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31/12/2009

La printanière

La procession printanière

Qasida du genre Malhûne de Mohamed Ben Sghir

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L'arrivée des Regraga à Essaouira, Roman Lazarev

 

Nous nous empressons par petits groupes à accueillir les Regraga

Leur procession printanière arrive déjà à Essaouira

Les larmes de joie scintillent les regards,

Une nouvelle aube éblouissante traverse de part en part.les horizons

Vois scintiller  au firmament,le divin soleil

Il a jeté son filet de lumière sur chaque pétale de fleur

Vois perler à l'ombre, la rosée sur chaque fleur et chaque feuillage

Vois la nature se pavanant, saupoudrée d'or

De perles de diamants, d'émeraude et d'or

On dirait des guirlandes suspendues aux feuillages des arbres

La danse colorée, équarquille les regards

La danse colorée chavire la raison de stupéfactions

Feuillage doré, perlé des dernières gouttelettes de pluie

Qui aurait vu ainsi le soleil mêlé de pluie au milieu des jardins en fleurs

En averse comme en éclaircie, l'eau transparente illumine l'univers

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"La fiancée des Regraga" Hamza Fakir

Le revoilà le beau seigneur sur sa jument blanche,

Jetant sur la ville,du haut du promontoire d'Azelf ,son regard  et ses prières

Parmi tant de récitants du dhikr et de danseurs de l'extase

C'est sur moi qu'il a jeté finalement son dévolu

Il m'a pris sur sa monture et ensemble

Nous frayâmes la foule des pèlerins tourneurs du printemps

De sa propre main, il m'accorda offrande de dattes et de lait

Il m'asseya sur son tapis de prière et me recouvrit de son haïk de lumière.

Cependant qu'autour de nous les gens ne cessent de tomber en transe

Cependant que je ne cesse de sangloter d'extase, de regret et de repentir.

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Roman Lazarev

Voici que se dissipe l'ondée dont s'abreuvent d'innombrables créatures

Voici l'éclaircie du soleil jaunissant qui a du mal à nous quitter

Mon compagnon me dit :

« Pauvre astre, qui   nous adresse ses adieux, par sa chevelure dorée

Ses amours sont pure perte, en ceux qui ne les méritent pas. »

 

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Les fantassins faisant exploser leur baroud lors de l'arrivée des Regraga. R. LAZAREV

La terre est maintenant une trame de couleurs étonnantes

Eblouissement des sens où errent  les poètes

Comment l'eau incolore donne -t- elle  des fleurs multicolores ?

Le bleu, le blanc, le jaune, le rouge et tant d'autres  indicibles colorations

L'eau incolore, donne pourtant des fleurs de toues les couleurs :

Comment reverdit - elle les plantations ?

Comment alourdit - t - elle de fruits les branchages ?

De grappes d'abricots  et de raisins gorgées d'eau,

De poires et de pommes déjà mûres,

De  grenades perlées, de juteuses  oranges...

Peut-on me dire d'où viennent tous ces éblouissants fruits de la terre ?

 

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L'arrivée des Regraga à Essaouira

Traduction: Abdelkader Mana



00:32 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poèsie, pèlerinages circulaires en méditerranée | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

28/12/2009

La bataille d'Isly


La bataille d'Isly

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Roman Lazareve


La conquête de l’Algérie par les Français, à partir de 1830, mettait le Maroc en présence d’une situation nouvelle. Sollicité par l’émir Abd el-Qâder, le sultan Moulay Abd er-Rahmane (1822 – 1859) lui avait accordé un asile, puis une armée. La garde royale (mehalla marocaine) soutenait l’émir Abd el-Qâder et menaçait les opérations de Bugeaud. Aprè de longues hésitations devant l’attitude menaçante de l’Angleterre, la France se décida à une double expédition : par terre sur Oujda et l’oued Isly (d’où le nom de « la bataille d’Isly »), par mer, sur Tanger et Mogador. On trouve dans kitâb al-Istiqçâ fi Akhbâr al-Maghrib al-Aqçâ de Ennâçiri Esslaoui, une description vivante de cet évènement dramatique du point de vue marocain :


« En 1259/1844, les Français étaient maîtres de tout le territoire du Maghrib Moyen , tandis que Elhâdj Abdelqâder ben Mahi Eddin allait et venait sur les confins, tantôt dans le Sahara, tantôt chez les Béni Yznâsen, tantôt à Oujda et dans le Rif . Peut-être dans ses allées et venues, y avait-il autour de lui un grand nombre de sujets ou de soldats du Sultan ? Les Français, envahissant alors l’Empire du Sultan (que Dieu lui fasse miséricorde !) dirigèrent plusieurs incursions contre les Béni Yznâsen et contre Oujda et les environs. Ils prirent Oujda par surprise et livrèrent cette ville au pillage. Leur brigondage désolait la frontière. Le Sultan (Dieu lui fasse miséricorde !) leur ayant adressé des représentations sur cette violation de son territoire, ils répondirent que le fait d’avoir fourni à plusieurs reprises à Elhâdj Abdelqâder des chevaux, des armes et de l’argent, la guerre qui leur avait été faite par les troupes régulières du sultan massées sur la frontière, et la présence des Béni Yznâsen dans les rangs de l’armée d’Elhâdj Abdelqâder, constituait une violation de la trêve, sans compter d’autres arguments qu’ils mettaient en avant.

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Roman Lazarev

Les affaires s’aggravant, le Sultan (Dieu lui fasse miséricorde !) résolut de déclarer la guerre aux Français. Il invita les habitants des ports à se tenir prêts,à faire bonne garde et à se préparer à toute éventualité. Il donna à son cousin le commandement d’un détachement de réguliers et l’envoya dans la direction d’Oujda. Voici à ce sujet, ce qu’écrivait le Vizir Ben Driss pour appeler au combat la population du Maghrib, les exciter à la guerre sainte et réveiller leur aspiration dans ce sens :

« O habitants de notre Maghrib, il est juste de vous appeler à la guerre sainte : le droit ne se trompe pas.

Le polythéisme est à votre porte du côté de l’Est : il a déjà imposé l’injustice aux gens de votre religion.

Ne vous laissez pas séduire par la douceur trompeuse qui déjà s’est transformée en colère contre l’Islam.

Car il possède toutes sortes de stratagèmes qui défient toute l’intelligence des jeunes et des vieux. Les principes de la trahison commencent à ses bagues : la trahison et le mal abhorré sont sa règle de conduite. C’est vous qu’il vise. Ne restez pas en paix : le repos devant les ennemis est une déchéance. Celui qui reste dans le voisinage du mal sera frappé par le malheur.

Comment vivre quand on a des serpents dans son panier ? L’homme noble désire la gloire qui le rend eternel, et celui qui vit dans l’avilissement n’est pas heureux. »

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Driss Oumami


Le commandement des troupes fut confié au fils et khalif du Sultan, Sidi Mohamed ben Abderrahman, qui se mit en route et établit son camp au bord de la rivière d’Isly, dans l’obédience d’Oujda. Elhâdj Abdelqâder parcourait toujours le pays, n’ayant plus avec lui qu’environ 500 cavaliers du Maghrib Moyen..Quand le khalif Sidi Mohamed, arrive à l’oued Isly, y eut établi son camp Elhadj Abdelqâder vint lui demander une entrevue. Le khalif le reçut à cheval et eut un entretien avec lui. Entre autres choses Elhadj Abdelqâder lui dit :

"Vous avez été mal inspiré d’apporter avec vous ces tapis, ces effets et tout cet appareil que vous avez placé ici devant le front de l’armée de cet ennemi. N’oubliez pas que vous ne devez jamais vous trouver en face de l’ennemi sans avoir tout plié, et sans laisser une seule tente plantée sur le terrain. Sinon, dés que l’ennemi apercevra les tentes, c’est sur elles qu’il se dirigera, et il n’hésitera pas à perdre pour elles tous ses soldats."

 

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Driss Oumami


Il expliqua aussi la façon dont il combattait les Français et certes il avait raison de tenir ce langage, mais il ne produisit aucun effet, parce que les cœurs étaient déjà gâtés. Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu.

Dans la nuit qui précéda le combat, deux arabes du pays arrivèrent au camp et demandèrent à être introduits auprès du hâjib (chambellan). Arrivés auprès de lui, ils lui dirent :


- L’ennemi se dispose à surprendre demain matin : préparez vous à le recevoir et préparez votre général.


On prétend que le hâjib leur répondit :


- Le général dort à ce moment : ce n’est pas moi qui le réveillerai.

 


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Roman Lazarev

Après eux, quatre autres hommes vinrent donner des informations sur l’ennemi : ils furent reçus comme les premiers. A l’aube, le khalîfa venait de terminer sa prière quand une dizaine de cavaliers, arabes selon les uns, gardiens du khalîfa selon les autres, arrivèrent pour lui annoncer que l’ennemi était en route et qu’ils l’avaient quitté au moment où il commençait à lever le camp. Le khalîfa (Dieu lui fasse miséricorde !) donna l’ordre de monter à cheval et de se tenir prêts : personne ne devait rester à la mehella, sauf les fantassins qui étaient moins d’un millier. Il envoya l’ordre de se mettre en selle aux Béni Yznâsen qui arrivèrent par milliers, et qui étaient presque aussi nombreux que les troupes du khalîfa. Les cavaliers marchèrent contre l’ennemi, rangés en bataille à perte de vue, leurs étendards flottant au – dessus d’eux. Ils offraient un spectacle surprenant et présentaient un ordre magnifique. Au milieu d’eux marchait le khalîfa, avec le parasol ouvert au – dessus de sa tête, monté sur un cheval blanc et vêtu d’un manteau rouge, se distinguant des autres par son extérieur et son appareil. Quand les deux armées se rapprochèrent, des lignes de cavaliers se mirent à se porter en avant, comme pour hâter le combat. Mais le khalîfa ordonna aussitôt le calme, la dignité et une marche prudente. Puis, les deux troupes se trouvant face à face, le combat s’engagea. L’ennemi observait surtout le khalîfa et dirigea plusieurs fois le tir sur lui ; une bombe vint même tomber devant le porte – parasol, son cheval s’emporta et faillit le désarçonner. Voyant cela, le khalîfa changea son aspect extérieur. Il fit replier le parasol, monta un cheval baie qu’il se fit amener, et mit un autre monteau. De cette façon, il disparaissait dans la foule. Les musulmans avaient jusque – là , brillament repoussé l’ennemi et lui avaient infligé des pertes sérieuses, leurs chevaux s’effrayaient, des bruits des canons, mais ils les éperonnaient vigoureusement et ils tenaient ferme contre l’ennemi. Mais quand se tournant du côté du khalîfa, ils ne le virent plus, à cause de son changement d’aspect, ils furent pris de peur, car des alarmistes disaient qu’il était mort. Aussitôt le désordre se mit dans leurs rangs. Les chrarda se hatèrent vers la mehalla et, se rendant maîtres des tentes où était l’argent, s’en emparèrent, s’entretuèrent pour se l’arracher. Ceux qui étaient dominés par l’effroi les suivirent, les autres s’esquivèrent peu à peu, de sorte que l’armée fut battue sur tous les points. Un des personnages de son entourage vint annoncer au khalîfa que l’armée était défaite et que les hommes se tuaient et se volaient dans la mehalla. « Gloire à Dieu ! » s’écria-t-il, et, se retournant, il constata la conduite effrayante des troupes, et battit en retraite, les gens qui étaient restés avec lui furent mis en déroute jusqu’au dernier. L’ennemi les poursuivait et lançait sans discontinuer des boullets et des obus. Heureusement, quelques artilleurs tinrent solidement à la mehalla, mais la rivière se mit à couler et submergea ses rives habituelles. Les ordres de Dieu reçurent leur exécution, et se furent les Musulmans seuls qui battirent les Musulmans, ainsi que vous avez pu le voir.

 

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Roman Lazarev

 

L’ennemi s’empara de la mehalla, et, les pillards s’étant enfuis devant lui, il en resta maître avec tout ce qu’elle contenait. Ce fut une calamité cruelle, un désastre considérable, tel que n’en avait pas encore subi la dynastie chérifienne. Ce triste évènement eu lieu le 15 chaâban 1260, à 10 heures du matin.


Les troupes défaites battirent en retraite et se dispersèrent de tous côtés. Mourant de soif,de faim et de fatigue, les gens se laissaient dépouiller sans resistance par les femmes des arabes Angâd. Le khalîfa parvint jusqu’à Taza, où il resta quatre jours, pour attendre les fantassins et les faibles débris du gueïch, puis rentrer à Fès. »

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Driss Oumami

Les chroniqueurs rapportent que le sultan, qui venait de Marrakech et se trouvait à Rabat, apprit la nouvelle et repartit à marche forcée pour Fès. Pendant son voyage, il fut informé successivement du bombardement de Tanger par la flotte de Joinville (6 août 1844) et de celui d’Essaouira par les mêmes unités, avec débarquement de 500 hommes sur l’îlot sis à l’entrée du port (15 août 1844). Cela accrut la fureur du sultan, qui fit raser la barbe à un groupe de caïds de l’armée.


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00:38 Écrit par elhajthami dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, isly, oujda, tanger | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

27/12/2009

Le bombardement de Mogador

Le bombardement de Mogador

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Roman Lazarev

 

Essaouira allait être mêlée au confli franco-marocain de 1844. On sait la lutte que soutint contre la France en Algérie l'émir Abd el-Qader, qui trouva un important appui, matériel et moral, auprès du sultan Moulay Abd er-Rahman(1822-1859). Celui-ci, en sa qualité de "Commandeur des Croyants", ne pouvait guère refuser son concours à l'émir, qui se faisait le champion de la guerre sainte. D'ailleurs, il n'exerçait qu'une autorité nominale  sur les populations du Maroc Oriental qui soutenaient l'émir Abd el-Qader. En outre, un certain parti militait à la cour chérifienne en faveur de la guerre contre la France.

le conflit éclata en 1844, à la suite d'incidents de frontière et devant le refus du Sultan d'obtempérer aux demandes de la France concernant la non assistance par les populations marocaines aux luttes d'Abd el-Qader contre l'occupation Française en Algérie. En guise de represailles, le 6 août , l'escadre du prince de Joinville, bombarda la ville de Tanger. Le 14 août, sur les bords de l'oued Isly, à quelques kilomètres d'Oujda, le maréchal Bugeaud mit en fuite l'armée marocaine(voir la note "La bataille d'Isly" dans ce blog) et, le 15 août, les navirs du prince de Joinville vinrent attaquer Mogador.

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La Scala, Roman Lazarev

L'ESCADRE française envoyée sur les côtes du Maroc partis de Toulon vers le milieu du mois de juin 1844. Elle se composait seulement, à l'origine, de trois vaisseaux, d'une frégate et de quelques bateaux à vapeur. Un corps expéditionnaire de 1200 hommes avait été embarqué sur les différents navires. Par la suite, un certain nombre d'autres bâtiments furent envoyés pour augmenter la puissance de la flotte française.

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François-Ferdinand, prince de Joinville, troisième fils du roi Louis - Philippe, alors âgé de vingt-six ans, avait reçu le commandemant de l'escadre. Après avoir fait escale dans le port d'Oran pour prendre contact avec le maréchal Bugeaud, gouverneur général de l'Algérie, il alla mouiller, d'abord à Algésiras, puis à Cadis.

Au début du mois de juillet, l'Aviso à vapeur le Phare partit de Cadix pour Mogador. Après avoir bombarder Tanger, le 6 août, l'escadre revint dans la baie de Cadix, d'où elle repartit à nouveau le 8 août, à destination de Mogador. Elle se composait d'une quinzaine de bâtiments, tant à voile qu'à vapeur, dont trois vaisseaux de ligne, le Suffren , le Jummapes,armé de cent trois canons et le Triton.En faisaient également partie : trois frégates, la Belle Poule , l'Asmodée, le Groenland, quatre bricks, l'Argus , le Volage , le Rubis , le Cassard ; trois corvettes, le Pluton, le  Cassendi, la Vedette, deux avisos, le Phare et le Pandour.

