’Est le faisaient avec ceux de Volubilis – un descendant de Chamoun Ouadah (Judas) fut le dernier souverain chrétien qui régna sur toute la région du Tensift. » Le vent souffle sur la place ; un peu de poussière se mêle aux tables servies. Le moqadem de la khaïma dont le silence inspire le respect procède à la répartition des offrandes aux treize zaouia : - Retnani ! appelle-t-il (astucieusement il commence par la zaouia qui va nous accueillir demain). Le responsable se présente : - Prenez trois plats ! Il fait de même pour les autres zaouia. Chacune est répartie en trois fractions et chaque fraction se partage un plat. Certains halaki sont aussi considérés comme ayant la baraka ; c’est le cas de la halka des travestis au cours de laquelle des pèlerines s’accroupissent au milieu de l’attroupement pour être bénis en contrepartie de la ziara : c’est un commerce de baraka.On enregistre les musiciens qui se trouvent parmi les halaki et on emporte avec soi, dans les « boîtes parlantes », les appels de l’aïta comme autant de barouk : la diffusion massive des mini - cassettes est un phénomène culturel important pour la reproduction de la musique populaire locale. Loin de la route goudronnée la culture paysanne brille de tout son éclat. Les Oulad El Haj rangent leurs tentes et leurs plats de noyers vides sur ânes et mulets et s’éparpillent dans la nature. L’un d’entre eux attache son mulet au tronc d’eucalyptus et vient me demander : - Avez-vous noter el maâkoul (le sérieux) Mohamed ? - Oui. (Je cherche dans mes papiers et lui montre une phrase quelconque.) - Non, ce n’est pas ça, me fait-il remarquer. (J’ai transcrit en arabe tout ce que j’entendais tel quel, et en français mes impressions littéraires, donc il lui est loisible de me dévoiler s’il sait lire), je rougis de mon attitude lorsqu’il indique sur mon bloc – notes son propre nom qu’il m’avait dicté lors des offrandes. - Où avez-vous appris à lire ? - A l’école coranique. Livrez la liste réelle des serviteurs des Regraga au Makhzen ! Pour lui, je suis donc un agent du Makhzen. C’est un homme digne, il se met en selle avec son fils et part, l’air satisfait d’avoir accompli son devoir. Décidément, comme on dit : « Au pays des Regraga, tous les ans les grains sont vannés. » Alors que je prends des notes un peu à l’écart de la foule à l’ombre des eucalyptus, des curieux viennent se regrouper autour de moi. Je leur dis : - Pourquoi appelle – t – on les Regraga « les treize épées d’or » ? Un vieux répond : - Parce qu’ils étaient les combattants de la foi. Dans ce pays il n’y avait que des berbères ; les Regraga les ont soumis à l’Islam. En effet, depuis que le Général arabe Moussa Ibn Nouçayr confia l’expédition d’Espagne au berbère Tarik Ibn Ziyad, l’islamisation du Maghreb a été l’œuvre de berbères déjà convertis. Par ailleurs, on sait que les Haha faisaient partie de l’armée de Tarik Ibn Ziyad, il n’est donc pas étonnant que les Regraga, qui sont une des tribus Haha, aient participé à cette grande aventure. Un mythe rapporté par le « Miel des choses » (Al Maâsoul) de Mokhtar Soussi raconte leur retour d’Andalousie : « Naviguant sur leur nef, nos seigneurs les Regraga étaient venus d’Andalousie. Ils ont débarqué au port d’Agoz, avant l’Islam, au pays Haha. Delà, ils se sont dispersés dans la région. C’étaient des apôtres de Jésus qui se sont ralliés à Mohamed avant sa naissance. » Dans ce mythe aussi bien que dans la carte générale des « Etats du Roi de Fès » (non datée), le territoire au sud de l’oued Tensift faisait partie du pays Haha : le peuplement antique de cette « queue » de la plaine Atlantique était don berbère. La ville d’Agoz (Souira Kdima) dont parle le mythe était la capital des Regraga occupée par les portugais en 1519. Un personnage haut en couleur, à l’allure très drôle et qui semble être une autorité en matière d’ «histoire » fait taire tout le monde pour me dire : - C’est à l’époque de Tarik Ibn Ziyad que le sultan des Regraga est arrivé en Andalousie. Quelques uns des fils de Sidi Ouasmine sont morts en pays berbère notamment au bled El Qihra, chez les Seksawa du Haut Atlas. C’était donc des moines – guerriers qui défendaient des ribât , institution à la fois religieuse et militaire créée par Youssef Ibn Tachfine fondateur de Marrakech et de la dynastie Al Moravide (1050 -1147). Et c’est en moines – guerriers que le drôle de personnage me les décrit : - Les sept premiers saints Regraga sont : Sidi Aïssa Bou Khabia qui peignait dans une gargoulette la tenue des combattant avec chaque jour une couleur différente pour faire croire aux ennemis qu’ils étaient nombreux. Sidi Boubker Achemas qui chauffait l’eau des ablutions rituelles au soleil. Son fils Saleh qui montait un vieux cheval blanc. Sidi Yaâla qui portait leur tambour et leur étendard. Sidi Saïd Sabek les a devancé chez le Prophète alors qu’ils l’avaient laissé pour mort dans le désert : le Prophète le souleva jusqu’à lui parce que Dieu a ordonné à la terre d’être soumise aux Prophètes et de se plier à leur volonté. Ses compagnons le croyaient derrière eux mais lorsque Mohamed souleva la tenture de sa tente, Sidi Saïd Sabek apparut à leurs yeux étonnés. Il y avait Ben Adenas et enfin leur sultan Sidi Ouasmine qui réside au sommet du djebel Hadid. Mon interlocuteur poursuit : - Les Regraga possèdent des preuves indéniables de cela ; chaque zaouia possède une chajara (arbre généalogique) et des dahirs royaux qui remontent à plus loin que la dynastie Alaouite car les Regraga sont âgés non pas de 14 siècles mais de 17 siècles. L’un des membres de la zaouia de Sidi Ouasmine, à l’allure de fellah – théologien, sort de sa choukara un vieux manuscrit fait de lambeaux de mythologie Regraga qu’on appelle curieusement l’Ifriqiya ; avant de la remettre dans sa choukara il me dit avec fierté : - Pour déchiffrer l’Ifriqiya, il te faut cinq jours d’écriture et deux heures de litanie coranique ; pas une minute de moins ! Quelle parole prémonitoire ! J’ai passé plusieurs nuits à tenter de raccorder la mythologie au rituel : en vain ! Ce qui caractérise justement le mythe est d’être insaisissable comme la quadrature du cercle. Après la distribution des ziara, les lieux se vident comme par enchantement l’agglomération ambulante ne laisse derrière elle que le sable et le vent. Longeant l’oued Tensift, on se dirige vers la côte à travers le petit bois d’eucalyptus et de mimosas ; dans la lumière tamisée par les feuillages , la « fiancée » fait son apparition sur sa jument blanche. L’air digne, la barbe noire : un prince d’Andalousie ressuscité en marabout berbère ! Une espèce de mélange d’Abou Abdil et de Don Quichotte. Son muletier qui fait figure de Sancho Pansa sur son âne me dit : - La « fiancée » perpétue la tradition du sultan des Regraga qui chevauchait également une jument blanche. Dans « sa » tête il est donc aussi Sultan puisque le rite ne fait que mimer le mythe. Le clan de la « fiancée » se distingue par sa couleur blanche du clan « rouge » de la khaïma : si le « blanc » est associé à des situations non marquées, le « rouge » couleur de la vie et de la procréation est associé , soit à la mort (les combattants de la foi), soit à la vie (la ruche de la caprification fécondante, les porteurs de pollen, preneurs de nectar.
Restons face aux vagues jusqu’au vertige ...
De loin on entend les baroudeurs inaugurer la nouvelle étape comme pour signifier que c’est d’abord en guerriers que les Regraga ont rendu visite à chaque tribu. En fait, on se rend dans une tribu - zaouia puisque le bois que nous traversons sépare la tribu des Oulad El Haj de la Zaouia des Retnana chez qui Oqba Ibn Nafiî avait construit une mosquée avant de poursuivre son raid vers le Sous. Le chameau qui porte les noria de bois nous dépasse, le jeune chamelier écoute sur cassette un marsaoui (aïta des plaines côtières) : Allons voir la mer Restons face aux vagues jusqu’au vertige ... Nous sommes à proximité de l’océan ; l’eau que nous buvons est un peu salée. A l’horizon crépusculaire se dégage une coupole blanche sur fond de mer bleue. Déjà le nouveau campement est installé avec ses allées commerçantes fortement structurées : les tisserands s’alignent près des tisserands, et les bouchers près des bouchers. C’est ce regroupement par corps de métier qui structure un terrain vague, un col ou le bord d’une rivière. Dehors, il fait sombre. Dans l’éclairage des flammes rouges, le chameau ne cesse de ruminer : il faudrait être un chameau pour écrire sur ce cercle magique, la mythologie qu’il charrie, ce rêve rural enraciné dans la terre. Ruminer, égrener les étapes de l’immense chapelet qui traverse les tribus et leur printemps. Certains s’endorment dans la tente collective, d’autres discutent en fumant du kif, d’autres encore se délectent autour d’un tagine. Un fellah raconte : - Les eaux souterraines sont protégées par ceux que je n’ose nommer : Tenez ! près de chez moi, j’ai foré un puits et j’ai découvert une nappe d’eau. Lorsque les puisatiers l’ont atteinte, il a failli leur arriver malheur. Maintenant, il ne me reste plus à faire qu’un travail de maçonnerie ; à l’étape de Sidi Ouasmine je ferai appel aux tolba pour apaiser ceux qui résident dans le puits. La nuit souterraine est, selon un mythe des Hamadcha, hantée par des nains qui tentent inlassablement de se délivrer de leurs chaînes et de remonter à la surface de la terre de l’aube au crépuscule : le jour où ils découvriront la profession de foi islamique ils surgiront à la face du monde et détruiront tout ce qui existe. La terre, source de tout ce qui vit, « mère éternelle », est aussi un mirage sous lequel gronde sourdement l’enfer volcanique qui viendrait bouleverser l’ordre social fondé sur l’injustice des hommes. Ces mythes chtoniens se rapportent à des rêves collectifs. Moineaux et sangliers Jeudi 29 Mars 1984 - Fiqou ya rijal ! (hommes, réveillez – vous). L’eau est bouillante, réveillez-vous pour boire le thé ! C’est ainsi que nous interpelle le cafetier à la lueur du jour. Ici, il n’y a de vie que collective ; on partage tout et on accepte tacitement les règles du jeu. Quelqu’un conseille au cafetier : - Rabats – les comme un troupeau de sangliers ! Epouvantes – les comme une nuée de moineaux ! Devant la tente collective deux chameaux ruminent dans le brouillard, énormes carcasses broyant l’herbe tendre dans leurs puissantes mâchoires. Le regard de la chamelle fait curieusement penser à Madame Thatcher ; sous les apparences de douceur une puissance redoutable. Je lui offre une gerbe de blé. Par inconscience et par excès de confiance, je lui caresse le museau. Brusquement elle ouvre la gueule et me mord le tibia au risque de le casser. Heureusement, je m’en tire avec une simple égratignure parce qu’elle semblait seulement me dire « Va me chercher une autre gerbe ». J’ai eu froid au dos ; décidemment la chamelle mérite bien son surnom de « dame de fer » ; j’aurai dû invoquer le patron de la montagne de fer, le djebel Hadid avant de l’approcher. Constatant ma naïveté de citadin, toute la tente part d’un bruyant éclat de rire. En guise de commentaire un vieux fellah me dit : - Dans la vie il faut se méfier de trois choses : l’Exil, le Chameau et le Temps. Et moi de penser : « Et aussi de Madame Thatcher ! Mais le plus fort, c’est effectivement le temps... » Je me dis que c’est peut – être là un mauvais présage et qu’il ne faut pas trop s’éloigner de la « civilisation ». Pourtant, il me répugne de revenir en ville. Ici, je suis en dehors du monde. C’est ici que meurt le Tensift qui vient des montagnes enneigées surplombant la ville rouge. Je m’en vais vers la mer ; deux commerçants se disputent une parcelle de terrain : - J’ai installé ma selle le premier ! dit le vieux au nez en bec d’aigle et à la peau brûlée de soleil. - Ce n’est pas vrai ; je suis le premier à avoir installer ma bâche ! Lui rétorque le jeune moustachu au bonnet brodé. - Il faut qu’ils viennent voir le conseil des sages dans la tente sacrée pour les départager, recommande un observateur. En face les barbiers. Une tente sommaire, un grossier tabouret, une table chancelante, un miroir cassé, des couteaux rouillés. Je rentre : - Paix sur vous, je veux me raser le visage. Le jeune barbier encore mal réveillé : - Commençons par le vôtre et que la journée soit bénie ! Après le barbier, voilà le conteur. La barbe blanche, le visage avenant : il explique aux paysans impressionnés les principes de base des ablutions funéraires et « la prière de l’absent ». Parmi le public, un fellah fruste et poussiéreux complète ses propos et cite Asraël qui accueille les morts au seuil de l’au – delà. Le conteur lui recommande le silence pour ne pas nuire à l’attroupement et le disperser. Il étale son turban : - Vous savez sans aucun doute que dans le vieux temps le turban blanc servait de linceul aux cavaliers de la guerre sainte. Maintenant, ce n’est pas vous cher public qui êtes morts ; c’est votre conteur, voilà comment il faut prier pour lui...(après la démonstration il poursuit). A notre mort l’ange Djebraïl (Gabriel) nous ordonne de raconter notre vie passée ; les moindres gestes et paroles...Même les analphabètes d’ici bas trouveront là- haut la faculté d’écrire. La plume sera notre index, l’encrier sera notre bouche et la page blanche notre linceul... J’écris au bord de l’oued Le soleil est déjà haut, les carrioles, les tracteurs, les ânes, les mulets arrivent à tout allure surchargés de pèlerins qui poussent des cris de joie, des you-you et des appels au Prophète. - Ce sont les Retnana qui devront servir les Regraga aujourd’hui. C’est notre tour, si Dieu le veut, dit un jeune fellah en éclatant de rire sur son âne blanc surchargé de fèves et de carottes fraîchement cueillies au bord de l’oued Tensift. De l’autre côté de l’oued des véhicules arrivent de Safi : la baraka des Regraga s’étend au-delà de leur assise territoriale. J’écris au bord de l’oued, un vent frais et humide vient de la mer. Au départ, j’avais surtout peur de la fièvre et des douleurs gastriques qui résultent de l’insolation. C’est pourquoi je porte un bonnet de marin entouré d’un turban de paysan. Mes préjugés de citadin se sont effondrés devant l’accueil chaleureux des fellahs, leur hospitalité simple et authentique. Je me sens à la fois libre et bien dans ma peau. Aucune de mes idées préconçues, aussi bien sur les hommes que sur le climat ne me semble maintenant fondées. La ville était, en fait, une prison de dépendance familiale et de médisance généralisée. « Etrangers ! Autochtones ! Apportez votre ziara ici ; c’est du pareil au même qu’à la khaïma ! » Un attroupement autour d’un fellah comptant les billets de banque au bord de l’oued Tensift : ce sont encore des Oulad El Haj venus cette fois pour offrir la ziara monétaire. Leur chef me dit : - Nous avons déjà offert une génisse rouge, un bélier châtré, une brebis aux dents de lait et environ deux millions de centimes de ziara, sans parler du taureau noir que nous avons offert à la clé du périple ni du chameau qui porte la tente sacrée. La fortune de la tribu est grande ; nous recevons beaucoup de gens pour la mbata (hébergement). Toutes ces dépenses sont compensées par Dieu et par son Prophète. On entend le tintement de la cloche du porteur d’eau et l’aire de la flûte à double roseaux, dans une halka on boit de l’eau bouillante, dans une autre on présente « l’âne intelligent ». Le pays Chiadma Vendredi 30 Mars 1984 Hormis l’odeur acre du tabac, on se sent bien disposé pour la nouvelle journée qui commence. Mon jeune compagnon me demande : - Fqih, allez vous venir avec nous à Sidi Ishak ? - Oui, si je trouve un âne ou un mulet. Sidi Ishak se trouve à mi-chemin, sur la côte où les rkkas (coursiers) échangeaient au XIX siècle le courrier de Safi et d’Essaouira ; aucune route n’y mène mais des plages désertes où souffle un vent mugissant, porteur d’écailles et de coquilles qui vous fouettent les pieds. Pourtant, continuer l’aventure est devenu une nécessité. La liberté brusquement découverte effraye, en ville on s’est habitué à l’omniprésence du Makhzen ; dans la campagne on se sent heureux chaque fois qu’on se trouve en dehors de son contrôle. Il y a alternance de flux et de reflux des participants au fur et à mesure qu’on avance au travers le pays Chiadma. Lorsqu’on arrive à une étape qui est elle-même zaouia, il ne s’agit plus de ziara mais d’échange d’hospitalité. Deux femmes m’interpellent : - Nous partons maintenant à Sidi Ishak, voulez-vous un peu de légumes en guise de barouk ? - Non merci, j’ai déjà ce qu’il faut pour mon tagine ; d’où êtes-vous ? - Nous sommes de Safi, nous marchons sur les traces des Regraga. Ce sont les seules femmes qui nous suivent discrètement un peu à l’écart ; elles prennent leurs baluchons et s’en vont bien avant tout le monde par des sentiers inconnus. Mon compagnon me dit : - Si tu désir voir l’océan ce n’est pas la peine d’aller en tracteur traverser la forêt ; mon frère a un âne : on peut l’accompagner le long de la plage. Tu peux te reposer sur son âne. Nous voulons partir ô ma chère Beauté ! Attendez qu’on aille ensemble ! Il remet son violon dans sa boîte et lance avant de disparaître : - Dieu a offert sa baraka ! Quiconque veut venir à Sidi Ishak qu’il vienne !.. Je passe la nuit dans une nouala Il est 14 heures, on entend des you-you, on vient d’affaler la khaïma, on se prépare à affronter la nouvelle étape. Des femmes ramassent des poignées de sables là où était planté le poteau central, l’une d’entre elles asperge l’enclos sacré (le horm). - Pourquoi emportez- vous ce sable ? - Pour apaiser la tête d’un fils malade, calmer un mari mécontent, attiser l’amour de qui délaisse sa femme. Ainsi donc, si la fiancée rituelle féconde la femme stérile et contribue à l’accouchement de la femme enceinte, le poteau central de la khaïma féconde la terre et donne une nouvelle puissance au mari peu entreprenant dans le lit conjugal
Découpage d’ombres sur l’immensité lumineuse
Enfin, on se dirige au milieu de la poussière et du vent, d’abord en longeant la rivière, puis au milieu des champs parsemés de genêts, en direction du Sud. Nous arrivons le soir au sommet d’une falaise : des silhouettes sur fond de crépuscule et d’océan lumineux. On plante la khaïma sur le rocher qui fait face à Sidi Ishak. Découpage d’ombres sur l’immensité lumineuse. Du hameau des « sucriers », viennent les offrandes. Des bougies éclairent les visages radieux des premiers temps de la sacralité. On bénit les amis de la tribu, on maudit ses ennemis. Visage rond et rouge, barbe longue et blanche, le dignitaire de la tribu parle : - Nous n’avons peur ni des gendarmes ni des théologiens ; nous ne craignons que vous, les Regraga. J’étais à l’hôpital allant et venant au milieu de ses couloirs sombres et de ses infermières inconnues, je me disais : vais – je encore revenir sous les étoiles pour les accueillir ? Mes vœux ont été réalisés et me revoilà ! - Qu’Allah fasse que ton corps ne pénètre jamais dans une radio ! Lui crièrent les Regraga. Ici, on est complètement coupé du monde ; pas de route, pas d’école, pas de dispensaire ; face aux intempéries il ne reste que la solidarité du groupe. Nous remontons vers le hameau des sucriers pour y passer la nuit. La fraîcheur marine qui nous parvient fait dire à certains : « Le pays traversé par les Regraga ne connaît jamais de sécheresse ! » Environ deux cents personnes sont reçues dans une maison éclairée par une multitude de lampes à gaz, les serviteurs offrent une vingtaine de plats de couscous et la même quantité de tagines, suivis d’une véritable fontaine de thé. Les autres sucriers sont des petits propriétaires terriens dont certains vivent du commerce et d’autres de la pêche. On prie pour une belle moisson mais aussi pour la fécondité des poissons. On a l’impression de vivre, pour un temps, une sorte de communisme primitif, il n’y a pas de rapports marchands, on partage tout. Et dire que chaque année, à la même heure et le même jour, les Regraga bénéficient de la même hospitalité depuis des siècles ! Je passe la nuit avec mes jeunes compagnons dans une nouala, une sorte de meule creuse couverte de chaume, qui sert normalement d’étable pour les bovidés.
Les sucriers
Vendredi 30 Mars 1984
Le matin un brouillard épais couvre la région de froide humidité. On rejoint les Regraga dans la maison des hôtes. En guise de petit déjeuner, la harira (soupe de maïs) et des galettes d’orge trempées dans de l’huile d’olive. Les bénédictions reprennent. Ahmed, le porteur d’eau, qui a l’allure d’un guerrier arabe de la première heure, dirige les prières, debout, au milieu de la foule assise. Un mari demande qu’on prie pour sa femme qui attend un bébé. Le prieur public passe deux dattes sur le front en sueur d’Ahmed, sueur qui résulte de ses efforts oratoires depuis ce matin, et les donne au mari : « Qu’elle les mange avec la guérison inch Allah ! » Puis, montrant un morceau de sucre : « Ô Regraga ! Soufflez en direction de ce morceau de sucre ! » Tel un orchestre de serpents, tout le monde souffle dans la même direction. Ahmed rend le morceau de sucre au mari : « Qu’elle le boive, toute la baraka est là-dedans. » Il s’agit bel et bien d’une fécondation symbolique : sans le souffle des Regraga, l’enfant risque de ne pas naître. Dans ces régions éloignées, on me rapporte qu’une femme a eu des difficultés d’accouchement. Au bout du troisième jour de souffrance, on l’a mise sur le dos d’un chameau pour l’amener à l’hôpital. Elle est morte, hélas, avec son fils, en cours de chemin. Toute nouvelle naissance est également une menace de mort, c’est pourquoi les femmes enceintes viennent se faire bénir afin de faciliter leur accouchement. Une grosse femme s’avance avec son fils, offre une ziara et chuchote quelque chose au prieur public. Celui-ci demande aux Regraga de maudire les ennemis de la patiente, il lève le bras droit très haut : « Levez cet étendard et dites lui : voilà la clé ! » Poussant le cri des cavaliers de la fantasia lorsqu’ils passent du trot au galop, plusieurs personnes crient à la fois d’une manière rapide et saccadée : « Ô Dghoughia ! Ô Sanhajia ! Ô Regraguia ! Faites que nos vœux soient exaucés ! », et frappent violemment la main droite de la main gauche. La grosse femme se retire en pleurant d’émotion. Les autres membres de sa famille essuient discrètement leurs larmes. Par une fente du mur des abeilles entrent et sortent. Les Regraga se comparent eux-mêmes à une colonie d’abeilles. Ils ont la même fonction de fécondation : « la fiancée » c’est la reine, la khaïma c’est la ruche et les tiach (novices des fokra) sont les ouvrières qui ratissent au large en rase campagne, loin des sentiers battus ; ils apportent la baraka et prennent la ziara comme les abeilles apportent le pollen et prennent le nectar.
La fraîcheur monte de la mer
On se dirige vers midi trente en direction du Sud, parallèlement à la mer qu’on aperçoit non loin de là. Il commence à faire chaud. Je suis la caravane des chameaux et des ânes sur les sentiers sablonneux au milieu des champs de blé, bigarrés de fleurs aux couleurs joyeuses : l’orange des soucis, le jaune des moutardes, le rouge des coquelicots, le violet des iris. Nous descendons assez rapidement un profond ravin (chaâba). La remontée est difficile mais agréable pour le corps. Je marche en regardant tantôt l’océan, tantôt la forêt, ou en écoutant le bourdonnement de mon corps noyé de sueur. Je dépasse un individu boitillant, pieds nus ; son pied gauche offre un spectacle insoutenable : une brûlure infectée. Il fait probablement le pèlerinage pour guérir de sa gangrène. Un fellah me dit : - Le daour des Regraga est le pèlerinage du pauvre, haj el maskine. Les tentes et les jeux forains campent dans un lieu en friche au sommet d’un plateau couvert de palmiers nains et de genêts, qu’on appelle « la hutte des esclaves », kharbate laâbid. Il n’y a pas de coupole, seulement un enclos de pierres à ciel ouvert. C’est une simple escale. Je confie mon sac au chamelier. Le chemin est long et tortueux. Je constate que l’arboriculture est moins développée ici que chez les berbères, la sédentarisation étant plus récente, comme en témoignent les huttes et les tentes. En cours de chemin, je suis tiré de mes méditations par le cri du chamelier qui transporte la noria : - Eh propriétaire du sac, viens par ici ! (je reviens sur mes pas) j’ai laissé mon chemin depuis un quart d’heure pour te rejoindre. Je n’accompagne pas la khaïma , je m’en vais plus loin vers Akermoud ! - Je te demande pardon, lui dis-je, je croyais que tu allais dans la même direction que nous. Je reprends mes affaires, surpris par son honnêteté. Le ciel est à nouveau couvert de brouillard. La fraîcheur monte de la mer. Mon malaise du début s’est dissipé et avec lui mon inquiétude. Je peux aussi m’adapter comme tout le monde. En fait, ce mode de vie nomade en rase campagne m’est plutôt bénéfique. Les gens du daour respectent ma franchise ; ils n’ont plus cette affectation hypocrite qu’on a vis-à-vis d’un agent du makhzen. Ils m’appellent « fqih » d’une manière sympathique, comme l’un des leurs.