 

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Tabjia: les canoniers, Roman Lazareve

Les navires fraçais arrivèrent devant Mogador le 11 août  par une fraîche brise du Nord, qui souffla trés fortement durant plusieurs jours.Dés l'apparition de l'escadre, le consul d'Angleterre à Mogador, Wilchir, avait pu faire informer le commandant en chef que tous les Français avaient quitté la ville, mais que les autorités locales s'étaient opposées à son départ et àcelui d'un autre Anglais, Richardson, avant qu'ils eussent payé leur dette. A eux deux, en effet, ils devaient au Sultan environ trois millions de francs. Le 13 août, une frégatte britannique, le Warspite, arriva sur les lieux pour observer les évènements. Le gouvernement de Londres, qui se posait en protecteur du Maroc, ne pouvait se désinteresser des opérations de la flotte française.Le bombardement commença sans que les Anglais eussent trouver la liberté.

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Mogador était défendue par de nombreuses pièces d'artillerie, installées tant sur les remparts de la ville et notamment sur la skala de la kasbah et dans l'île. La défense de celle-ci consistait en trois fortes batteries; en outre un réduit était aménagé au centre , autour d'une mosquée. La garnison de l'île, commandée par El Haj Larbi Torrès, comprenaient 320 hommes, choisis parmi les meilleurs soldat du Sultan et les canons étaient servis par des renégats - la plupart espagnols- qui se montrèrent tous bons pointeurs. En effet, la plupart des canonniers (tobjia) étaient des Alouj(des convertis). Le chef des canonniers, Omar El Eulj, était le plus illustre de ces convertis : « Qu’attendez-vous pour commencer les hostilités ? » lui avait-on lancé. « Mais avec ou sans munition ? » leur avait-il répondu. (bliqama aoulla bla iqama ?).Des années plus tard, lorsqu’on rapporta cette anecdote au contrôleur civil du Protectorat, il fit appel à David Iflah, le chantre mogadorien du malhûn juif, et lui demanda de composer une qasida sur ce thème en y insérant la fameuse réplique : « Avec ou sans munition ? ».

 

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Roman Lazareve

En 1844, Mogador avait une populaton de 14000 âmes. Elle était complètement entourée d’un mur d’enceinte haut de dix mètres et courroné de crénneaux dans toute sa longueur. Le système de fortfcatons dressés devant le quarter de la Marine comprenat un rempart en lignes brisées, qui se reliait à la kasbah et était flanqué, au N-O et au S-E, de tours et de batteries casematées.Voici comment s’est déroulée la bataille d’Isly à Mogador d’après les récits militaires d’Achille Filias, publié à Alger en 1881 :

« La flotte était arrivée devant Mogador, après une traversée des plus pénibles : pendant les trois jours qui suivirent ; les vaisseaux restèrent mouillés au large sans pouvoir communiquer entre eux, tant la mer était mauvaise. Enfin, le 15, le temps s’embellit et, vers les deux heures, au signal donné par l’amiral, tous les bâtiments se mirent en marche.

Le Triton laissa tomber son ancre à 700 mètres à l’Ouest de la ville et en face des batteres de la Marine ; le Suffren et le Jemmapes venaient ensuite. Dés qu’ils furent embossés, les trois vaisseaux commencèrent le feu ; aussitôt après, ordre fut donné à la frégatte la Belle Poule et au Bricks le Cassard, le Volage et l’Argus d’entrer dans le port. La frégatte devait combattre les batteries de la Marine,et le Bricks celle de l’île."

 

Selon la relation de Jacques Caillé (intitulée:"Les Français de Mogador en 1844-1845) :

La brise molit dans la matinée du 15 août, le prince de Joinville décida  de commencer les opérattions.

Le bombardement dura deux heures, sans que le feu discontinua de part ni d’autre. Les navires tiraient à plein fouet sur le front des fortificatons et sur les ouvrages détachés ; les Marocains ripostaient de toutes leurs pièces. C’était une véritable grêle de boulets et d’obus. Peu à peu, cependant, l’artillerie de la ville ralentit ses coups : à cinq heures, ses formidables batteries étaient pour la plupart démontées et leur canonniers battaient en retraite.

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Roman Lazarev

L’île seule tenait encore : le bateau à vapeur le Pluton, le Gassendi et le Phare, portant ensemble un détachement de 500 hommes s’avancèrent, sous une vive fusillade, vers le débarcadère : à cinq heures et demie, la troupe débarquait avec une partie des équipages et, gravissant à la course une pente assez raide, enlevait la première battere sous les yeux de l’amiral, qui avait voulu prendre sa part du danger.

L’île était défendue par 320 soldats, detachés de la garnison de Mogador et choisis parmi les plus résolus : attaqués avec furie, chassés à la baïonnette des positions qu’ils occupaient et poursuivis de broussaille à broussaille, ces hommes se défendaient en désespérés : 180 d’entre eux furent tués ; les autres se réfugièrent dans la mosquée et en barricadèrent l’issue. C’était un siège à faire. Les marins de l’Argus et du Pluton enfoncèrent la porte à coups de canon et pénétrèrent dans les couloirs : la lutte continua jusqu’au moment où l’amiral, voulant éviter un massacre inutile, fit sonner la retraite. On cerna la mosquée et les troupes bivaquèrent. Les vaisseaux retournèrent au mouillage à l’exception de la Belle Poule qui resta dans la passe et, durant toute la nuit, tira à intervalles inégaux sur les batteries de la Marine pour empêcher qu’on vint les réparer.Les pertes Françaises, dans cette seule journée, s’élevèrent à 14 tués et 64 blessés. Parmi les bâtiments qui prirent part à l’acton, le Jemmapes, le Triton, le Volage et le Suffren, furent particulièrement maltraités.

 

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Le petit canon qui devient grand de Roman Lazarev

Le 16, aux premières lueures du jour, le détachement qui cernait la mosquée reprit les armes, mais il n’eut point à en fare usage. Les assiégés se rendirent à merci. On  compta 140, dont 35 blessés. Tous s’étaient bravement battus, l’amiral leur en tint compte. Au lieu d’en faire des prisonniers de guerre, il les rendit à la liberté et donna l’ordre à Mr. Warnier de les ramener à terre. Les chefs marocains se montrèrent touchés de cet acte de miséricorde : en témoignage de reconnaissance, le Gouverneur de Mogador fit aussitôt conduire à bord du Rubis une vingtaine de sujets anglais au nombre desquels se trouvait avec sa famlle, le vice – consul Sir Wilshire, qu’il avait gardé comme ôtage malgré les pressantes réclamations des officiers du Vésivius.

Le prince de Jouinville eût pu s’en tenir aux succès de la veille : il lui parut cependant indispensable de ruiner de fond en comble ceux des ouvrages qui n’étaient qu’entamés, et décida qu’une pointe serait faite sur la ville : une colonne de 600 hommes, dont il prit la direction, débarqua sous la protection des feux du Pandour et de l’Asmodée et gagna rapidement le quartier de la marine. Elle y pénétra sans coup férir : tous les postes étaient désert.

- Aussitôt, dit un témoin, les troupes se mettent à l’œuvre : les magasns à poudre sont noyés, les remparts abattus, les canons encloués et roulés à mer. C’était des pièces de bronze magnifique, moitié anglais, moitié espagnol. L’une d’elles était un chef d’œuvre de l’art ; son affût , également en métal, représentait un lion en pleine course : les quatre pattes de l’animal formaient les quatre roues ; sa tête portait la pièce.

 

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Le magasins de la Douane étaient encombrés de marchandises de toutes sortes : on les y laissa dans la crainte que le feu ne gagna trop vite d’immenses approvisionnements de poudre et de bombes répartis dans les casemates des forts. Le prince de Joinville vint lui-même assister à l'opération.On dénombra 120 canons, tous de fabrication anglaise ou espagnole et dont la plupart étaient de magnifiques pièces de bronze. Quelques - uns seulement furent emportés, et les autres encloués et jetés à la mer. L'affût de l'un d'eux, également en métal, représentait un lion en pleine course; les quatre pattes de l'animal formaient les quatre roues et la tête portait la pièce. Les  soldats français trouvaient en outre à "la marine" d'immenses magasins, remplis de marchandises de toutes sortes - notamment des cuirs, des laines, des fruits - appartenant au Sultan.

 

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Quand tout le quarter ne présenta plus qu’un amas de décombre, la colonne regagna ses vaisseaux. Le soir-même les troupes revinrent dans l'île. A peine avaient-elles quitter le rivage que plusieurs tribus berbères se jetèrent dans la ville et la mirent à sac, après en avoir expulser la garnison.

 

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Roman Lazareve

En effet, dès le début du bombardement, les habitants de Mogador avaient pris la fuite et les tribus des environs, Haha et Chiadma,s'empressèrent d'envahir, de piller et d'incendier la ville. Les consulats européens ne furent pas épargnés et, des navires français on voyait des pillards qui s'éloignaient en portant sur le dos de belles glaces dont le soleil projetait au loin l'éclat. Les canonniers français prirent ces glaces pour cibles et réussirent,semble-t-il, à culbuter les voleurs.

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Roman Lazarev

La tradition orale rapporte que l’un des canonniers d’Essaouira, en ce jour néfaste du 15 août, s’était étonnée : « Où étions – nous quand l’adversaire s’armait pour nous conquérir ?! » Dans la ville un chant anonyme d’époque nous en fait un récit vivace :

Ceci s’est pasé un jeudi

Le monde se voila d’obscurité

C’était avant le Dohr

Les gens étaient assis

Préparant leur déjeuner

Les canons les prirent

Pour cibles de leurs boulets,

Les hommes et les femmes vinrent

Sur les remparts.

C’était un coup venu du ciel.

La négresse se leva en criant :

« Où est mon maître ?! »

Bientôt est venu le soir

Tout le monde était terrifié

Le destin nous a frappé à l’instant

Où Omar El Eulj se baissa et où sa tête vola.

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Le prince de Joinville consigna également dans ses notes le souvenir de cette bataille : « les navires Français arrivèrent devant Mogador...La mer était si houleuse qu’ils durent rester mouiller en face de la ville, sans même pouvoir communiquer entre eux. Malgré des bouées de deux cents brasses de chaînes, les ancres se cassaient comme du verre...Les combats étaient des plus violents... »


Joinville lui-même n’échappa que par miracle à la grêle de balles qui s’abattaient sur les assaillants. Accablés par le nombre, les Marocains finirent par se rendre après avoir résisté jusqu’à la dernière limite.

On raconte que ce sont les Chiadma qui ont mis à sac la ville, et que depuis l’îles les soldats français visaient ceux des pillards que trahissaient les miroires qu’ils emportaient le long de la plage. Avant de fuir la ville dévastée, le négociant Touf El Âzz avait dissimulé sa fortune en louis d’or sous du gravier de construction, dans le patio de sa maison. Il a pu ainsi retrouver intacte sa fortune une fois revenu à la ville livrée au pillage.

De la coquette Souira, dont Moulay Abderrahman avit fait sa résidence favorite, il ne restait plus que des murailles criblées de boulets et noircies par la fumée : l’escadre n’ayant plus rien à détruire appareilla le 22 août, partie pour Cadix et partie pour Tanger, où le prince de Jouinville devait attendre le résultat des négociations ouvertes entre les deux gouvernements au lendemain-même de la bataille d’Isly.

Quelques vapeurs restèrent pour fermer l’entrée du port, et un bataillon de 500 hommes fit commis à la garde de l’île. Celle- ci fut évacuée le 17 septembre 1844, après la signature du traité de paix. L’équipage de la Belle Poule encloua les canons pris aux marocains et brisa leurs affûts. Tout ce qui ne pouvait être enlevé fut livré aux flammes. »

Le prince de Joinville ne voulait pas s'embarasser des prisonniers blessés. Il proposa de les échanger contre les Anglais restés à Mogador et son offre fut acceptée par les tribus maîtresses de la ville. Le 17 août, dans la matinée, Wilchir, Robertson et leur familles furent recueillis par une embarcation du Cassard .Puis le Rubis les conduisit à bord du Warspite. Le 17 août également, le prince de Joinville envoya le Véloce conduire au Maréchal Bugeaud, en Algérie, les prisonniers valides.

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La porte de la marine, Roman Lazarev


en même temps, le commandant en chef organisait l'occupation de l'île de Mogador, qui n'était qu'un rocher stérile: pas d'eau, pas de bois, quelques abristout à fait isuffisants, des citernes vides, à moitié comblées de ruines, des défenses hors de service. en outre il fallait prévoir la mauvaise saison qui approchait, les difficultés de ravitaillement. on tira des navires tout ce qu'ils purent fournir de vivres, de canon, de poudre, de projectiles et d'ustensiles de toutes sortes. il fallut aussi se procurer des ancres et des chaînes pour la division navale, composée de quelques bricks et canonnières, qui allaient rester devant Mogador. en outre on fit venir des vivres et du charbon, de Cadix, de Gibraltar et même de Lisbonne. La garnison comprit 500 soldats, avec 150 pièces de canon. les hommes furent choisis avec soin, car la perspective d'un long séjour dans l'île manquait d'agrément. Un officier écrivait avec philosophie que "le plaisir de la pêche lui serait d'un grand secours et divertissement, ainsi que les travaux à faire pour installer à l'européenne les bâtiments qu'on allait occuper."

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Le matin du 24 août le Groenland, quitte Mogador, par un temps brumeux. Le 26 août, les brouillards devinrent même si épais que, de l'arrière du navire, on ne distinguait plus l'avant. Si bien, qu'à 10 heures du matin la frégatte s'échoua sur une plage, à trois lieues au sud de Larache. Quand la brume se fut dissipée, une heure plus tard, les habitants du pays vinrent en nombre sur la côte et commencèrent, sur le bâtiment, une fusillade qui dura plusieurs heures. La corvette à vapeur la Vedette vint alors à l'aide du Groenland et ses canons dispersèrent les assaillants. Le Pluton à bord duquel se trouvait le prince de Joinville, se rendit également sur les lieux. L'amiral reconnu l'impossibilité de relever le navir échoué, dont on évacua l'équipage et qui fut incendié pour que les Marocains ne puissent s'en emparert.

Le 10 septembre 1844, fut conclu à Tanger une "convention pour régler et terminer les différends survenus entre la France et le Maroc". Le jour même le prince de Joinville écrivait: "L'ordre dec esser toute hostilité et d'évacuer l'île de Mogador partira ce soir.". Un an plus tard, les deux gouvernements procédèrent alors à l’échange des prisonniers, comme le relate Jacques Caillé dans la petite histoire du Maroc :« Le 4 juillet 1845, le Véloce parut devant Mogador, ramenant 123 prisonniers. Quelques uns des plus marquants, dont El Haj Larbi Torrès, se réunirent en cercle entre deux canons de la corvette. Après avoir essuyé leurs larmes, ils entonnèrent un chant d’action de grâce. Les officiers et les matelots français furent impressionnés par la joie calme et profonde avec laquelle ces hommes rendaient hommage à Dieu de leur délivrance. »

 

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Les Amines du port                Roman Lazarev

 

Dans l'après-midi , les officiers du Véloce débarquèrent en tête, avec leurs interprète, suivis dans plusieurs embarcations, des 23 Marocains. Quand les prisonniers de ceux-ci mirent pied à terre, ce fut un enthousiasme délirant, "un infernal tumulte de joie et tout fut entraîné, le caïd sa garde et même les Français". Les habitants poussaient des hurlements dej oie, avec des larmes dans les yeux. Un des officiers français écrivait: " il fut impossible de savoir ce que nous devenions; je me trouvai enlevé dans une foule, qui déborda comme une avalanche, vers un hangar,où je fut preservé par une douzaine de Maures, qui prirent d'extrêmes précautions pour que je ne fusse pas écrasé."


Alors que la dernière embarcation était encore à deux cent mètres du rivage, elle fut entourée par une multitude de nageurs, qui s'y accrochèrent si vigoureusement qu'elle chavira.

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Roman Lazareve

Quand l'ordre fut rétabli, la cérémonie se déroula ainsi : assis au pied de la grande tour carrée des fortifications, le caïd était assisté du cadi et les hommes de sa garde l'entouraient. Le commandant du Véloce et trois de ses officiers se présentèrent les premiers et, derrière eux, virent les prisonniers, El Haj Larbi Torrès en tête. des enfants s'étaient faufilés dans les batteries voisines tandis que les soldats du gouverneur avaient peine à maintenir la foule sur la place. le commandant fit un bref discours au caïd qui le remercia chaleureusement. Puis les

 

français se retirèrent, tandis que les captifs libérés retrouvaient leurs parents et leurs amis.La remise des prisonniers de Mogador terminait le plus grave conflit qui ait jamais existé entre la France et le Maroc.