L’amas de pierres sacrées
J’arrive enfin à Sidi Masaoud, je vais saluer ceux de Talmest : devant leur tente je note un amas de pierres (karkour). Un membre de la zaouïa dit à celui qui a le pied gangrené : - Passe la nuit dans cette mzara et tu seras guéri. - Qu’est ce qu’une mzara ? Lui dis-je. - Ce sont les amas de pierres que laissent par exemple les membres de notre zaouia en décampant ; les femmes viennent par la suite y puiser le barouk. L’amas de pierres est donc une substitution du marabout ; il est imprégné de sa baraka puisque ce sont ses descendants qui l’ont laissé là. Le karkour est à la fois enclos du champ et enceinte sacrée. On le trouve souvent au col des montagnes. Frazer dans son « Rameau d’or » signale qu’en maints pays les paysans, quand ils arrivent à un col, se frottent avec des feuilles, des branches, des morceaux de bois, des pierres et jettent ces objets sur un tas amassé dans ce col. Quand on leur demande pourquoi ils font cela, ils répondent qu’ils enlèvent ainsi leur fatigue et l’envoie sur le tas de pierres, ou bien que ça leur rend les jambes moins lourdes. Ainsi, en arrivant au col après une ascension pénible, les jambes brisées, le cœur palpitant, la poitrine haletante, croit -on expulser toute cette fatigue et la faire passer dans la pierre. Le porteur d’eau m’apprend qu’on m’invite ce soir : - Nous savons que vous écrivez sur les Regraga. Il ne faut raconter que du bien, me conseille-t-il. Un jeun musicien qui est aussi un marchand ambulant me chante l’aïta des sept saints : Ecoutez Messieurs, écoutez Mesdames ! Regraga libres, enchaînent les démons ! Patrons de la tente rouge, conquérants du Maroc ! Je m’en vais en pèlerinage, au moment du daour Je commence par le vainqueur du sultan noir. Quand les Regraga sont partis Les rattraper est difficile ! Hôtes du patron de la rivière verte, Sont bercés par les versets de la vache Sous les lumières de la voie lactée ! Au bord de l’oued Tensift, je veux que tu salue Sidi Kacem ! J’y vais pieds nus, comme tous les pèlerins Sidi Ishak le vainqueur puis le cavalier du vieux cheval... C’est l’ouverture d’un cycle d’espoir où le rite de l’eternel retour vise à provoquer cet élan vital grâce auquel s’épanouit le monde végétal et animal. Le retour magique contraint l’irréversibilité du temps qui conduit à la vieillesse et à la mort. Le pèlerinage circulaire ne traduit pas seulement par sa réversibilité une conscience collective figée, mais il est aussi symbole de régénérescence : le cercle est un serpent enroulé sur lui-même.
Le sol tremble sous les pieds des danseurs
Le soir du samedi 1er Avril 1984
Sous la tente, Ben Zahra « le cheval », avec sa longue pipe de kif fait montre de ses prouesses oratoires. S’adressant au cafetier, il demande à boire en ces termes : - Donne-moi une bouteille de « bichy » ou de la limonade fraîche ! Le cafetier remplit d’eau une boîte de conserve dans un baril et tout le monde éclate de rire. On est nombreux à dormir sous la même tente, mais celle-ci est grande ouverte sur la nature. J’ai du mal à dormir, tantôt à cause du froid et de la dureté des nattes jetées sur une pente, tantôt cause du voisin qui tousse, qui parle, qui vous pousse. On a laissé la lampe allumée toute la nuit ; probablement sur ordre du moqadem pour empêcher d’éventuels voleurs de commettre leurs forfaits. Tard dans la nuit, nous entendons la complainte du violon langoureux de l’orchestre de l’aïta. Le sol tremble sous les pieds des danseurs. Je me recroqueville dans ma djellabah, j’enfonce le bonnet sur mes yeux et je finis par m’assoupir à cause de la fatigue, malgré le bruit ambiant. Du fond de mon sommeil, me parvient la mélodie de la grosse flûte des hommes du désert. Juste avant l’aube, je rêve de ma soutenance de thèse devant le jury. Un homme à lunettes me sourit malicieusement. Je rêve de la possibilité d’un texte qui s’écrirait de lui-même, dactylographié par Dieu. Paresse : sans effort, le mouvement de conscience ne peut être fixé. Je me contente d’un texte-caméra, qui reste pourtant en deçà des images traversées et des sentiments ressentis.
Journaliste ! Bonjour journaliste !
6 heures. Dimanche 2 Avril 1984
La lueur du jour est à peine perceptible. Le ciel bas, lourd de nuages, prélude à une journée pluvieuse. Elle sera accueillie comme la preuve de la puissance revivifiante des Regraga. Le cafetier réveille les dormeurs. Un jeune marchand ambulant m’interpelle : - Journaliste ! Bonjour journaliste ! Le moqadem de la khaïma me fait signe de rejoindre les Regraga à la tente du tribunal où on m’offre le thé et une galette d’orge à l’huile d’olive. Je rompe le silence qui règne dans le groupe : - Une journée pluvieuse nous attend grâce à la baraka des Regraga... On ne répond pas à cet éloge moqueur. On se méfie. On m’observe à la dérobée. Pour détendre l’atmosphère le moqadem de Talmest raconte : - L’autre jour, une chèvre a donné naissance à un sanglier ! Puis il mime son grommellement. Tout le monde éclate de rire. Enfin, on en vient au vif du sujet : ils veulent connaître ma véritable identité et ce que je viens faire parmi eux. Je leur explique que j’ai déjà publié des articles sur la culture d’Essaouira et des Haha et que tout le monde, le fils de leur moqadem en tête, m’a reproché de n’avoir rien publier sur les Regraga. Or, on ne peut pas comprendre les Chiadma si on reconnaît pas leurs patrons les Regraga. Ils écoutent mon discours d’auto – justification sans dire un mot. En guise de conclusion Si Hamid, le moqadem de la khaïma, me dit de sa voix profonde : - Soyez le bienvenu, Monsieur le fqih. Désormais, je suis officiellement l’hôte et le protégé de la khaïma, je fais partie de son cortège de moqadem, je suis une nouvelle zaouia qui s’ajoute à leurs zaouia ! Le vieux chamelier de la khaïma est un grand marcheur, étonnant de résistance malgré son âge. Le visage brûlé de soleil, sillonné de rides, la bouche édentée sauf deux grosses dents qui rendent son sourire sympathique dans sa barbiche blanche. - Es-tu habitué ? Me demande-t-il. - Oui, merci. Puis s’adressant à son compagnon : - Il nous suit depuis le départ de la khaïma. Et à moi : - D’où êtes- vous parmi les frères ? - D’Essaouira. Un autre désignant le chamelier : - Ahmed est courageux, il ne dompte pas seulement les chameaux, il est cappable de nettoyer les dents d’une vipère ! Un vieux fellah se plaint : - On m’a volé un sac plein de souak et de figues sèches ! - Porte plainte aux Regraga pour qu’ils maudissent le voleur ! Lui conseille-t-on. - Que le sac volé se transforme en vipère avant le coucher du soleil ! Lance tout simplement le vieillard. Plus tard, il retrouvera son sac : le voleur s’est repenti de peur de subir la malédiction de l’invisible. Des hameaux environnants arrivent les paysannes aux caftans bariolés. Elles marchandent les bracelets d’aluminium et les plantes cosmétiques. Leurs enfants ont le regard rêveur devant les jouets en plastique et les ménages en bois. Les adolescents sont particulièrement attirés par la halka de « l’âne intelligent ». Baraka et barouk ! Crient les marchands ambulants. La baraka est l’énergie bénéfique qui réside dans l’éther ou tout ce qui transcende les limites de l’expérience. Le barouk , c’est l’objet qu’on achète autour du sanctuaire – dattes, figues, sel, etc. – et qui représente plus que la réalité déjà connue, puisqu’en lui s’incorpore l’énergie mystique de la baraka. La baraka, c’est l’esprit, le barouk en est la lettre matérialisée dans la chose. Je me dirige vers la mosquée pour me désaltérer à son puits. Comme on m’appelle le fqih , je décide de faire mes ablutions rituelles. Maintenant que je les accompagne loin de la « civilisation », que je porte un turban et que je me plie à leur mode de vie, ils consentent enfin à m’adopter. En faisant mes ablutions rituelles je me sens apaisé. Ben Zahra qui lavait son linge sur une grosse dalle en le tapotant sous la plante de ses pieds, me signale un malade à l’ombre du sanctuaire. Je vois en effet, un homme se tordre de douleur. Il lève sur moi des yeux éteints et suppliants : - Depuis que j’ai mangé du couscous la nuit dernière, me dit-il, je me sens affaibli. En me levant, j’ai été pris de vertige, ma respiration est haletante. - Que puis-je faire pour toi ? - Trouve-moi un âne pour me transporter chez moi. J’ai averti ceux de la khaïma. L’homme médecine m’accompagne auprès du patient . Il le flagelle avec une gerbe de genêts et lui ordonne de se lever. Le malade n’y parvient pas. Il s’agit probablement d’une intoxication alimentaire. - C’est sans doute dû à la viande qu’il a mangé : ici les animaux se nourrissent essentiellement de rtam qui est une plante amère auquelle les étrangers ne sont pas habitués. Aux indigènes cette viande semble saine. Un autre dignitaire m’explique : - Chez nous, on a tout prévu, au cas où quelqu’un meurt on l’envoie chez lui où il sera enterré ; chaque zaouia est responsable de ses membres. Le porteur d’eau raconte : - L’an dernier, en pleine montagne, j’ai pris un repas avec mon compagnon de route. Il a eu immédiatement le ventre aussi dur que le piquet de cette tente. Je suis resté auprès de lui sous un arbre. Je n’avais qu’une alternative : l’amener à l’hôpital ou chez lui en cas de mort. Le lendemain, il se réveilla et me dit : « J’ai rêvé que quantité de gens me tiraient par les pieds le long d’une plage. Mais je ne parvenais pas à me lever, c’est alors qu’un vieillard m’ordonna : lève-toi ! Tu n’as pas honte d’obtempérer à l’ordre de tant de gens ? Dés qu’il eut finit de me raconter son rêve, il eut le courage nécessaire pour m’accompagner. Parce que nous avons partagé le sel, le démon ne peut plus être notre intermédiaire. C’est pourquoi Driss le Retnani me dit : - Maintenant tu es vraiment devenu des nôtres : auparavant, des lames de méfiance nous séparaient. C’est un signe de mon acceptation. Le malade de tout à l’heure marche, quoique très affaibli. On le fait monter sur un mulet. Quelqu’un se charge de le ramener chez lui, à la grande satisfaction de tout le monde. Les you-you des femmes annoncent le départ pour une nouvelle étape. Déjà le sentier qui mène vers l’océan est encombré de bêtes de somme et de pèlerins qui se pressent vers le Sud. Tikten m’offre sa jument : - Sois le bienvenu parmi nous. Les Regraga sont des fokra, des alliés du Prophète alors que nous sommes des chorfa qui ont des liens de sang avec lui. Nous sommes devenus Regraga par simple attribution. La baraka est transmissible génétiquement mais aussi par hiba (attribution magique). Le moqadem de Tikten poursuit : - Le daour des Regraga dure depuis des siècles. Il est hors de portée de toute virtualité de dénigrement. Tous les sultans du Maroc nous ont accordé des dahirs et ont reconnu notre baraka, notre droit au tribut ; ils nous ont protégés contre quiconque a mis en doute , notre pouvoir. Nous traversons maintenant le territoire de nos « serviteurs » de Taoubalt, tribu venue du Sahara. On arrive sur un plateau bordé d’un côté par le djebel Hadid, de l’autre par l’océan immense. Ici, les khoddam (serviteurs) sont les descendants d’un esclave venu de l’oued Noun. A hauteur d’un champ les treize moqadem descendent de leurs mulets et commencent à faucher les gerbes de blé pour leur monture. Le propriétaire du champ les encourage : - Mon champ vous appartient, Dieu me récompensera de ce que vous avez pris ! Le dicton chinois : « Troupe et chevaux sont là, mais vivres et fourrages ne sont pas prêts. » n’a pas de raison d’être ici : pour le chameau de la khaïma comme pour les mulets des treize moqadem, on fauche la reine du blé sur le parcours avec l’encouragement du propriétaire du champ : « Dieu récompensera celui qui a perdu ! »
La mise aux enchères d’un chevreau
17 heures. Dimanche 2 Avril 1984
Après la prière de l’asr et la mise aux enchères d’un chevreau offert par le hameau, le cap est pris en direction de Sidi Saleh, le géant que portait un vieux cheval. Dans ma mémoire erre la citation du « Miroir des limbes » de Malraux : « Et pour le supplice Brunehaut fut attaché à la queue du cheval par ses cheveux blancs... » Le sanctuaire se trouve sur une colline au bord de la mer. Sous la coupole, des motifs magiques, sur les murs, au bout d’une croix, quatre fleurs ou quatre soleils, symbole de fécondité mariant le vertical d’avec l’horizontal ; un vieillard baise les quatre coins du catafalque de Sidi Saleh et met une pièce dans le tronc. - Pourquoi le tombeau est-il si grand ? - Celui du prophète Daniane est encore plus grand : il mesure treize mètres de long. - Où se trouve le tombeau du prophète Daniane ? - Près de Souira Kdima à côté de Safi. C’est la première fois que j’entends parler d’un prophète parmi les marabouts. S’agit-il de Salih Ibn Tarif, l’hérétique qui enseignait aux Barghwatas le Coran en berbère et qui créa un embryon d’Etat ? Il est probable que les sept saints Regraga ont rencontré au bord de l’oued Bou Regreg, ce prophète des Barghwata puisque d’après leur mythe fondateur : « Le Prophète s’est adressé à eu en berbère ». Contrairement à la légende, ils n’ont donc jamais quitté le Maroc pour l’orient. Les sept saints Regraga ne sont pas des adolescents comme ceux d’Ephèse mais des géants : l’un d’entre eux chauffait l’eau des ablutions rituelles au soleil, c’est Sidi Boubker Ashemas, père de Sidi Saleh qui a une tombe géante. Le soir devant moi, des plages infinies dont la solitude fascinante évoque l’absolu. Seul, on a peur d’affronter cette immensité au début de la nuit. Tout semble démesurément grand, la nature inspire une terreur sacrée : l’objet le plus sacré vers lequel je tends c’est peut-être cette immensité de l’océan où de rares goélands se laissent emporter par le vent. J’entends la voix des figures colossales d’Eléphanta : « Et toutes les créatures sont en moi comme dans un grand vent sans cesse en mouvement dans l’espace... » Juste à côté de la coupole, une petite salle d’école coranique. Sur un tableau, on a tracé en arabe des graffitis à peine lisibles. On y lit des mots absurdes, peut-être écris par un magicien. Cette méthode moyenâgeuse d’apprentissage doit avoir des effets catastrophiques sur les enfants. Le fqih lui-même ne maîtrise pas l’arabe classique et doit souffrir de troubles de langage. Mieux rester simple berger pour garder la tête dur les épaules. Pour un fellah, la confusion des signes est le gage même de leur capacité à percer les mystères ; il existe deux sortes de sciences : celle des apparences, le dahir, et celle des mystères, le bâtine. La première s’appuie sur des indices qui lui permettent d’affirmer qu’un homme va mourir, qu’une femme va accoucher ou que la pluie va tomber. Mais elle ne peut nous prédire la date de l’évènement. Dieu seul peut le dire, et c’est là ce qu’on appelle la science des mystères. Nous produisons le miel et le blé mais qu’est ce qui fait pousser la plante ? Et comment à partir du nectar, l’abeille produit le miel ? Je vous le demande.
L’histoire du Mejdoub
La nuit du Dimanche 2 Avril 1984
Dehors, il fait très noir et très froid. La plupart des jeunes dorment dans la salle du sanctuaire qui doit servir d’école coranique. Les plus âgés ont la trentaine, les plus jeunes une quinzaine d’années. Ils sont tous célibataires. Pour eux le périple est un véritable rite d’initiation avant le mariage. A la lueur d’une bougie, on fume du kif en écoutant rêveusement l’histoire de cette île où tout était gratuit : la mer s’ouvrait et les vaches y accédaient à l’aube avec leurs troupeaux et en revenaient au crépuscule. Certains d’entre eux entretenaient des rapports illicite avec des vierges, filles de la mer...Quelqu’un fait brusquement irruption dans la salle et dit énergiquement au chef du groupe : - Je constate que dans la salle où on lave les morts, on tente de corrompre de jeunes garçons ! Le chef, la pipe de kif à la main, lui répond par un geste vaguement gêné et continue « l’histoire du Majdoub »... L’érotisme et la mort : deux concepts liés, l’érotisme qui donne la vie à de nouveaux êtres auxquels la mort a fait place. Ce sont les âmes errantes qui ressuscitent la vie : le cortège des morts avec son bruit d’abeilles. La caprification, tmarsit, n’est pas seulement due aux insectes caprificateurs, mais aussi à la poussière des morts qui favorise la vie : - Le tmarsit, me dit un fellah, consiste à recevoir de la taïfa des Regraga, la poudre sacrée du marabout , trab séièd et à le disperser sur le champ en période de croissance. La femme met cette poudre sur la tête de son mari pour éveiller sa puissance. Lorsque la khaïma est dressée, le bec du moineau s’enflamme et il n’ose plus vider les tiges de leurs grains. Il s’agit de rester en contact permanent avec le sanctuaire imprégné de baraka.
Puissiez – vous nous recevoir dans vos jardins...
Lundi 3 avril 1984
Ce matin, devant la khaïma, on procède à une curieuse vente aux enchères anticipée : on vend à l’avance les ziara qui seront reçues durant l’itinéraire qui nous sépare de la prochaine étape. C’est un pari sur la baraka. L’acheteur peut recevoir plus ou moins de ziara , mais peu importe l’identité des termes de l’échange. La valeur de ce qu’il recevra n’est pas comptabilisable : la baraka a des effets multiplicateurs assez mystérieux ; elle agit par des voies détournées, immédiatement ou à long terme. Celui qui a la niya (foi en l’action de grâce) interprétera toute réussite durant l’année agricole en cours, comme le signe évident de cette grâce. De même, tout malheur ne peut être que l’effet de la malédiction des Regraga qu’on a mécontenté quelque part. D’abord à pieds, puis en carriole, on se dirige vers Akermoud. Les jeunes entonnent la prière de la pluie : « Seigneur généreux, puissiez – vous nous recevoir dans l’enceinte de vos jardins... » Comme pour l’oraison funèbre deux chœurs alternent : le groupe de l’ici – bas chante d’abord, puis lui réplique le groupe de l’au – delà. Il ne s’agit pas de faciliter le passage de ce monde à l’autre mais de favoriser la naissance de la vie. Elle vise à faire passer la nature de la sécheresse à l’abondance, à apaiser la colère divine, à lever cette sécheresse qui châtie l’injustice et la corruption des hommes. Véhicules, parc forain, gendarmes, commerce : les symboles de l’univers marchand et étatique commencent avec la route. Finies l’autogestion tribale et l’hospitalité légendaire. - Seul Allah est réellement généreux, me dit un fellah, quant au makhzen, il ne cherche qu’à profiter de nous comme nous cherchons à profiter de lui. Jaloux de leur liberté, les fellahs se méfient des citadins et du makhzen. Alors que je prenais des notes, un dignitaire me dit : - Un gendarme vient de passer devant la khaïma, il nous a fait un signe menaçant parce que nous vous dictons des informations. Un silence de terreur s’établit brusquement au milieu du groupe. On a brusquement pris l’habitude de subir l’irrationnel des caïds, mais mon attitude sereine les rassure. Le porteur d’eau : - Les Regraga sont une colonie d’abeilles, les ziara sont leur nectar et les tribus Chiadma leur jardin. Ils partagent à parts égales et dorment dans la même ruche. Le prieur public de la ziara de Mzilate : - Les Regraga ne sont pas seulement une colonie d’abeilles mais aussi treize glaives d’or. Je m’en vais préparer le thé, le vendeur de menthe me dit : - Il ne faut pas partir aujourd’hui, c’est seulement la safia (journée commerçante). C’est demain qu’il y aura le daour (journée religieuse) avec le barouk et les femmes. Je monte par un escalier étroit au premier étage d’un édifice où se trouve un café plein de rusticité et de charme ; des fenêtres s’ouvrent au niveau des nattes et donnent sur le parc forain d’où viennent les rumeurs de la foule et les sollicitations du haut parleur : - Dites aux parents des filles qui n’ont pas encore l’oreille trouée que le perceur d’oreilles est arrivé de Casablanca ! Sur fond bleu les murs sont couverts de peintures naïves. On voit aussi un portrait de Jamal Abdel Nacer : on est en dehors de l’évolution du monde. Le soir le moqadem de la zaouïa de Talmest me dit : - Ne va nulle part, tu dîneras avec nous chez le moqadem d’Akermoud. Je m’installe sous la tente car il fait froid dehors. Au couchant, il me rejoint : - Fqih Abdelkader, veux-tu venir prier avec nous ? Je le suis sous la khaïma où les tolba commencent la prière du crépuscule. Je suis le seul jeune à avoir le privilège de prier sous la khaïma avec les vieux dignitaires. Après la prière, je rejoins le porteur d’eau qui discute avec un vieillard. Il lui pose une énigme : - Si parmi les musulmans tu trouve un mécréant, comment le salues – tu ? - La science appartient à Allah, lui répond le vieux fellah. - Tu ne dois pas dire : Salamalec, mais : le salut sur ceux qui suivent la voie juste. Dehors, on allume les lampes, les silhouettes qui se découpent sur fond de ciel crépusculaire se font moins précises. Une douce obscurité envahit les hommes et les choses. Au ciel qui s’illumine, on distingue nettement la grande et la petite ourse. - Notre vie est précaire, dit le porteur d’eau ; un homme qui passe la journée ne sait pas s’il passera la nuit. Une sainte tradition va plus loin : celui qui inspire n’a pas la garantie d’expirer et celui qui expire n’a pas la garantie d’inspirer. Les tolba lisent le Coran sous la khaïma tandis que les fokra, qui sont pour la plupart des illettrés discutent dehors en fumant des cigarettes : les tolba ont acquis la baraka grâce à leur apprentissage par cœur du Coran. Les fokra n’ont pas besoin de cet effort : les marabouts leur ont transmis génétiquement la baraka. Des khoddam déposent des plats des plats de couscous devant les tolba...Le porteur d’eau continue ses devinettes théologiques : - Si un mari et une femme meurent sans laisser d’enfants, qui va hériter ? La parenté de l’homme ou celle de la femme ? Il me regarde. Je hoche vaguement la tête pour dissimuler mon ignorance totale en matière de théologie, surtout qu’on m’affuble ici du statut de fqih (théologien). - C’est la famille de la femme, nous dit – il enfin, car c’est la femme qui constitue la « couverture » de l’homme ; c’est elle qui s’occupe de sa cuisine. Bizarre cette revanche posthume du sexe faible. Le vieux fellah intervient cette fois-ci pour nous parler de la femme – sorcière : - Avez-vous remarqué, dans le souk, ce jeune noir au torse nu et poussiéreux qui se mutile avec des cactus de barbarie ? - Bien sûr puisqu’il accompagne le daour. - Eh bien, il a perdu la raison parce qu’il s’est marié avec une sorcière qui réside par ici. Si vous lui rendez visite, son ventre se gonfle comme si elle était enceinte et l’afrit (démon) qui l’habite s’adresse à vous par sa bouche. Il faut voir la gueule qu’elle fait en ces moments ! Pour sûr qu’elle prévoit l’avenir ! Tenez, par exemple, ce Monsieur (il me désigne) s’il vole cette lampe pour s’éclairer, pour sûr l’afrit nous le dira avec exactitude ! Je souris en me disant : « Le vieux a raison, je suis venu puiser dans l’obscurantisme ma lumière ! » Le moqadem de la zaouïa d’Aghissi, qui a l’allure d’un montagnard chleuh me rejoint avec un inconnu pour me chuchoter discrètement : - Monsieur le fqih, accompagne ce taleb et attendez nous à la sortie des barbiers. En arrivant au bout d’une allée d’eucalyptus, nous les attendons devant la seule boutique encore ouverte. Les dignitaires arrivent. L’un d’entre eux nous éclaire le chemin. Je dis au moqadem de la zaouïa de Talmest : - Allez vous venir avec nous à Essaouira ? - Non, je m’arrête à Moula Doureïne. Nous qui avons bêtes et tentes ne pouvons camper à Essaouira. Sur le ton de la plaisanterie, le fqih Si Hamid Sakyati me dit : - Maintenant qu’on se connaît, on viendra te voir chez toi. Précède – nous à Essaouira dés demain et prépare notre dîner. Il veut faire de ma famille des khoddam (serviteurs) et de ma maison une Mbata (lieu d’hébergement). Je veux bien leur préparer un repas rituel, mais je suis au chômage ; je leur promets : - Lorsque je travaillerai je vous offrirai une dbiha (sacrifice). Le moqadem de Mzilate me prend alors la main qu’il tapote par trois fois en me répétant : - Tu travailleras in cha Allah ! Voilà le « tchec » ! Voilà le « tchec » ! Voilà le « tchec » ! - De votre bouche à l’oreille d’Allah ! Lui dis-je en lui donnant l’accolade.
Chez le moqadem de la taïfa
On quitte la route et on prend à droite une petite allée bordée de figuiers de barbarie. La demeure du moqadem de la taïfa est belle et spacieuse. Elle comporte même un salon « marocain ». Au mur, les petits tapis de la Mecque, un portrait de notre hôte en pèlerinage, celui du Roi touchant la pierre noire. Au Maghreb, être un hadj est bon pour qui veut renforcer sa popularité. Même le président du conseil municipal est parti cette année pour l’ « Oumra » (voyage à la Mecque), au milieu de force bruit et rumeurs. Les dignitaires des Regraga s’installent sur les divans et prennent une attitude respectueuse. Le muezzin appelle à la prière de la nuit. J’ajuste mon turban, je secoue ma djellaba et je me mets derrière l’imam. Après la prière, arrive enfin notre hôte. A son teint brûlé de soleil, à sa barbe noire nettement découpée, à son regard rusé, je reconnais la « fiancée » des Regraga. C’est lui qui dirige la taïfa d’Akermoud sur sa jument blanche. Ceux qui suivent la khaïma sont ce soir les invités du moqadem de la taïfa. Le chef de la khaïma offre discrètement un paquet de « barouk » à celui de la taïfa : - Tout est dedans ? Demande la fiancée. - Tout. Répond le chef du poteau central. Les douze moqadem de la khaïma prient pour que les bénédictions du moqadem de la taïfa soient fructueuses. Geste d’apaisement entre rivaux car si la khaïma est la figure emblématique de l’Est, la taïfa en est l’équivalent à l’Ouest. Ces oppositions s’expriment symboliquement dans le rituel qui vise à exorciser le chaos naturel et humain qui menace l’ordre cosmique ou la cohésion des tribus que le daour vise à unifier symboliquement.