Le lendemain,les officiers du Véloce se promenèrent dans la ville, où ils escitèrent la curiosité des habitants. ils y rencontrèrent le capitaine du port "enroué depuis la veille,mais beaucoup plus tranquille". celui-ci s'aprètait à faire porter à bord de la corvette une abondante mouna offerte par le gouverneur: trois boeufs, des moutons, des poules, des fruits, du pain, etc. il s'excusa pourtant de n'avoir pu faire mieux, bien qu'il eût placé une garde de cavaliers à chaque porte de la ville, pour réquisitionner tous les vivres: "Mais, dit-il avec chagrin, ce n'était pas le jour du marché."


Cinq années après ce bombardement, l’explorateur métis Léopold Panet , qui partit de Saint Louis du Sénégal en passant par l’immense Sahara, la kasbah du Chaykh Bayrouk de Goulimine avec sa traîte négrière et enfin Mogador , signale de nombreux boullets de canon jonchant les pieds des remparts. Et Jusqu’ aux années 1960 je pouvais voir encore ma mère en train de moudre les épices dans l’un de ces boullets, que les habitants de la ville avaient recuilli au pied des remparts...

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L'entrée de la casene de l'île où bivouaquaient à ciel ouvert les soldats de moulay Abd er-Rahmane sous la direction de Larbi Torrès, avant le bombardement de 1844. Elle sera transformée ultérieurement en prison où seront jetés par le Makhzen les rebelleRehamna et où séjourna un certain temps le célèbre Raïssouni des Jbala

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23:57 Écrit par elhajthami dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : histoire, isly, oujda, tanger | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

24/12/2009

Galaxies des artistes d'Essaouira

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Les couleurs de l’âme

Dans la galaxie d’Essaouira, chaque peintre est un Univers.

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MAIMOUNE ALI

 

« Les habitudes sont les qualités et les couleurs de l’âme. Il faut être à l’état de nature, al-fitra, pour pouvoir en acquérir facilement. Une fois « coloré » par une habitude, on n’est plus dans son état naturel et moins encore porté à en prendre un autre...Tout art est la pratique et la couleur d’une civilisation. Or les usages ne s’enracinent que dans la répétition et la durée qui renforce leur teinture et la conseve pour des générations : après quoi, elle ne s’enlève pas facilement ».

Ibn Khaldoun, Prolégomène.

 

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Boujamaa Lakhdar,le magicien de la terre

La vie artistique à Essaouira, en particulier dans le domaine de la peinture et de la sculpture, n’est pas en rupture avec les arts traditionnels marocains. Elle s’enracine dans leurs signes et leurs symboles pour les réinterpréter d’une manière créative. Ce lien organique, qui existe entre les arts traditionnels et l’art moderne, opère d’autant plus efficacement qu’il reste inconscient. L’artiste revisite le Musée du patrimoine, non pour en vénérer les reliques, mais pour en faire éclore de nouvelles formes dans le ciel de la création.

D’un modèle artisanal figé et reproductible à l’infini, l’artiste crée un nouveau langage visuel, dynamique et tendu vers l’inconnu. Il fait la synthèse  des différentes expressions artistiques, en abolissant les frontières traditionnelles qui les séparent, en faisant éclater les possibilités du langage visuel dans le plaisir du rêve et l’angoisse de la mort. Cette transfiguration poétique du patrimoine est, en ce sens, une entreprise éminemment moderne.

Ces nouvelles formes qui nous éblouissent par leur lumière et leur fraîcheur marine ne naissent donc pas du néant. Elles sont le résultat d’un travail sur la mémoire de jeunes artistes transfigurant le réel dans l’univers symbolique du rêve : une fête tatouée, des masques africains, une quête de la fertilité, une caravane divine des mots, une courbe entre le plein et le vide, un cri des formes et des couleurs. Il y a parmi eux le peintre de la magie, le peintre de la transe, le peintre des êtres surnaturels qui rodent dans le labyrinthe de la nuit, le peintre du vent, le peintre du sable, le peintre de l’infini et le peintre de la géométrie cosmique. Dans la galaxie d’Essaouira, chaque peintre est un univers.

 

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La Fantasia selon Boujamaa Lakhdar

L’on vous demande d’où vient qu’il y ait autant de peintres à Essaouira ?

Dites que leur peinture est née de la baie immense et lumineuse, de la magie qui honte ses murs, du hal qui monte de ses multiples zaouias. De la mémoire des caravanes et des caravelles qui affluaient vers ses rivages, du sang africain qui coule dans ses veines et assourdit ses ruelles par ses tambours et ses crotales, des souvenirs de l’école coranique et des noces d’été, du parfum forestier qu’exhalent les ateliers de thuya, de la poudre d’or aux mains des orfèvres, de l’appel vertigineux des plaines côtières, de la parole mythique du compositeur de la montagne, du mélange des races, des croyances et des cultures, de la soif d’une population insulaire à s’ouvrir sur le monde, de la lumière du soleil qui n’est jamais le même à chaque crépuscule, du vent qui soulève le sable et les goélands par-dessus la mer, de la procession sacrée qui s’éblanle à chaque équinox du printemps.

 

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Le carré magique cuivré de Boujamaa Lakhdar

Située entre les tribus Haha berbérophones au sud, et les tribus Chiadma au nord, Essaouira est profondément marquée par cette double appartenance : Haha et Chiadma apportèrent non seulement les fruits de la terre, mais aussi leur façon de tisser les mots, de façonner les choses, et leur goût des couleurs éclatantes et ensoleillées.

 

La géométrie magique est sous-jacente aux compositions surréalistes de Mohamed Jraïdi. Elle met de l’ordre et de l’équilibre dans ses formes, comme elle est la règle d’or qui structure les rites agraires. Le peintre traduit, sur le plan topographique, des structures de perception de l’espace et du temps qu’on découvre aussi chez les paysans. L’équilibre de la composition est fondé sur la symétrie des formes et la dissymétrie de leur contenu. Voici deux taureaux – l’un avec l’œil grand ouvert du jour qui « voit », l’autre avec un crâne fermé, symbole de la mort et de la nuit qui « sent » - peint au milieu d’un rectangle, de part et d’autre d’une roue solaire. Mais les deux moitiés de cette horloge cosmique ne contiennent pas les mêmes motifs, ni les mêmes formes végétales et arabesques. Juste en dessous de l’horloge cosmique, des portes battantes calligraphiées (le Prophète d’une part, Allah de l’autre), donne sur une enceinte sacrée où va se dérouler la mise à mort du taureau noir. C’est la clé du périple où le sacrifice ouvre l’équinoxe du printemps. Il apaise l’esprit des morts, assure le renouveau des vivants et veille sur les échanges humains qui se déroulent toujours sous le signe permanent de la gemelle parité terrestre et céleste. Ainsi donc le taureau de l’ouest est une offrande au soleil, celui de l’est à la lune.

 

Ce qui importe dans la toile, n’est pas ce qu’elle donne à voir, mais ce qu’elle permet d’interpréter. Il ne s’agit pas de peindre un beau paysage mais de donner forme à l’univers intérieur. Cette nécessité interne de dire le monde et de communier avec l’invisible passe nécessairement par cet état de transe qu’on appel ici le hal et qui est une quête mystique du divin, transposé dans la pureté des formes, comme l’expliquait Boujamaâ Lakhdar , ce « magicien de la terre » à propos de ses tableaux-amulettes et de ses objets ésotériques :

 

« Derrière chaque œuvre, il faut dire qu’il y a une longue histoire, l’histoire de mon discours mimé qui me dérange et celle d’un grand rêve qui n’a ni début ni fin. C’est donc l’histoire d’un thème que j’ai incrusté, peinte, marquetée, brodée, sculptée...chaque fois que je suis en transe ».

 

Sans transe, il n’y a pas de créativité. L’acte créateur s’apparente ici au rite initiatique.

 

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Rêve Tabal

 

A la veille de sa mort survenue au printemps de l’année 2007, le sculpteur et luthiste Mohamed Bouada, mavait appelé pour me dire en guise dadieu, quil se portait très mal. La communication était courte mais poignante. Et voilà ce quil me disait à la fin des années 1980, à propos de son expérience artistique de la sculpture et de la peinture :

 

« Au début, c’était un peu le dessin fantasmagorique. J’ai cherché à m’exprimer par la peinture aussi, mais il m’a fallu trouver autre chose que cette expression commune. Alors, j’ai opté pour la sculpture, cette dimension qui change selon l’espace où elle est posée : c’est un espace dans l’espace environnant. Une pièce, quand tu la poses entre deux murs, ne s’efface pas, mais tu la sens autrement que quand elle est posée dans un espace ouvert : elle est comme une sonorité, sa résonance s’étend en fonction du clos et de l’ouvert. Fils des arcades, la main de l’artisan graveur m’inspire. Musicien, comment oserais-je dire que j’interprète la musique en la gravant dans la pierre ? Mais il y a toujours un rythme, un harmonique des formes communes à la musique et à la sculpture. Elles sont en ronde-bosse et en bas-reliefs avec des courbes entre le plein et le vide. Je ne travaille ni les lignes ni les ongles droits. L’exploitation de mon espace reste une courbe douce comme une coulée, c’est presque une vague volcanique avec des ondulations et des vagues océaniques. Il y a eu la main de l’artisan qui m’a révélé le grès, qui est au fondement géologique de notre ville, une roche vivante qui soutient le site flottant, citadelle des condamnés à la rêverie inspiratrice, au rythme des vagues. Elle est constamment prise entre l’érosion des embruns et des flots, vouée à la reconstitution des alluvions et des algues. Mes empreintes rejoignent ainsi la forte sensation du flux et du reflux éternel ».

Avec la disparition de Bouada, Essaouira a perdu l’un de ses artistes les plus emblématiques, comme elle avait perdu en 1989, Boujemaâ Lakhdar et Larbi Slith. Les calligraphies de ce dernier ornaient le ciel de la toile comme une nuée d’oiseaux magrateurs, empreinte de caravane errante dans le désert, odes arabes rythmant le déhanchement des chameaux,procession cosmique dans les hauteurs stellaires, célébration de l’aube du temps, stèle funéraire :

 

« J’écris sur ma toile, disait-il, en miniature, les mots qui ouvrent chaque sourate et qui représentent l’invisibilité et la puissance de Dieu. J’orne mes tableaux d’un alphabet dansant, chantant, un alphabet qui parle, il parle d’horizons lointains, il parle de moi, embryon au milieu de la sphère tendre et chaleureuse ».

 

 

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Douce éclosion d Ali MAIMOUNE

 

Né, au cœur même de la médina d’Essaouira  qu’il a rarement quitté Larbi Slith le peintre mystique était un oiseau de mer, un être fragile au milieu des tempêtes. Il portait en lui, l’extrême sensibilité du musicien, la tendresse du peintre et la détresse de l’artiste. Il incarna, pour nous, l’éternelle jeunesse des « fiancées du paradis », leur errance sauvage, leur douleur solitaire. Après avoir raclé les guitares des années soixante-dix, il s’était mis à communier avec les formes cosmiques : il peint la rumeur de la ville, la baie immense et lumineuse, les haïks immobiles, les sphères de la marginalité et du silence, les prières de la nuit, et le soupir de l’océan. Chaque toile était pour lui une épreuve de purification et une prière. Son art était une lutte continue contre les souillures de ce monde et l’épaisseur de son oubli. Son microcosme de signes et de symboles archaïques est la « trace » de la transfiguration du monde par les visions oniriques. Pour lui, la peinture fut une trace, et la « trace » est la forme suprême de la lutte contre la fuite du temps. Il était habité par l’urgence de créer, par le désir d’éternité. Chez lui, la peinture devenait un tatouage de la mémoire par les couleurs du destin, une procession des saints vers les soleils éclatés. Et les lumières énigmatiques du rêve émanaient de ses couleurs étranges. Les couleurs que prend l’âme à l’approche des énergies telluriques de la montagne. Mais la douleur retira avec les énergies vitales, les couleurs chaudes de sa dernière toile. Il y mit une éclipse de soleil, un ciel de linceul, des racines aériennes emportées par le vent vers l’au-delà des êtres et des choses. Il était notre Rimbaud de la peinture, une fleur de la morte-saison pour qui les aubes d’hiver sont cruelles et navrantes entre toutes : « Mais vrai, j’ai trop pleuré, les aubes sont navrantes ». Peintre mystique, l’art fut pour lui, une secrète hégire vers Dieu. Par nos larmes intérieures, au cœur de l’hiver  le 4 octobre 1989 nous confiâmes une part de nous-mêmes, à la colline du bon Dieu.  Mécha zine oukhalla h’roufou : le beau nous a quitté, mais il a laissé ses alphabets, ses traces.

 

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Les salamandres de  MAIMOUNE Ali

 

Les premiers rudiments de l’art islamique, on les apprend à l’école coranique : en lavant sa planche d’une sourate apprise pour la remplir d’une sourate nouvelle., l’enfant musulman fait progressivement le lien entre le chant sacré qui illumine son cœur et la belle forme qui éblouit son regard.. Les belles lettres ne sont jamais muettes, elles sont la voix céleste qui illumine le monde, le sens sans lequel la vie n’a pas de sens. L’artiste garde ainsi, au fond de lui-même, cette nostalgie du paradis de l’innicence, cette première découverte inouï du divin.Au terme de cette plogée initiatique, dans le bain d’une civilisation sémite qui magnifie les symboles et glorifie les mots, on lui apprend que c’est de parole divine qu’est né le monde.

 

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Détail I  El Atrach

 

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El Atrach en relief
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Détail II El Atrach

Pour le galeriste et critique d’art,Frederic Damgaard, qui les fréquente quotidiennement et pour qui l’œil est un organe qui se travaille comme le pianiste travaille ses doigts :

 

« On retrouve  chez les peintres d’Essaouira toutes les composantes de l’art islamique : la calligraphie, le labyrinthe , la miniaturisation des personnages et enfin le remplissage-superposition d’éléments décoratifs et d’architecture sur une même sphère car l’art islamique a horreur du vide. Il a toujours suivi une lente évolution, par contre l’art moderne connaît actuellement une brusque mutation ».

 

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EL ATRACH l'exquis

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Fantasme I                                                      El Atrach

 

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Fantasme II                                                El Atrach

 

Les sources d’inspiration des artistes d’Essaouira sont multiples, mais elles puisent toutes dans les domaines de la magie et du sacré, car ils sont à la source de toute forme d’art, depuis les gravures eupestres, ces « peintures écrites » dont abonde le sud du Maroc, jusqu’à la calligraphie arabe. Le symbolisme graphique est ici une fixation de l’incantation aérienne. Cette communion avec l’invisible met de l’ordre dans le visible, comme le montre l’appel aux quatre points cardinaux du muezzin qui scande la temporalité quotidienne de la cité, en l’organisant autour de la mosquée.



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SINDBAD le marin d'EL ATRACH

 

Pour Didouh, l’art islamique est une quête de l’infini :

 

« Il n’y a pas de limite dans mes tableaux, on peut continuer jusqu’au ciel en dehors du cadre. Car l’art n’a pas de limite. L’art maintenant, c’est la science et nous devons suivre le courant. La clé théorique de mon travail, c’est l’infini. Et j’aime vivre à Essaouira parce que c’est la ville de l’infini. La transe est infinie, le rêve est infini, la mer est infinie. »

 

De sa période de rêve expressionniste, Didouh nous dit encore :

« Je crois que nous sommes des destructeurs. Nous vivons de fictions en jouant avec nos âmes. Les couleurs attirent l’attention sur la mort. C’est un éclat suivi d’un silence de mort. On trouve ici des graffitis, vestiges des flammes éteintes. C’est le passé angoissant qui revient. L’idée de masque que tout le monde porte. Le regatd provocateur de l’individualisme. La foule solitaire et anonyme qui se dirige vers l’infini. »


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Diable! Prèlassement au paradis d'Ali Maimoune

ALI MAIMOUN

L’artiste ne vise pas ici à reprendre un seul sens, le « sens unique », il brouille les cartes pour multiplier les sens possibles. L’art est ici proche de ces pratiques mystiques où l’on pensait que la perfection nominale consiste à conjurer les esprits des sphères et des astres. Plus une forme est belle, plus elle a de chance de faire sortir l’artiste de son île où souffle un vent de crabes, pour le livrer à l’univers éblouissant des idées.

 

Chez Tayeb Saddiki, il existe un point commun entre le théâtre – son domaine de prédilection, où son génie s’impose à l’échelle du monde arabe –et la calligraphie : la mise en scène de la parole. La scénographie. La place de « Jamaâ El fna », lieu privillégié de la culture populaire où Tayeb Saddiki ouvrait symboliquement le prologue de sa pièce sur Sidi Abderahman el-Majdoub ; devient dans ce tableau-calligraphie, une sorte d’ « épilogue » de l’univers. Une résurection où les hommes seraient jugés devant Dieu :

 

« Ce jour-là, la dernière retraite sera auprès de ton Seigneur. On apprendra alors à l’homme, les œuvres qu’il a commises et celles qu’il a omises. L’homme sera un témoins occulaire déposant contre lui-même...N’agite point ta langue en répétant la révélation pour l’achever plutôt...Quand nous te lisons le livre par la bouche de Gabriel, suit la lecture avec nous...Ce jour-là, il y aura des visages qui brilleront d’un vif éclat et qui tourneront leur regard vers leur Seigneur. Quand l’homme comprendra que le moment du départ est venu...on le fera marcher vers ton Seigneur ».

 

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EL  ATRACH le surréaliste

 

Comme par une espèce de magnétisme invisible, les hommes qui « suivent » la parole divine, les signes aimantés par le nom d’Allah, tout se précipite vers ce foyer de lumière. Les hommes et leur mémoire s’engouffrent dans le vide. Un vide qui n’est pas un néant, mais l’énergie d’où est né l’Univers. De la parole divine est né le monde, et après sa disparition, son fana ; restera encore la parole de Dieu. Car elle est supérieure à la parole des hommes. Tout commence et tout finit par Dieu ; voilà le sens profond de cette calligraphie d’une exécution magistrale où Tayeb Saddiki s’affirme, encore une fois, comme un pionnier au Maroc, de la réhabilitation du patrimoine ancien sous une forme nouvelle : une alphabet arabe qui danse sur une mélodie japonaise.

 

L’artiste musulman n’empreinte des modèles à la nature que pour en faire des motifs purement ornementaux et géométriques. Comme dans une incantation, le même motif est indéfiniment répété dans un ordre symbolique qui est sensé reproduire l’ordre cosmique. En arabe le mot khat, désigne à la fois le trait,le tracé géométrique et l’écriture. Cette écriture géométrique, était d’abord un tracé du vent sur le sable. C’est cette idée que Harabida veut exprimer par son alphabet en mouvement :les mots semblent vaciller, comme sous l’effet d’un souffle ou d’un miroir déformant. Il ne s’agit pas de divulguer un texte « lisible », mais une calligraphie kaléidoscopique qui suggère le soir des images mystérieuses inaperçues le matin.

 

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Carnavalesque Ali MAIMOUNE

Pour les femmes peintres d’Essaouira, les couleurs sont un jeu au même titre que le tissage, la broderie ou le tatouage. Elles aiment les couleurs gaies qui apaisent : le mauve d’amour, le bleu de la mer, le vert du printemps et de la forêt si proche, qui est un poumon pour la ville au même titre que l’océan, le jaune solaire, le rose nuptial. Par contre, mis à part les gnaoua, on utilise rarement le noir. Le noir, c’est l’ombre, et l’ombre, c’est l’âme même projetée en dehors du corps. C’est la puissance ténébreuse des choses.

 

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La mémoire tatouée de FATMA ETALBI

« J’utilise toutes les couleurs de la nature sauf le noir ».Nous dit Fatima Ettalbi qui fut initiée à tout un ensemble de techniques du corps qui l’on prédisposée à la peinture : à la fois nakkacha, enluminant de henné les mains et les pieds, « tatoueuse », maquillant les visages, et enfin neggafa, parant les mariées de leurs plus beaux atours, pour la cérémonie nuptiale de loghrama où elles sont couvertes de cadeaux de noce par les invités.

 

La maîtrise de la teinture au henné, des formes symboliques du tatouage et l’art de parure des neggafa, ont inspiré ses premières peintures en particulier le goût des couleurs éclatantes des jours de fête. Toute sa démarche artistique est une transposition de ces techniques séculaires du corps, dans le domaine de la peinture. L’été, elle travaille pour les mariages,l’hiver pour la galerie. En troquant la seringue pour le pinceau, elle passe du tatouage des corps à celui despaysages, d’une technique du corps à une fête des couleurs. La surface de la toile lui impose une autre démarche. Au lieu d’embellir le vivant, elle réanime l’inerte :

 

« Je commence par le milieu en posant d’abord le tatouage, puis je m’amuse avec les choses de l’imagination. Je peins tout ce qui me passe par la tête. Au début, je déssine une chose, mais j’aboutis à une autre. Par exemple, je peins un chameau déformé, mais il en sort des fleurs,des oiseaux, des rivières, l’œil qui est le sens le plus important de l’homme, la main qui protège du mauvais œil ».

Une profusion de couleurs et de formes se générant les unes les autres,comme dans un jeu d’enfants sans perspective, mais avec beaucoup d’harmonie dans l’ensemble et une grande vitalité poétique intérieure.

 

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Les fiancées de l'eau de FATIMA ETALBI

 

Les signes et les symboles qui sont profondémment ancrés dans l’imaginaire collectif, remontent spontanément à la surface de l’acte créateur, parcequ’ils constituent une composante essentielle de l’identité culturelle de l’artiste. Il s’inspire du stock de la mémoire visuelle des tapis et des bijoux berbères, mais aussi de la coutume qui consiste à se teindre les pieds au henné, en certaines occasions rituelles.

 

Cette coutume remonte loin dans l’histoire : le nom par lequel les Egyptiens désignent les occidentaux qui les attaquaient souvent du 3ème millénaire au 15ème siècle, était Tahénnou qu’Ossendowsky traduit par « ceux du henné ». Les artistes s’inspirent aussi du tatouage qui était à l’origine une amulette permanente sur la peau. Ce qui prouve que le tatouage avait une signification magique de protection contre le mauvais œil.

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La table des lois selon ZOUZAF

 

On retrouve toutes ces techniques du zouak, chez Zouzaf qui a commencé son parcours en dessinant au henné sur des surfaces en peau de mouton ou de chèvre :

« Au début mon travail avait un rapport avec les symboles magiques. Je suis passé par l’école coranique. L’écriture au smagh sur la planche coranique m’a marqué. Il y avait la Halka, les contes, l’art populaire. Il y avait le Hal, le diable, la lila et le travail des artisans. Toute une mémoire, tout un imaginaire où tourbillonnent signes et  symboles, qui sortent d’eux-mêmes quand je commence à travailler. »

 

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Coq et serpent calligraphiés dans une pnche coranique Zouzaf

Au départ il ne sait pas lui-même à quelle forme finale il va aboutir en remplissant l’espace de symboles qui s’auto génèrent les uns après les autres, mais il a le souci de l’harmonie d’ensemble. Il est lui-même surpris par le résultat finale : une forme parfaite et belle, mais dont la signification profonde reste inaccessible à l’interprétation langagière : comme tout langage chargé d’archétype ancestraux inconscients, le refoulé tifinagh resurgit spontanément sous le pinceau de Zouzaf comme l’avait tout de suite reconnu le poète berbère Mohammed Khaïr-Eddine :

« Il y a là un art venu des profondeurs de la tradition berbéro - africaine. Quelque élémentarité à jamais perdue : écriture très ancienne et que l’artiste Zouzaf a réussi à moderniser avec un talent digne des meilleurs maîtres de la picturalité contemporaine. »

 

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L'univers  Zouzaf

Certes Zouzaf s’inspire du tapis et du bijoux anciens, mais récuse cette interprétation patrimoniale et limitative de son art :

«Tout le monde est allé au patrimoine. Cela dure depuis cinquante ans. Les gens reproduisent les mêmes choses. Personne n’ose s’aventurer en dehors de lui-mlême. Ce qui est auto - limitatif. » D’où sa tentative de produire des tableaux colorés et très décoratif qui rappelle à la fois Miro et l’art contemporain américain, mais où néo moins les anciens symboles restent sous-jacents : « Mes tableaux me dit-il, sont comme des poèmes et des partitions musicales. »

 

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ZOUZAF l'orphèvre

A la fois décoratifs et magiques, l’art de Zouzaf est d’une grande modernité comme l’avait souligné en son temps son ami le grand poète de Tafraout, qui le comparait à Paul Klee et à Kadinsky :

«Exactitude, précision du trait et de la forme, tout concourt dans ce beau travail à magnifier l’opulence d’un vieux savoir dont seules quelques notes nous parviennent. Sonorité frémissante. »

 

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Broderie éliptique de Zouzaf

Dans une société composite, l’artiste ne peut avoir un référent culturel unique. C’est pourquoi le système symbolique traditionnel est ici transposé dans une esthétique moderne qui bouge. Quelle sera l’importance de ces jeunes artistes qui oeuvrent aujourd’hui à l’insu du monde ? L’histoire nous le dira. Ce qui est sûr, c’est qu’ils oeuvrent, dans leur silence et leur solitude, à la renaissance des arts au Maroc. Ils préparent déjà aujourd’hui, la nouvelle culture de demain.

 

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Gaieté de Mohamed Zouzaf

 

Cette diversité des sources d’inspiration est due à la nature même de cette ville qui, dés sa fondation en 1760, fut un carrefour des cultures et des civilisations. Son fondateur, Sidi Mohamed Ben Abdellah, y a fait venir des populations de toutes les origines : des consuls européens, des négociants juifs, mais aussi des lettrés, des artistes et des artisans de toutes les régions du Maroc et notamment beaucoup de noirs du Soudan.

 

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L'ami des animeaux Tabal

 

Essaouira fut ainsi profondément marquée par la culture africaine des gnaoua que charriaient les caravanes en provenance de Tombouctou. Plus que nulle part au Maroc, cette culture des gnaoua fait corps avec la société. Elle est au centre de ce microcosme culturel, elle en est l’âme. Car elle n’est limitée ni au groupe des musiciens de la transe et de la possession rituelle, ni à la population noire ; beaucoup de jeunes jouent du guenbri et chez les gens de la ville on découvre une connaissance plus ou moins approfondie du rite de possession et du répertoire musical des gnaoua.

 

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Les génies bleus de Mohamed Tabal

En 1990, je publiais ainsi dans le catalogue bleu « Artiste d'Essaouira », de la galerie Frederic Damgaard, une présentation de Mohamed Tabal intitulée « le peintre de l'errance et de la transe » où j'écrivais d'une manière prémonitoire :

Parmi les révélations de la nouvelle génération de peintres, voici un « gnaoui »  au nom prédestiné de Tabal (tambour). Il exprime dans ses toiles, les notes de la nuit et la transe des fonds des âges. Issu des « ganga » berbères, Tabal fut intégré au culte des « gnaoua » citadins. Il fut ainsi initié aussi bien à l'errance nomade des uns, qu'à la transe sédentaire des autres. L'imaginaire « ganga » fils du soleil et des saisons, fut puissamment relayé chez lui par celui des « gnaoua », fils de la lune et de la nuit ; unifiant en lui ce pouvoir de l'androgyne qui crée l'harmonie entre les devises musicales, les couleurs de l'arc en ciel et les puissances surnaturelles. Sa fécondité créatrice vient de cette unité intérieure.

 

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Plein comme une cruche de Tabal

Plusieurs de ses toiles ont pour thème les « lila » (nuits rituelles des gnaoua). Les danseurs en transe y sont considérés comme des écorches charnelles, habitées par des entités surnaturelles dont ils portent la couleur spécifique. Tabal a peint Bouderbala à la tunique rapiécée - qui fait la synthèse de toutes les couleurs. Les gnaoua disent pour bénir un possédé : « fasse Dieu que tu sois foudroyé  par son amour, jusqu'à en porter une tunique rapiécée (darbala). La tunique rapiécée des anciens n'est pas portée par n'importe qui : elle est le symbole de l'errance et de l'illumination qui s'y attachent.

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Gunbri Gnaoua, Tabal

Quand la mort emporta son père, il y a quelques hivers, Tabal resta seul avec sa mère. Il reprit le petit âne et le grand tambour de son père et s'en alla par les mêmes sentiers et les mêmes pentes. Les arbres et les pierres le reconnurent, les enfants aussi. Entre deux tournées, de retour chez lui,  il prit une planche et commença à peindre le visage de son père pour en conserver la mémoire. Dans son esprit, la peinture ressuscite les morts Avec son tambour et sa quête, Tabal s'identifie à Sindbad le marin, qu'il peint soufflant dans le hautbois, à la recherche d'une fiancée par delà les océans et les îles. Il vit entre deux amours impossibles : la déesse inaccessible et l'être ravi par la mort.

 

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Enlacement amoureux,Tabal
Essaouira est bien la ville des gnaoua. Cette culture Africaine est partout dans la médina à l’état diffus ; elle fait partie de l’imaginaire collectif, à tel point qu’il existe plusieurs artistes pour qui la culture des gnaoua constitue une référence essentielle. Parmi les révélations  de la nouvelle génération de peintres à Essaouira il y a un gnaoui au nom prédestiné de Tabal (tambour) qui exprime dans ses toiles les notes de la nuit et la transe des fonds des âges. Il reourt à la médiation incantatoire et graphique et peint avec les sept couleurs des esprits possesseurs.

 

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SANOUSSI

Chez le peintre Sanoussi, les formes maghrébines dansent ainsi au rythme de l’Afrique noire. Son art est, certes, un ressourcement dans la mémoire visuelle du Maroc - avec ses tapis, ses bijoux, ses bois peints et ses gebs sculptés – mais l’agencement de cette mémoire de signes et de symboles, est purement africaine. D’où cette impression de couleurs brûlées par le soleil et la chaleur de l’Afrique. Ce sont les « sons intérieurs » qui « travaillent » parce que c’est une peinture en profondeur et non en surface. Sa peinture est une transe domestiquée, un mystère qui interpelle le regard.

 

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SANOUSSI

 

L’organisation de l’espace en « surface » s’explique par la juxtaposition de motifs ornementaux, de haut en bas, sans « intervalle » et donc sans perspective. L’image semble s’enfoncer sur le fond parce qu’on peint un tableau comme on tisse un tapis, ou comme on tatoue la peau. Le remplissage de la surface, se moule parfois dans une géométrie rigoureuse et parfois il se perd dans un dédale d’entrelacs. Le labyrinthe, ainsi conçu fait penser aux foules grouillantes de la médina. Il se pose comme une énigme dont le contenu est une parole. Une parole qui se fait image, qui tournoie dans la tête de l’artiste comme dans un moulinet, avant d’être reproduit sur la toile .

 

L’univers labyrinthique d’Essaouira n’existe pas seulement dans l’espace, il est aussi dans la tête des artistes. Géométrie de la table d’arar, géométrie de la mosquée, géométrie de l’espace urbain. Symétrie de l’espace, sacralité du temps. Théâtralité de la ville, communication des terrasses portant au loin les voix et les rêves : rêve d’enfant au bout de la rue sombre, rythme gnaoui au sillage des caravanes, chant de barcassiers dans les eaux limpides du port, incrustation de bois, filigrane d’or, pierres sculptées, silence des mots, parole des gestes, voile du visage, immensité du regard, océan de lumière, festival des couleurs...