Dieu soit loué... ‘
Essaouira, le Mercredi 5 avril 1984
Dieu soit loué, mon frère Majid est rentré de France et nous ne cessons de festoyer en son honneur. Après neuf printemps d’absence, c’est un émouvant retour à l’enfance ; souvenirs encastrés dans une île où ne cesse de souffler un vent d’algues et de crabes. Notre voisin le minotier, qui reçoit les Regraga depuis toujours, ne voit plus, ne sort plus mais il espère toujours en leur miracle. Avant de venir à Essaouira, ne sont-ils pas passé par un saint guérisseur Moula Doureïn ? La légende raconte à son propos : « Les Regraga s’étaient réunis à Bhay-Bah, là où il n’y a que du sable et de l’eau. Les saints guérisseurs étaient sur leurs chevaux et faisaient assaut de leurs prouesses miraculeuses. En ce temps-là, il y avait grand nombre de paralytiques et d’aveugles. Moula Dourein mit son cheval au galop et leur cria : « Ecartez-vous paralytiques ! Ecartez-vous aveugles ! » Sur le champ, les paralytiques retrouvèrent l’usage de leurs jambes et les aveugles virent tomber les écailles de leurs yeux. « Puisque tu as fait preuve de ton pouvoir, conclurent les Regraga, tu auras deux daours. » C’est pourquoi, on passe deux fois par son sanctuaire ; en allant à Essaouira et en revenant. Il n’a pas seulement deux daours mais aussi une bilocation : après sa mort une guerre des reliques éclata entre tribus arabes et tribus berbères. Par la divination du sommeil, il les départagea, en offrant ses reliques aux berbères et sa dépouille aux arabes qui lui édifièrent une coupole dorée au bord de l’océan. Il est le patron des marins puisqu’il rend la mer poissonneuse. Un vieux chant décrit l’étape entre Moula Dourein et Essaouira : « Brûlant de désir, vers le soleil je me dirige Puis au bord de l’océan Moula Dourein C’est une étape de trois jours. La tente sacrée reçoit les offrandes des pèlerins A l’aube les esprits s’éclairent, Ecoutons le chuchotement des vagues Belle musique, bel étendard Vers Sidi Mogdoul, je me dirige Grande est la joie d’Essaouira ; Belles filles, vénérables vieillards, Tous s’empressent au milieu des chemins... » En effet, une immense foule accueille les Regraga au quartier des Jérifates vers 10 heures du matin. Des parcs forains et des halka animent la ville ; la « fiancée » est reçue par le gouverneur et les dignitaires d’Essaouira au milieu des rythmes des Gnaoua et des Hamadcha. Non loin de là, les ouvriers de la tannerie Carel pour la plupart originaires des Chiadma, ont pris l’habitude d’accueillir les Regraga avec un taureau noir. Juste avant que le cortège ne parvienne devant l’usine, un incendie s’y est déclaré. On a dit que la malédiction des Regraga s’était attaquée à la propriété du patron parce qu’il exploitait les ouvriers. Heureusement, le makhzen est parvenu à maîtriser le feu qu’avait allumé l’invisible. Heichman, le guide burlesque de la ville, explique aux touristes que les Regraga sont six cents mendiants célestes dont la moitié traverse la ville et l’autre moitié reste dans la forêt. Je découvre, en consultant « al Istiqsa » qu’il signale qu’au mois d’avril 1784, Sidi Mohamed Ben Abdellah vint à Essaouira spécialement pour rencontrer les Regraga, à la période du daour. Sans le savoir, en prenant mon bâton de pèlerin, j’ai donc commémoré le bicentenaire du fondateur de ma ville. La ville bâtie entre l’eau et le sable en 1764 est plus récente que le village de Diabet situé au Sud, puis que vers 1630 Rasilly écrit à Richelieu pour lui signaler la baie de Mogador et lui conseiller de commercer avec les gens de Diabet. Par conséquent, Sidi Mogdoul était le saint patron de Diabet avant de devenir celui d’Essaouira. Ce pèlerinage est probablement d’origine médiéval – du début de l’islamisation ou même avant – on peut donc supposer que dans la tradition, les étapes de Moula Dourein et Diabet en constituent la forme originelle. La halte que font les Regraga à Essaouira est intéressante mais elle n’est pas enracinée dans le vieux parcours agraire du daour. D’où le caractère récréatif et récent de l’escale où l’on n’offre pas de présents contrairement à ce qui se fait à Diabet, le vieux village de Sidi Mogdoul. Dans le calme de la nuit, seul le soupir de l’océan me parvient. Je me rends à Sidi Mogdoul accompagné du tambourinaire : « Il y a douze ans de cela, raconte-t-il, je dormais au sanctuaire. Un homme m’apparut : taille haute, barbe blanche, burnous noir. Il me regarda en silence et disparut par les petits escaliers. C’était Lui... » Au XIème siècle le géographe, El Bekri, citait le mouillage d’Amogdoul dont le nom dérive de Migdol et qui date probablement du temps de Juba II. Celui-ci avait installé sur les lieux une industrie de pourpre - Migdol signifie « fortification » en phénicien. C’est probablement là l’origine du nom de Sidi Mogdoul et c’est en déformation de ce vocable que les portugais appelèrent le port : Mogador.
Comment pourrait-on haïr qui l’on aime ?
Jeudi 6 avril 1984
Le fqih Si Hamid Sakyati vient chez moi : « Les Regraga s’inquiètent de ton absence, me dit-il, nous devons bientôt escalader le Djebel Hadid. » Je rejoins le groupe en faisant toutefois, un bout de chemin en voiture avec mes frères qui se rendent à Casablanca. Du haut du promontoire d’Azelf, je jette un regard à cette ville capricieuse où « les poules de mer » annoncent le vent : elle apparaît tel un panier d’œufs au bord d’un lac bleu. Dedans on s’ennuie et il faut s’en arracher quand on la quitte. « Comment pourrait-on haïr qui l’on aime ? Je t’aime Mogador, je t’aime ! » On dévale la pente de l’autre côté du bois de thuyas : l’île qui émerge comme une baleine à la surface de l’eau disparaît comme une nostalgie. Le ciel descend sur terre, le bout des champs se perd. Nuages...La route serpente le long de collines couvertes de verdure et de fleurs. Essaouira, que quittent ceux qui l’ont aimé, ne vit plus ni au temps mythique ni au temps historique. Quitter un frère, oui, mais pour combien de temps ? Silence. - C’est merveilleux ce que tu fais là, me dit Majid, tu t’en vas à travers ce beau printemps loin des soucis du monde. On se quitte à regret à « Bir Touil » (le puits profond où je suis venu puiser de nouvelles forces, de nouvelles raisons d’espérer : c’est au puits profond que j’espère rencontrer l’âme de mon pays). Mes frères ont l’impression de me livrer à l’inconnu : « Ecoutes chanter les oiseaux... » Dis-je à Majid pour le consoler. Je reste au milieu de la route avec le fqih. Dans la voiture, qui dévale la pente vers la montagne, Majid qui quitte le pays, reste inconsolable. Le soir sous la voie lactée je pense encore à lui, avec un pincement au cœur. La séparation !... Symbole d’enracinement L’après-midi Jeudi 6 avril 1984 Maintenant que tout le monde quitte la région pour les pays lointains, je demeure un symbole d’enracinement local ; fragile présence pour lever le voile sur le silence. Les Regraga, eux, refusent de partir ; ils s’obstinent à tourner autour du printemps. On a du mal à percevoir chez eux le temps qui passe, les hommes qui s’en vont dans le silence. Ils sont toujours là autour de leur ruche, porteurs de pollen, preneurs de nectar. L’espace mythique parcouru à pied et à dos d’ânes est intensément vécu, arpent par arpent, jusqu’à l’épuisement du corps. La vitesse des villes engendre le stress, le déhanchement des chameaux nomme chaque arbre et chaque pierre. Le chien blanc des sept Dormants garde le hameau d’Afoullous (« poussin » en berbère). Un habitant de Taourirt (la petite colline) nous accueille. En me voyant, Driss de la zaouïa des Retnanan me dit : - Ne t’avais-je pas dis l’an dernier que tu deviendrais un daouri (pèlerin-tourneur) ? Notre hôte parle de la promesse des olives et du fait qu’il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs. Le fqih Sakyati raconte : - Hier, dans la zaouïa d’Essaouira, une grosse femme s’est mise à rouler par terre pour y laisser son malaise ! Puis sont venus les députés de l’Union Constitutionnelle pour offrir leur ziara. Ces gens-là n’ont pas besoin de notre bénédiction ; ils ont de quoi couvrir la terre de billets de banque ! (éclat de rire). Les mouches tournent au milieu de la chaleur et mêlent leur bourdonnement aux chants d’oiseaux et au ronflement de ceux qui font la sieste. De très beaux papillons voltigent au-dessus des pieds de basilic et des fleurs de géranium. Seul le gloussement d’une poule et une légère brise traversent la sieste lumineuse, après le thé doré et les galettes de seigle à l’huile d’olive. Le fils de notre hôte, vacher de son état, me ramène de l’eau fraîche du uits : - Chez les Haha, me dit-il, les arganiers sont bien verts mais ils ont perdu leurs fleurs : l’arbre qui produit un chouari de fruit ne produit qu’un couffin par an. Par contre les oliviers Chiadma sont couverts de fleurs à cause du tmarsit (caprification) des Regraga. Notre hôte réveille les dormants pour honorer son tagine de petits pois et de fèves vertes. Il nous parle du temps de la Siba : - La tyrannie du makhzen était sans bornes, on s’endormait avec son cheptel et on se réveillait sans. Le caïd était comme le loup au milieu de des agneaux et de nos jours encore, l’homme, rien qu’au bruit de la jeep des gendarmes, se faufile sous les enclos d’épines ; il craint les gendarmes plus que les scorpions et les serpents. Dans cet air purifié qui redouble l’appétit, tout en trempant sa galette de seigle dans la sauce, le Retnani raconte : - Une fois à l’étape de Meskala, on avait volé à mon cousin son âne blanc. Il passa la journée à donner de l’avoine à un âne qui lui ressemblait. Lorsqu’il se rendit compte de la méprise, il vint se plaindre à la khaïma. Les moqadem partirent au hameau le plus proche pour réclamer l’âne volé et leur fqih se mit à crier : « Amenons ici le karkour ! » (l’amas de pierres sacrées). Entendant cela, une servante noire se lamenta : « Nous ne pouvons supporter la malédiction des Regraga ! » Et elle leur rendit l’âne blanc. Depuis lors, il n’y a plus eu de vol à cette étape du daour. Le Orf (coutume) intervient comme mode de législation pour trancher les litiges qui peuvent surgir dans la vie sociale qui s’organise autour du marabout à chaque étape. Un vieux qui tourne depuis cinquante ans et qui a laisser moissonner son fils pour venir au daour raconte : - A la clôture du daour, un homme est venu pour vendre un bouc mais l’animal est mort en cours de chemin. Arrivé au souk, il cahe sa charge sous un arganier, ignorant qu’un commerçant l’observe puis il retrouve son frère, un pauvre fellah et lui demande de faire dépecer le bouc et de vendre sa peau pour avoir de quoi faire son marché. Le frère donne le bouc à un boucher qui l’égorge, le dépèce et commence à le vendre. Mais le commerçant avait demandé à un ami d’épier le premier client et de le lui ramener. Dès qu’un homme achète les testicules, l’ami le ramène à l’épicier. Celui-ci lui dit : « Reste ici », et va avertir le moqadem de la Khaïma. Dès que le coupable sait qu’il est dévoilé, il prend ses babouches à la main et commence à courir au milieu du maïs. Le moqadem dit alors au frère du coupable : « Ignorez-vous que la viande du cadavre (jifa) est tabou (haram) et non licite (halal) ? Alors pour édifier les témoins, le fqih leur cite un morceau de la table servie : « Voici ce qui vous est interdit : la bête morte, le sang, la viande de porc, ce qui a été immolé à un autre Dieu, la bête étouffée, ou morte à la suite d’un coup, ou morte d’une chute, ou morte d’un coup de corne, ou celle qu’un fauve a dévoré – sauf si vous avez le temps de l’égorger – ou celle qui a été immolée sur des pierres. » Pour punir les deux complices, on a suspendu la carcasse au cou de l’un et les entrailles au cou de l’autre. Le crieur public les a promenés à travers le souk pour salir leur réputation. Le chef de la khaïma a ordonné d’écrire un rapport aux autorités. (qui délèguent leur pouvoir aux Regraga au moment du daour). Et le vieux conteur de poursuivre : - J’ai dis alors à leur parentèle : « Allez délivrer vos frères ; pour cela amenez des sucreries à la khaïma et offrez le âar au moqadem. C’est ce qu’ils firent. Le moqadem leur dit : « Nous ne pouvons supporter votre âar et nous ne voulons pas de votre sucre. » Il accorda la liberté aux coupables qui me donnèrent les cinq pains de sucre en guise de remerciements pour mon conseil. » Conclut le vieux pèlerin.
Ventre de poisson et bélier encorneur
Vendredi 7 avril 1984
« Aujourd’hui sept Avril administratif est seulement le 23 Mars du calendrier agraire. » constate le Retnani : « Nous venons de quitter le zodiaque du « ventre de poisson » pour entamer celui du bélier encorneur. Il est donc normal que souffle le vent. » Les fellahs ont une autre perception du temps, qui n’est pas celle des horloges des villes mais du cycle solaire subdivisé en manazil (pluriel de manzla). Il existe 27 manazil qui scandent l’année julienne tous les treize jours. Chaque manzla se caractérise par des particularités météorologiques qui ont un impact direct sur la faune, la flore et les activités agricoles. Le départ du pèlerinage coïncide avec la manzla de « batnou l’hout » (ventre du poisson) dont le dicton dit : « Si la terre s’abreuve bien à batnou l’hout, dit au Nateh (le bélier encorneur) de souffler le tocsin ou le clairon ». Les pluies qui tombent en cette période sont en fait déterminantes pour la croissance des plantes. Le porteur d’eau me fait cette réflexion : « Tu accompagne les Haddaoui ! » Il compare donc les Regraga aux mendiants célestes. Pour lui, les Regraga sont des « cosmonautes » qui explorent chaque année les sept planètes et les 44 étoiles que sont les étapes du pèlerinage. Les sept planètes que chante Ben Sghir, ce Sajaï du Malhûn, qui a vécu à Essaouira : « Vois le ciel au-dessus de la terre source de lumière, Les hommes ne peuvent l’atteindre. Vois Mars, toi qui est différent, Sa beauté apparaît au monde clairement. Vois Mercure qui vient à toi ô voyageur, Au dessus du globe de l’ignorance étonnante. Vois Neptune qui illumine les déserts, Il a placé dans la création le riche qui a tout. Vois Saturne qui vient visiblement vers toi, Au dessus des sept au secret parfait. Guerre des hommes, ô toi qui dors Vois le mouvement des astres, Ils ont éclairé de leur lumière éclatante les ignorants. » Dans les pratiques magiques, on recourt souvent aux sept planètes : Shems, »Soleil » ; Qamar, « Lune » ; Mirrikh, Mars ; Outarid, « Mercure » ; Mouchtari, « Jupiter » ; Zohra, « Vénus » ; Zouhal, « Saturne » ; suivant leur relation classique avec les jours de la semaine. En ville comme chez les Regraga, le Mouqît (astrologue) est celui qui s’occupe de la gestion du temps sacré. : « Ils t’interrogent au sujet des nouvelles lunes. Dis : ce sont pour les hommes, des indications qui leur permettent de fixer l’époque du pèlerinage.» (Coran). L’ombre de la montagne se projette gigantesque par-dessus l’immense vallée jusqu’aux collines déjà couvertes par le soir. Nous passons la nuit dans une mbata qu’il convient de ne pas confondre ni avec une nzala ni avec une mzara. Leur point commun est d’être un karkour(amas de pierres). La nzala est le relais caravanier d’où est sorti un soir un gros oiseau qui renversa un bédouin distrait par les flammes du foyer. La mzara est une escale maraboutique, un cénotaphe où s’arrête la fiancée rituelle. La mbata est le gîte des hôtes d’Allah, où l’habitant vous assure une fête avec des chikhates le temps d’une nuit, avant d’aller plus loin. Notre mbata est au pied du djebel Hadid non loin de la grotte de l’ « errant », avec une lucarne en face de l’étoile de l’aube ; de sa toiture tombe goutte à goutte dans l’auge de pierre (m’higuina) l’eau des ablutions rituelles...
Hospitalité coranique
Samedi 8 Avril 1984
Hospitalité coranique, réveil heureux avec la plaine lune par-dessus le caroubier. Nous sommes les invités d’un hameau de la zaouïa de Taourirt, toponyme berbère qui signifie « colline » ou « butte escarpée ». Charles André Julien rapporte que « Marius éleva sur une butte escarpée, celle de Taourirt, le château fort qui renfermait le trésor du Roi. » Après s’être gorgés de tagines et de thé à la menthe, nous commençons vers la mi-journée l’escalade des « canines du monde » (le Djebel Hadid) qui mène vers le sultan des Regraga. Le soleil est torride et les sentiers calcaires éblouissants de lumière. Dans l’interstice des roches de granit, poussent de petites fleurs violettes aussi belles que l’immense vallée qui s’offre à notre vue. Le sang bourdonne, les narines s’échauffent ; l’endurance est vaincue par la raideur de la pente. Nous interrompons l’ascension à l’ombre d’un arganier plein d’épines : - Avec cette chaleur, les arganiers sont de véritables gîtes à serpents. Dis-je. - Les vrais serpents, ce sont les hommes ! Me rétorque le Retnani : si les serpents paraissent, je les dévorerai. Il porte par cette chaleur nos djellabas sur son dos de mulet. Le plus étonnant est le fqih Si Hamid Sakyati ; malgré ses soixante dix ans et sa petite taille de berbère décharné, il escalade les rochers avec l’agilité d’une gazelle. Seul le citadin souffrant de la sédentarité et le porteur d’eau souffrant d’obésité se plaignent de la difficulté de traîner leurs carcasses. Il est vrai que la sédentarité engourdit les os et sclérose l’esprit. Je jalouse ces nomades qui ont l’âge de la vieillesse et l’agilité des chèvres. Ce n’est pas seulement le temps qui produit la vieillesse, mais c’est aussi la vie urbaine. On a bien fait d’endurer la pente suante, de ne pas céder au doux sommeil de la fatigue. Au sommet de la montagne, nos regards embrassent le ruban côtier, cet immense miroir plein de fraîcheurs océaniques. Papillons gris-jaunes, senteurs de thuya et de thym, répliques multimélodiques d’oiseaux invisibles, tout contribue à rafraîchir la montagne et à nous mettre à la portée de cet enchantement sans nom qu’est la poésie. N’est-il pas vrai que la poésie est la source de toute quête sacrée ? sans la flamme de la poésie, tout rituel est une coquille vide, une quête sans objet. C’est le sacré par la lettre mais sans l’esprit. « Les onze mois de péchés sont purifiés par le mois du daour. » Affirme le fqih Sakyati. Le feu du soleil nous communique son ardeur.
Je monte en pèlerinage vers toi
Dimanche 9 Avril 1984
Du sommet du Djebel Hadid, le Sahel n’est qu’immense miroir. Un aigle plane au-dessus de toute cette immensité. Pour la première fois, j’entends tambours et hautbois. Le cortège des musiciens rejoint la tente sacrée. Ce sont les « Oulad Bouchta » (les enfants de la pluie) qui après trois jours de trajet sur ânes et mulets parviennent enfin au parvis de Sidi Ouasmine. Ils chantent en chœur : « Je monte en pèlerinage vers toi Ô Sidi Bouchta Regragui ! Je monte en pèlerinage vers toi Patron à la coupole bleue Je monte en pèlerinage vers toi Patron au cierge Romain Toi, l’entouré des sept sources : La première source guérit la gale La seconde source guérit les boutons La troisième guérit les dents La quatrième apaise la tête La cinquième sert aux ablutions rituelles La sixième appartient au berger et à son troupeau La septième au maçon fondateur Mais toutes ont pour ultime aboutissement La gueule de l’océan. » Sidi Bouchta leur ancêtre, aurait été le chamelier des sept saints. Un jour, ceux-ci oublièrent de le convier au banquet de la mosquée. Outragé dans sa dignité se saint, il offrit à sa femme un couffin de sable et un autre d’oignons sauvages dont se nourrissent les loups. Il les transmua en offrande prodigieuse et s’envola jusqu’à la falaise où il pria jusqu’à sa mort. Ces prodiges sont dûs au pouvoir symboliques de cette musique de transe qui, en se propageant dans l’espace « met à l’écoute » la nature, réveille ceux qui dorment et expulse les esprits malfaisants. Le moqadem des Oulad Bouchta, un noir à la barbiche blanche précise : - Nous partageons avec les Regraga prière, Coran et guerre sainte et avec les Aïssaoua, la musique de transe. Le hautbois n’est chez nous qu’hérésie récente venue de l’influence des Branga et des Chninates (deux fractions Aïssaoua de la région de Safi). Dix sept Rois nous ont reconnu par Dahirs. Alors que la tente sacrée descend sur dos de chameau vers Lalla Taourirt, petite fille du sultan de la montagne, la procession musicale se rend au hurm(enceinte sacrée) où l’attendent avec leurs magnétophones des grappes de paysans juchés sur les branchages des arbres. Du ciel couvert de nuages tombe une fine pluie sur les you-you des femmes. D’en haut d’un arganier on crie : - Nous vous attendons avec espoir ô Oulad Bouchta ! Si vous n’amenez pas la pluie, vous l’emportez avec vous ! Avant-hier, tout le Maroc procédait à la cérémonie orthodoxe de l’istisqâ ou « prière de la pluie ». Cette çalat al istiqâ a été ordonnée par le commandeur des croyants pour combattre la sécheresse que connaît le pays surtout depuis 1980. Dans toutes les grandes Maçalla (lieu de prière à ciel ouvert) du pays, après les deux prosternations et le prône, on a imploré le pardon de Dieu, car le Coran dit : « Implorez le pardon de votre maître, car il est miséricordieux et vous donnera des cieux versant sur vous une pluie abondante ; il a placé la pluie comme récompense de celui qui demande le pardon de ses fautes. » Après le prône le prédicateur tourne son burnous de droite à gauche et les assistants font de même. « L’intention et le sens de cette pratique, disent les commentateurs, sont d’indiquer à Dieu le désir qu’ont les fidèles de voir « tourner » l’état de stérilité qui menace, à l’état d’abondance. »(Khalil). La prière de l’istisqâ a lieu le matin : on s’y rend le cœur triste, en humbles vêtements et les pieds nus. La sécheresse est due à la colère que l’injustice des hommes inspire à Dieu. A la campagne la prière pour la pluie revêt un caractère populaire. Un ellah s’approche des Oulad Bouchta et leur offre un couffin de figues sèches pour que ses champs soient fécondés par leur baraka. Un jeune berger me rapporte : - Ce matin on a enchaîné un homme au poteau central de la khaïma en lui disant sur le ton de la plaisanterie : « On ne te libérera que lorsqu’il commencera à pleuvoir ! » Il s’agit bien de magie sympathique : contraindre les maîtres de la pluie en provoquant leur pitié ; libérer l’homme ligoté contribue à libérer la pluie. Les nuages obéissent aux mêmes règles que les hommes : il faut accomplir un rite magique pour les « dénouer » comme on « dénoue » la langue d’une personne habitée (maskoun) par les mauvais esprits. Le soir, il a plu. Les Oulad Bouchta ont dit au propriétaire du couffin de figues : « Qu’Allah fasse que ton champ soit aussi généreux que la saline de Zima ; ce qui est dépensé le matin est récompensé le soir. » Le sel chasse les mauvais esprits des champs et la caprifigue féconde les figuiers stériles. Le soleil s’incline déjà vers l’horizon lorsque nous quittons le sultan Sidi Ouasmine pour une nouvelle étape. Nous longeons maintenant le flanc ouest de la montagne. Nous traversons une forêt d’arganiers silencieuse, où les rayons obliques annoncent le soir qui arrive. Le long du sentier, au milieu de la pente, se succèdent à la queue leu-leu , chameaux, mulet et ânes surchargés. Deux jeunes gens luttent avec leur carriole dont les roues sont tantôt bloquées par un rocher, tantôt par un tronc d’arbre. Parfois elle menace de dégringoler avec ses propriétaires jusqu’au lit de la rivière. On dirait qu’ils ont reçu cette malédiction : « Soyez comme une pastèque sur la pente ; une fois mûres, elles roulent jusqu’en bas ! » Au bout d’une marche où chacun est attentif à ses rêveries, voilà les deux coupoles entourées de tentes commerçantes.