« Les labyrinthes que je peins sont comme les ruelles de la médina : tu vas dans une direction mais tu aboutis à une autre, nous explique Regraguia BENHILA. Je peins les chats qui rodent sur les terrasses, les enfants qui jouent dans les ruelles étroites, les femmes voilées au haïk, leurs yeux qui sont le miroir des l’hommes, et notre « mère-poisson » qui est une nymphe très belle, une gazelle qui mugit de beauté avec ses cheveux balayant la mer. Je n’oublie pas l’île et les monuments, symboles d’une histoire révolue. Tout cela  m’apparaît dans les nuages ou me revient dans les rêves. »

Elle peint le ciel de la fertilité quand la nuit enfante le jour :

« Au moment où la nuit pénètre dans le jour, dit-elle, je te le jure au nom d’Allaha tout puissant, je vois défiler tout l’univers. J’adore le ciel quand le soleil décline. Je vois dans le ciel comme des arbres, des oueds, des oiseaux, des animaux.  Je vois les nuages qui se meuvent et j’imagine un autre monde au dessus de nous. » Sa peinture est d’une générosité exubérante, d’une grande fraîcheur. La fraîcheur du ciel et de la mer. Elle peint l’aube à la fois étrange et belle lorsque les brouillards de la nuit font danser la lumière du jour. C’est le monde renaît au bout du rêve.

La féerie des couleurs des peintres d’Essaouira, s’explique par la grande luminosité du site, par ses crépuscules des jours de pluie, où l’on voit de très jolies couleurs sur l’île. Les couleurs gaies sont ici, un hymne au soleil qu’accentue la surface réfléchissante de la mer qui fait fleurir les genêts plutôt qu’ailleurs. La lumière de la région est ainsi un facteur fondamental qui aide l’artiste à accéder à cette clarté surnaturelle glorifiée par le Coran :

« Par le soleil et par sa clarté, je t’implore Ô Maître par le « ouaou » de ton unité. Verse sur moi la lumière des soleils des bienfaits de la providence, pour qu’elle brille dans mon cœur et dans le monde de mon esprit comme le soleil brille dans le jour ».

A Essaouira, nous avons justement cette lumière éblouissante qu’accentue le reflet de la mer, la blancheur des murs et un ciel constamment balayé par le vent. Cette luminosité est certainement l’une des raisons essentielles de la grande créativité artistique à Essaouira. La peinture semble, en effet, s’épanouir dans les régions qui sont privilégiées par la qualité de leur lumière. Et ce n’est certainement pas un hasard, si les grands maîtres de l’école impressionnistes – Cézanne, Van Gogh, Renoir...- ont été attirés par le Midi de la France, en particulier, la région d’Aix-en-Provence et Arles.

 

 

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La pourpre d'Ali MAIMOUNE

 

La mer reste d’abord un lieu de renouveau magique, où les femmes viennent, au nouvel an, recueillir les sept vagues de l’aube. Elle est peuplée d’esprits. C’est delà que provient Aïcha Kandicha, symbole démoniaque de la séduction féminine, que les hommes rejettent aussitôt dans le brouillard de l’oubli et des flots. Le dialogue avec la mer est zébré de craintes chimériques que l’artiste exprime sous la forme de la « nymphe-poisson », - sirène mugissante de beauté avec sa chevelure balayant la mer- de piranhas et de monstres marins. Pour l’imaginaire traditionnel,l’océan est un cimetière où vient se jeter l’oued en crue avec ses cadavres de végétaux et d’animaux. Notre imaginaire n’aborde la mer qu’en y ajoutant notre propre e, effroi que véhiculait la procession carnavalesque de l’achoura avec l’idée du déluge associée à l’arche de Noé. C’est que la mer a toujours inspiré la crainte aux terriens que nous sommes. Les arabes n’y voyaient que le gouffre amer, le pays des ténèbres où chaque soir s’abîme la joie du monde.

 

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Procession de Hamza Fakir

La mer n’est point nommées mais sa fraîcheur est présente : Azur ! Terre blanche éclaboussée de soleil ! Œil-poisson pour conjurer le mauvais sort ! Cris blancs et gris des goélands, par delà l’autre rive et l’autre vent ! Coquillage pourpre et sang sacrificiel à la fois ! Procession carnavalesque, comme une légende bruyante et colorée, volume flottant dans la stratosphère de la poésie juvénile , telle est la foule des masques qui  traverse les toiles de Hamza FAKIR:

« Un soir, du haut du promontoire d’Azelf, j’ai vu Essaouira illuminée, entourée de noir. Elle semblait flotter dans l’air, nager dans l’eau. Je peins le monde imaginaire dans lequel je vis : je passe la plupart du temps au bord de la mer, du levé du jour à la tombée de la nuit. Je dialogue avec la mer. Je peins les femmes qui semblent attendre le retour des marins-pêcheurs. On lit dans leur regard l’angoisse de l’attente, le danger de la mer que je représente toujours sous l’aspect de piranhas ou de requin. La vie des femmes voilées d’essaouira et celle des goélands de l’île dépendent du retour quotidien des marins-pêcheurs. Beaucoup ici vivent de la « baraka de la mer ». Les artistes aussi. »

 

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Les masques enflamés de Hamza Fakir

« Lorsque je sculpte, j’exprime ma mélancolie et ma tristesse dans les formes », nous dit le jeune  Sadram. Ses sculptures évoquent aussi l’univers marin parce qu’il travaillent beaucoup au bord de la mer : formes rocheuses, monstres marins, vagues, algues, pieds de biches, escargots, coquillages, serpent-oiseau des mythologies méditerranéennes, formes mammaires, arganier millénaire. Il ne recopie pas l’ombre ou la silhouette, mais ses sculptures forment une synthèse de choses vues, une position accroupie ou un corps étendu : il essaie de donner au bois la forme la plus idéale possible. Cette forme préexiste à l’état latent dans la matière : il ne fait que la révéler à elle-même.


En ce mois d’août 2008, je croise par hasard à Essaouira, Brahim Mountir, né à Tidzi, au pied de la montagne et au milieu des arganiers du pays Hahî. Je savais déjà qu’il avait perdu la vue à cause de son diabet. Son fils lui tient lieu de  guide. Qu’y a-t-il de plus terrible pour un peintre que de perdre la vue, de  ne pas voire les couleurs du jour ? Il me dit : « Je reconnais ta voix et je peux distinguer les rayures de ta chemise ». Résigné mais plein d’espoir qu’un jour il pourra à nouveau recouvrir sa vue, retrouver les lumières de la vie.

Je l’ai connu il y a plus de vingt ans de cela, il gérait alors le restaurant le « Mogador ». Il  venait de se faire connaître par ses estompes à base de pollen, ce qui me conduisit à avoir avec lui l’entretien suivant :

 

- Art culinaire et peinture, même cuisine ?

- Mon travail, c’est à la fois le printemps et le dindon ! (rire) L’encre, je le tiens des fleurs du printemps et mon pinceau est une plume du dindon ! On reste toujours avec la nature parce qu’il n’y a pas mieux que la nature. L’encre et la matière, je les fabrique moi-même une fois par an à partir du coquelicot (rouge) d’une fleure bleue que les berbères nomment « l’œil d’une romaine » et de toutes les autres couleurs du printemps. Si je ne garde que le rouge, j’aurai une couleur un peu forte pour mon goût, de même que si je garde le jaune ou le bleu à l’état pur. Avec l’extrait de mélange de toutes les couleurs de la prairie, j’obtiens une couleur rose que je laisse stagner un bon moment. Au bout d’un an, elle vire au marron-sombre. Une couleur qui ne change plus, mais plus elle vieillit, plus elle devient belle.

- Comme le miel ?

- Si tu veux(rire).

- C’est le miel des choses parce que le miel aussi provient des fleurs ?

- Je suis une abeille ; alors ! (rire). La reine des abeilles. C’est le meilleurs insecte du monde. En fait, j’obtiens deux couleurs : si j’appuie sur la plume, ça donne du noir, et si je touche légèrement, elle me donne la couleur marron. Entre ces deux couleurs, il y a le blanc. Voilà comment j’arrive avec une seule couleur à en faire ressortir trois, vives et naturelles. C’est que je suis d’abord un biochimiste avant d’être un artiste (rire).

- Au commencement était le grain de pollen, et le résultat est encore un grain de pollen : une espèce de serpent qui se mord la queue ?

- C’est le merlan en colère ! Nous revoilà encore avec la cuisine (rire)

- Est-ce le feu qui est le lien entre les deux arts ?

- Il y a aussi le dosage de la matière.

- Ton pointillisme fait penser à l’estompe japonaise ?

- C’est ce que tout le monde me dit, mais c’est une pure coïncidence si mon style ressemble à l’estompe japonaise.

- On trouve aussi cette affinité artistique entre la musique berbère et la musique asiatique : de là à penser que les berbères sont d’origine asiatique, voilà un pas que je ne franchirai pas. Mais pourquoi tes paysages sont-ils estompés ?

- Parce que ce ne sont pas des paysages réels mais imaginaires. Je suis né au pied d’une montagne, c’est pour cela que je suis influencé par les beaux paysages...

- Une transfiguration du paysage vécu par le rêve ?

- Et le pointillisme...Mes tableaux essaient de reproduire au niveau imaginaire la variété des reliefs : montagnes, collines, plateaux, oueds, et même plaines.

- On a l’impression de strates de reliefs, de superpositions de paysages ?

- C’est une grimpée de paysages en escaliers. Chez nous au pays Haha, le principal arbre, c’est l’arganier. Sur mes tableaux, il y a toujours un arganier, que je peins des fois sans fleurs ni feuilles. C’est un arbre sacré chez les habitants depuis toujours.

 

Maintenant qu’il distingue à peine les rayures de ma chemise, et qu’il me reconnaît surtout au timbre de ma voix, je n’ai pas eu le courage de lui demander s’il a toujours envie de peindre ses estompes aux couleurs si fines et si délicates.

Grains de pollen, grains de sable. Oulamine commence par un point et termine par un autre, parce que la vie elle-même commence par la poussière et finit dans la poussière. Il pratique, un pointillisme figuratif, inspiré de scènes insolites du bord de mer : le saut d’un poisson en dehors de l’eau,la rumination d’une vache sur le sable, un plat de noyer magique sous un astre noir. Le sablier du peintre immobilise des moments uniques et dépeint des situations à la fois étranges et poétiques, grain de sable, grain de peau, corpuscule de lumière cendrée, molécule d’air et d’eau. Le paysage est reconstitué à partir de ses composantes élémentaires ; plus on ajoute de nouvelles couches de petits points, plus il y a possibilité de combiner lumière et ombre, et de ce jeu se dégagent de nouvelles formes.

Au début des années 1980, Oulamine faisait partie du « groupe kawki ». Un groupe informel, de réflexion sur les arts plastiques, qui ne tarda pas à se disperser, faute de cadre institutionnel approprié. Sidi Kawki, ce marabout de la mer, qui surplombe de son architecture étrange et belle, une magnifique plage préhistorique, protège Manzou de toute influence venue d’ailleurs. C’est son saint protecteur, c’est là qu’on lui avait coupé les cheveux pour la première fois comme le veut la coutume berbère. Les pèlerines s’y rendent pour une incubation, afin de trouver dans le rêve une guérison, les musiciens pour que leur voix ne soit pas désagréable et Manzou pour écouter mugir le chergui sous sa coupole, s’imprégner de la magie du lieu afin de mieux intégrer ses « forces vibratoires » à sa peinture.

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Le Bohémien de Boujamaâ Lakhdar


Au cœur de l’été de 1989, Boujamaâ Lakhdar le magicien de la terre fut le seul artiste maghrébin à participer à l’exposition internationale organisée à Paris par le Centre Georges Pompidou, sur le thème :  les magiciens de la terre. Conservateur et créateur du Musée d’Essaouira, il fut précurseur dans la mise en valeur des expressions populaires. Ce qui importait pour lui, c’était la mémoire d’abord. Une mémoire qui soit, en même temps, le miroir de nos joies et de nos peines, de nos fêtes et de leurs parures, de notre manière de travailler la terre et de transformer la matière. Initié aux manières de faire des « maâlams » et à leur « empire des signes », il en fit la synthèse dans des compositions artistiques fort savantes ; des tables tournantes autour desquelles se créait la communication, un astrolabe musical et d’autres objets ésotériques. Sa toile, le « Bohémien » représente le mystique qui porte un masque d’aigle, rappel lointain des bas-reliefs égyptiens : le dieu Horus. Il porte une huppe qui est un symbole rural : à la campagne quand on rasait pour la première fois la tête des enfants, on leur laissait justement cette longue touffe de cheveux, symbole de la germination agricole. Ce bohémien porte une tunique rapiécée, comme celle du Bouderbala des « Gnaoua ». Toute une graphie vient renforcer cette idée du Bohémien qui marche dans la quête du « hal » : des oiseaux se transforment en écriture, en symboles magiques, en signes occultes. En bas, ployé sur lui-même, un taureau est éventré d’une épée en forme d’épigraphie « Tifinagh » qui le transperce. Un proverbe dit :

« Le taureau a rompu ses liens pour venir au-devant du sacrifice et de la mort ».Un jour Boujamaâ Lakhdar a eu cette formule : « Je veux toujours rester étonné ! »

 

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OUNAGHA,  El Atrache

 

 

Et l’on discerne bien ce qui l’inspire : une identification, foncièrement populaire, avec la souffrance, la sienne et celle des autres, qu’il assume. Sa dernière œuvre est un  totem, car les artistes marocains sont d’abord des africains. Ils sont beaucoup plus influencés, disait Lakhdar, par tout ce qui est Afrique noire, du Soudan au Sahara, que par les autres civilisations. Ce  Totem couronné d’un masque, voilé de noir, forme une sorte de Trône, pour un prêtre fantôme venu des fonds des âges, ou d’une zaouïa des « Gnaoua ». Chacune de ses œuvres nous déconcerte par sa complexité. L’art était pour lui, un rite du silence qui anime les nuits de pleine lune. Une démarche de recul comme il l’expliqua un jour : « Pour aller plus loin, il faut s’inspirer de la culture populaire. C’est le retour sur soi et sa culture qui va permettre d’avancer. L’inspiration ne peut provenir que d’un recul par rapport à soi-même ».Toute son œuvre en témoigne. Sa démarche a été un parcours du dedans, une quête spirituelle, une initiation à l’esprit d’une culture et à l’âme d’un peuple. Pour décoder les messages auxquels recourt l’artiste, il faudrait non seulement faire appel à l’interprétation des rêves, mais surtout à l’archéologie des archétypes ancestraux qui tatouent d’une manière indélébile la mémoire.

Abdelkader MANA

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Photo prise par Frederic Damgaard en 1989

à la parution du catalogue bleu "Artiste d'Essaouira"

dont j'avais écris le texte qui figure plus haut.

 

 

 

14:41 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

23/12/2009

Roman Lazarev

ROMAN LAZAREV

L'orientaliste d'Essaouira

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Le cavalier agressé par les démonts de  Roman Lazarev

En 2008, Roman Lazarev a présenté au festival de l'étrange : le cavalier agressé par les démons. C'est un dessin sur carton. Un cheval affolé entouré de cavaliers dont on ne voit qu'une jambe et un bras.

.Par Abdelkader Mana

Depuis déjà fort longtemps, vit parmi nous Roman Lazarev, le grand peintre orientaliste  :  il est tantôt à la pharmatie pour prendre des fortifiants, car il faut bien travailler n'ayant pas de retraite. Tantôt il est attablé au café de France, donnant l'impression d'une personne reservée et inabordable, mais dès qu'on acquière son amitié et sa confiance, c'est un homme volubile et savoureux, un intarrissable érudit sur  son orient imaginaire et son Maroc révolu qu'il restitue et resuscite par ses oeuvres. Il a fait mieux que peindre Essaouira: il a raconté son histoire en images.

 

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La place de la kasbah du côté de café de France, Roman Lazarev

"Je commence toujours par peindre le ciel. C'est la question de la perspective : si je commence par peindre cette table puis le Monsieur qui est là - bas derrière, ensuite le port et en dernier lieu le ciel ; qu'est ce qui va se passer ? C'est que le ciel va passer devant tout le monde. Donc, on commence par le ciel, les différents éléments, les uns sur les autres. Je travaille par plans : je commence d'abord par le ciel, ensuite je fais le paysage et en dernier lieu les personnages, en finissant par les personnages de premier plan."