Transe de feu et de flamme
Lundi 10 Avril 1984
Cette nuit les Oulad Bouchta sont invités chez un riche propriétaire ; on ne s’est donc pas attardé auprès des commerçants. Nous traversons vers l’Ouest un paysage onirique : derrière nous, la lune s’élève déjà au dessus de la montagne magique, devant nous, on devine des champs verdoyants ; un amoncellement de nuages, dont le violet pourpre est la marque encore vivante de l’astre qui vient de s’éteindre, surplombe l’océan. Alors que les dignitaires se prosternent pour la prière du crépuscule, la maison est déjà pleine de convives et de curieux venus assister à la hadhra . Seules les bougies et la lune éclairent un jardin de basilic et de géraniums. Mon hôte m’offrant le thé : - Cette nuit, il n’y aura pas de sommeil ; c’est la hadhra jusqu’à l’aube. Mon voisin le théologien : - Les Regraga étaient en train de psalmodier le Coran, parmi les gens de la tribu, une femme pleurait en les écoutants. Le fqih crut que c’était l’effet de la parole divine. Elle lui dit : « J’ai pleuré parce que votre barbe me rappelle celle du bouc que j’ai perdu. » Et le fqih de conclure abruptement : « Connais-tu la parole de la vérité ? Elle dit : « Ô Seigneur, je sais que la mort est certaine et que les visages de l’au-delà sont pieux. » Sidi Hammou, le bouffon, désignant mon calepin : - Est-ce que c’est l’Ifriqiya ? Je lui réponds honnêtement « Oui », puisque l’Ifriqiya est le recueil de mythes des Regraga transcrit par des fqihs ; ceci est une nouvelle Ifriqiya : - les tolba, les Regraga et le bouffon (herma) de la fête du sacrifice sont dotés de baraka : leur procession ressemble à l’Oued en crue ; l’homme doit se faire roseau à leur passage de crainte de leur malédiction. M’explique Hammou, le bouffon du carnaval. Le théologien : - Mon frère possède un manuscrit grand comme une natte de trois mètres. Il relate l’itinéraire des Regraga depuis qu’ils quitté le Prophète, en compagnie de nombreux adeptes de Jésus fils de Marie et de nombreux djinns, jusqu’à leur arrivée ici. Le daour est une poésie permanente, la mythologie recouvre l’histoire comme des couches archéologiques. Les anciennes croyances recouvrent l’Islam des premiers califes comme les nuages recouvrent le ciel. La pensée confuse des archétypes ancestraux recouvre de sa complexité indéchiffrable la pensée claire par une forêt sauvage de pensées mythiques. Le thé que nous buvons est délicieux, il est fait avec l’eau souterraine des puits, légère et pure, et non avec l’eau saumâtre et fade des citernes. Un esclavon fait irruption dans la salle, fusil de fantasia sur l’épaule, fait une pirouette à droite avant de débiter une qasida de son cru : « On voyait Mohamed V dans la lune Et même le fœtus dans le ventre de sa mère Disait : Vive le Roi ! Et partout où passaient les sept saints L’eau jaillissait des roches, Grâce au maître des mystères ! » Les musiciens sortent ; tout autour de nous sur la terrasse, des jeunes filles et des femmes voilées. Au-dessous de nous, la lune. Au milieu de la place, un bûcher. Le hautboïste entame une fioriture. Je reconnais le rythme de la hadhra. Du fond de la gorge, un vieux pousse régulièrement des cris d’animaux totémiques. Les danseurs se tiennent par les mains entrecroisées derrière le dos. S’enchaînent – ils en guise de soumission aux génies protecteurs ? Maintenant ils poussent régulièrement des « Ahya ! Ahya ! » alternés de musique en inclinant la tête d’avant en arrière ; telle une vague, ils affluent et refluent devant l’orchestre. Le rythme musical change et les danseurs répètent : « Ahaou ! Ahaou ! », tournant la tête à gauche et à droite tel le chacal qui veut mordre. Puis ils sautent sur place en criant : « Haa yii ! Haa yii ! », reformant à nouveau la chaîne sacrée et s’avancent vers l’orchestre en répétant : « Ahyaouine ! Ahyaouine ! ». S’adresse-t-on ainsi aux mauvais esprits pour les chasser de la maison, des champs, des arbres et du bétail ? Les instruments se taisent et les danseurs forment une ronde fantômatique en chantant la hilala . Le rythme renforce le caractère magique du mot qui doit influencer favorablement les phénomènes naturels. L’accélération frénétique de la fin du chant s’appelle « soussa » (l’action d’agiter les branches pour faire tomber les fruits). Le hautboïste exécute la fioriture de l’ivresse.. les danseurs se scindent en deux moitiés : à l’est, la « couverture » ou le ciel, à l’ouest, la « natte » ou la terre ; ils vont bientôt marier le ciel à la terre, l’eau au feu. Un dialogue s’établit entre les deux moitiés : les uns s’exclament, les autres s’interrogent : Regraga rahou ! (les Regraga sont partis !) Fiine rahou ? ( Où sont-ils partis ?) Sanhaja rahou ! ( où sont-ils partis ?) Fiine rahou ? (Où sont-ils partis ?) Aïssaoua rahou ! Fiine rahou ?!... » On l’ignore ! il faut évidemment aller dans l’au-delà pour en savoir plus ! Mariage parfait entre mythologie Regraga et transe Aïssaoua : les maîtres de la pluie et les inducteurs de transe. Les cultivateurs magiciens et les thérapeutes surnaturels. On entame la hilala du maître parfait : « Monte ! Monte ! Toi le cheikh parfait ! Allah ! Allah ! La nature est généreuse ! Le repu meurt comme meurt l’affamé ! Allah ! Allah ! La nature est généreuse ! Le riche meurt comme meurt le pauvre ! » La partie instrumentale alterne avec la partie vocale : Hautbois, « Allah ! Allah ! » Hautbois, « Ô les Aïssaoua ! » Tambour, tambour, continuité du tambour et discontinuité des voix. L’un des danseurs se dirige vers le bûcher, un charbon ardent dans la bouche. Il continue de danser. Il bouge si rapidement que le feu roule dans les parois de sa bouche entrouverte. On dirait la lune qui brille au fond du ciel. Le jdoub (danseur en état de transe) rejette loin de lui le charbon ardent qui monte au ciel et dessine la parabole cosmique : s’agit-il d’éteindre par cette transe les feux d la sécheresse ? Ou de s’incorporer une portion du soleil source de toute énergie ? Un jeune s’avance au milieu de la place ; deux cactus de barbarie entre les mains. Epines d’oursins, de hérissons et de cactus ; seul le sorcier peut percer vos mystères ! Lors de la qasida de l’aube, Ben Sghir, poète de malhûn d’Essaouira cite curieusement le « hérisson », animal légendaire aux vertus magiques dans une œuvre où magie et poésie font bon ménage : « Prends, ô toi qui m’écoutes, Yabriz et Nikir Celui qui règne sur le plus rusé des loups, Celui qui répond très vite au défi, doit protéger les fauves. Celui qui est lâche parmi les courageux cavaliers A la fin de la bataille il sera fait prisonnier ; Si tu es dépassé par les évènements, Tu récolteras l’amertume Le hérisson peut-il aller en guerre contre l’ogre ? On reconnaît l’aigle parmi les faucons. En passant par la grotte et son beau cortège Dites à celui qui n’est ni faible ni vantard Que Mohamed Ben Sghir est une épée dégainée ! On appelle curieusement le dernier vers, par lequel le poète « signe » sa qasida, le « zarb », c'est-à-dire l’enclos du champ qui est fait généralement d’épines de chiendent et de cactus de barbarie. Sans égard pour les épines, tel un aigle dévorant sa proie, l’adolescent en transe mord dans la raquette verte : il compte s’assimiler l’énergie de cette plante-marabout qui reste verte longtemps et espère que les autres plantes seront gorgées d’eau comme elle l’est. Le cactus rituel incarne ici l’esprit de la végétation. Mon voisin m’explique : - Depuis le début de la création du monde, ceux qui sont arrosés par la baraka ont la faculté de dévorer le feu, les reptiles et les épines sans dommage pour leur santé. On compare donc la baraka à la pluie : elle arrose ; seuls ceux qui ont la baraka peuvent faire tomber la pluie. On assiste ici à une transe rurale : jeune et joyeuse, elle ne connaît pas la nostalgie décadente des villes. Un adolescent, guéri par la grâce des saints, offre un bouc noir. On bénit le seul propriétaire de cheval de la tribu : « Qu’Allah fasse que son cheval ne mange que de l’or ! ». Les saints sont généralement dotés de la hikma (pouvoir magique) qui leur permet de transformer le blé ou le maïs en pièces d’or ou de transformer le genêt en couleuvres et la chaux en flamme suivant les besoins de la cause. On bénit une femme qui offre un pain de sucre : « Nous voulons que tu emportes chez toi ce que les abeilles emportent dans leurs ruches ! » Un fellah s’avance au milieu de la place, il offre un billet de banque et chuchote quelques mots au moqadem . Celui-ci pose une min sur son épaule et lève l’autre vers le ciel : « Ô Fatha ! Nous demandons la protection des 44 étapes et de la khaïma rouge ! Cet homme a déposé un sac de blé chez des gens qui maintenant le nient. S’ils lui rendent son dû, nous voulons qu’ils soient arrosés ! Sinon, nous voulons qu’ils soient dispersés comme les grains de la grenade écrasée ! Comme la cruche cassée ; ni eau, ni débris ! Nous voulons que les canons invisibles des Regraga détruisent leur demeure ! » De frayeur, les « Amen » de la foule se font moins ardents. Après avoir béni les uns et maudit les autres, le moqadem s’adresse à tout le monde : « Que vos champs soient couverts de la rosée germinatrice ! ». Les « Amen » montent au ciel ; « Que vos récoltes et vos cheptels soient des meilleurs ! ». Les somnolents se réveillent. Le dellal (crieur public) procède à la vente aux enchères du bouc noir : - Que celui qui l’achète voit son troupeau se multiplier ! Un fellah à son voisin : - Hé ! réveille-toi, on vend le bouc ; veux-tu l’acheter ? Sur la proposition d’une femme le dellal crie : - Trente ! Que Dieu la bénisse ! - Amen ! Amen ! réplique l’esclavon. - Tout est dedans ; celui qui l’achète réussira ! Trente deux ! Haraj ! Trente deux ! Haraj ! répète le dallal. Quelqu’un lui fait signe : - Trente trois ! Haraj trois ! Qu’Allah bénisse l’acheteur ! Le barouk au nom d’Allah ! Trente trois ! Haraj un ! Nous demandons conseil ! Haraj deux ! Marché conclu ! Le moqadem intervient en s’adressant à la foule : - Tendez vos mains pour bénir le propriétaire du bouc ! Qu’Allah retire la souillure de son corps ! Qu’il rentre chez lui avec la fortune ! Le bouc de la baraka est doté d’effets multiplicateurs et caprifiants pour le cheptel auquel il sera intégré. Après la musique sacrée, voici la musique des travestis. Passage du sacré au ludique :le vin, le kif et la nuit. L’un des travestis chante : « Ma part de l’interdit, je ne l’ai pas encore vendue ! ». Un jeune ,le sourire sournois et le clin d’œil entendu : « Les jeunes hommes qui dansent avec des kaftans sont des « épouses » ! Qu’Allah bénisse ces deux femmes et les préserve ! » La fraja (fête foraine) profane commence ! L’un des deux travestis exécute la danse du ventre avec des castagnettes et une légère moue du bout des lèvres ! Les vraies femmes regardent derrière leur voile. Les fellahs amusés mettent les billets de banque aux travestis qui chantent : « Loin de nous ô vous les puritains ! Cette vie s’en va c’est vers la mort qu’elle s’en va ! Jouissons donc du toast qui fait rougir les joues ! Jouissons donc du toast qui fait briller les yeux ! Aujourd’hui nous sommes libres ! Mais alors, loin de nous les puritains ! Ô ma chère, l’amour, c’est l’amour qui me possède ! Et toi, mon cher, ne me ferme pas la porte de ton jardin ! Puisque c’est de toi que mon cœur brûle de chagrin ! » L’inversion des rôles abolit les frontières entre sacré et profane, entre féminin et masculin pour que la sécheresse se mue en abondance dans les vallées heureuses. Il fait encore noir mais déjà le froid annonce l’aube. Je prends au milieu des champs couverts de rosée le chemin du retour. Les jeunes parlent de chameau transportant du vin dans le cortège ; drôle de taverne mobile !
Celles qui soufflent sur des nœuds
Mardi 11 Avril 1984
Deux halaqis tiennent un fichu noué par les deux bouts et le dénouent en tirant de part et d’autre : « Qu’Allah dénoue le cœur de l’acheteur de ce pain de sucre comme ceci ! ». C’est ainsi qu’on revend les pains de sucre offerts par les pèlerines. Les sorciers sont restés pour les musulmans ceux qui « soufflent » sur les nœuds depuis que Mohammed fut ensorcelé par les filles des juifs Lobeid qui soufflèrent sur des nœuds pour lui jeter un sort ; c’est alors que l’ange Gabriel révéla au Prophète l’avant-dernière sourate du Coran : « Dis : je me réfugie auprès du Seigneur de l’aube du jour contre la méchanceté de certaines de ces créatures, contre le mal de la nuit sombre lorsqu’elle nous surprend, contre la méchanceté de celles qui soufflent sur des nœuds, contre le mal de l’envieux qui porte envie. » Voici Sidi Rahal, la chevelure en révolution, en train de boire de l’eau bouillante au rythme du hautbois. Une femme dodue paye le pain de sucre au prix de la baraka probablement pour dénouer le mauvais sort qui l’empêche d’enfanter. Juste à côté, j’observe une sorcière sous sa petite tente en train de négocier avec deux paysannes le droit de regard sur leur avenir. Une paysanne donne un dirham ; la sorcière dit qu’on ne peut pas faire le voyage dans le futur avec un dirham. La paysanne dénoue un foulard plein d’azenbou (semoule de blé tendre cueilli encore vert et gorgé d’eau) et en retire trois œufs (le blé tendre est l’équivalent dans l’espèce humaine du nouveau-né et l’œuf est comparable au fœtus, c’est une offrande pour que le fœtus puisse se développer et naître sain et sauf). La sorcière dépose le dirham et les œufs au milieu de l’encens du désert et des coquillages d’Afrique qu’on appelle oudaâ ( ce sont des coquillages connues sous le nom de cauris qu’on utilise également dans la cérémonie gnaoua). Non loin de là, sur les rivages d’Essaouira, au début de ce siècle, Doutté a rencontré des devineresses qui recourent au murex dont Juba II fabriquait sa pourpre : « J’ai retrouvé aux environs de Mogador les devineresses qui prédisent l’avenir avec des coquillages et que Diego de Torrès observait déjà en 1553. Ce sont des femmes berbères qui prétendent faire parler des térébratules fossiles qu’elles disent élever dans une boîte. » Ma présence gêne la sorcière qui me transperce de ses yeux d’ogresse. Je ne branche pas ; elle se met à maudire les démons et à invoquer le sultan des djinns pour m’intimider. Le sultan des djinns, je l’ai rencontré, mais à Marrakech lors d’une séance d’exorcisme. Les propos sur les djinns, ombres fuyantes de l’imaginaire, nous renseigne beaucoup plus sur celui qui croit que sur les djinns eux-mêmes. L’univers des djinns fait partie de ce vaste domaine de l’imaginaire collectif où il est difficile de faire la part du fantastique de celle de la divagation mentale. Par analogie, il est le reflet de notre monde débarrassé des obstacles de la vie réelle et peuplé d’entités « volantes » qui se métamorphosent à volonté en toutes sortes d’entités animales parlantes. D’après l’exorciste Gnaoui, un chat n’est pas un chat et un chien n’est pas un chien : « Là-bas, près de la montagne où a disparu Chamharouch, il n’existe pas de vrais chats ou de vrais chiens : si tu vois un chien sache que c’est un melk ; si tu vois un chat saches que c’est un melk, si tu vois un serpent saches que c’est un melk ; présente lui ton taslîm (soumission) et tu n’auras rien à craindre. » Dans la croyance populaire, toute maladie est due à une entité surnaturelle malfaisante qui s’introduit dans le corps : le possédé est le « cheval » de l’esprit possesseur (melk). Dans ce cas, on recourt soit à la musicothérapie du groupe et c’est une « transe de possession », soit aux soins de l’exorciste pour expulser l’intrus et c’est une « crise de possession ». Cet état de transe est induit, par contagion ou par imitation au cours de la séance à laquelle le possédé assiste. C’est une possession non pas par des « esprits impurs » mais par les mlouk qui sont sacrés. La captation de ces effluves bienveillants a besoin d’une théâtralisation rituelle accompagnée de musique pour faire « monter » le « saken » (l’habitant surnaturel). On n’intervient pas lorsque quelqu’un est saisi de transe ; il faut aller jusqu’au bout ; au bout de quoi ? Au bout de la crise, au bout des nœuds qui sclérosent le corps et l’esprit. Cette forme de conscience altérée et frappée de mutisme ; la parole lui revient lorsque les instruments de musique se taisent. Qauant à la possession par les esprits impurs, elle fait appel au sriî (séance d’exorcisme) pour expulser l’intrus. On appelle « sriî », l’opération par laquelle les spécialistes qui manient les « autres gens » expulsent le djinn qui « habite » l’individu. Cette expulsion se fait par la négociation qui est, en fait, une cure par la parole et par la flagellation. D’ailleurs, l’une des acceptions du mot Sriî signifie « battre », « vaincre » quelqu’un, ici, ce quelqu’un est le jinn possesseur qui s’exprime par la bouche du possédé. La flagellation a pour fonction de provoquer la détente en libérant les tensions (en les « dénouant » dirait le magicien). Deux conditions sont nécessaires et suffisantes au déclenchement de la crise de possession : la rencontre de la nya et du horm. La nya est un concept à double signification ; c’est à la fois l’intention de guérir et la croyance en l’efficacité du « bricolage mythologique ». La nya vaut l’acte : comme pour Spinoza « la pensée de Dieu, c’est déjà Dieu », pour la thérapie traditionnelle : « Croire qu’on est guéri, est déjà la guérison ». Le bricolage mythologique et l’outillage rituel ont pour fonction d’ancrer cette croyance. L’exorciste ne peut à lui seul, déclencher une crise de possession sur commande ; il est tributaire du parvis sacré de la zaouïa : le horm qui fonctionne comme déclencheur de crise ainsi que le divan du psychanalyste. Dès que les possédés franchissent l’enceinte sacrée de Sidi Yahya qui commande aux génies aériens, dont il fait lui-même partie ils se tordent aux pieds des maîtres des lieux. C’est ce à quoi nous avons assisté à Marrakech ; la patiente est étendue et, à califourchon sur son ventre, l’exorciste gnaoui est assisté, pour la maîtriser, par ses auxiliaires humains et surnaturels. Nous avons assisté à une véritable séance d’accouchement-vomissement du diable par la voie orale. Le silence de mort qui règne parmi l’assistance, révèle l’angoisse d’être contaminé par l’invisible ; cela met au bord de la transe à laquelle on n’échappe que par le subterfuge de la rationalité et de la dérision. L’enjeu consiste à arracher l’invisible aux entrailles de la victime. Même si ce n’est pas un accouchement naturel, il préfigure l’angoisse de la naissance que l’espèce a connue à l’aube de la vie. « Chamharouch, ordonne l’exorciste, travaille avec les divins qui ont peur d’Allah. Les choses de Satan sont « haram » (tabou), celles de Chamharouch sont « halal » (licites) ». La sourate des djinns dit : « Il y avait des mâles parmi les musulmans qui cherchaient la protection des mâles parmi les djinns et ceux-ci augmentaient la folie des hommes ». Le Sriî n’est possible que si l’exorciste, comme le ou la « possédé(e) » n’est plus qu’une écorce « charnelle » (khachba) dont l’âme est le jinn possesseur, et l’exorciste ne peut officier qu’au moment où il est lui-même « rempli » par les « autres gens ». Alors il entre en négociations ardues avec le diable en recourant tantôt à la menace, tantôt aux promesses ; c’est une suggestion à large spectre. Non, il n’offrira pas au djinn en contrepartie de son départ le repas salé, mais le miel sucré dont Allah seul connaît le procédé de fabrication, mais le sang d’une victime expiatoire à corne et de préférence de pelage noir, mais la semoule des premières moissons que les Berbères mélangent à l’huile d’argan. Pour expulser « l’intrus », l’exorciste use du pouvoir suggestif des mots. Car tous les champs de l’activité humaine sont entraînés dans le cercle magique des symboles et des mots. « Je veux qu’on transcrive le nom du djinn, dit-il, pour pouvoir l’emprisonner au tribunal de Chamharouch et en délivrer la jeune femme qu’il tourmente ». En agissant sur le nom, l’exorciste compte agir du même coup sur le djinn qui le porte. Il n’y a pas de distinction possible entre signifié et signifiant : ils se confondent comme la valeur et la marchandise dans la théorie de la fétichisations. Le concept populaire de faksa évoque l’effet psychologique de certains mots : ainsi le terme h’chouma relève beaucoup plus de l’anthropologie pathologique que son équivalent honte qui se rapporte plutôt à l’individu. Un simple mot peut déclencher la joie ou faire régner la tristesse ; par des « négociations avec l’invisible », l’exorciste guérit et par des incantations magiques les Regraga font tomber la pluie ou éloignent le sanglier qui s’attaque au maïs, aux moineaux qui s’enivrent de raisins et de figues. On connaît l’importance du verbe chez les peuples sémites : le verbe est puissance et de la parole divine est né le monde. Il est représenté par le calame dont nous parle le Coran : « Noun, Par le calame et par ce qu’ils écrivent ! Grâce à la faveur de ton Seigneur, tu n’es pas un possédé ! » Cependant la parole à elle seule ne suffit pas : « il faut être initié et dire la basmala (formule de conjuration) si l’on veut guérir par la grâce d’Allah tout ce qu’on touche ; sinon, on risque de se faire mal à soi-même, explique l’exorciste, depuis mon jeune âge, j’ai été élevé par les jnûn ; c’est au pèlerinage de Sidi Yahya guérisseur des possédés que j’ai perdu la vue en nageant dans son lac hanté. Depuis, j’ai voyagé dans toutes les contrées du Maroc ; lorsque lesdjinns ont décidé que je devais être leur serviteur, je le suis devenu malgré moi. Depuis, je fais partie de ce « hal » et je possède le secret de ces gens ». Les saints Regraga ont aussi un pouvoir sur les djinns. L’un d’entre eux, tel un chamane, poursuit le djinn dans l’air où il parvient à le détruire. Une légende rapporte son histoire : « Il a conquis par la guerre sainte six villes du Soudan. Il avait un cheval blanc sans bride, qu’il dirigeait comme il voulait. Il a amené les arabes depuis la Mecque pour combattre les Romains et conquérir le Sénégal. Un jour qu’il était assis, un arabe du désert vint se plaindre et pleurer. Le saint lui dit : « Qu’est-ce qui te fait pleurer ? » L’autre répondit : « J’ai une femme jeune et belle ; un démon me l’a volée et je ne sais comment la retrouver ? » Le saint homme cria de tous ses poumons : « Il n’y a de Dieux qu’Allah et Mohammed son Prophète ; où sont les djinns de l’air ? Où sont les djinns des forêts et des déserts ? Où sont les djinns des océans et des îlots ? Où est cet ennemi de soi-même qui a séparé la femme de son mari ? », et le djinn tomba du ciel et sur son dos, la femme. Et le Sied Ben Abdel-Battache lui dit : « Va-t-en ! Ennemi de Dieu ! » Le djinn s’en vola au ciel et le saint vola à sa suite et le coupa en deux en plein vol : brûlé, le djinn tomba comme un météorite dans l’océan. » (extrait d’une Ifriqiya manuscrite qui circule chez les Regraga). Voyage dans le voyage, itinéraire de l’imagination dans le sillage du printemps, telle en est l’histoire mythique que raconte ce vieux chamelier sur le commerce transsaharien entre Tombouctou et Essaouira au XIXème siècle : « On ramenait du Sahara l’ambre des baleines, du bois de santal, des boules d’or, des œufs de mhar ; parfois on ramenait, semblables à des perles, des œufs de lbia, des porcs-épics. On ramenait des autruches qu’on montait comme des chevaux de fantasia ; tu voyais certains mettre la selle sur le dos de l’autruche et la chevaucher ! (éclat de rire). Il y avait tout dans le Sahara ! Wahli ! (Ô les miens !) ce qu’on ramenait de là-bas ! Il y avait le lion, il y avait le tigre, il y avait l’hyène. On n’appelait pas le dromadaire méhari, on l’appelait « hab-rih » (souffle le vent). Pour parvenir à l’oued Draâ, les caravanes mettaient cinq jours pour les mulets, six jours pour les chameaux. On partait d’Essaouira et on passait la première nuit à Ida Guilloul, la deuxième nzala (étape de caravane) était à Tamraght, de-là à Houara et Taroudant enfin à Goulimine. Un jour qu’on allait dans le Souss, on rencontra une vipère au milieu du chemin : elle soufflait la mort sur quiconque voulait passer. Vingt cinq fantassins déchargèrent leurs fusils sur elle. Elle se souleva jusqu’au ciel et tomba devant la porte du lion. En vérité, chez les Houara, dans le Souss, « l’année du rat » (l’année de la peste) tout était couvert de rats ; l’année de la sécheresse et de la famine faisait penser à l’histoire de Joseph, lorsque le Pharaon rêva que sept vaches maigres dévoraient sept vaches grasses et que sept épis grêles engloutissaient sept beaux épis. » Le chamelier de la Khaïma des sept saints me rejoint ; j’invite ce vieillard extraordinaire, qui est l’incarnation même des effets bénéfiques du taouaf (pérégrination) à prendre le thé avec moi. Une abeille se débat dans mon thé, je lui donne sa liberté. A cause de la baraka, il n’y a plus de vérité des prix ; le vendeur de légumes à qui je demande un demi-kilo d’oignons en prend une brassée qui pèse au moins un kilo et me dit : « Allah Irabbah ! » (Marché conclu !). Cet autre amène un chouari (charge) de menthe à plus de vingt cinq kilomètres d’ici pour le vendre au prix dérisoire de cinq centimes la botte, ce troisième peine pendant plusieurs jours dans la montagne pour ramasser l’écorce du « dro » dont on se sert pour la fumigation du bétail et il la vend un demi dirham la poignée ! L’équivalent entre temps de la production et du prix de la marchandise n’existe plus. Le vendeur comme l’acheteur viennent tous deux pour récolter les fruits de la baraka et non pour faire des bénéfices. Les pertes ne sont pas des pertes mais des offrandes. L’herboriste ne vend pas de l’encens mais des mots : « Un fellah est venu se plaindre à un fquih du fait que sa vache produisait peu de beurre. Le fquih lui demande : - Est-ce que tu lui mets une muselière en rentrant chez toi ? - Oui. Répond le fellah. - Enlève – lui cette muselière et laisse-la brouter à droite et à gauche dans les champs des autres et revient me voire dans une semaine. Le fellah constate qu’effectivement sa vache produit plus de lait en suivant ce conseil. Le fquih lui dit : - C’est la frontière entre le halal (licite) et le haram (illicite). Si vous voulez le halal et le paradis, contentez-vous de peu, si vous voulez le haram et l’enfer, laissez votre vache sans muselière. La morale qu’en tire le marchand d’encens est qu’il vaut mieux perdre dans le commerce en se contentant de peu que de faire des profits qui envoient directement celui qui « dévore la chair des veuves et des orphelins » en enfer. La khaïma vient d’être affalée ; on me dit qu’un long trajet nous attend avant de parvenir à la prochaine étape. Tout seul, j’aurai abandonné bien avant ; mais entraîné par l’endurance des nomades, j’apprends dans le sillage des chameaux, ce que signifie aller au-delà des limites assignées par la vie sédentaire. Nous traversons le col qui sépare le Sahel (la côte à l’Ouest) de la kabla (le continent à l’Est). Le moqadem de Tikten jette un regard derrière lui : « Ici, nous vous disons adieu, ô généreux gens du Sahel ! » Le véritable territoire des Regraga est le Sahel (la côte) ; leur baraka y brille de tout son éclat : ziara et offrandes y sont plus abondantes que dans les tribus de la Kabla de souche berbère dont nous allons bientôt fouler le territoire. La baraka des Regraga diminue par transition graduelle en allant de l’Ouest vers l’Est ; de l’univers linguistique et culturel arabophone à l’univers linguistique et culturel chleuh : chez les Ouled El haj , on offre un chameau, chez les Mtougga on offre un œuf. Comme par ailleurs, la côte est plus humide que le continent, on interprète l’aridité du territoire de l’Est comme la preuve de l’action négative des Regraga sur les tribus à offrandes parcimonieuses et la fécondité du territoire de l’Ouest aux offrandes généreuses, comme la preuve de leur action positive. Au pays des Regraga, les ruches sont toujours pleines de miel, les sources ne tarissent jamais et les grains sont vannés chaque année. Nous t’orientons vers une kabla qui te plaira Nous entamons maintenant le territoire de la kabla (cette orientation est ; celle de la Mecque) à l’Est : région qu’avaient visité les sept saints. Le Coran parle en ces termes de la kabla : « Les insensés d’entre les hommes disent : Qui donc les a détournés de la kabla Vers laquelle ils s’orientent ? Dis : L’Orient et l’Occident appartiennent à Dieu ; Il guide qui il veut sur son chemin droit Nous n’avons établi la kabla Vers laquelle vous vous tournez Que pour distinguer ceux qui suivent leurs pas. Nous te voyons souvent la face tournée vers le ciel. Nous t’orientons vers une kabla qui te plaira Tourne donc ta face Dans la direction de la mosquée sacrée » (Sourate de la vache) A ma grande surprise, je rencontre Janati, un vieux camarade du lycée Akensous que je n’ai pas revu depuis dix ans et qui s’est réinstallé dans sa tribu d’origine faute de trouver preneur pour son pauvre diplôme. Il ne trouve pas drôle de me retrouver « après tant d’années d’études en France » parmi les pèlerins – tourneurs, mais c’est justement cette émigration qui a déterminé mon retour aux sources. Janati jette un regard entendu à mon turban et me dit : - Après le choc de l’Europe, voilà que tu organises un grand retour vers la terre des ancêtres ! Je quitte le pauvre Janati à la croisée des chemins. Si confusément, cet être oublié me devient brusquement très cher, c’est que son nom réveille en moi l’enfant qui n’est plus. Je cueille les coquelicots au milieu des champs, quand de vigoureuses insultes proférées du haut de la colline me tirent de mes pensées : - Attends juif ! Ne t’en va pas juif ! Pris de panique, je me mets à sauter par-dessus les épis, la paysanne poursuivant sa course folle derrière moi. Je suis enfin apaisé en me rendant compte qu’elle s’en prend plutôt à l’homme de Talmest qui vient de laisser tomber une gerbe de blé en remontant subrepticement sur son mulet : - Qu’Allah et les Regraga t’aveuglent vieille sorcière ! Réplique-t-il. Au milieu des muletiers et des chameliers l’unijambiste de Talmest explique : - Les gens du Sahel respectent la tradition et les droits des Regraga ; à aucun moment, ils ne les empêchent de faucher du blé pour leurs bêtes de somme ; ici nous entamons le territoire berbère de la kabla : s’en est fini des sacrifices et des offrandes généreuses ; le berbère vous offre un pauvre petit œuf et vous demande de bénir la vache, la poule, la grand-mère, le nouveau-né puis il met trois pierres les unes sur les autres pour signifier qu’il ne faut pas toucher à sa moisson. Par contre au Sahel, des fèves et des petits pois sont cultivés exprès en bordure du sentier pour le tagine des Regraga. Nous traversons un immense champ de blé avec hangar aux tuiles rouges à la provençale : il aurait appartenu à un certain « Vitry » du temps de la colonisation et il appartient maintenant « au Roi » me dit-on. Nous voilà à Rguinet Islân (l’arganier des fiancées, en berbère), puis voilà khli jaouj (l’apocalypse des moineaux en aroubi). Essoufflés, nous faisons escale au sommet d’une colline près du hameau de la louve (douar diba) : je me demande si les gens du cru n’ont pas de mythe sur la louve ayant allaitée des bébés humains ? La peau brûlée au soleil ; tout en préparant sa pipe de kif, un daouri (pèlerin-tourneur) raconte : - A Sidi Ali Saïh (l’errant) , il existe une khaloua (lieu de retrait et de prière, dans ce cas une grotte au sommet du djebel Hadid) incrustée dans la roche. Elle a la forme d’une tente, de son plafond tombe perpétuellement une goutte d’eau. Lors de leur jihad (guerre sainte) les sept saints y faisaient leurs ablutions rituelles dans une auge de pierre. Ainsi donc, la tente sacrée des Regraga est une reproduction « mobile » de la caverne des sept saints ! Le Sakyati rapporte quant à lui ce que Sidi Abderrahmane El Majdoub récitait en état de transe à propos des tribus des plaines côtières : « Les Doukkala sont des fellahs sans terre Chez les Chiadma, l’hospitalité vous épargne le souci des provisions Oulad Bou Sbaâ, science et contradiction Quant aux Chaouia, amour et prostitution. » Tout ce que prédit le Majdoub se réalise : les terres fertiles des Doukkala ont été expropriées par la colonisation, les Chiadma présentent leurs offrandes au printemps, les meilleurs chikhates de l’aïta se trouvent au pays des Chaouia. » Conclut le Sakyati en guise de commentaire. Je rencontre Brik, ce vigoureux fellah et habile fabriquant de nattes : - Tu as bien fait d’accompagner les Regraga ; tourner en rond dans la médina affaiblit la vue et vieillit les os. Brik appelle mon père khali (oncle maternel) ; malgré quelques racines rurales, mon père a grandi en ville où il travaille comme marqueteur. Je suis donc ravi de retrouver Brik qui me rappelle ces racines. A hauteur du puit Brik lance à une silhouette courbée au milieu d’un champ d’oignons : - Hé ! Envoie-moi cinq navets ! Les enfants de Brik voient rarement leur instituteur, ils jouent à cache-cache avec les poules ; de toute manière on les destine à la terre. Peut-être, en effectuant ce pèlerinage, je ne fais qu’emprunter la voie de mes propres ancêtres ? C’est cette dimension affective du temps qui resurgit de l’oubli, cette déflagration du souvenir, qui donne sa dimension mystique à mon équipée. Brik me dit : - Tu as vu quel long chemin les Regraga parcouraient ? Pourtant, ils n’avaient que leur bâton, un peu de semoule et les prières…Celui qui ne bouge pas meurt : un soir qu’il faisait très froid, deux marchands de tissus et d’épices – marchandises du paradis- entraient en ville après leur tournée dans les souks de la région. Ils trouvèrent les portes fermées ; au crépuscule, on fermait les portes de la ville parce que c’était le temps de la siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la djellaba et faisaient parler le baroud. Le marchand qui resta immobile jusqu’au matin fut trouvé inanimé au pieds des remparts, alors que son compagnon, qui avait passé la nuit à rouler une grosse pierre entra prendre son petit déjeuner tout trempé de sueur en répétant : « Que le lit où coule le flot de notre vie serait étroit s’il n’y avait le vaste espace de l’espérance ! » La quête de ce printemps est à la fois mouvement et espérance…Un cycle pédagogique, un réapprentissage de la vie…
Au temps des raisins et des figues
Mercredi 12 Avril 1984
Hniya est clouée sur son lit de bois (tissi) par la paralysie mais sa tête est joyeuse. Elle interpelle son fils qui m’invite à prendre le thé dans l’autre pièce : - Comment ? Laisse Abdelkader avec moi ; n’avons-nous pas partagé le sang et le sel ? Laisse-moi le voir une dernière fois...Je n’ose pas aller à l’hôpital où les paysans subissent le mépris et la dérision ; je préfère mourir parmi les miens... Le fils de Hniya, tout jeune qu’il soit, a déjà trois garçons et une fille. Il a appelé l’un d’entre eux Regragui parce qu’il est né le jour du daour. Tout semble ici voué à la fécondité : la chamelle comme la vache, l’ânesse comme la poule ; la maison grouillait de vie et de petites bêtes pleines de douceur. Hniya s’étonne que nous autres citadins nous nous mariions si tard, si c’est à cause des études, c’est que l’école doit être stérile, à son avis. Lemari de hniya, qui confond chèvres et gazelles, la désigne d’un geste en me servant le thé et dit : - Ella a déjà acheté son linceul… Tante Hniya attend la mort avec résignation comme une chose naturelle. - Si je meurs, me dit-elle, que ce ne soit pas cause de regrets ; j’aurai laissé derrière moi une telle progéniture que je ne serai pas vraiment morte. Elle me dit en guise d’adieu : - Dis à ton frère Majid de venir chez nous au temps des raisins et des figues… Au temps des raisins et des figues, je suis revenu l’année suivante (1985), mais elle était déjà morte. Son mari est venu en ville pour vendre ses fébules et ses potes amulettes en argent afin de faire face aux difficultés causées par la sécheresse. Le sacrifice me parut d’autant plus pathétique qu’il s’agit là d’enterrer jusqu’au souvenird’anciennes fiançailles. La mort est aussi naturelle que la naissance ; elle est dédramatisée. Dans un chant des Ghazaoua d’Essaouira, le défunt parle de sa propre mort : Chant des Ghazaoua « La mort m’a ravi… El Hal, el hal…. Allah ! Allah notre Seigneur (Moulana) Que ta miséricorde soit avec nous ! Je commenc au nom de Dieu le clément Au nom du généreux qui n’a pas d’égal C’est lui le miséricordieu : Au jour du jugement dernier Ne nous abondonne pas La mort m’a ravi par ruse Et on chauffe l’eau dans la marmite Dieu me lavera Ils ont apporté le linceul et le baume Et les gens commenceront à m’ensevelir Ils ont apporté le brancard du menuisier Et ils m’ont déposé avec douceur Ils se sont penchés à quatre pour me porter Ils m’ont accompagné avec une belle oraison En hâte, jusqu’à ma dernière demeure Ils ont apporté les pelles et les pioches Et ils ont creusé ma tombe Ils ont prié avant de partir et de m’abandonner J’ai dis : « Ô mon Dieu, quel sommeil sans fin Et quelle terre vont m’écraser ! Le juge de l’enfer m’est apparu pour m’interroger Avec ruse sur ce que j’ai fait ici bas Heureusement pour moi le Prophète le Clément Me protégera au jour de la résurrection Allah ! Allah ! Ya moulana Que ta miséricorde soit avec nous Lorsque celui qui appelera les morts au jour du Jugement En dernier m’interpellera Oublie les confidences sur l’oreiller Et prends bien en charge les obligations religieuses, La foi, la certitude et la profession de foi Islamique Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal ! Le hal qui me fait trembler ! Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ; Ô homme ! Que sa tête est encore vide Ses ailes n’ont pas de plumes Et sa maison n’a pas d’enceinte Son jardin n’a pas de palmier Celui qui est parfait, la calomnie ne l’efleure pas Sidi Ahmed Ben Ali le wali Prends-nous en charge, Ô notre cheikh ! Sidi Ahmed et Sidi Mohamed Ayez pitié de nous. » Le hameau de Hniya s’appelle les Oulad Aïssa ; en entrant dans la maison, je fus profondément bouleversé par l’attaque de leur chien qui s’était détaché de sa chaîne et m’aurait mordu si ma djellabah n’avait pas servi d’écran protecteur et sans la promptitude du mari de Hniya. Sa belle-fille m’aspergea d’eau pour dissiper ma peur et me fit lécher son bracelet d’argent pour que je retrouve mes esprits. Vivre au rythme du soleil et des étoiles, c’est aussi apprendre le courage et pas seulement la résignation. Peut-être espère-t-on dans la maison, du passage des Regraga, l’apaisement des souffrances de Hniya avant que ne vienne l’heure du silence ? dans le hameau, on se prépare activement à la réception des tiach ; ces ouvriers de la ruche, ces novices qui ratissent au large pour recevoir la ziara des hameaux éloignés. Le soleil est déjà bien haut, lorsqu’au tournant de la colline, entre deux enclos d’épines le chœur entonne la fameuse prière de la pluie : « Puissions-nous être arrosés de votre jardin ? Etc. » Je reconnais au premier rang « Zahra le cheval » qui prend ici des airs de théologien ; c’est un diseur de blagues qu’il ponctue par des : « Je coupe ta parole avec du miel ! », ou encore : « Il ne faut sous-estimer personne ; on ne sait jamais si derrière un mendiant ne se cache pas un saint ou un djinn ! Car il est dit que sept saints sont vivants, sept sont morts, sept ne sont pas encore nés et sept j’en ignore tout ! » Après cette cérémonie les tiach iront dépenser leur argent aux jeux de hasard un peu à l’écart du daour au milieu des touffes de genêt. Selon Taylor : « les jeux de hasard sont venus de la divination par le sort. » Les jeux de hasard sont souvent liés au rite de passage. On espère qu’en gagnant cejour-là, on gagnera pour le restant de l’année. D’ailleurs, les jeunes ici jouent aux cartes en pariant sur l’argent de la ziara. A Essaouira, la nuit de l’achoura, parmi les sarcasmes que se lancent les deux clans de la ville, certaines répliques se rapportent aux jeux du hasard. Le clan des Chébanat reproche à celui des Béni Antar de commettre un sacrilège (le Coran formule une interdiction vis-à-vis des jeux de hasard sous le nom de mayssir : ce qui procure un gain illégitime) parcequ’ils s’associent pour ces jeux avec les juifs durant leur fête du Pourrim : « Lune ronde, toute grande, faites la ronde Où êtes-vous Béni Antar, joueurs de hasard ? Lune ronde, toute grande, faites la ronde Où êtes-vous Béni Antar, voleurs de hasard ? » Ce à quoi les Béni Antar répliquent : « Qu’est-il donc arrivé aux Chébanat Pour délaisser les chanteurs du malhûn Et faire appel aux hayada de la campagne Comment se fait-il que garch (piecette) d’argent Devienne le dirham de papier ? Voilà l’origine du profit et du vol Commerçant spéculateur, Artisan grâce à sa bourse mais sans métier Et théologien dont la principale devise est de dire : « Donne ! »
La découverte de la caprification
Maintenant les jeunes tiach prient pour que le ciel ne demeure pas perpétuellement bleu. L’un d’entre eux porte étendard du printemps : un bouquet de marguerites et de coquelicots attaché par un brin de palmier nain à une branche aux feuillage verts : c’est la fiancée de la pluie. Il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs. - Voilà que les Regraga sont en train de vanner, me dit Brik. Leur chant ou souffle magique est comparable au vent qui sépare le bon grain de la paille, leur baraka est capable d’extraire du corps les maladies qui le hantent. Les tiach sont reçus à beit berra (la maison des hommes) qui comprend une citerne, une salle de prière et de conseil. C’est là qu’on reçoit également les tolba d’adwal en été : ils vont de hameau en hameau pour bénir les moissons. Je partage le repas communiel des tolba dans une petite pièce sombre dont la toiture est faite de troncs d’arbres qui respirent encore l’air de la forêt. Dehors, dans la lumière éclatante, de petits lapins sautillent et reniflent les brindilles de menthe. Les villageois déposent un van contenant un tagine, trois galettes et un service à thé destiné à la maison des hommes. Un vieux à la barbiche de HoChiMinh, insinue sur un ton mêlé de plaisanterie et de reproche : -Vous autres, gens des villes, vous êtes injustes : vous dites : « Donnez-nous nos haricots », sans connaître le travail que cela nécessite. » Brik qui nous sert le thé et qui semble fier d’avoir un membre de sa famille en ville me dit : - Chez nous les Regraga sont le tmarsit du bled. - Mais qu’es-ce que le tmarsit ? Lui dis-je. - Enfile des figues sauvages aux branches du figuier stérile, les insectes qui en sortiront le rendront fécond. Sans ce tmarsit les figues tomberaient avant d’être mûres. Là où les Regraga passent c’est la fécondité, là où ils ne passent pas, c’est la stérilité. - C’est possible, lui répond un vieux fellah en claquant les lèvres bruyamment de satisfaction ; seulement retiens bien ceci : il y a deux types d’esprits ; ceux qui sont soit mâle, soit femelle sont stériles ; seuls ceux qui sont à la fois mâle et femelle fécondent les idées… Après le repas communiel dans la maison des hommes, on réclamme les jarres de petit lait pour amortir les effets nocifs de la fine fleur du kif : dans le daour, seuls certains jeunes fument le kif qui a certainement un rôle d’adjuvant rituel. Au rituel du rzoun de l’achoura à Essaouira, à la cérémonie du thé, chrib atay à chaque pause, des joueurs fument le kif. Des couplets y font d’ailleurs allusion : « Sois-donc sans réserve Et sers-nous les coupes de cristal Sois-donc sans réserve Et sers-nous la fine fleur à fumer ! » On rapporte qu’à Marrakech, la nuit qui précède le ramadan, les enfants forment un cortège et chantent la comptine suivante : « A qui manque la pipe ? A qui manque l’alumette ? Le priseur comme tabatière Trompera son doigt dans son derrière ! » Parmi les choses illicites,on peut lire dans la sourate de la table servie : « Ô ! Vous qui croyez ! Le vin, le jeu de hasard, Les pierres dressées et les flèches divinatoires Sont une abomination et une œuvre du démon, Evitez-les….. » Le fils de Hniya m’accompagne sur son mulet jusqu’à la khaïma où le Retnani m’accueille avec joie : - très bien ! très bien ! Abdelkader a acheté son mulet ! Je comprends les réticences des vieux zaouia : ils ont tous un mulet, je fais le trajet à pied. Ce qui me frappe surtout, c’est la puissance du mulet qui nous porte. Il est normal qu’il soit l’objet de considérations. Le chameau de la khaïma en tête, nous quittons le campement Sidi Yala, un jeune me rapporte mon pull-over et me dit en haletant : - Tu l’as oublié chez Brik qui nous disait : Rendez-le à Abdelkader ou fasse qu’Allah le transformer en vipère pour son voleur ! Imaginaire des audaces et des mutations !
Plus fort est le désir de liberté
Au bord du sentier une femme offre un plat. Personne ne desselle mais il est honoré par les enfants du village qui font un bout de chemin avec nous. Plus loin vers le Nord, des femmes aux Kaftans bariolés offrent leurs you-you, des bols de beurre et des poulets rouges et bleus. Une vieille interpelle le cortège et désignant une belle femme à l’écart sous l’amandier : - Cette créature vous dit que sa fille a besoin d’une couverture pour sa tête. « La couverture de la tête », c’est le mari. En ville, le mari est symbolisé par un métal noble, tandis que la fille célibataire l’est par celui de la tentation : - Qu’Allah lui donne l’argent qui dissimulera son cuivre ! Nous traversons un terrain escarpé. Les mots usés ne peuvent décrire les différentes sortes d’oiseaux, les appels amoureux dans la solitude d’un ravin, où les fruits dorés qui étoilent la verdure de l’arganier centenaire. Voilà la forêt de thuyas pleine de sangliers et de perdrix, voilà le coquelicot et la montagne couverte de brouillards. Regarde le msyeh (fou de Dieu errant) en train de fumer sa pipe de kif ; il traverse les campagnes de long en large en dormant au pied des marabouts, il vit de l’hospitalité légendaire et la crainte qu’il inspire rend possible sa liberté. Là où il lui arrivera de mourir un jour, on lui bâtira une coupole ou tout au moins l’entourera-t-on du karkour sacré. La chaleur devient accablante, on se repose à l’ombre d’une maison où l’on nous offre à boire une eau de roche glaciale. Désignant au loin le hameau qu’on voit au sommet de la colline, le vieux chamelier qui est originaire de cette tribu des Aït Ba- âzzi me dit : « C’est la maison du caïd Rha, qui était sous les ordres du caïd Khobbane. Au temps de la Siba , il avait jusqu’à cinquante cavaliers sous ses ordres. Il y avait des gens qui étaient pour le caïd et d’autres qui étaient contre.. Je vais te raconter l’histoire du caïd qui vivait entre le Dra et Mrameur. C’était avant la colonisation ; le caïd piégeait chez lui les ennemis et les emmurait vivants. Un de ses amis, chaque fois qu’un mulet grandissait, il le lui offrait, car il lui était soumis jusqu’au fond de la gargoulette. Le caïd tua un jour deux hommes de la tribu de ce fidèle partisan. La tribu dit à son chef : « Toi, tu fais des présents au caïd, et lui, il nous tue l’un après l’autre ! ». L’homme se rendit alors chez son ami le caïd pour sauver un troisième candidat à la mort. Une fois dans la citadelle, quelqu’un l’avertit : « Sauve ta peau ! ». Il demanda alors un seau et fit semblant de sortir pour faire ses ablutions rituelles. Dés qu’il fut dehors, ni épines, ni enclos de pierres ne purent l’arrêter. Il dit à sa tribu : « Sommes – nous des hommes ou pas ? Lui permettrons-nous de nous tuer les uns après les autres ? » La tribu s’ameuta et cria : « A nos gourdins ! ». Ils prirent leurs gourdins et anéantirent la citadelle et le caïd. Nous reprenons notre marche. En pleine montagne, sur une piste, la jeep des gendarmes fait sa terrifiante apparition. Le dellal de la khaïma chuchote : - Ici, ce sont les Regraga qui commandent et non pas les gendarmes. Bientôt, ils vont redémarrer car s’ils restent derrière la khaïma , il leur arrivera malheur ! En effet, la jeep, à la grande satisfaction de tout le monde repart et disparaît bientôt à hauteur du lit sec de la rivière ; alors, une femme éplorée arrive à notre rencontre, un pain de sucre entre les mains, et le cortège s’arrête respectueusement pour l’accueillir. Elle s’agenouille devant le chameau et sanglote de plus belle : - Les gendarmes viennent d’emprisonner mon mari ! Je vous prie d’implorer Allah pour qu’il écarte le malheur qui nous frappe ! On veut nous enlever la terre que nous avons achetée avec des preuves ! Priez pour le rétablissement du droit et la liberté de mon mari ! En jetant un regard sur la beauté et l’immensité de l’espace qui nous entoure, l’idée de prison, nous semble encore pire que la mort.
Sidi Aïssa, le poteau central
Midi Jeudi 13 Avril 1984
Nous sommes arrivés au souk des Naïrates où nous sommes reçus avec bonhomie par un gros personnage qui semble être un dignitaire de la tribu. Il m’apprend que non loin de là se trouve Sidi Aïssa, patron du poteau central qui figure l’axe de l’univers et autour duquel des Regraga auraient prêté serment de fidélité : - Sidi Aïssa , me dit-il, est servi par deux fractions des Naïrates :les Oulad Hassan et les Oulad Ben Slimane. Il y a ceux qui reçoivent cinq convives et ceux que Dieu le généreux a enrichis et qui en reçoivent jusqu’à cent. Notre interlocuteur est commerçant et originaire d’une autre tribu : - Nous sommes des Aït Ba- âzzi ; nous présenterons notre mouna à la prochaine étape, celle de Sidi Boulaâlam, notre ancêtre. Sidi Boulaâlam est le porte étendard des sept saints, par conséquent les Aït Ba-âzzi sont une des treize zaouïa : - Nous sommes des premiers ; la tente sacrée et son chamelier ne peuvent appartenir qu’aux Aït Ba-âzzi ; s’il advient que le chamelier meure, c’est son fils qui lui succède. Dans la zaouïa des Aït Ba-âzzi, il y a aussi des allogènes : - N’allez pas croire que tous les membres de notre zaouïa en sont issus : certains sont devenus membres au temps de la naïba, cet impôt que prélevait le makhzen sur la zaouïa. Pour alléger leur charge, les zaouïa demandèrent à des personnes étrangères à la tribu de participer au paiement de la naïba en contrepartie du partage de la ziara. On devient donc membre d’une zaouïa soit par attribution magique (hiba), soit par nécessité économique : pour participer au partage de la zaouïa il faut être, soit un membre de plein droit, soit un affilié. Comme dans tous les souks, on voit les fellahs enturbannés s’affairer au milieu des barbiers, des bêtes, des sacs de légumes, de menthe ou achetant la viande encore toute chaude, tant le chemin entre l’abattoir et le boucher est court. Un vent violent agite les peupliers et couvre le douar de poussière blanche. Pour un fellah, ce vent est le prélude aux pluies. Mon compagnon me dit : - Les gens de Sidi Boulaâlam sont bien, j’ai déjà vendangé chez eux. Je ne comprends pas pourquoi les Chiadma ne savent pas faire fermenter le jus de raisin, alors que leur territoire est couvert de vignes et qu’ils se servent abondamment de vin comme adjuvent rituel ? Voilà les chikhates de l’autre soirée ; je reconnais celle qui faisait en dansant le geste de la pénétration phallique et qui déposait son large bassin sur les genoux des clients susceptibles de lui mettre, avec le baiser, un billet de banque sous son bandeau de tête ou entre les seins. Jeux de hasard, magiciens, sorciers, halaqi, halaoui, kachach, membres de zaouïa , pèlerins, tous participent de la même croyance en l’accomplissement du miracle ; aucune rationalité n’est permise. Je m’approche d’un joueur de dés, il me lorgne d’un œil avide et méfiant. Je dépose vingt centimes sur le deux de doss. Je tombe juste. Je crois que c’est le présage de la baraka. Les gens de la khaïma m’ont intégré à leur système ; il est temps que j’accompagne leurs rivaux de la taïfa pour le reste des étapes.
Un vent violent agite les peupliers...