Les scènes de la vie quotidienne d'Essaouira l'inspirent, avec ses rites de passage, ses vieilles murailles, ses vieux canons à l'horizon figés à jamais sur les souvenirs d'anciennes batailles perdues d'avance, de vivaces caravanes  surchargées d'ombre de balaines et de poudre d'or de l'ancien Soudan. Ainsi que l'océan bleuté avec , ses pirates, ses navigateurs , ses caravelles et  ses aventuriers de la mer.Ses rivages  de pourpre, lui ont inspiré de nombreuses fresques et aquarelles aux couleurs vives et chatoyantes des reverbérations du soleil sur la mer. Mais aussi ce côté exotique et chaleureux du souk aux quenouilles (souk laghzel) et des ruelles étroites,.comme celle des fontaines (Chourges) où il habite, bruissant parfois au solstice d'été,  par ces tournées aumônières où on reconnait le hautboiste larabi au devant de la scène juste à côté du vau d'or , de la femme voilée et du marchand de bois .
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Procession de Hamadcha à Essaouira Roman Lazarev

Il a même peint une procession des Hamadcha dans la rue des fontaines « Chourjes » où il habite :"C'est la procession des Hamadcha dans ma rue à Essaouira. C'est ma maison avec ma bonne à la fenêtre qui travaille bien. Là, il y avait un marchand de bois et juste en face, il y avait un hammam qui est devenu depuis trois jour une pâtisserie . Au fond la porte qui donne sur ma rue. L'hôtel des amis pas très amicaux. Et là, c'est les hamadcha effectuant leur tournée aumônière :la bonne femme qui récupère de l'argent, d'autres qui portent les étendards . ET là ,il y a le vaux. C'est une fête quoi."

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Les Hamadcha poursuivent leur procession dans la kasbah d'Essaouira, R.Lazarev

Par sa formation parisienne à la maîtrise du dessin qui constitue les notes de base du peintre, et ses influences orientalistes de l'époque coloniale tel Majorelle, ainsi que par les grands maîtres, tels Rembrandt, Bruegel et Dürer, Roman Lazarev  est  un grand  classique.Il a la maitrise de la perspective colorée des grands maîtres et l'inspiration des poètes universels : il peint de grandes fresques historiques en partant parfois d'un simple quatrain d'Omar Khayam. Comme chez Bruegel quelques personnages se détachent du paysage qui n’est plus qu’un fond.On le voit , même s'il est établi à Essaouira depuis des lustres, sa technique et son inspiration viennent d'ailleurs.

De père Russe et de mère Française, Roman Lazarev est né à Marrakech en 1938 :" Mon grand père paternel, toute la famille est restée en Russie. Je ne sais plus ce qu'ils sont devenus. La seule famille que j'ai , est celle de mon grand père et de ma grand-mère du côté de ma mère qui est française (elle enseignait l'arabe au Maroc du temps du protectorat)."

Son grand frère est le célèbre sociologue Grigori Lazarev connu pour ses  travaux sur le Gharb qu'il avait mené en copmpagnie du regretté Paul Pascon. Actuellement Roman Lazarev vit et travaille à Essaouira  et ce depuis déjà de nombreuses années:

"J'ai connu Essaouira quand j'avais quatre ans, en 1942. A ce moment là, nous vivions à Marrakech puisque je suis né à Marrakech. A cette époque là, c'était la guerre. On ne voyageait pas comme maintenant. Donc, nous avions pris l'habitude de venir régulièrement à Essaouira, d'abord en famille et par la suite tout seul. J'allais à l'hôtel sauf une année ou mon ami Boumazough  m'avait invité à séjourner plus longtemps que d'habitude.. Après avoir passé trois mois ici, je n'avais plus envie de repartir. Du coup, j'ai  acheté l'appartement que j'avais loué : à l'époque les maisons n'étaient pas aussi chères que maintenant."

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Le marché de la laine d'Essaouira (souk laghzel)Roman Lazarev

Sa  famille avait quitté Marrakech pour Rabat : "Finalement notre mère n'avait que son salaire d'enseignante et elle avait quand même trois gosses. Alors, on ne pouvait pas se permettre d'aller dans les bastions chics de l'époque comme El Jadida. Et puis j'ai redécouvert Essaouira quand je suis revenu au Maroc, parce qu'après Marrakech, nous sommes partis dans le nord à Rabat. Il est certain qu'à Rabat on allait plutôt dans la montagne, c'est-à-dire Azrou, Ifran."

Après des études à Paris, il est revenu au Maroc où il a débuté sa carrière artistique par une exposition au salon des indépendants qui s'est tenu à Casablanca en 1968. Depuis maintenant de nombreuses années, il s'est établi à Essaouira où il vit et travaille en plein cœur de la médina.

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Femmes d'Essaouira à Souk Laghzel

Je fais des croquis sur place, des dessins éventuellement ; je prends des photos pour avoir certains détails que je n'ai pas mis sur le dessin et à partir de là, je refais le tableau en me servant surtout du dessin : l'appareil photo ne me sert que pour des détails qu'on oublie. Je ne suis pas le seul Canaletto travaillait comme ça. A cette époque -là, la photo n'existait pas, mais il y avait ce qu'on appelle la chambre noire. Il avait une espèce de boîte avec un objectif qu'il pouvait régler en fonction de ce qu'il voulait, avec un miroir à l'intérieur à 45° et dessus un verre transparent sur lequel il mettait son papier(en général du papier huilé ou du papier calque). Il dessinait comme ça. C'était inversé : il suffisait de retourner et il avait la perspective exacte. Il arrivait à faire de très, très bonnes perspectives.

Pour moi, ce qui compte, c'est le sujet ; les personnages sont souvent un peu secondaires mais ils ont un rapport avec le sujet. Par contre le paysage est toujours secondaire. Alors que pour Canaletto, c'était le paysage qui primait ; les personnages n'étaient là que pour meubler, pour animer. Or si j'ai horreur de quelque chose dans le paysage, c'est de ces paysages qui ne vivent pas, parce qu'il manque ne serait - ce qu'un drapeau qui flotte, un personnage ou simplement un oiseau. Un tableau ; ça doit vivre !

 

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"Khoddara", le marché aux légumes d'Essaouira, Roman Lazarev

10:32 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

12/12/2009

Le moussem des Hamadcha

Le moussem des Hamadcha

 

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Procession des Hamadcha a Essaouira

 

 

Hamdouchi, tourneur sur bois de son état,rencontré à Sidi Mogdoul, me dit en préparant sa pipe de kif : "Tout ce qui brûle au feu n’est pas impur. Jadis, on cachait le kif dans  le tambour.Le moqadem disait : « Fumez où bon vous semble, sauf dans la salle de prière. ».Nous gens du hal, nous avons besoin de fumer jusqu’à ce que nos yeux soient hors des orbites pour pouvoir chanter et faire monter le saken (l’habitant surnaturel) ».

 

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Le Herraz des Hamadcha par Boujamaâ Lakhar

En 1983, j’avais assisté au moussem des Hamadcha, en notant son déroulement au jour le jour :

 

Le 31 août 1983, 17 heures.

Des rumeurs musicales me parviennent de loin : c’est la procession des Hamadcha à Souk – Jdid. À mesure qu’on s’approche de la zaouïa, la musique devient frénétique. Après avoir franchi la porte sur la place du sacrifice et des danseurs sacrés, l’animal est encensé avec du benjoin (jaoui). Le public l’entoure et la musique continue. On fait tomber l’animal pour l’égorger, le public s’agite, la musique devient frénétique et les femmes sur la terrasse poussent des appels au Prophète et des youyous. C’est la première dbiha. La seconde aura lieu lorsque les taïfa invités seront là. Le moqaddem des Hamadcha (boucher de son état) aiguise son couteau en adressant un regard lointain vers le ciel. Il ordonne qu’on oriente la tête du taureau vers La Mecque. Puis, pieusement, d’un geste circulaire, il bénit l’assistance. En ce moment la musique parvient au sommet de la passion ; c’est le mode « daoui hali » (guéris-moi de ma transe), le moqaddem tranche la gorge du taureau. Lorsque les entrailles de l’animal sacrifié sont vidées la musique cesse brutalement.

 

C’est la vente aux enchères, de certaines parties de l’animal, qui commence. D’abord les pieds antérieurs puis postérieurs. Quelqu’un dans l’assistance demande un morceau du cœur. On lui rappelle que le cœur a été envoyé pour la baraka du gouverneur. L’un des sympathisants des Hamadcha s’approche du moqadem pour lui rappeler qu’il faut aussi envoyer un peu de baraka sacrificielle au nouveau conseil municipal (Union Constitutionnelle.) qui a contribué cette année à la subvention du moussem et supprimé les quêtes aumonières.

À ce moment-là, une femme descend de la terrasse et fait irruption parmi les hommes. Vieille et pauvre, elle propose timidement trois dirhams pour avoir sa part du  barouk . Celui qui dirige les enchères la regarde avec dédain et continue son travail. La rate est vendue 5 DH, puis un morceau de gorge rapporte 13 DH. La queue 18,50 DH et le sexe de l’animal 10,50 DH. Pour ce dernier morceau l’un des participants aux enchères commente : « Je ne l’achète pas en été, c’est un aliment chaud, valable surtout en hiver ».

« Les enchères ne sont pas tellement brillantes cette année », me dit un habitué des Hamadcha.

- Pourquoi ? lui dis-je.

- Parce qu’on a supprimé les quêtes dans les rues qui servaient aussi comme publicité au moussem.

Il y a peut-être d’autres raisons à cette désaffection. Dans la zaouïa des Hamadcha, on constate pour la première fois une floraison inhabituelle de drapeaux, entourant le portrait de Sidi Mohamed Ben Abdellah (le fondateur de la ville) qui symbolise ici l’association  portant son nom et qui a donné naissance récemment à la section locale du nouveau parti (Union Constitutionnelle).

Un peu plus tard, le hautboïste Dabachi m’explique :

- La musique un peu triste qu’on a jouée tout à l’heure, c’est la Nouba du Rasd puis on a joué Qoddam Ârqâjam.

Khalili intervient pour préciser :

- Les paroles qui accompagnent la mise à mort du taureau commencent ainsi :

 

Ah que ma patience est limitée !

Et que mon corps et mon cœur sont épuisés !

 

Au moment de sortir les entrailles de l’animal, on avait joué Qoddam El Maya. Et à la fin de la Dbiha, les musiciens avaient entamé l’air joyeux du Haddari. Ce morceau de musique rituelle fait aussi partie du Saken des Aïssaoua où il accompagne le moment de la frissa (consommation rituelle de la viande crue chez les Aïssaoua).

On me dit que les quatre morceaux de musique andalouse qui accompagnent le sacrifice chez les Hamadcha sont joués dans d’autres rites de passage tels que ceux de la circoncision ou de la défloraison qui fait passer la mariée du statut de jeunes filles à celui de femme. Dans les trois rites de passage (moussem, circoncision, mariage) cette musique rituelle accompagne l’apparition dangereuse du sang.

 

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Georges Lapassade et Gianni de Martino
devant la zaouia des Hamadcha, sis rue Ibn Khaldoune

 

1er septembre 1983 à 10 h 30.

Ce matin, je passe par hasard près de la rue Ibn – Khaldoun. Les Hamadcha d’Essaouira sont devant la porte de la zaouïa ; ils se préparent à accueillir la taïfa de Safi qui doit arriver par le car Chkouri à Bab Doukkala. La taïfa d’Essaouira marche maintenant vers Bab-Doukkala.En tête le drapeau rouge des Dghoughiine et l’étendard vert des  Allaliyne ; à cet étendard sont accrochés deux serviettes blanches ; quelqu’un me dit que des femmes ont apporté ces serviettes qui représentent leur  âar  (leur demande de protection adressée au wali Sidi Ali Ben Hamdouch). Mais selon un autre informateur ces serviettes blanches appartiennent à la moqadima de la zaouïa ; elles symbolisent la paix et la fraternité entre les deux taïfas qui vont se rencontrer.

J’ai interrogé tout à l’heure un Hamdouchi sur le pourquoi de la présence hier, dans le cortège, du drapeau bleu de Sidi Mohamed Ben Aïssa (de la confrérie des Aïssaoua). Il m’a répondu ceci :

« Sidi Mohamed Ben Aïssa est le cousin de Sidi Ali Ben Hamdouch ; et celui qui les séparerait aurait la chair dissociée de ses os ».

Ce lien est en réalité à interpréter à partir de la silsila (chaîne) mystique, pôle de l’Occident soufi auquel sont rattachées les deux confréries.

Les Dghoughiine disciples de Sidi Ahmed Dghoughi  constituent la partie la plus violente de la confrérie et du rituel des Hamadcha. Ils se frappent et se mutilent avec des hachettes nommées Chakrya, avec des baguettes de bois fixées sur un cerceau de fer formant le h’mal et avec des boulets de canon nommés zerzbana. Ils sont, dans l’orchestre, ceux qui frappent le herraz. Leur étendard est rouge, couleur  sang.

Le drapeau vert appartient aux Allaliyne disciples plus directs de Sidi Ali Ben Hamdouch. Ils sont, dans l’orchestre, les musiciens du hautbois (ghaïta) et dans la jedba, danse sacrée, les danseurs qui ne se frappent pas, ne se mutilent pas. Les Dghoughiyne se caractérisent ainsi par le fait de frapper (frapper sa tête ou le herraz) tandis que les Allaliyne se caractérisent par le souffle (souffler dans la ghaïta, souffler en dansant).

Au moment où les deux taïfas se rencontrent à Bab Doukkala elles jouent ensemble dans le mode gharbaoui

Les portes étendards d’Essaouira inclinent leurs drapeaux en signe de bienvenue. Puis les deux taïfa se dirigent vers la zaouïa. Quand ils sont proches de la zaouïa, ils commencent à jouer ce qu’ils appellent le zouak : c’est une phase intermédiaire où l’orchestre cherche un passage entre deux modes. En rentrant dans la zaouïa on joue Maâboud Allah (prière à Dieu). L’accueil se fait chaleureux, avec des embrassades fraternelles ; on offre aux invités les dattes et le lait traditionnels.

 

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La quête aumonière des Hamadcha, d'après Roman Lazarev

Nuit du 1er septembre.

Les membres de la taïfa accueillis durant la journée dorment dans la zaouïa sur la place sacrée et les pièces adjacentes à celle de la prière. D’autres chuchotent On attend l’arrivée imminente d’agents d’autorité Dans la salle de prière, au milieu de l’encens, les madihin et les notables lisent maintenant, silencieusement le Coran. La salle de prière est entièrement recouverte de tapis rouges. On voit à la qualité des coussins que tout un côté est réservé aux invités d’honneur [].

 

Vendredi 2 septembre.

À 9 heures, ce matin, le cortège des Hamadcha se dirige par Bab Doukkala vers la résidence du gouverneur de la province d’Essaouira. En tête les quatre étendards. La taïfa d’Essaouira est suivie des taïfas de Taroudant, Safi,Marrakech,Tamazt, et Demnate. Ils avancent en dansant. Devant l’entrée de la résidence une taïfa danse en attendant la sortie de la taïfa d’Essaouira qui est reçue par le gouverneur.

La taïfa d’Essaouira sort un peu plus tard avec un taureau noir et un mouton pour un sacrifice. Vient ensuite le conseil municipal en tenue de cérémonie. L’atmosphère est vite surchauffée : youyous des femmes et musique de plus en plus accélérée des Hamadcha. Mais d’un signe cette musique cesse, et le silence succède au bruit. On récite publiquement avec le public, une prière.

À 10 h 15 le cortège s’ébranle en direction de la médina. En tête du cortège, un Gnaoui de Marrakech joue avec des couteaux qu’il passe sur sa langue et ses bras sans se blesser. Derrière ce Gnaoui vient le taureau noir, tenu à la corde par un Hamdouchi. Puis le mouton. Et les étendards. Suit le groupe des femmes Haddarate avec, à leur tête, la moqadma des Hamadcha portant un bol de henné dans lequel elle trompe son doigt de temps en temps pour mettre une marque au henné dans la paume de la main des croyants. Suivent les Dghoughiyne de Demnate. Leur moqadem m’explique qu’ils sont pour la plupart des forgerons et des fellahs :

- « Pour devenir Dghoughi me dit-il, il faut apporter à la zaouïa de Zerhoun une galette de seigle et une galette d’orge, puis dormir dans le sous-sol de cette zaouïa ». Durant cette séance d’incubation paraît dans le rêve soit Aïcha Qandicha démente de la mer soit le marabout en personne pour vous ordonner de vous fracasser la tête avec tel ou tel instrument rituel sans risque pour votre santé.