Le soir du Jeudi 13 avril 1984
Un vent violent agite les peupliers et vide le souk qu’il couvre d’un brouillard de poussière blanche. Pour me mettre à l’abri de la poussière, je rejoins sous leur tente mes amis de Talmest. Parmi eux se trouve aujourd’hui un raoui (conteur). Tout le monde écoute rêveusement sa voix douce couverte par le vent. Ce vent est doté de baraka, on croit qu’il est la manifestation de l’esprit de Sidi Aïssa dont un mythe nous dit : « Aïssa était vacher, ses frères avaient oublié de lui accorder sa part d’héritage.. Il les maudit par la famine et la sécheresse et sa malédiction fut exaucée. Ils vinrent alors lui demander pardon. Il n’accepta qu’à la condition qu’ils devincent ses serviteurs (khoddam) pour une part du cheptel et qu’ils lui accordassent la ziara de l’huile d’olive à la princesse lalla taourirt. » Le moqadem de la zaouia de Talmest me dit : - Ne restons pas là ; il fait froid ; allons plutôt voir un serviteur de Sidi Aïssa ! Alors que le vent continue dehors à soulever des torrents de poussière et qu’on ne voit plus à travers les toiles des tentes que le faible éclairage des bougies et des ombres vacillantes, j’ai l’honneur de passer la nuit chez un notable. Nous sommes – le moqadem et les autres dignitaires Regraga – accueillis dans une chambre, isolée du harem. La pièce peinte à la chaux, au sol couvert de nattes et de tapis de prière, donne sur un patio où poussent pommiers, abricotiers, basilic et géranium. Atmosphère de prière et de paix. Notre hôte est un brave paysan, hospitalier et pieux. Son domestique qui s’occupe du service de thé (tbaïli) nous dit : - Si Abdelmajid m’a donné hier la consigne de recevoir un certain « Monsieur » qui suit la khaïma en décrivant tout ce qui se passe. Je lui ai dit : « Les Regraga n’ont rien à faire d’un policier. » Maintenant que nous avons partagé le sel, je lui inspire confiance. Je lui explique néanmoins que mon destin est avec les paysans et non contre eux. Le moqadem de la khaïma m’approuve en disant que je témoigne pour les générations futures et non pour le makhzen. Le moqadem de Talmest, brave homme corpulent et rougaud, et qui fait preuve d’une érudition surprenante, me compare à Mokhtar Soussi, ce théologien ethnologue du Sous qui décrivit en plusieurs volumes le miel des choses. Le moqadem de Talmest m’encourage à poursuivre dans la voie de l’exploration. Ces gens ne savent peut-être pas que je suis moi-même mû par le désir d’échapper à la toile d’araignée qui se tisse sur l’histoire immobile des villes. Abdelkader, tu es des nôtres... Vendredi 14 avril 1984 Ce matin, les pèlerins ont dits : Seule la zaouïa de Sidi Ali Kourati (guérisseur du vitiligo), deuxième étape, n’offre pas la mouna, alors qu’elle reçoit les ziara. Pourquoi ? Je l’ignore. Lorsque j’ai voulu prendre congé, celui qui me prenait pour un « policier » me dit d’une manière suave, le sourire engageant : - Abdelkader, tu es devenu Regragui, tu es des nôtres. Dehors, grande animation dans les allées commerçantes ; je choisi d’aller à l’écart pour méditer àl’ombre d’un olivier. Le borgne, l’excellent joueur aux cartes, qui a la peau brûlée d’un marin, me rejoint. Il me surprend en s’adressant pour la première fois à moi sur un ton sec. Ilme menace de mort, si je continue plus loin au pays de la siba, où il n’y a plus ni routes ni gendarmes. Je comprends que les fellahs aient peur du makhzen, comme de la lèpre, je suis moi-même allergique aux gendarmes. Mais comment leur expliquer mon amour pour la liberté sans qu’ils me prennet pour je ne sais quelopposant ? Je suis pris entre l’enclume et le marteau. J’ai envie de crier que je suis un simplepèlerin, puis je décide de laisser faire le temps, qui fera s’établir progressivement la confiance. Lorsque le borgne est convaincu par la sincérité de mon ton, il me dit que les gens me prennent ici, soit pour un agent du makhzen, soit pour un fou. Le jeune fquih nous rejoint et me fait savoir que si mon but est contraire à l’intérêt des Regraga, leur malédiction tombera sur moi. Puis il ajoute : - Maintenant, j’ai confiance en toi,mais n’écris rien qui puisse mettre en danger la liberté des jeunes. Les jeunes tiennent tant à leur liberté. - Moi aussi, je suis allergique à l’autorité. - Tout à l’heure, j’ai vu un gendarme dans la khaïma, avant d’y pénétrer, il a enlever respectueusement son casque comme faisait l’officier du temps de la colonisation. Le moqadem Mahmoud, qui est venu d’Essaouira, lui a confié une lettre et un voleur. C’est probablement cet incident qui est responsable de la brusque « crise de confiance » qui s’est déclenchée contre « l’ethnologue ». Le nouveau moqadem a probablement commis une erreur en livrant un des leurs au gendarme : les jeunes veulent vivre convivialement, régler leurs différends à l’amiable, se soumettre à la coutume et au pouvoir sacré de la khaïma. Pourquoi arracher l’un d’entre eux au groupe pour le livrer à la cellule noire où ne chante aucun oiseau…Le rapt de la liberté est pire que la mort. Je reviens à la maison de mes hôtes pour reprendre mes affaires. Si on procède déjà à la distribution des offrandes, c’est que bientôt nous reprendrons notre chemin vers le porte-étendard des sept saints. Des pèlerins se disputent un peu de semoule pour féconder la terre. A l’intérieur de la maison ma surprise est grande de me retrouver face à face avec le grand moqadem qui, tout en lorgnant mon déguisement de campagnard et mon turban, leur dit : 46 Il faut bien prendre soins de Monsieur Mana, c’est un homme d’une grande famille et d’une grande culture. Le moqadem est médini raffiné et représente au conseil municipal le quartier où j’habite. Puis, on en vient à parler de « l’affaire » : - Nous avons seulement voulu éloigner le voleur du daour, tranche le moqadem que tout le monde écoute respectueusement, j’ai dit au gendarme de le relâcher un peu plus loin, nous ne voulons faire du mal à personne. J’étais donc le bouc émissaire de cet incident ; les jeunes ne pouvant empêcher qu’on emmène l’un des leurs, ont orienté leur vindicte contre moi le citadin, l’étranger, celui qui écrit pour Dieu sait qui ? Le grand moqadem qui est aussi un citadin et nouveau dans sa fonction,a finalement compris la nécessité d’apaiser l’angoisse de tout le monde : dans la campagne, le gendarme est une véritable terreur parce que sa tenue, son arrogance et son ignorance excluent tout dialogue. La décision du grand moqadem est habile et sage car si les fellahs disent qu’au daour ce sont les Regraga qui commandent et non le makhzen, c’est bien pour échapper à l’arbitraire et à la tyrannie, le temps d’un rite. « Le voleur » ne peut appartenir qu’à la tribu servante, qui vient d’offrir la ziara ; il est dangereux pour les Regraga de mécontenter l’une de ces familles en mettant un de ses fils en prison, alors que tout lemonde ici les fête et les attend avec espoir. Les Regraga sont là pour rétablir l’ordre et l’amour et non pour semer la haine.
Il est temps de partir
Il est temps de partir pour échapper à l’ennui qui commence à balayer ce lieu plein de poussière. Une étape nous fait oublier l’autre : hier, je vivais encore dans le souvenir angoissant du chien qui avait failli me mordre. Le trajet de ce matin, ses oiseaux innombrables ont complètement effacé l’angoisse pour la remplacer par la légèreté de l’insouciance ; la marche fortifie le corps et purifie l’âme. Sur le chemin, un mille-pattes ressemble à un train vu d’avion. Pour un jeune : - C’est l’anneau du doigt, son apparition est un prélude aux pluies. En effet, un vent frais d’Ouest pousse les nuages. Les pèlerins sur leurs ânes m’indiquent de temps en temps une msarba (raccourcis) : Paisibles sentiers traversant tantôt une vigne entre des champs de céréales, tantôt un terrain où se mêlent la vigne, les fèves et les petits pois. Je fais un bout de chemin avec un fellah qui transporte sur son âne un coffre peint de motifs naïfs aux couleurs éclatantes : - J’habite un endroit éloigné de toute route, me dit-il. Ma femme,par deux fois, a avorté. Le toubib dit qu’elle a chaud au ventre et m’ aconseillé de la faire examiner chaque mois avant l’accouchement. Impossible : le déplacement coûte trop cher. J’ai alors consulté le fquih qui m’a expliqué qu’elle souffre d’une ogresse appelée Oum çibyan (la mère desenfants). En fait, les deux fœtus avortés avaient une joue brûlée. Alors le fquih a confectionné son h’erz et le troisième enfant a réussi. On appelle h’erz les amulettes qui sont, en quelque sorte, des incantations écrites. Le récit de la légende d’Oum çibyan peut être porté comme amulette : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux, qu’il accorde ses bénidictions au seigneur Mohamed, à sa famille et à ses compagnons et qu’il les sauve. On raconte de notre seigneur Soleïman Ben Daoud (Salomon fils de David) qu’il vit une vieille, grise, aux yeux bleus, aux sourcils joints, aux jambes grêles ; les cheveux épars , la bouche ouverte, vomissant le feu, elle labourait la terre avec ses ongles, elle fendait les arbres rien qu’en criant. L’ayant donc rencontré , notre seigneur Soleïman lui dit : - Ô vieille, es-tu une créature humaine ou un génie, car je n’ai jamais rien vu de plus sauvage que toi ? Elle lui répondit : - Ô Prophète de Dieu, je suis Oum çibyan, je domine les fils d’Adam et Eve, j’entre dans les maisons, j’y pousse le cri du coq, j’y aboie comme les chiens, j’y mugis comme le taureau, j’y crie comme crie le chameau, j’y hennis comme hennit le cheval, j’y brais comme brait l’âne, j’y siffle comme le serpent et je prends la forme complète de ces animaux, je noue les matrices des femmes, je fais périr les enfants sans qu’on me reconnaisse. ÔProphète de Dieu, je stérilise les entrailles des femmes,, et je les empêche d’être grosses en fermant leur matrice, et on dit : « une telle est stérile », je vais versla femme qui vient de concevoir, je souffle sur elle et je provoque une fausse couche, et l’on dit : « une telle est hawwâla (qui ne peut aller jusqu ‘au terme de la gestation), je vais vers la fiancée, je nous les pans de son vêtement (c'est-à-dire : »je l’empêche de se marier ») et je porte malheur aux jeunes époux, ensuite je vais vers l’homme, je bois son sperme épais et ne lui laisse qu’une liqueur sans force et sans épaisseur qui ne féconde point, et l’on dit « un tel est impuissant ». Puis, je vais vers l’homme et je paralyse son commerce, s’il laboure, il ne récolte rien, s’il sollicite, il n’obtient rien, bref, c’est moi Ô Prophète de Dieu, qui assaille de toutes façons les fils d’Adam et les filles d’Eve. Alors notre seigneur Soleïman la saisit violemment et lui dit : - Ô créature maudite, tu ne sortiras de mes mains que tu n’aie fait un certain nombre de pactes et de promesses, comme de t’abstenir de stériliser les femmes des hommes quand elles sont enceintes et de frapper leurs enfants. Elle répondit : - Oui, Ô Prophète de Dieu, car tu es mon maître.
La khaïma croise la Taïfa
Au cours du chemin le cortège de la khaïma rencontre celui de la « fiancée », près d’une citerne, au sommet d’une colline : c’est un mariage rituel et symbolique qui vise à éloigner Oum çibyan de la matrice des femmes, du bétail et des arbres. C’est la « fiancée » ou moqadem d’Akermoud qui dirige la prière de la pluie. Il fait penser au Messie avec son doux regard de miel, sa barbe couleur d’ébène, son burnous blanc et sa jument blanche. Ce n’est certes pas un hasard si celui qui dirige nos prières est le descendant de celui qui chauffait l’eau des ablutions rituelles des sept saints aux sept rayons du soleil. Après les salamalek, le fils du soleil me serre la main en me disant : - Viens me voir à la mosquée de Meskala, je te donnerai les détails sur l’itinéraire de ma taïfa. Tout le monde reprend son chemin. Je cours derrière le porteur d’eau qui dévale les pentes comme une gazelle malgré ses quarante années bien sonnées. Dans le sens inverse, un cortège d’ânes et de mulets vient à notre rencontre : - Ce sont les Grâan qui viennent des Abda (la confédération au Nord de l’oued Tensift). Ils se dirigent vers Sidi Aïssa que nous venons de quitter, m’explique le porteur d’eau. On les appelle Grâan : on peut se demander s’il ne s’agit pas en fait du cycle du Graâl, cette quête pour le vase contenant le sang du Christ, puisque leur étape est justement Aïssa (Jésus). En ce début de printemps la campagne est traversée en tout sens par les fractions de tribus qui parcourent des dizaines de kilomètres parfois pendant plusieurs jours pour offrir ziara et dbiha à leur saint protecteur. Notre pèlerinage croise d’autres pèlerinages. Après un cheminement d’environ deux heures, nous voilà accueillis par le chant du coq : nous arrivons chez le porte-étendard dont la koubba se trouve au fond d’un col. Dans ce rituel géographique, la distance entre deux étapes ne dépasse jamais la demi-journée. Elle se fait entre le zénith et le crépuscule ; la règle est de suivre le mouvement du soleil au dessus de l’horizon. La traversée est à la fois agraire, saisonnière et cosmique. Le soir, il fait un temps doux et frais pour le repos sous les amandiers. Les you-you pleuvent sur la khaïma qu’on dresse. A côté de moi, Aghissi, les yeux au fond des orbites, le cœur sur la main, confirme ce que j’ai toujours pensé : les morts sont parmi les vivants quand les « épines » de la tente rouge sont dressées. A l’intérieur de la zaouia, de petites pièces sombres et rustiques. Je me courbe pour pénétrer sous la porte de celle où les moqadem égrènent leur chapelet à la lumière d’une bougie en attendant le thé. Je demande de plus amples informations sur la marabout : « Il faut connaître l’histoire », me répond un memebre de la corporation des porteurs d’eau, qui a le visage couvert de tâches de vitiligo et qui, dans le jeu d’ombre et de lumière des bougies, donne l’impression d’un revenant. Je tressaille davantage en écoutant sa voix gutturalequ’en voyant son visage fluctuant. Je suis peut-être une fausse route si au lieu d’observer cequi se passe autour de moi, je continue à traquer l’hagiographie, qui ne m’apprend rien de plus que la toponymie : « Sidi Boulaâlam » est le porte-étendard. Bien sûr, depuis belle lurette, j’ai rejeté comme une peau de serpent les vieilles superstitions. On ressent une paix véritable dans le dépouillement dela mosquée, mais je ne sais quel sentiment macabre, se dégage du catafalque où l’on devine les os du marabout. Ce sentiment est renforcé par le spectacle de ces vieilles sorcières incultes en train de mettre de la poussière tombale dans un bout de chiffon en manière d’amulettes. J’ai vainement tenté de comprendre leurs sentiments par sympathie, mais à chaque fois, je ne ressens que nausée : le sacré maraboutique serait-il un sacré nauséabond ? De toute manière, il est trop enraciné dans la terre pour nous faire monter au ciel. Je n’arrive pas à faire que mon texte dégage ce climat, auquel ne peut échapper le visiteur des sept saints. Je dois reconnaître que les grossièretés paysannes interdisent tout raffinement intellectuel. Mon « voyage spirituel » a été une sorte de prise de maquis face à l’hypocrisie citadine et à l’impasse politique où s’est enlisée ma génération ; l’euphorie des années 1970 s’est progressivement transformée en craintes de maladies, d’agression de pillards, et de dégoût moral face à l’idolâtrie primitive. Le paganisme vient de paganus qui en latin veut dire justement « paysan ». L’apport des anciennes hordes arabes s’est accentué dans les platitudes des plaines atlantiques. Je préfère la finesse des montagnards berbères, du bel et sobre Atlas, à cette terre calcaire couverte d’amers genêts et mouillée par le vent de crabe porteur de fumées sardinières et phosphatières. Ce n’est pas par mépris que je note ces impressions, mais il serait hypocrite de dire que je n’ai rencontré dans ce pèlerinage que des hommes à la recherche d’un Eden terrestre. Je ne suis ni le scribe qui légitime, ni le littérateur qui exploite un esthétisme exotique destiné à « épater le bourgeois ». C’est un pèlerinage où le corps se mobilise pour que la tête se fige. Un homme, une société peuvent-ils faire du sur-place, éternellement, en attendant d’être broyés par la fatalité ? Une société fondée sur les sept saints ne peut-être qu’une société de somnambules. Alors que je rumine ces interrogations dehors, devant le sanctuaire, les paysannes venues de loin et qui passeront la nuit ici discutent entre elles. Un homme fait intrusion dans la chambrée des moqadem et leur lance : - Bénissez-moi, ma maison sera la vôtre, même si vous êtes vingt à y venir ! Puis il redisparait aussi promptement qu’il est venu. Dehors les femmes continuent leur conciliabule. Le moqadem de la khaïma rappelle ce qui s’est passé sur la montagne magique : - Le moqadem des Oulad Bouchta Regragui était un collaborateur de la colonisation, je lui ai dit : « Le temps de l’arrogance est mort à jamais pour toi ! »
A grandes enjambées
Le soir du Dimanche 16 avril 1984
A grandes enjambées la procession se remet en marche vers Lalla Beit Allah. Il est cinq heures trente, l’étape est très courte et nous laisse encore assez de temps avant le coucher du soleil. A mi-chemin du sommet de la montagne, je rejoins le moqadem de la taïfa. Turban immaculé, barbe noire, mots rares, la silhouette imposante de ce fellah rusé contraste avec la petitesse de l’âne qui le porte. Superbe, le dialogue dans cette brise du soir qui envahit ces hauteurs, alors que tout en bas, à califourchon sur leurs bêtes de somme, les gens de la khaïma entament à peine leur ascension : - Le salut d’Allah sur vous, attendez-vous le crépuscule pour rejoindre le temple ? -Chaque fois que sonne l’heure de prière, nous faisons halte pour prier. - Tu as une sacrée jument blanche. (celle qu’il monte lors des cérémonies) - Oui, mais malheur à quiconque autre que moi la chevauche ! Le courroux de mes ancêtres le foudroierait, la folie le guetterait avant la fin du pèlerinage. - Tu as un beau tapis rouge. - Il m’a été offert par un homme de foi, au début du daour. Le problème de la légitimité est une préoccupation constante chez le moqadem de la taïfa : - Notre zaouia est supérieure à celle des autres ; elle comprend à elle seule trois saints : Sidi Boubker Ashemmas, Sidi Saleh et son fils et Sidi Abdellah Adenas son petit fils. Les quatres autres saints sont dispersés parmi les douze autres zaouia… Son écuyer me dit : - Les gens de la khaïma appellent par dérision notre moqadem « la fiancée » ; es-ce qu’un homme peut-être « une fiancée » ? (éclat de rire). Son vrai nom est « la taïfa de la zaouia d’Akermoud). - Ceux de la khaïma désire que la taïfa n’existe plus, mais point de rite sans elle. Notre rivalité avec eux est ancienne., explique le moqadem de la taïfa. Son Sancho Pança obtempère : - Le sultan des Regraga a partagé sa baraka avec son gendre d’akermoud. Il lui a dit : « Je te donne la clé ; la femme qui désire se marier doit la prendre ; la frigide doit passer sous le ventre de ta jument. La montagne dommine un espace infini ; paysage volcanique et brumeux où serpente l’oued Tensift. On dit que de ces hauteurs, par les nuits limpides, on peut même voir les lumières de Marrakech. Je savoure le plaisir d’être l’un des rares étrangers à fouler ce haut lieu de la sacralité préhistorique. La coupole de Lalla Beit Allah est un temple à douze pilliers, sans tombeau ni catafalque, bâti au sommet de la montagne par l’invisible. Sa coupole rappelle étrangement le sein fécond de la jeune mère. Au seuil du temple, la « fiancée » est accueillie exclusivement par les femmes. Certaines d’entre elles arrachent les poils cendrés de la jument sacrée au risque de recevoir quelques coups de sabots alors que certaines passent trois fois sous son ventre. Lalla Beit Allah est probablement une ancienne déesse berbère devant laquelle se déroulaient les fiançailles collectives qui étaient sensées féconder le maïs. Nous avons retroué au sommet du Djebel Hadid une fiancée mégalithique (laâroussa makchoufa) à la forme phallique et qui a pour fonction de féconder la terre nourricière. Le moqadem de la khaïma me demande de rédiger une plainte qu’il porte à la « fiancée » qui préside aux destinées des homme à Lalla Beit Allah. - Il s’agit, m’explique la fiancée, d’une bagarre autour des jeux de hasard. - Non, rétorque le jeune plaignant ensanglanté ; l’agresseur a voulu me violer… Le moqadem l’arrête immédiatement : - Ne parle pas de « ça » !... A chaque étape les jeunes dépensent leur gain à corser les soirées dansantes d’adjuvants rituels. Véritables tavernes mobiles, les chameaux clandestins se déhanchent derrière les pèlerins -tourneurs. Ils sont en cela comme les habitants de Formose dont Montesquieu nous dit qu’ils ne regardent point comme péché l’ivrognerie et le dérèglement avec les femmes ; ils croient même que la débauche de leurs enfants est agréable à leurs Dieux. L’incarnation du Majdoub nous parle des temps modernes : - Maintenant la lumière est à l’intérieur et à l’extérieur des foyers, tu dors en sécurité même en pleine forêt. On allume les bougies et on s’endort, hommes et femmes confondus à l’intérieur de Lalla Beit Allah. Certaines femmes sont venues de loin. Le mari n’est jamais présent : « A Rome, écrit Montesquieu, il était permis au mari de prêter sa femme à un autre.... Cette loi est visiblement une institution Lacédémonienne, établie pour donner à la République des enfants d’une bonne espèce, si j’ose me servir de ce terme. » Cette promiscuité entre hommes et femmes, c’est le tmarsit symbolique, vestige d’une antique nuit de l’erreur. Une femme enceinte donne sa ceinture à bénir, une autre son bébé. Deux Regraguis discutent au fond avec une belle femme, on dirait Lalla Beit Allah en personne. On est probablement ici en présence d’une vieille tradition de communisme sexuel dans laquelle les Regraga caprifiaient réellement les femmes des tribus servantes pour faciliter magiquement la même opération chez les plantes et le cheptel. Les femmes retrouvent dans le rêve rituel, la liberté qu’elles n’ont pas dans le réel : le droit d’avoir plusieurs maris comme celui-ci a le droit d’avoir plusieurs femmes. Les vieilles institutions berbères étaient probablement matriarcales et c’est l’Islam qui a instauré le patriarcat. On m’apprend qu’au lendemain de notre départ, des pèlerines restent pour une journée de lama, où la transe efface la culpabilité et favorise le repentir. La fornication du sanglier Lundi 17 Avril 1984 Un brouillard épais m’empêche de percevoir la plaine qui s’étend à l’infini ; on distingue vaguement l’oued Tensift serpentant en bas et on a l’impression de survoler l’espace à vol d’oiseau. Je rejoins les dignitaires de la khaïma. Le Retnani me dit : - Le sang se mêle au sang ; on commence à te faire confiance. Alors qu’au début, il n’y avait que les couteaux de la méfiance entre nous. Le chamelier raconte : - Le sanglier s’est disputé avec le bélier qui l’empêchait de dormir. Le sanglier lui dit : « Regarde combien de marcassins j’ai enfantés et pourtant je ne grommelle point. ». En effet, il ne fait que forniquer ; chaque laie traine dix marcassins derrière elle. Lorsqu’il tonne et il pleut, le sanglier se met à jeûner et passe son temps à forniquer. Ceci, je le dis à propos de Hnaïna qui, comme le bélier, passe son temps à crier dans la khaïma, alors qu’il n’a aucun enfant. L’éclat de rire du chamelier découvre ses dents jaunes comme les épis de maïs et grandes comme celles d’un âne. Il dis en guise de conclusion : - Ta corde et ton dlow (l’ustensile en caoutchouc pour puiser l’eau), te dispensent d’implorer quiconque d’étancher ta soif ou de bénir l’âme de tes ancêtres. Une façon comme une autre de dire qu’il ne faut compter que sur soi. Le serveur de thé remarque : - L’eau des citernes est saumâtre, je lui préfère celle des puits : elle est délicieuse comme l’eau de vie. Le chamelier : - Qu’Allah nous préserve, l’eau de vie est illicite. Je réplique : - Tu en boiras pourtant des rivières au paradis, tu forniqueras avec les houris, et tu garderas là-haut tes vingt ans perpétuellement. Le guérisseur du vitiligo sera en chômage parce que les gens ne tomberont plus malades. La « fiancée » sur sa jument d’émeraude te donnera des grappes de raisins qui n’auront pas été caprifiées par le papillon ni touché par le paysan. Là-haut, le sultan des Regraga t’offrira une table ronde garnie de pierres précieuses ! Le chamelier : - Tu te moques de moi Abdelkader ? Mais qui sait incha Allah... Aux temps révolus, les gens adoraient un arganier. Un chevalier de la table ronde prit une hache pour décapiter l’idole. Ibliss, qui contribua à la chute d’Adam et d’Eve l’en empêcha : « Si tu ne coupes pas l’arbre, je t’offrirais trois louis d’or » Lui dit-il. Le chevalier renonça à son entreprise et la population berbère lui offrit chaque année les trois pièces d’or. Le jour où elle ne put plus payer, il reprit sa hache et se dirigea vers l’arganier. Ibliss lui dit : « ça ne sert plus à rien de le couper puisque tu ne le fais pas pour défendre la foi monothéiste, mais pour obtenir les trois pièces d’or ! Le fquih Sakyati ajoute : - Les Regraga font leur tournée pour voir qui est resté attaché à l’Islam et qui a apostasié : celui qui offre ziara et mouna est considéré comme un fidèle et celui qui refuse comme un infidèle. Au départ, leur pèlerinage se faisait pour Dieu, maintenant il se fait pour les biens matériels. La plupart d’entre eux ne font pas de prière et sont illettrés. On a vu dés lors fleurir des hérésies telle que la flagellation au genêt ou la vente de bouts de khaïma comme barouk. Un fellah proteste : - En combattant par l’épée, les Regraga avaient tué beaucoup de gens. Le fquih Sakyati rétorque : - Oqba Ibn Nafiî avait contraint les gens à épouser l’Islam par la force. Alors que les Regraga ont plutôt recouru à la ruse. Certains nient leur rencontre avec le Prophète puisqu’on ne possède aucun document datant du 14ème siècle. Beaucoup de légendes et de croyances se sont mêlées depuis à l’histoire. Du sommet de la montagne le cortège s’ébranle à nouveau vers la plaine. La pente est trop abrupte, ce qui oblige les bêtes de somme à zigzaguer lentement le long du flanc. C’est une véritable fourmilière humaine qui descend du sommet de Lalla Beit Allah que d’aucuns compare au mont Arafat. Plus bas, en direction de la plaine, le cortège se scinde en deux : La taïfa va vers Sidi Abdellah Sakyati au pied de la montagne, la khaïma continue son bonhomme de chemin plus loin à l’Ouest vers les « Mtafilhaouf », où l’on doit se laver de ses poussières et de ses pêchés. Tout près de là, un portique à ciel ouvert donne par des escaliers sur un lac sacré qui fait penser à l’Inde. De fines tiges de joncs flottent sur ces eaux stagnantes, du bord s’envolent des colombes. Un enfant abreuve une vache rouge et une ânesse blanche. Une femme accroche un fichu à un olivier sauvage qu’elle appelle « sainte jeunesse » (Sid Chabab) C’est un arbre qui a poussé sans le concourt des humains. Qui l’a planté ? Mystère. Le fquih Sakyati qui demeure au pied même de la montagne nous offre son hospitalité : pièce au sol couvert de tapis, chapelet accroché au muer, petite bibliothèque de vieux livres jaunis. L’un d’eux est intitulé « l’âme de la religion islamique » écrit par Afif A Tabbar. Au chapitre traitant « du polythéisme et de ses aspects », on peut lire : « Le polythéisme, c’est de vénérer les arbres, les animaux, les tombes, les astres, les forces naturelles. C’est aussi le fait de croire que Dieu est un homme. Né de l’ignorance et de l’imagination, le polythéisme est en contradiction avec la raison et la logique. Il rend l’esprit prisonnier de l’imagination, des contes et des légendes. Le culte de la personnalité, qui se sert des médias fait partie aussi des pratiques polythéistes... »
J’avance vers l’inconnu
Mardi 18 Avril 1984
Le blé couvre avec douceur la montagne gigantesque. Au rythme du déhanchement du chameau, au bruit de mon bâton sur la pierre, j’avance vers l’inconnu. Le jeune charmeur de serpent me rejoint sur son mulet : - Quel âge as-tu ? - J’ai vingt et un ans et je suis chasseur de serpent, j’en ai chassé un hier. - Comment fais-tu ? - Je me mets sur sa trace jusqu’au terrier, je le guette comme un chat et si je n’ai pas le temps je ais le chercher dedans. On traverse la vallée dorée, parsemée de coquelicots. Les chants d’oiseaux contribuent à faire pousser le maïs. La tige du blé, les oiseaux et l’hyène sont souvent utilisés comme métaphores poétiques dans le chant berbère : « Le jour de la moisson, la tige était sans graine Et la jeune fille sans hymen Les oiseaux n’ont laissé que la paille Et au grand jour la jeune fille était proie à l’hyène. » La plaine se constelle de tentes qui semblent sortir du néant. Des flots d’hommes envahissent la nouvelle étape. Et voilà qu’en peu de temps – Ô prodige ! – le plat pays prend sous nos yeux l’aspect et l’ordonnance d’une ville. Je me désaltère aux Mtafilhaouf. Le chasseur de serpents m’y rejoint : - Comme le chemin était difficile, j’ai fait appel à tous les saints du monde avant d’arriver ! Me dit-il. Dans la plaine on continue à planter les plantes. Je contemple l’architecture des piquets de bois pas encore couverts de toile, la silhouette des mulets, la plaine lune au firmament dans le silence eternel. On allume des bougies et des lampes, on murmure des sourates qui se diluent dans l’air immobile et calme du crépuscule. Je demande au marchand de fruits secs : - Comment se fait-il que sur une terre plate et déserte, il y a à peine une heure, vous avez planté toute une ville ? - C’est qu’on se regroupe par profession. On parle de Chaâbi, le milliardaire du bâtiment, originaire de la zaouïa de Mzilate et mécène de la ville d’Essaouira. Le jeune Tikten me dit : - Accompagné d’un énorme cortège, Chaâbi le député des Chiadma a invité à Mzilate Afifi, le président du conseil municipal d’Essaouira, pour fêter sa récente nomination au Ministère chargé des relations avec le parlement. Il y a le gouverneur et les gendarmes. Chaâbi offre en leur honneur méchoui, fantasia, et chikhates. Je te conseil avant d’aller là-bas, de te remettre à neuf ; le proverbe dit : « Les beaux habits honorent avant de s’asseoir et les belles paroles après s’être assis. » Le compagnon de Tikten ajoute : - Je suis originaire des Chiadma mais je n’avais jamais assisté à la réception de la « fiancée ». J’y était hier après mes ablutions rituelles. La fiancée m’a dit : « Tu es riche et tu ne veux même pas offrir vingt sous de ziara ! » : il me reproche d’être l’ami de son cousin et rival, « le ministre des épices ! »
En allant vers l’abreuvoir de pierre
Mercredi 19 Avril 1984
Je me lave des poussières aux eaux de la citerne. Des fellahs y abreuvent leurs chevaux. J’use d’un miroir pour me raser sous un soleil accablant. En allant vers l’abreuvoir de pierre, un fellah me lance : - Cesse de te regarder dans le miroir, cela empêche la pluie de tomber ! Les rites destinés à empêcher la pluie de tomber sont du domaine du sorcier :pour empêcher la pluie de tomber, on vole un miroir chez un cultivateur et on le tourne vers le soleil, aussitôt le temps se met au beau. Les miroirs magiques sont fréquemment mentionnés chez les écrivains arabes. El Bekri rapporte qu’il en avait vu un dans une église chrétienne de Sicca Veneria qui montrait à tout mari trompé l’image de sa femme. L’image formée dans l’eau, ou dans un miroir, ou le portrait d’un homme, sont considérés comme étant l’âme elle-même, momentanément projetée en dehors du corps. E.Doutté rapporte que dans la Grèce ancienne, on ne devait pas regarder le reflet d’un corps dans l’eau : les esprits des eaux pouvaient en effet ravir l’image de la coquette qui se mirait ainsi ; Narcisse amoureux de son image, mourut de s’être regardé dans l’eau. Au XVIème siècle, Léon l’Africain décrit des devins qui voient dans leurs bassins d’eau magique « passer les diables en grands escadrons, venant les uns par mer et les autres par terre, ressemblant à un grand exercice d’hommes d’armes ; lorsqu’ils veulent camper et tendre les pavillons, et à l’heure que les devins les voient arrêtés, ils les interrogent des choses de quoi ils veulent être pleinement informés, à quoi les esprits leur font réponse avec quelques mouvements d’yeux ou de mains qui donnent assez à connaître combien sont dépourvus de sens ceux qui s’y adonnent etc... » Le devin aperçoit dans la surface réfléchissante des armées de djinns qui plantent des tentes, il voit le sultan des djinns, il lui parle et celui-ci répond. Il fait une chaleur accablante, on dit que les moissons commenceront immédiatement après le départ des Regraga mais pas avant. Peut-être que le maïs a encore besoin de pluie. Assis sur la margelle d’une citerne, un gamin refuse de laisser les gens y puiser. C’est le signe que cette région a été l’une des plus éprouvées par la sécheresse : - Cette année la moisson est mauvaise ! S’écrie un fellah. En effet, la moisson s’annonce maigre et des hameaux délaissés tombent en ruine : leurs occupants ont fui vers les villes. Qui peut témoigner de la souffrance des fellahs durant les dernières années de sécheresse ? Bien sûr, il y a les statistiques, mais aucun témoignage vivant sur ce qu’ils ont enduré dans le silence et la solitude.