Au centre de la médina, au moment où la musique rituelle atteint son comble, l’un des Dghoughi est brusquement atteint d’une crise. Il se tord par terre en implorant qu’on lui donne immédiatement sa Chakriya (hachette). Le boucher qui porte dans son couffin ces instruments redoutables, lui en offre deux. Alors, il se lève, jette son turban par terre et sautillant – comme s’il a les deux pieds liés par une corde imaginaire – il se met au rytme musical à frapper le sommet de son crâne. Les yeux hagards, le visage ensanglanté ; il laisse sur son passage une traînée de gouttes de sang. Le public fasciné s’écarte sur son passage. Ses confrères lui arrachent ces instruments d’automutilation rituelle en déversent du jus de citron sur ses blessures. Les musiciens devancés par la course folle de tout à l’heure, s’approchent à nouveau et leur saken enflamme un autre Dghoughi. Il a l’air d’un vieux boucher de campagne : la barbiche blanche mais la tête forte. Il a le corps trapu et fort des montagnards berbères. Tenant deux h’mal – une dizaine de baguettes de bois, autour d’un cerceau de fer – il frappe le sol et menace le public pour qu’il s’écarte. Il tend l’oreille pour saisir le meilleur moment musical inducteur du surnaturel et de la transe.

 

2 septembre (suite). À 19 heures le soir.

Dans la zaouïa, le groupe d’Essaouira s’est mêlé en partie à celui de Marrakech. Cela forme maintenant un cortège de 18 musiciens. C’est plus que nécessaire pour créer l’atmosphère enflammée du saken. Pour la première fois une jeune fille de 15 ans tombe en transe. On la transporte alors de la terrasse jusqu’à la place où jusqu’ici se trouvaient les hommes seulement.

Le ciel est encore du bleu du jour agonisant. On allume des bols de terre contenant de l’huile d’olive, des mèches, qui se trouvent au milieu de la place. Le Dghoughi de Demnnate se frappe la tête. Pour la première fois des gens du public tombent en transe. Un jeune homme de 18 ans perd le contrôle de ses gestes. Une autre jeune fille se roule par terre en pleurant. Elle retire son peignoir que prend sa sœur qui l’accompagne et qui paraît plus étonnée d’être parmi les hommes que de l’état de sa sœur. Un boucher me dit plus tard que la possession de cette fille cessera avec le mariage. Le public l’observe avec sympathie et compréhension. Non pas en tant que cas pathologique, mais en tant que personne en contact avec le surnaturel. La jeune fille s’effondre dès que la musique cesse. Le public se précipite autour d’elle. Dakki, le jeune hautboïste d’Essaouira leur dit :

 

« Eloignez-vous, elle n’a rien, c’est seulement le hal, apportez le brasero et l’encens »

 

Après avoir respiré ce parfum, elle sort de sa transe et va se reposer.

 

Le 3 septembre 1983, 7 heures du soir.

Au centre du rituel : la démente de la mer. Déjà, hier soir, j’ai remarqué au milieu de la place sacrée plusieurs bols de poterie autour de l’égout. Ils contiennent de l’huile d’olive, du sucre, des œufs et autres produits magiques. Le soir on les allume.

- De quoi s’agit-il ?

Le Hamdouchi auquel je m’adresse me répond rapidement comme pour cacher une vérité honteuse :

- Ce sont les femmes qui déposent ces bols-là.

Je m’approche d’un groupe de Hamadcha et je leur demande des précisions sur le même sujet. J’obtiens successivement les réponses suivantes :

- On se sert des cendres qui restent pour les maladies de la peau.

- La personne qui a subi une injustice allume un bol pour que son ennemi se consume de la même manière.

- Ces lumières sont en offrande à Aïcha Qandicha qui habite l’égout et s’assouvit du sang sacrificiel. On lui fait cette offrande lumineuse pour l’empêcher de nuire aux danseurs de la place sacrée.

Je demande à un Marrakchi :

- Pourquoi dans votre taïfa il existe deux personnages qui se mutilent l’un au couteau l’autre au feu ?

- Tous deux sont des Gnaoua venus chez les Hamadcha par ordre d’Aïcha Qandicha. C’est elle qui les protège des métaux et du feu.

Il faut remarquer que par leur métier, les Gnaoua et les Hamadcha qui se mutilent ont tous des rapports avec les métaux et le feu : forgerons, bouchers et coiffeurs pratiquant la circoncision. Pour plus de précision, je demande au même Hamdouchi :

- Est-ce que dans votre répertoire il existe des paroles qui font allusion à Aïcha Qandicha ?

- Elle apparaît dans la phase chaude du rituel. Et habite l’individu en état de transe. Dans la hadhra, on chante :

 

Aïcha la folle met le henné

Tant que dureront les jours

Elle se livrera pour boire

La part de Dieu et de son Prophète.

 

Les bols qu’on apporte au crépuscule sont appelés Sabhya (la matinale) parce qu’ils restent allumés jusqu’à l’heure du sort. Cette lumière offerte au saint devrait illuminer l’obscurité de la tombe :

 

Vieillard comme le blé déjà mûr,

Voilà le temps des moissons qui arrive !

Dieu ! Que faire la dernière nuit de la solitude ?

Lorsque toute lumière s’éteint sauf la tienne !

 

 

Le 4 septembre 1983

Le moment du saken le plus intense de ce moussem s’est produit durant la visite du président du conseil municipal. Comme si chaque participant au rituel voulait être regardé par l’homme charismatique. Il y a là une sorte de jeu de séduction et une collusion entre le pouvoir, la musique et le sacré. Mais cette affectation a cassé la transe. La musique pourtant intense n’a pas induit la transe comme d’habitude.

C’est au cours de ce moussem des Hamadcha que j’ai compris que la musique populaire est surtout une musique sacrée. Le mythe fondateur lui-même est musical. Sidi Ali Ben Hamdouch est allé avec son herraz dans un mariage. Il a joué et chanté un air de musique sacrée. Les gens séduits le suivirent jusqu’à la zaouïa et c’est ainsi qu’est née la confrérie.

 

5 septembre 1983

Après le moussem des Hamadcha, au cours de ma dérive dans la ville, je demandais à ceux qui ne participent pas leur opinion sur le moussem qui vient de se dérouler. Les réticences des vieux citadins proviennent d’un changement dans le rituel. Alors que chez les jeunes modernistes on assiste à une attitude de rejet. À titre d’exemple nous reproduisons les quatre réactions suivantes :

R1 (ancien citadin menuisier) :

« Je n’ai pas assisté au moussem car les gens du hal –de la transe-  sont tous morts. À l’époque de Si Omar le hautboïste que Dieu ait son âme il n’y avait pas de failles dans le flux musical. Maintenant les musiciens essouflés se font remplacés par d’autres, ce qui fait que des « trous » cassent l’élan musical. Jadis les femmes en transe tombaient de la terrasse. Maintenant, à peine à t-on commencé un chant de dhikr que déjà on entame la partie musicale de la hadhra. : c’est comme un film de karaté où la bagarre se déclenche dès la première scène sans raison. Le rituel est désordonné parce que les gens du hal ne sont plus là ».

R2 (ancien citadin, écrivain public) :

« Je n’ai pas assisté cette année, parce qu’il y a trop de tapage et de foule qui ne permettent plus de savourer dans le calme les morceaux de saken ».

Les réactions des jeunes sont différentes :

R3 (jeune fonctionnaire) :

« Moi, je ne vais jamais au moussem ; je préfère la plage et le bar ».

R4 (jeune fonctionnaire) :

« Ce moussem est une résurrection de la mythologie qui nous replonge au Moyen-Âge ».

 

Abdelkader MANA

22:46 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

08/12/2009

Lire Zouzaf

Lire Zouzaf

Par Mohamed Kheir -Eddine

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Mohammed Kheir Edine le poète

Zouzaf est l'un des grands artistes peintres et plasticiens dont il est agréable de regarder les œuvres. Quel chatoiement et quel luxe de détails ! Chaque tableau induit une musicalité et une scripturalité superbe. Mais il y a là un art venu des profondeurs de la tradition berbéro - africaine. Quelques élémentarités à jamais perdue : écriture très ancienne et que l'artiste Zouzaf a réussi à moderniser avec un talent digne des meilleurs maîtres de la picturalité contemporaine. Je parle d'un Paul Klee ou d'un Kandinsky...et de beaucoup d'autres qui ont agencé et la couleur et le sens des symboles. Exactitude, précision du trait et de la forme, tout concourt dans ce beau travail à magnifier l'opulence d'un vieux savoir dont seules quelques notes nous parviennent. Sonorité féminisante. C'est le bruit des fonds des âges qui sort de ces tableaux exemplaires. Et ce bruit de fond n'est rien de moins qu'une mouvance, l'agitation d'êtres ayant vécus dans d'autres univers et dont Zouzaf peint les formes, délicates avec application et une tendresse infinie. Nous les voyons évoluer sur toute la surface du tableau. Tous ont des tons et des rayonnances différents...et chacun parle sa propre langue. .

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Oueuvre du peintre Mohamed Zouzaf

Je pense que cette parabole est très ancienne, mais elle est également la symbolique de notre propre monde. Ce monde si agité où nous évoluons sans trop bien savoir ce que nous faisons, ni où nous allons. Vaste Saga, s'il en est, mais cette saga s'équilibre d'elle-même ; elle est le reflet du comportement de cette humanité en pleine déréliction. Nous voyons donc que l'artiste, le pur créateur ne se contente pas seulement d'assembler des formes vides, il les fait vivre, leur donne pleine possession d'elles-mêmes, de leur valeur particulière, il assume son rôle de créateur en  les libérant et en s'en libérant lui-même. La célérité des mouvements que combine l'œuvre dans sa globalité est telle qu'elle implique des tensions historiennes bien déterminées. On peut y voir, en quelque sorte, des tranches périodiques et y lire une pensée autre, en dépit de cet hermétisme dont on croit qu'elle se couvre. Ici, rien n'est occulté au profit d'une démesure ou d'une débauche que beaucoup semblent préférer à une véritable précision qui est seule capable d'alerter notre intelligence des choses de l'Art.

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La texture même des œuvres de Zouzaf est matériellement chaude, en conséquence, elle est vive. Cet artiste peu commun travaille carrément sur du parchemin...et lorsqu'on observe certains de ses tableaux, on a l'impression d'ouvrir de véritables grimoires. Une bibliothèque secrète ? Un grand esprit à la fois traditionnel et moderne ? Zouzaf est tout cela en même temps.

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Nous avons traité précisément, en prolégomènes, de la spécificité, oh combien particulière, de la symbolique partout incluse dans l'œuvre de Zouzaf. Nous avons dit aussi que cette symbolique provient d'une historicité dont les soubassements remonte aux premiers balbutiements du langage humain. On découvre chez cet artiste original des critères et des paramètres scripturaux extrêmement anciens qui sont l'amplitude des premières écritures dont les premiers hommes civilisés se sont servis pour communiquer entre eux et pour mieux analyser leur environnement. En effet, lorsqu'on regarde attentivement les compositions de Zouzaf , l'on remarque d'emblée une suite de personnages tout droit sortis des hiéroglyphes ...et ils sont tellement imbriqués dans un sens, dans un mouvement équilibré qu'ils se transforment miraculeusement en un texte parfaitement lisible.

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Ces personnages sont identiques à ceux décrits soit par les bas ou des hauts - reliefs, soit dans les textes historiques. Ils composent un mosaïque qui n'en finit pas de nous charmer, car ces êtres infimes ont des attitudes caractéristiques d'un passé toujours présent dans nos mémoires. Ils nous font revivre, grâce au travail minutieux  de l'artiste, des époques dont nous savions rien d'autre que ce que les annales on en dit. Ceci ressemble donc étrangement à un rêve remémoré par un acte pictural inspiré. C'est bien ce qui donne à zouzaf l'envergure des grands peintres visionnaires et c'est pourquoi il ne s'est jamais contenté de tracer des calligraphies ordinaires, étant beaucoup plus proche au sens réel du monde que ces traces, fussent-elles impeccables, dont usent et abusent certains qui pensent que l'Art n'est rien de moins qu'un assemblage de traits convenablement agencés.

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Mohamed Kheir Eddine
Il y a ici, comme nous l'avons suggérer plus haut, un sens évident de la problématique de la modernité. Toutes les modalités y afférant s'y retrouvent, groupées en équations colorielles distinctes. Les surréalistes ont, en leur temps, approché cette recherche qui consiste à déterminer l'inclusion du rêve dans l'exigüité d'une existence étriquée. Ils avaient donc réussi à décentrer l'effet de l'instantanéité en opérant à partir de l'onirisme, mais ils n'ont pas répondu à la demande de la conscience - car c'était le rêve, l'inconscient qui les régissait. Il est vrai toutefois, qu'ils ont cru et fait de la modernité leur propre spécificité, à savoir un crédo prépondérant. Mais ils n'avaient pas d'assises autrement que celles que leur inspira l'art négro-africain qu'ils ont tout de suite pris en charge et dont ils découvert les vertus récurrentes. Chez Zouzaf, en revanche, il y a véritablement une assise, une tradition, car son art procède de sa propre ancestralité.

C'est tout un univers génétique qui est représenté dans sa globalité - et ses lignes, ses linéaments vifs sont ce qu'il convient d'appeler un chapelet historien - celui de la mémoire sudique.

Essaouira, le 10 mai 1994

Mohamed Khaïr -Eddine : « Connaissance de l'écriture picturale »In : El Bayane, 27 et 31 mai 1994

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Mohamed Zouzaf

E-mail:zouzafart638@gmail.com

GSM:06.66.01.40.65

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21:16 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

L'Aïd El Kébir

La fête du sacrifice : l'Aïd El Kébir

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Mimoun Ali

Samedi 28 novembre 2009, fête de l'aïd el- Kébir. Dés le matin, juste après la prière de l'aïd, venus des campagnes de tout le Maroc ,des milliers de bouchers parcourent les grandes artères vides de Casablanca, avec leurs couffins remplis de coutelas. Depuis quelques jours déjà, presque tous les commerçants ont quitté la grande métropole pour aller fêter en famille dans le Sous et le grand sud du pays. De sorte que les quelques touristes qui atterrissent en cette période à Casablanca ont du mal à trouver un buraliste ou une sandwicherie ; seul un restaurant chinois vient d'ouvrir dans ce Chinatown  qu'est devenu ce quartier des grossistes qu'est devenu derb Omar, mais le menu asiatique est hors de portée des petites bourses.

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Berhiss

Dans toutes les cours et terrasses on procède au sacrifice du mouton abrahamique. Et en guise de feu de joie, les jeunes allument de grands bûchers où sont grillés les têtes de moutons aussitôt après le sacrifice. Commence alors le festins de viande le plus copieux de l'année : d'abord les brochettes de cœurs et de foi enveloppés de graisse (malfouf), ensuite, « les tripes à la sauce » (tqaliya) le soir, et le lendemain matin, «tête fumée et salée au cumin » en guise de petit déjeuner (lambakhar), à midi, grillade de côtelettes et au soir méchoui ou ragout de viandes aux prunes et aux amendes.

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Rachid Amirhouch

Les boucheries sont prises d'assaut par les quatre - quatre de bourgeois leur amenant les carcasses de leurs moutons à découper : il est loin le temps où le père de famille s'acquittait lui-même de cette tâche avec plaisir à domicile sous le regard goguenard, et amusé des femmes et des enfants. Les modernistes ne sacrifient plus et en cette période de crise, dans les classes moyennes ,on assiste de plus en plus à la cotisation de plusieurs familles du même lignage, pour l'achat du mouton de l'aïd : preuve du déclassement des dites « classes moyennes » .

Les ruelles sont parcouru en tous sens par des charettes pleines de peaux du sacrifice et le charretiers de crier à intervalles régulières :

« labtana !labtana ! La Peau ! La Peau !