Le fils d’un marchand de laine
La nuit du Mercredi 19 Avril 1984
Je tombe de fatigue malgré le froid et la plaine lune. Au milieu de la nuit des cris me réveillent. On frappe, sans doute un voleur. Quelqu’un vient réveiller le moqadem de la khaïma. Celui-ci se lève, met ses babouches ; « Dites leur de cesser de le frapper », lui dis-je avant qu’il ne disparaisse dans la nuit. J’ai peur qu’ils ne le tuent à force de le frapper comme le veut la coutume berbère qui traite le voleur comme un chien enragé. De mon gîte, je peux tout écouter. Le voleur implore le pardon. Il demande à boire et à ce qu’on desserre ses mains ligotées. Je ne les vois pas, je les devine. Il dit qu’il est le fils d’un marchand de laine connu. Le moqadem revient à la khaïma. Le voleur continue d’implorer. De la khaïma on lui crie : - Laissez nous dormir, le moqadem n’est pas là ! - C’est lui qui vient de tousser, je reconnaît sa voix ! Leur rétorque le coupable. J’appréhende qu’on le livre aux gendarmes, car c’est la prison à coup sûr. Le lendemain, on m’apprend qu’il a semé le désordre dans le hameau tout proche où on a invité les chikhates. Le moqadem explique : - Nous l’avons arrêté jusqu’à l’aube pour qu’il ne puisse pas frapper quelqu’un et fuir dans l’obscurité. Nous l’avons relâché à la lumière du jour pour que tout le monde puisse témoigner. Nous l’avons relâché parce que nous ne voulons pas que son chemin croise le nôtre.
Les rebouteux
Jeudi 20 Avril 1984
Comme un soleil crépusculaire, tout rouge, la lune se lève. Les chiens aboient dans les ténèbres. Nous sommes arrivés à Mzilate (les maîtres de forge en berbère). On sait que dans les sociétés primitives, les forgerons forment une classe isolée ; parfois les ouvriers du fer sont divinisés, d’autres fois ils sont considérés comme sorciers, devins, médecins : dans la mythologie grecque les dactyles, les courètes, les corybantes, les cyclopes sont tous métallurgistes et plus ou moins magiciens. Doutté signale qu’en France « le forgeron a la spécialité de remettre les entorses : c’est un rebouteux. » Tout ce qui touche au fer est plus ou moins magique : c’est une croyance universelle. Le Coran en parle : « Nous avons fait descendre d’en haut le fer, en lui il y a un mal terrible, mais aussi de l’utilité pour les hommes. »(Sourate LVIII, Verset 25). Le fer éloigne les esprits, le fer à cheval porte bonheur, c’est pourquoi on le met sur les portes des misons. Le moqadem de la zaouia de Mzilate m’explique le mythe de leur ralliement aux Regraga : - Notre ancêtre est Sidi Omran Amzil (le forgeron). Il était simple serviteur des Regrga.qui n’avaient pas de quoi enchaîner leurs chevaux. En guise de chaînes, sa fille lui donna les tresses de sa chevelure qui se transformèrent en couleuvres. Au vu de ce prodige les Regraga demandèrent au forgeron : - Veux-tu une zaouïa ou deux ? - Je n’en veux qu’une seule ! Leur dit-il. Ils lui dirent alors : - Nos vœux sont au fond du puits et les tiens à sa margelle ; tu atteindra toujours ta cible, que tu maudisses ou que tu bénisses ! Je comprends alors pourquoi le moqadem de Mzilate dirige toujours les prières ! Inutile d’insister sur la symbolique de la couleuvre et du puits qu’on trouve aussi bien dans les textes sacrés, les grands livres de la magie que chez S.Freud. On m’apprend que la patronne locale de cette tribu s’appelle Msaïla et serait un fantôme qui se métamorphose en toutes sortes d’entités humaines et animales. Elle hanterait le cactus de barbarie et la mosquée de la tribu dont on n’ose franchir le seuil que le jour de la fête du sacrifice. Max Weber nous apprend que « lorsqu’une puissance sacerdotale a supprimé un culte, les anciens dieux continuent d’exister en tant que démons. » Sous la khaïma éclairée d’une lampe à gaz, j’écoute avec le fquih Sakyati les rumeurs de la nuit. Il me dit que nous sommes maintenant dans ce qui fut jadis un « ribât » au pays berbère. L’institution orientale du ribât fit son apparition au Maghreb avec le raid d’Oqba Ibn Nafii vers l’Océan Atlantique. Elle servait de rempart aux terres musulmanes contre tout débarquement chrétien et contre la dissidence berbère. Le fquih sort de sa choukara le vieux manuscrit de l’Ifriqiya et à la lueur d’une bougie se met à déchiffrer la fourmilière calligraphique, illisible pour moi, et d’où jaillissent comme des papillons autour de la lampe, une multitude de chevaliers et d’ancêtres : « ...Après avoir reçu l’oracle du Prophète et l’ordre de livrer la guerre sainte, leur armée composée de 70 000 à 85 000 soldats se dirigea vers l’Alexandrie avec à sa tête le sultan Sidi Ouasmine. De là, ils s’en allèrent vers ribât el Fath. Ils entamèrent la guerre sainte de jour et de nuit jusqu’en bordure de l’Oum Rbia (mère du printemps). Vie sauve aux croyants, morts aux mécréants. Sidi Ouasmine poursuit la guerre sainte jusqu’à sa mort au Djebel Hadid. Sidi Mogdoul razzia les terres soudanaises jusqu’à une ville appelée Tombouctou, puis revint au Djbel Hadid en pays Chiadma. Sidi Yala fut frappé d’une épée entre les épaules par les mécréants. Ils dirent à ses adeptes : - Enterrez-le, là où il vous plaira. Sidi Massaoud écrivit à Sidi Aïssa : - Tout va bien, nous sommes sous la protection de Dieu et de son Prophète . Sidi Aïssa lui répondit : - Continuez la guerre sainte avec la baraka d’Allah, car la délivrance est prochaine incha Allah ! Le verdict de la mort tombait sur les polythéistes jusqu’à ce que le sang l’emporte sur l’eau. Dans le cours de la nuit et du jour, on ne voyait qu’épées, flèches et lances. On revoyait dans la bataille des saints déjà morts. On combattait l’ennemi de Dieu ; à Aghmat trois cent seigneurs trouvèrent la mort contre neufs cent polythéistes dans un lieu escarpé et plein de ravins. Dans le Souss extrême, ils exterminèrent deux mille romains et se dirigèrent vers Tata, chez la tribu qui nomadise. Sur la côte Atlantique, ils traversèrent l’oued des olives et la source des poissons. Des pluies torrentielles les surprirent de jour et de nuit. El Koubly se mit à la tête des guerriers et se dirigea vers l’Ifriqiya. Durant toute la guerre sainte, ils jeûnèrent le jour et prièrent la nuit en se contentant de peu. Ils arrivaient en répétant : « Le paradis est à l’ombre des glaives ! » Qu’Allah leur accorde victoire et courage ! Dans la Chaouia vivait le mécréant Sandib le borgne. L’armée conquérante le tua et se dirigea à travers les Doukkala jusqu’au Jorf Lasfar. Les Mrameur qui avaient volé les feux de la géhenne à Satan, apostasièrent après avoir été islamisés. Pour les faire revenir sur la voie de la rectitude, les Regraga descendirent chez eux durant sept ans. Les mécréants ne supportant plus la douleur de la mort, se mirent à se brûler les uns les autres, alors que nos seigneurs, tel des aigles, allaient de vallée en vallée jusqu’à la conquête complète du Maroc.... » Le fquih ferme le manuscrit et fixe méditatif l’obscurité de la nuit : que de chemin parcouru depuis le temps où les saints étaient des aigles et des vautours jusqu’à la mue du printemps où ils sont devenus de simples abeilles de la caprification !
On se dirige vers le hameau tout proche, dans une demi-obscurité au milieu des silhouettes fantomatiques des oliviers. Notre hôte vit dans l’aisance comme en atteste à l’entrée de la maison, chameau, vache et étalon noir. Certains fellahs vivent plus largement que n’importe quel citadin ; un fonctionnaire d’une grande ville ne peut même pas entretenir un âne alors qu’on parle ici de chevaux aux harnais dorés !
Une superbe aube dorée se lève
Vendredi 21 Avril 1984
Un brouillard épais est tombé sur la forêt, tandis qu’au loin, une superbe aube dorée se lève. Ça et là, de très beaux chevaux attendent que leur maître se lève. Les cavaliers sont de la tribu Hart. Ils sont venus à l’invitation du milliardaire Chaâbi pour fêter le ministre. Un petit diable de fantassin à la barbe poudrée me salue. J’ai vu à l’œuvre son agilité au milieu de la ronde des fantassins qui préfigure symboliquement la ronde solaire. La terre étant le reflet d’une constellation cosmique, le pèlerinage circulaire est une promenade dans l’univers, puisque la confédération est un modèle réduit du cosmos, et les pèlerins-tourneurs en sont les cosmonautes. On assiste, en ce moment, à un véritable « ballet des pèlerinages ». Des mouvements inter - tribaux sillonnent la plaine côtière dans tous les sens, du piedmont de l’Atlas à l’Océan Atlantique. Ces multiples pèlerinages ont dû jouer un rôle d’apaisement des conflits qui peuvent surgir de la segmentarité. Ce sont des mouvements à calendrier et à itinéraire précis fondés sur des traditions séculaires. Au solstice d’été, on peut assister chez les Haha et les Chiadma à l’Adwal – terme en berbère – où les tolba avec à leur tête le sultan tolba, vont de mosquée en mosquée pour bénir les moissons. Ce pèlerinage estival est de moindre dimension, se limitant à l’espace d’une tribu. La tribu au Maroc n’est pas issue d’un ancêtre éponyme, c’est un conglomérat de fractions issues de mouvements migratoires. C’est le cas de la zaouïa de Tikten devenue Regraga par simple « attribution » (hiba) à en croire son moqadem : - Notre ancêtre Sidi Hmar Chantouf (le marabout à la chevelure poil de carotte) est venu au Maroc avant Moulay Idriss ; certains disent que nous sommes des Chorfa Idrissides alors que ceux de la zaouïa de Talmest sont des Chorfa Saadides. Nos ancêtres sont venus du Sahara. En l’an cinq de l’hégire, le sultan noir est venu du Mali. En passant par ici, il a attribué à notre ancêtre une grande superficie pour le pâturage de son troupeau et pour ses abeilles. D’autres fractions sont du même os que nous : sur le bord de Moulouya , à Tata, à Chtouka et une partie de la tribu Hart, en particulier les cavaliers originaires des Béni - Meskine (tribu Chaouia). - Mais alors, comment se fait-il que parmi les treize zaouïa, il y en a qui ne sont ni fokra (descendants des sept saints) ni des Chorfa(descendants du Prophète) ? - Ceux-là sont devenus Regraga par attribution en raison des services qu’ils ont rendus. Ainsi, El Bechir de la zaouïa de Mrameur était un magicien, en transformant le cuivre en lingots d’or, il a permis au Maroc de payer sa dette à l’Angleterre ! Le sultan lui dit : « fais un vœu ! » ; « ma meilleur rétribution est d’avoir une zaouïa » répondit-il. Et c’est ainsi que sur ordre du sultan, les Regraga lui accordèrent la zaouia de Mrameur. - Et Marzoug ? - Il était l’esclave qui portait des jarres d’eau que Sidi Boubker Ashemas chauffait au soleil. C’est pour cela qu’on lui accorda une zaouïa. Sur ânes et mulets, une fraction des Abda est venues présenter ses offrandes à la zaouïa de Tikten.Je demande à l’un d’entre eux : - Depuis quand venez-vous ici en pèlerinage ? - Depuis des siècles, c’est une tradition non datée. Nous leur rendons visite mais ils viennent aussi chez nous en été. Ils caprifient notre pays – imarstou bladna – et maudissent le moineau pour l’éloigner de nos champs. Grâce à leur baraka, on peut devenir un excellent moissonneur, un excellent chasseur et un excellent musicien. A Sidi Marzoug où se trouve maintenant la Taïfa , les musiciens déposent leurs instruments et voient en rêve le marabout leur offrir le don de composer et de chanter. Il y a même chez les Hrarta (la tribu où on a parqué les fous de la ville) un marabout qui permet aux voleurs d’œuvrer dans l’impunité.
Fête au clair de lune
Nous vivons une grande fête organisée par les serviteurs en l’honneur de la zaouïa de Tikten : les cavaliers du Hart et les Chikhates d’Abda. Une Chikhate vient danser pour le plus cavalier, celui-ci, dédaigneux, lui crie : - Ne secoue pas tes poux sur moi ! Le moqadem de Tikten m’explique que la zaouïa leur rend également visite en été : - Notre zaouïa est composée de deux fractions : la première va chez les Abda (arabophones) et les Mtougga (berbérophones) et la seconde fraction rendvisite aux Meskala (bilingues) et aux Ida Ou Blal, berbère du Haouz de Marrakech. La baraka des Regraga va au-delà des limites géographiques de la confédération Chiadma où se déroule le daour. Je m’assoupis de fatigue. Je vois en rêve un cheval blanc qui me pourchasse au milieu d’une forêt, alors que je répète ce chant berbère : Le voilà lebeau poulain, Awa Il est blanc, il est comme la lune, Awa Il a sa selle et sa lanière,Awa Mon regard est ravi par sa crinière, Awa Le coup de foudre s’est emparé de moi, Awa Si seulement je pouvais l’avoir, awa Je le couvrirai de beaux bijoux, Awa A l’aube, quand il sort, Awa La brise le frappe et l’univers l’enchante, Awa Celui qui l’aperçoit il faut qu’il pleure Awa (« Awa », veut dire « ô toi » en berbère) Au milieu des tribus arabophones, j’ai brusquement la nostalgie des fêtes berbères auxquelles j’ai assisté dans mon enfance. Je me revois durant ma première enquête dans la montagne, assis à côté de ma grand-mère maternelle, absorbé par de sordides comptabilités de lignages comme si ses 80 ans d’expérience et de vécu ne m’étaient d’aucune utilité...Maintenant elle est morte sans que j’aie pu lui poser des questions sur sa tradition orale...Tel un Don Quichotte armé de lectures chevaleresques, je croyais avoir tout amener de l’université et que « ces gens-là » n’avaient rien à m’apprendre. L’observateur qui s’en va pour la première fois sur le terrain, mutile à sa manière et à son insu le réel observé. En ce sens le chercheur rejoint l’administrateur local, puisque tous deux escamotent la parole sociale au nom de la compétence technique. Mais peut-être ce cheval blanc que j’ai vu dans mon rêve est-il l’ultime objet de ma recherche. Une personnification symbolique de mes désirs et de mes espérances. Au milieu de la nuit, l’air de Sidi Driss répété sur tous les tons par la plus belle chikhate sous la lune, me réveille. Le chœur des femmes habillées de caftans bariolés, coiffées de diadèmes magiques, rythme des mains et se balance de droite à gauche en répétant le refrain : « L’amour est une maladie ! L’amour est une maladie ! » Et la plus belle chikhate, me jetant un regard de feu, continue sa mélopée : Nous sommes dans une nuit lunaire C’est la nuit du bien aimé Le henné tombe dans le lait Nous sommes dans la nuit du parcours Le henné tombe dans la cour... Un cavalier des Abda se lève et lui passe un collier de billets de banque au milieu des applaudissements puis se tournant vers ses compagnons, il entonne : Ô gens des Abda aujourd’hui c’est la fantasia Cette vie s’en va, c’est vers la mort qu’elle s’en va. Jouissons doc du toast qui fait rougir les joues, Jouissons donc du toast qui fait briller les yeux ! La chikhate lui réplique : Ô mon cher, ne me ferme pas la porte de ton jardin, Puisque c’est pour toi que mon cœur brûle de chagrin ! Oui, c’est une nuit de fantasia, laissons donc libre cours à notre imaginaire et épousons la fête par la poésie, cette baraka qui régénère les esprits pollués par le langage rébarbatifs des temps modernes.
Je n'arrive plus à écrire
Je souffre d’un début de fièvre. Je n’arrive plus à écrire. Le moqadem de la khaïma me conseille de rentrer chez moi. On m’offre un pain de sucre en guise de barouk au moment des adieux. Je leur promet un taureau rouge, à l’heure où la prospérité sonnera pour moi. Mais je dois certainement les rejoindre pour assister à la clôture du daour. Je traverse la foule des chevaux harnachés, les eaux glacés de l’oued Mrameur et je m’en vais tout seul le cœur serré, sous un soleil éclatant, par les sentiers lumineux.
La clôture
Dimanche 30 Avril 1984 La clôture du daour se déroule à Sidi Ali Maâchou . Il est réputé guérisseur de la rage comme l’atteste cette légende : « Alors que Sidi Ali Maâchou venait d’Orient en compagnie des Regraga, des Sanhaja et des Béni Dghough, ils trouvèrent à Fès un chameau enragé et ils ne purent le calmer. Les trois taïfa demandèrent à Sidi Ali Maâchou de s’en occuper. Il jeta du sel sur l’animal qui en mourut immédiatement. Une autre fois, c’était une vachette rousse qui était enragée. Le saint de la rage l’égorgea et permit à ses compagnons de se nourrir de sa chair sans toucher à ses os. Puis déposant les os dans le pelage de la vachette, il lui dit : « Tit Noudi ! » (Lève-toi !) et la vachette se leva comme si de rien n’était. » C’est le matin ; le fquih Hamid Sakyati fait ses ablutions rituelles. Les tolba servent le thé dans une petite pièce rustique. En sirotant le thé le fquih note : « Au pays berbère, l’offrande est parcimonieuse : Le Abdi est un fil d’or, Le Naïri est sa mesure Le Meskali une queue de chien Le Marzougui te donne de ses nouvelles. » Toute la pièce part d’un bruyant éclat de rire. « Est-ce qu’il n’y a pas de Marzougui parmi nous ? » demande le fquih. On l’assure qu’il y en a pas, et d’ajouter : « Le Marzougui tient la queue du chien ! », nouveau éclat de rire. Poursuivant toujours sa démonstration concernant l’avarice de certaines tribus, le fquih raconte : Frappe la main dans la main, de lui te vient le froid ; si du Maskali vient le bien, il viendra aussi du singe ! », nouveau éclat de rire généralisé, le fquih poursuit : « Les Regraga étaient arrivés chez les Maskala où on les dédaigna et où ils passèrent la nuit sans dîner. Vint le tonnerre, vint la grêle ; les grains tombèrent, resta la paille. Khobbane qui était le caïd des Maskala leur dit : « Si la nature est en colère, c’est que vous avez laissé les Regraga sans dîner. » Dés lors, ils sont devenus de bon serviteurs. Lorsqu’on passe la nuit chez eux, ils nous font festin. » La même force qui punit les uns récompense les autres : on raconte qu’il y a des années de cela, au daour de clôture, les Regraga avaient organisé une fantasia dans un champ de maïs. A la fin de la journée, le terrain fut complètement labouré par les galops. Mais bientôt le maïs repoussa de plus belle, avec deux lourds épis sur chaque tige : Dieu a récompensé les patients ! Généralement, en cette période, il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs. Ce sont les bénéfiques pluies de Nisane. On en conclut, non pas que la clôture coïncide avec les pluies de Nisane, mais que la pluie tombe pour annoncer la clôture. Ajustant ses lunettes rondes sur son nez, le fquih raconte : - Hier, dans la khaïma, une femme tomba en pleurant. Elle nous implorait tous ainsi : Seigneur ! Ma fille a quarante cinq ans ! Seigneur ! On l’a ensorcelée ! Seigneur ! Ses cheveux ont blanchi ! Seigneur ! Elle n’est pas encore mariée ! Alentour, on esquisse un sourire compatissant. Le fquih pris de fou-rire de mande à l’assistance : - Dites, est-ce que nous allons lui créer un fiancé ? Aujourd’hui est marqué par une curieuse vente aux enchères anticipée. La dîme sur l’élevage qui sera reçu cet été (jalb). En dehors de la confédération des Chiadma et en dehors de la période du daour (en été), plusieurs tribus servantes offrent traditionnellement aux Regraga ce tribut sur l’élevage qu’on appelle jalb. A la fin du daour chaque zaouïa va vendre à l’avance la part qui lui revient et ce sont les acheteurs qui vont durant trois mois faire le tour des tribus qui offrent le jalb. Un acheteur de zaouïa m’explique : - Le tribut sur l’élevage est obligatoire. Chaque zaouïa vend son jalb Chaque zaouïa vend son jalb sans corde et sans animaux. Les acheteurs ne sont pas nécessairement des Regraga : tu achètes une zaouïa ou deux sans contrat écrit, on te dit simplement : « Prépare ta bête de somme et viens avec nous. » Le dimanche suivant, ceux qui ont acheté les zaouïa se retrouveront à Mrameur. Ils passeront la nuit à Sidi Ahmar Chantouf où ils prêteront serment de fidélité et s’engageront à sauvegarder le secret. On partira alors à Ida Ou Blal, on passera huit jours à Hmar, huit jours chez les Ouled El Mesnaoui près de Khouribga et ainsi continue la quête durant 90 jours en dehors de la période du Ramadan. Il est dix heures : devant la khaïma, les membres de chaque zaouïa forment une ronde sur la place sacrée (Rahba). On dit alors qu’on va procéder à la « vente des zaouïa ». C’est la vente d’un cheptel imaginaire. Le moqadem de Mzilate est parmi les acheteurs. Il explique au moustachu à la tête tartare et l’œil borgne : « J’ai dis à un tel : j’ai besoin de toi. ». Il m’a répondu : « Que coule la rivière, je suis d’accord pour m’asseoir avec toi ». Il m’a prêté alors de quoi acheté une zaouïa ; quant à moi je prendrai en charge la peine (al koulfa). Je lui rendrai son capital et on partagera le bénéfice. » C’est là une belle définition de la formule d’association pour l’élevage qui exige un minimum de confiance entre associés, comme l’indique cette vieille chanson du pays Haha : « Veux-tu bien que nous ajustions Son axe au moulin ? Pour moudre en commun Ton grain et le mien ? Veux-tu bien qu’en un seul troupeau Nous mêlions nos ouailles ? Mais gardes-toi bien d’y mettre un chacal ! Comment donc de la plaine surgirait Mogador ? Comment pourrait-on haïr qui l’on aime ? » Je dis au moqadem de Mzilate : - Je ne vois pas ce que vous allez acheter, il n’y a ni vache, ni brebis ? - Ce que nous allons acheter n’est pas une marchandise, c’est le madad qui est le don octroyé par les saints. Le madad est invisible et imprévisible ; c’est ce que les descendants d’une zaouïa ont hérité de leurs ancêtres. Cette vente aux enchères anticipées est un véritable pari sur la baraka ; on peut gagner ou perdre mais peu importe l’identité des termes de l’échange, la valeur de ce qu’on recevra n’est pas comptabilisable en termes mercantiles : les effets multiplicateurs de la baraka sont mystérieux. Maintenant, on procède à « ftouh Rahba » (l’ouverture de la place). Un acheteur propose 8.500 dirhams pour la zaouïa de Kourate ; le dellal répercute à haute voix la proposition. Les membres des zaouïa accroupis encouragent les acheteurs : - Qu’Allah augmente le madad de celui qui augmente son prix ! - Que celui qui l’augmente d’un centime en reçoive dix ! Le dellal (crieur public) : - La garantie et le conseil appartiennent à ceux qui augmentent ! On murmure que la zaouïa de Mzilate vient d’être vendue au prix de 9000 dirhams. Un fellah à la barbiche blanche dénoue son mouchoir et en retire une liasse de billets de banque. Il vient d’acheter la zaouïa des Aït Ba-âzzi au prix de 9000 dhs. La zaouïa des Mrameur est vendue à l’un de ses membres au prix de 8.790 dirhams seulement. On dit : « La jmaâ enrichit l’individu et l’individu enrichit la jmaâ !» L’an dernier, à cause de la sécheresse, la zaouïa avait été vendue seulement à 4.500 dirhams. Chaque zaouïa partage sa part entre les trois fractions qui la composent puis chacune des trois fractions la répartit équitablement entre ses membres. On vient d’assister à ce qui est probablement le vestige d’un troc où l’accord entre les « échangistes » prenait initialement la forme des têtes de bétail. Le contrat ici, n’est pas stipulé par écrit, mais il est oral ; c’est un quasi contrat fondé sur le serment au marabout. Ici la marchandise n’est pas une abstraction mais « une subtilité théologique » (Marx) évaluée par l’expérience empirique du passé et la situation climatique du présent. Maintenant, une autre vente aux enchères commence devant la khaïma : celle d’une vachette en chair et en os que quelqu’un vient d’offrir. On propose 2000 dirhams. Le grand moqadem dit en frappant la main d’une baguette d’orée : - Il ne faut pas s’arrêter à ce prix, la prospérité des Regraga vaut plus chère ! Elle ira finalement caprifier l’élevage d’un fellah au prix de 2200 dirhams. Du ciel les bénéfiques pluies de Nisane commencent à tomber. Je décide de rentrer chez moi alors que les cavaliers Aït Adil (venus des Haha) mettent à l’épreuve leurs beaux chevaux qui cavalent dans les eaux chargées de baraka de Nisane. L’eau qui tombe à Nasane a des propriétés merveilleuses et guérit d’une foule de maladies : en particulier, elle favorise la croissance des cheveux des femmes, donne de la mémoire aux élèves qui font alors des progrès surprenants dans l’étude du Coran. C’est une eau chargée de baraka. Nissan est aussi la période où l’on commence à tondre les moutons. Au bout du voyage réel commence le voyage imaginaire : les Regraga ont fini de tourner mais l’ethnologue continuera longtemps à tourner autour d’eux. . . Abdelkader MANA
23:23 Écrit par elhajthami dans journal de route | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : journal de route | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Tournage chez les Ganga
Tournage chez les Ganga de Tamanre
Chant négro spiritual ganga
C'est au nom d'Allah, que j'ouvre les livres et que je consulte les taleb
C'est par eux seuls que j'entame ma parole
A peine ai-je ouvert la bouche qu'un flot de paroles poétiques coule de source
Je vous ouvre la voie, la porte du Seigneur, seul mérite nos prières
C'est au nom d'Allah que j'ouvre les livres et que je consulte les taleb
C'est par eux seuls que j'entame ma parole
Ô vous qui étudiez les mystères, puissiez vous nous indiquez les chemins de l'au-delà ?!
Ici - bas, nous y sommes, mais l'au-delà, voilà toute notre ignorance !
C'est au nom d'Allah, que j'ouvre les livres et que je consulte les taleb
C'est par eux seuls que j'entame ma parole
Ce sont les taleb et les hommes des sciences qui nous guident sur les chemins de l'au-delà
A eux je dis : connaîtrons- nous un jour un autre monde que celui- ci ?
C'est au nom d'Allah que j'ouvre les livres et que je consulte les taleb
C'est par eux seuls que j'entame ma parole
Le taleb, Sidi khalil , et l'imam ont dit : ce bas monde est invivable sans entraide.
Sans prière, sans entraide, cette vie serait aussi sombre que la tombe !
C'est au nom d'Allah, que j'ouvre les livres et que je consulte les taleb
C'est par eux seuls que j'entame ma parole
Retroussons nos manches pour cette vie, prions pour l'autre , la mort est inéluctable :
Celui qu'elle n'emporte pas tout jeune , elle l'emportera tout vieux
C'est au nom d'Allah, que j'ouvre les livres et que je consulte les taleb
C'est par eux seuls que j'entame ma parole
Nous finirons tous par quitter ce monde, que le bon Dieu (rabbi) nous accorde sa protection ;
Car celui que protège « rabbi »(le bon Dieu), ne manquera jamais de rien
C'est au nom d'Allah, que j'ouvre les livres et que je consulte les taleb
C'est par eux seuls que j'entame ma parole
Ce bas monde (dounit) est un broyeur de pierre dont la roue moud le grain
L'autre monde en est le tamis qui séparera le bon grain de l'ivraie
C'est au nom d'Allah, que j'ouvre les livres et que je consulte les taleb
C'est par eux seuls que j'entame ma parole
Poème recueilli et traduit du berbère par Abdelkader Mana
« L'édifice de la zaouia dédiée à Sidna Bilal, qui semble dater du XVIIIè siècle, servait de lieu de rassemblement aux esclaves qui y célébraient leur fête. Ceux-ci vivaient alors hors des murs, au nord de la kasbah, dans des cases bâties au milieu des dunes. On raconte que là vivait un maître du guenbri, maâllem Salem, qui appartenait à un négoçiant, Allal Jouâ, dont une rue de la médina porte encore le nom. Celui-ci vendait la cire et possédait au moins sept esclaves qu'il traitait comme ses propres enfants. Allal Jouâ n'était pas comme les autres commerçants qui obligeaient leurs esclaves à décharger les barcasses au port. Lui, il leur apprenait à travailler comme maçons et comme graveurs sur pierres. C'est ainsi que maâllem Salem était devenu une sorte d'ingénieur, un sourcier. S'il disait aux ouvriers de creuser à l'endroit qu'il leur indiquait, immanquablement ils tombaient sur de l'eau. On le nomma moqadem des gnaoua. Il entoura le lieu de culte, alors une simple mzara, de quatre murs. C'est ainsi qu'est née la zaouia de Sidna Bilal, au cœur même de la médina d'Essaouira, du côté de la mer. »
« Pendant mon séjour à Noun, j'y fut témoins d'une fête magnifique. C'était le 12 mai ; la veille, on savait qu'une grande caravane revenant de Tombouctou devait arriver le lendemain, parce qu'elle avait envoyé faire louer des tam-tams pour fêter sa rentrée. Dés sept heure du matin, les femmes des marchands arabes, qui composaient cette caravane, étaient parées de tout ce qu'elles avaient de beau en habis et en bijoux, et le tam-tam, dont le bruit assourdissant se répétait au loin, avait attiré autour d'elles une foule des deux sexes...Ceux au-devant de qui elles allaient, paraissaient à l'autre extrêmité de la plaine, laissant derrière eux leurs chameaux chargés et deux cent esclaves appartenant aux deux sexes. Le tam-tam résonna avec fracas, les drapeaux voltigèrent en l'air, les chevaux se cabrèrent de part et d'autre...La troupe forme deux haies qui reçoivent entre elles les chameaux chargés et les esclaves déguenillés, souvent nus. Les hommes continuent leur évolution guerrière avec le même enthousiasme, mais il y a moins de charme, moins de mélodie dans les chants naguère si harmonieux des femmes : elles ont tourné leur attention vers les esclaves et déjà chacune d'elles y a fait son choix. »Les maîtres de ces lieux de rassemblement de convois caravaniers, disposaient dans leurs citadelles de nombreux esclaves issus du commerce transsaharien. Les Noirs qui vivent aujourd'hui autour de ces vestiges du passé y célèbrent encore leur fête annuelle.S'ils vénèrent tous Lalla Mimouna, et sont issus de la même origine l'ancien Soudan, le pays des Noirs des géographes arabes, qui correspond à la boucle du Niger , il n'en demeure pas moins que sur le plan culturel, chaque communauté ganga s'est adaptée à sa manière au contexte, dans lequel, elle fut intégrée.
Lors d’un long séjour à Agadir, j’ai assisté en octobre 1995, à une fête nocturne des Ganga berbères. À l’époque, j’avais noté ceci :
Le disque d’or du soleil décline sur la marée basse d’Anza, et déjà, les feux de joie célèbrent la fête annuelle des Ganga. Là, le tambour cette voix des dieux africains est roi. Il résonne au cœur même de la nuit, dans cette périphérie d’Agadir où se retrouvent les Ganga du pays hahî,ceux d’Aït Melloul, ceux d’Aït Baha, et ceux de Houara : chants et danses berbères, entremêlés de rythmes africains.Le maârouf a lieu dans ce quertier industriel d’Anza, chaque année, en cette période du début de l’automne.
Départ vers l'Assaïs, la place de la danse solaire et du sacrifice de Lalla Mimouna
Les Ganga procèdent d’abord à une tournée aumônière dans tout le « bled » - Anza, Taddart, Tamraght – pour collecter de quoi acheter la « Dbiha » (la victime sacrificielle). Puis, un crieur public, le « barrah » annonce le jour d’ouverture de la fête annuelle.Les maârouf ganga sont organisés à tour de rôle dans chaque douar où résident des noirs, à travers tout le Sous, en particulier les relais caravaniers d’Illigh et de l’oued Noun et au pays hahî, généralement autour d’une ancienne demeure caïdale, comme la citadelle d’Azaghar du caïd El Hâjj Abdellah Ou Bihi chez les Aït Zelten, ou aux alentours d’anciennes sucreries saâdiennes. À chaque étape, le rite solaire se déroule en trois jours – samedi, dimanche et lundi – et on y veille jusqu’aux premières prémices de l’aube.
Le supporter gnaoui d’Hassania l’équipe de football locale qu’on encourage au stade aux rythmes de l’Ahouach berbère et du tambour africain traverse le cercle magique des danseurs collectifs d’Anza. Les chanteurs aux crotales, des Noirs habillés tout en blanc, diseurs de « Ndam » (poésie en berbère), l’interrogent sur le score de son équipe favorite, et lui reprochent d’être venu sans ses instruments de percussion, pour participer à l’indispensable animation de leur fête annuelle qu’ils appellent Maârouf . Il se confond en excuses et se mêle à la foule des curieux qui forment une immense halqa (anneau) tout autour de l’Assaïs, la grande place ouverte des fêtes négro-berbères, où se déroule le spectacle.
Le moqaddem d’Anza, un vieux Noir à la barbiche poivre et sel, porte un gros anneau d’argent à l’une de ses oreilles. Tandis qu’il sert le repas communiel aux Ganga qui marquent une pose, en jouant de l’outar et du nakoss , il m’explique :
« Ma mère qui perdait ses enfants en très bas âge, m’avait mis sous la protection des Ganga. Ceux-ci m’ont percé l’oreille, et j’y ai accroché cet anneau ». Il est donc le signe distinctif d’une protection surnaturelle.
Le souvenir de la traite des esclaves reste vivace chez leurs descendants marocains. Voici le témoignage d’un maréchal-ferrant noir, également grand connaisseur de l’amerg, chant poétique berbère :
« Les esclaves provenaient de la tribu Sharg du Sahara. Des marchands les amenaient de là-bas pour les vendre dans le Sous. Par la suite, leurs enfants étaient expédiés dans le pays Haha. On leur mettait la corde au cou pour les conduire sur la place où on les vendait comme des bêtes, en examinant leur denture pour distinguer le jeune du vieux. C’est ainsi que mon père fut offert au caïd des Ida ou Guilloul. En revanche chez les Neknafa, les esclaves noirs appartenaient à Israren, un caravanier qui échangeait les céréales de la région contre le thé, le sucre, et les esclaves de Sous. C’était le trabando (la contrebande). Cette traite des esclaves a cessé quand il a plu à Dieu de venir en aide aux Noirs. Une fois affranchis, comme ils ne possédaient pas de terres, ils ont dû devenir métayers pour subsister. Un jour, j’ai décidé de troquer le tambour contre le ribab et j’ai fait le tour des villages pour animer les fêtes de mariage. J’ai chanté l’amerg en tant que maître du ribaba pendant quatorze ans, mais quand mon père est mort, j’ai pris sa relève à la forge. »
Avant de traverser le désert des déserts, les caravanes faisaient halte au pays des moulatamoun, ces hommes voilés du désert, pour y faire provision d’eau. Quand les vents chauds tarissaient l’eau dans les outres, les caravaniers pour apaiser leur soif recouraient au stratagème suivant : ils prenaient avec eux des chameaux sans charge et les assoiffaient pour les faire boire une première fois puis une deuxième fois, jusqu’à ce que leur panse soit pleine. Quand le besoin d’eau devenait impérieux, les chameliers égorgeaient le chameau et se désaltéraient avec l’eau de sa panse jusqu’au point d’eau suivant. C’est ainsi que, recrus de fatigue, les caravaniers avançaient dans leur voyage jusqu’au lieu de rencontre avec les propriétaires de l’or.
Les liens entre le Maroc et l’Afrique noire sont forts anciens et multiformes ; toutefois ce ne fut qu’après la conquête arabe de l’Afrique du Nord, au VIIè siècle, que des routes commerciales régulières furent établies à travers le Sahara. Elles connurent ensuite une impulsion considérable sous les dynasties almoravide et almohade, au XIè et XIIè siècle. Il ne fait pas de doute que ce fut la quête de l’or qui fit traverser aux Maghrébins les vastes espaces sableux du Sahara pour rejoindre le pays des Noirs. Le précieux métal devint l’objet principal du commerce transsaharien, mais les caravanes transportaient d’autres articles exotiques de grande valeur, comme les plumes d’autruches, l’ivoire, le sel et les esclaves.
Les caravanes de l’or, du sel et des esclaves suivaient la route appelée tariq lamtouna, c'est-à-dire la route des gens qui se couvrent du litham (voile). Les moulathamoune, ces hommes voilés du désert, étaient des Sanhaja, une tribu berbère de la région mauritanienne, et leur territoire constituait un passage obligé aussi bien à l’allée comme au retour du pays des Noirs, car les caravanes s’y approvisionnaient en eau.
Vers la moitié du XIè siècle, le Sultan Abdellah ben Yacine fonda dans le bas Sénégal un couvent militaire (ribât), où ces nomades acquirent une discipline féroce. Le contrôle que les moulathamoun exerçaient sur le commerce transsaharien et leur ferveur religieuse furent déterminant pour l’affermissement et l’expansion du pouvoir almoravide.
Selon le géographe et historien El-Bekri, Ben Yacine ne périt qu’après avoir conquis Sijilmassa, Aghmat, le Sous entier, l’Oued Noun et le désert. Son successeur Ben Tachfine, puisera également ses forces au Sud du Sahara, puisqu’il sera le premier souverain marocain à avoir recours à une garde noire pour venir en aide aux principautés de l’Andalousie musulmane menacées par la chrétienté, comme le relate l’historien Ibn Khaldoun : « Lors de la bataille de Zellaqa, en 1086, ben Tachfine engagea en Espagne 4000 soudanais...En transperçant les chevaux, ces fantassins désorganisèrent complètement la cavalerie des chrétiens que commandait le roi Alphanse VI ». Sous la conduite de Youssef ben Tachfine, les Almoravides allaient faire la conquête du Maghreb et soumettre ensuite toute l’Espagne musulmane : leur empire s’étendra de la Mauritanie et du Maroc actuels à l’Andalousie, au Nord, et à la région de Tlemcen, à l’Est.
L’historien et géographe arabe el-Zouhri fait remonter la conversion des Gnaoua à la prise de l’ancien royaume du Ghana par l’Almoravide Abou Bakr en 1076. Il signale le passage en Andalousie de chefs du Ghana se rendant en pèlerinage à la Mecque. Le transit de personnes et de biens à travers le Sahara en direction de la Méditerranée était, à cette époque, affaire courante en temps de guerre comme en temps de paix.Un commerce caranier important s’était établi de l’Espagne jusqu’au bord du Sénégal et du Niger.
El-Bekri raconte que les familles aisées du Maghreb et de l’Andalousie achetaient des esclaves, parmi lesquels on trouvait des negresses cuisinières très habiles, dont chacune était vendue contre cent pièces d’or ou plus. « Elles savent apprêter des mets très appétissants, tel que le gateau de noix, les pâtisseries au miel, et toutes sortes de sucreries ».On acquérait également des esclaves qu’on employait pour la chasse. Ainsi, avant la prise de Ceuta par les Portugais, en 1415, el-Zouhri affirme avoir vu le gouverneur mérinide de la région « accompagné de deux esclaves noirs, vêtus de rouge et qui menaient chacun en lesse un lévrier muni de colliers précieux... »
Au temps de la conquête du Soudan par Ahmed-El Mansour Eddahbi(1590), les caravanes rapportaient un nombre particulièrement d’esclaves. C’est ainsi qu’aux premiers temps de la conquête, le prix de vente d’un esclave à Tombouctou descendit jusqu’à 200 cauris, monnaie d’échange de l’époque. La traite n’épargna aucune population dans toute la région de la boucle du Niger et son importance fut telle qu’elle suscita des remous au sein de la société marocaine et de ses lettrés qui n’admettaient que des musulmans fussent réduits en escclavage. Dans un opuscule rédigé en 1614, un savant de Tombouctou condamne sévèrement « cette calamité de notre époque qui touche aussi bien les peuples convertis à l’Islam depuis longtemps que ceux dont la conversion est incertaine, mais dont l’esclavage n’est pas permis pour autant ».
Grâce à leur tradition familiale, beaucoup de Ganga ont gardé le souvenir de l’arrivée de leurs ancêtres avec les caravanes du Sahara. Haj Blal, qui habite la maison de la vallée, non loin de Smimou, se souvient aussi que son père était venu de Sous, de chez les Aït Baâmrane. Il prétend qu’on peut encore voir aujourd’hui l’endroit à Sidi Hmad ou Moussa où l’on vendait les esclaves.
Les populations noires de la région sont venues en deux vagues. D’abord, pour travailler dans les sucreries saâdiennes, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. Ces anciens esclaves noirs se sont intégrés progressivement à la société berbère où on les appelle Isamgânes et leurs musiciens Ganga. N’ayant pas de possessions foncières notables, leur principale ressource provenait des tournées aumônières, surtout pendant la période des moissons. À la fin de leur tournée estivale, ils organisent un maârouf ou moussem à Tiguemmi Louda (la maison de la vallée) avec les dons qu’ils percevaient, sacrifiant un veau à la mémoire de Lalla Mimouna. Dans la kasbah du caïd Abdellah Ou Bihi – qui contrôlait au XIXe siècle les étapes de caravanes en pays hahî – on dénombrait plus de 500 esclaves. Akenssous nous confirme que cette première vague d’esclave remonte à la période Saâdienne : « Les conditions dans lesquelles les Abids ont été réunis sont rapportés en détails sur le grand registre de Moulay Ismaïl...Toutefois le registre porte diverses catégories de nègres distinctes qui, aux yeux du Sultan, étaient indubitablement des esclaves d’El Mansoûr Essaâdi, et qui s’étaient dispersés dans les tribus, à la chute de la dynastie Saâdienne. »
La deuxième vague, celle des Gnaoua bilaliens d’Essaouira, dont le rite est plutôt nocturne et le principal inducteur de transe est le guembri, date de la fin du XVIIIe siècle. Ils auraient été employés à la construction de la ville. Ce qui explique leur importance dans la ville. Dans leur chant Boulila (le maître de la nuit), on retrouve encore le souvenir du Soudan :
Kankani Boulila, ô Boulila !
Kankani Boulila, que Dieu ait ton âme !
Il était possédé par une Jania, ô Boulila !
Du Soudan, ils m’ont amené !
Ils m’ont amené, ô mes yeux Boulila !
O Boulila que Dieu ait ton âme !
Le Soudanais, le Soudanais, ôBoulila !
Si les Ganga vénèrent tous Lalla Mimouna, et sont issus de la même origine l’ancien Soudan, il n’en demeure pas moins que sur le plan culturel, chaque communauté ganga s’est adaptée à sa manière au contexte dans lequel, elle fut intégrée. Ainsi à Guelmim, chez les Ganga de borj Bayrouk, on joue à la fois du tambour africain (ganga), que de la grosse timbale saharienne (tbal), ou du tambour à cadre berbère (bendir), spécifique aux rythmes des chaînes de l’Atlas. Ces Ganga se différencient de ceux de Sous et du pays hahî par le fait qu’ils chantent en arabe hassani, et non comme eux en berbère tachelhit.
Ces Ganga de l’oued Noun, ont adopté le parler et la poésie hassanie, mais aussi le mode de vie nomade en général : ils travaillent comme bergers chez les chameliers et portent la tunique bleue et le voile des hommes bleus. La plupart de ces Ganga animent non seulement la fête annuelle qui leur est propre mais font aussi partie de la troupe locale labchara qui joue de la guedra saharienne. À ce titre, ces Ganga de l’oued Noun connaissent aussi bien l’art du Rguiss que la poésie hassanie.
Les Ganga sont donc à la jonction de deux cultures : celle de la diaspora noire à laquelle ils appartiennent, et celle soit des nomades arabes pour ceux de l’oued Noun ou des sédentaires berbères pour ceux du Sous ou du pays hahî au milieu desquels ils ont été amenés à vivre. Ce qui prouve que le Sahara n’a jamais été une frontière infranchissable entre le Maroc et bilâd Soudân (le pays des Noirs des géographes arabes du XIIe siècle), mais bien au contraire le lieu où s’est opéré le métissage culturel entre la négritude et la civilisation arabo-berbère.
Les Ganga n’ont pas seulement subi l’influence du milieu dans lequel ils ont été intégrés, mais ils l’ont également influencé à leur tour. Ainsi le Raïs du somptueux Ahouach des Glawa reconnaît l’origine africaine du ganga, le gros tambour qui rythme les danses collectives qui se sont développées autour du col de Telwet, jadis lieu de passage obligé à travers le Haut-Atlas, entre le Sahara au sud et les plaines côtières au nord. Et quelle ne fut ma surprise cet hiver, en me rendant à Assif-el-Mal, pour y assister à la danse tiskiwin , lorsqu’un berger berbère me joue sur sa flûte de roseau un air gnaoui !
Abdelkader MANA
23:19 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : musique, photographie | | del.icio.us | | Digg | Facebook