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Berhiss

Les gens se débarrassent ainsi des peaux qui risquent d'infester de mauvaises odeurs leurs appartements, et les charretiers ont là une bénéfique source de revenu, en revendant ces peaux aux tanneurs et aux marchands de laine. Mais il n'y a plus de herma, ce personnage masqué et recouvert de peaux qui amusait les enfants en parcourant les rues ainsi accoutré. Ce carnaval accompagnait de mascarades existait pourtant au Maroc. Ainsi , à Essaouira à la veille de l'Aïd El Kébir, la fête du sacrifice, les enfants parcouraient les rues en chantant cette comptine :

La Pie

Pie, ahah !

Carrelée, ahah !

Viande fraîche, ahah !

Et n'égorge, ahah !

Et ne dépèce, ahah !

Jusqu'à ce que vienne

Moulay ali,

Le doré, ahah !

Il a bu la sangsue

Aussi grande que l'astre

Pour guérir, ahah !

Sueur d'encens, ahah !

Où est l'encens ?

Chez l'herboriste

Où est l'herboriste ?

Dans la citerne, ahah !

Patronne de la maison, haw, haw !

Donne -moi quelque chose, , haw, haw !

Ou bien je pars,

En rompant,

Comme le serpent.

Providentielle, , haw, haw !

Sur l'olivier, , haw, haw !

Cette maison est la maison de Dieu

Nous partons, libérez-nous

Ô Maison de la Providence !

Les femmes donnaient à ces enfants de chœur, qui sillonnaient les rues, en allant d'une maison l'autre, un mélange de henné de sel et d'orge, que le bélier du sacrifice devait avaler avant d'être égorgé par Moulay Ali le doré. Déjà au début des années quatre vingt, date de notre enquête sur la tradition orale locale, cette comptine n'était plus évoquée que par de vieux Souiris (ces enfants de Mogador), lorsqu'ils évoquaient les années folles de leur enfance.

Abdelkader Mana

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Abdelkader Bentajer

 


09:14 Écrit par elhajthami dans Comptine d'enfance | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : musique, poèsie, arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

07/12/2009

le peintre des Gnaoua

Le pinceau et le tambour

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« Le pinceau, je le tiens d’une main ferme, tandis que ma tête s’envole » Mohamed Tabal

Issu des Ganga berbères par son père, Tabal fut, dans sa jeunesse, initié au culte des Gnaoua citadins. L’imaginaire des Ganga, fils du soleil et des saisons, s’associe chez lui à celui des Gnaoua, fils de la lune et de la nuit. Il porte en lui le pouvoir de l’androgyne qui crée l’harmonie entre les devises musicales, les puissances surnaturelles et les couleurs de l’arc-en-ciel. Sa fécondité créatrice lui vient de cette dualité intérieure

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.Tabal n’a pas appris l’art du guenbri, contrairement aux Gnaoua de la ville. Le seul instrument qu’il ait vraiment maîtrisé, c’est le tambour, t’bal,dont il porte symboliquement le nom pour l’avoir hérité de son père : Tabal, qui signifie tambourinaire. M’birika, la grand-mère de Tabal, était venue du Soudan dans les sillages des caravanes qui reliaient Tombouctou à Essaouira en transitant par le pays Hahî. Elle devint la servante du caïd des Ida ou Guilloul : elle lavait la laine et la soie, tissait les tapis, tressait les nattes de palmier nain et de plumes d’autruches, nourrissait les abeilles, trayait les vaches et les chèvres. D’une union avec le caïd devait naître Salem, le père de Tabal. C’était l’époque de l’anarchie et de l’ignorance.

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Mohamed Tabal

« La tribu où mon père vit le jour, raconte Tabal, vivait dans la terreur du caïd, brutal avec les gens de sa maison, sans pitié pour ses ennemis : si, au cours d’une expédition punitive, il lui arrivait de faire des prisonniers, il n’hésitait pas à les emmurer vivants. Un jour que le caïd était occupé à coudre des sacs en toile de jute remplis de fruits d’argan, la grosse aiguille dont il se servait lui entra dans l’œil et il en mourut. Allah avait voulu le punir de ses méfaits. L’héritage aurait dû passer à ses fils, en premier lieu à l’aîné, mon père, mais il n’en fut pas ainsi. Tous les biens du caïd passèrent au fils d’une seconde épouse, qui ne laissa à mon père pas même une place pour dormir. Pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa mère, mon père dû travailler comme métayer jusqu’à la mort de sa mère. Après l’avoir enterrée, il quitta définitivement le pays Hahî pour s’établir chez les Chiadma, réputés pour leur hospitalité, ainsi que le dit el-Mejdoub : « N’emporte pas de provisions si tu va au pays Chiadma. »

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C’est au pays des Chiadma que Salem fit la connaissance d’un autre noir du nom de Boujamaâ. Pour gagner leur pain, ils eurent l’idée de revenir aux traditions de leurs ancêtres, en choisissant d’exercer le métier de musiciens ambulants. Ils firent si bien, que tous les paysans des hameaux qu’ils visitèrent s’imaginaient qu’ils avaient de tout temps vécu de ce métier. En vérité, c’était le métier qui les avait choisis. Être musiciens ganga, c’était leur destin. Les Ganga font partie du paysage tout comme les amandiers et les arganiers. On leur sacrifie un bouc noir pour qu’ils interviennent contre les esprits mauvais qui habitent les hommes. Si, en revenant d’une source, une bergère pose par mégarde les pieds à l’endroit où se trouve un trésor, elle risque d’être frappée à l’instant même par un djinn. Pour la guérir, on appellera les Ganga qui feront une ronde assourdissante, jusqu’à ce que le mauvais génie quitte l’écorce charnelle où il a élu domicile. La possession est guérissable, la folie ne l’est pas.

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« Un jour, c’est Boujamaâ qui frappait le tambour et mon père maniait les crotales ; le lendemain, ils échangeaient leurs instruments : à mon père le tambour, à Boujamaâ les crotales. »


Ils savaient jouer de ces instruments sans l’avoir jamais appris, ils avaient la musique dans le sang. Ils menèrent cette existence jusqu’au jour où Boujamaâ décida de s’installer à Casablanca. Alors Salem continua seul ses errances.

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L’été, les Ganga se retrouvaient pour offrir un sacrifice à un vieil arganier sacré à côté duquel s’élève un Karkour, amas de pierres sacrées.On y immolait des boucs comme on fait à la zaouia de Lalla Mimouna..Les femmes stériles apportaient des offrandes, toujours généreuses. Les Ganga leur donnaient une datte et un fil de laine blanc qu’elles devaient mettre dans leur ceinture. Allah leur accorderait sa baraka.
« Un jour après leur rassemblement, les Ganga sont venus chez nous, au village. Une femme leur présenta un enfant si chétif qu’il ne pouvait même pas marcher et elle le mit sous leur protection. Ils prirent l’enfant et l’appelèrent désormais M’barek ou Faraj. Ils lui passèrent une boucle d’oreille : ainsi il devenait symboliquement leur fils. Quant aux parents naturels, ils sacrifièrent un coq. Les génies des Ganga sont présents au moment du sacrifice. C’est pourquoi le repas qu’ils prennent juste après est toujours préparé sans sel. »

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A quelques kilomètres au nord d’Essaouira, se trouve le village de Chicht, réputé pour la qualité de la menthe qui y pousse. Là se dresse un sanctuaire dédié à Sidi Abderrahman Cheddad où les Gnaoua se rendent chaque année, au moment des récoltes. Jadis venaient aussi en pèlerinage les esclaves pour y procéder aux rites nocturnes sous la coupole du saint. Le lendemain, les servantes noires se rendaient dans un champ au centre duquel se trouvait un figuier de grande taille. A l’ombre de cet arbre, elles déposaient un énorme plat rempli de semoule et de blé tendre mélangés au petit lait, au benjoin, à l’eau de rose et au clou de girofle, que l’on désignait sous le nom de daghnou.

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Au cours de son initiation, Tabal apprend la langue des Gnaoua, qui disposent d’un code secret pour communiquer entre eux. Il est séduit par la musicalité de ses mots et par leur mystère. Ils semblent vouloir dire plus qu’ils ne signifient, comme s’il s’agissait d’une langue surnaturelle, et se marient merveilleusement avec la poésie de la nuit et les soupirs de l’océan. Ces mots, à la fois mystérieux et enchanteurs, ne sont plus que de pâles souvenirs du temps de l’esclavage, quand il avait fallu les inventer pour se libérer de la servitude par le langage.Tabal raconte volontiers comment il a manifesté, dès l’enfance, son goût pour la peinture :
« J’entrai à l’école élémentaire sur le tard, alors que j’étais déjà assez âgé. Quand ce fut l’heure du cours de dessin, l’instituteur nous dit :
- Prenez votre craie et votre ardoise, et faites-moi un dessin à votre guise.
J’ai pris mon ardoise et j’ai choisi de dessiner un instituteur entrant dans la classe, son cartable à la main ; j’y suis très bien arrivé. Dès qu’il a vu mon dessin, le maître l’a montré à toute la classe, me donnant en exemple à mes camarades qui pourtant étaient tous entrés à l’école avant moi. »

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Au moment des grandes vacances, quand l’école publique fermait ses portes, Tabal choisit de fréquenter l’école coranique, comme il avait décidé d’aller à l’école publique. Il apprit ainsi le Coran au milieu des enfants du village de Hanchane. Il avait l’esprit vif et une excellente mémoire.
« A peine notre maître, le fqih avait-il écrit un verset sur le tableau que je l’apprenais. Quand je suis arrivé à mi-chemin des soixante sourates, j’ai décoré et peint ma planche coranique et j’ai apporté au fqih du sucre, du thé et un peu d’argent. »

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Il y avait dans sa classe une fille qui s’appelait Souad et qui était son amie. Lorsque la mère de Souad mourut, son père l’emmena en voyage. Après son départ, Tabal ressentit un énorme vide et lui dédia un poème, une qasida de Zajal :
Les jours de Souad, fille d’Abdessalam,
Furent des jours heureux.
Si tu lui demandais une feuille,
Elle te donnait un cahier,
Elle te donnait un sourire savoureux,
Mais la mort a ravi sa mère,
Et Souad nous a quitté,
Pour aller voyager.

En dehors du dessin, Tabal avait aussi à cette époque, un don prononcé pour le Zajal, la poésie bédouine chantée. Il cite volontiers ce quatrain du Mejdoub :
On croit
Que je suis une simple peau
Couverte de noir,
Mais je suis comme le livre
Qui contient le trésor de la connaissance.
Vagabond mystique et poète, el – Mejdoub vécu au XVIe siècle dans le Gharb. Ses pouvoirs magiques ainsi que ses quatrains, souvent caustiques, le rendirent célèbre. Pour Tabal le peuple noir est le peuple élu car c’est en Afrique que d’après lui, résiderait l’origine des civilisations.. Il s’identifie donc volontiers à ce noir errant qu’il peint comme un mendiant, muni de sa canne, laissant derrière lui les futilités des hommes

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.Lorsqu’en plein hiver la mort emporta Salem, Tabal resta seul avec sa mère. Il prit le petit âne de son père et son grand tambour et s’en alla cheminer par les mêmes sentiers et les mêmes collines. Les arbres et les pierres le reconnaissaient. Les enfants aussi. De retour chez lui, entre deux tournées, il prit une planche et commença à peindre le visage de son père pour en conserver la mémoire. Dans son esprit, la peinture donne aux morts une nouvelle vie

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.Après le décès du père, la conscience endeuillée et submergée par l’idée de la mort, Tabal se mit à remplir ses toiles de squelettes et d’ossements. Mais les squelettes sont « vivants », car « les morts ne sont jamais tout à fait morts, leur ombre continue de roder parmi les vivants, tout comme les esprits hantent les corps. ». Le squelette – danseur « parcouru » par des créatures vivantes illustre le lien indissociable entre le monde des vivants et celui des morts

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.« J’ai représenté mon père à la saison des liali, quand le froid pénètre les cœurs. J’ai voulu le montrer sur son âne le long des chemins, j’ai peint son endurance à la fatigue et la manière dont il savait amuser les enfants de ces hameaux éloignés de tout et qui ne connaissaient ni le spectacle des fêtes foraines ni les lumières des cinémas. Ce tableau exprime mes sentiments envers mon père comme envers le métier qu’il m’a légué.Son père lui avait laissé sa bête de somme en lui disant :
- Prends la pour travailler et si tu n’acceptes pas de faire ce métier, vends –la.
Après avoir beaucoup réfléchi, Tabal ne vendit pas l’âne et s’en servit pour travailler. Il alla dans les hameaux des environs en suivant les traces de son père, qui avait coutume de lui dire :
- Si tu suis ton chemin, il finira toujours par te mener quelque part.
C’était un métier noble, un legs du père. Mais le produit des quêtes suffisait à peine à ses besoins. Sa première tournée le mena au hameau des Hamouls, où les habitants, après l’avoir très bien accueilli, lui demandèrent :

- Connais-tu le vieil homme qui venait chez nous ?

C’était effectivement son père. Ils lui dirent alors :

- C’était un brave homme, sois comme lui et tu ne manqueras de rien.

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Quand l’été arriva, ils lui offrirent du blé et du maïs, tout ce dont ils vivaient eux-mêmes. De là, il partit à sidi Rbiaâ, puis au hameau des Aït Saïd, de la tribu des Meskala. Pendant son errance, parfois difficile et dangereuse, il lui arriva de se réveiller et de découvrir un scorpion à ses côtés. Un jour de grande chaleur, alors qu’il visitait un hameau sur la route qui relie le souk de Had Draâ à celui de Meskala, il s’endormit sous un vieil arganier. Brusquement, il fut réveillé par les cris des habitants du hameau qui, armés de pioches et de pierres, attaquaient un sanglier. Malgré cela, il se rendormit en plein jour, comme si de rien n’était.
Parfois, lorsqu’il faisait très chaud, des serpents s’entremêlaient aux pattes de l’âne. Dans n’importe quel endroit désert où il décidait de dormir, il savait qu’il y aurait des serpents et des scorpions.

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« Je confiais mon destin à Dieu ; je me disais que ma vie était entre Ses mains et qu’Il me protégerait. »
Le samedi, il travaillait dans les environs de Had Draâ pour se rapprocher du souk qui a lieu le lendemain. Il allait aussi à Sidi Ali Maâchou, dont les descendants guérissent la rage. Les chorfa du marabout l’accueillaient bien. Ils lui donnaient à boire et à manger. Il dormait à la belle étoile à côté du sanctuaire et le matin, dés l’ouverture du marché, il entrait dans le souk pour travailler. Il faisait ses tournées pendant l’été, quand il n’y avait ni vent, ni pluie.

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Tabal avait dix-sept ans lorsqu’il se souvint de l’offre de Boujamaâ, l’ami de son père qui lui avait dit un jour :
- Il faut que tu viennes me voir à Casablanca ; là bas j’aurais du travail pour toi.
Boujamaâ s’était installé à Casablanca afin de se perfectionner auprès des Gnaoua citadins. Il avait beaucoup appris dans cette ville. Le père de Tabal, lui, était resté fidèle au répertoire rural et se contentait de faire ses tournées, munis de son tambour, dans la région de Hanchane.
Une voisine de son village accompagna Tabal à Casablanca.
« Nous prîmes le car d’Aït M’zal à Ounagha. A notre arrivée à Casablanca, un taxi nous conduisit au bidonville où habitait Boujamaâ, qui tirait ses ressources des veillées nocturnes et des quêtes dans les rues. Il avait trois filles et cinq garçons. Comme il avait une jambe cassée à la suite d’un accident de la circulation, ses fils accomplissaient à sa place les tournées pour récolter l’aumône, subvenant ainsi aux besoins de la famille. Avec mon arrivée, il y avait une bouche de plus à nourrir. Le jour de mon arrivée à Casablanca fatigué du long voyage que je venais de faire, aussitôt couché, je me suis endormi. J’ai rêvé cette nuit-là qu’une main velue me serrait violemment la gorge. Après quelques temps, une nuit que je dormais à côté d’Aziz, un des fils de Boujamaâ, nous avons fait curieusement l’un et l’autre un rêve identique : un colosse portant un capuchon sur la tête avançait vers nous à grande vitesse, tout en retroussant ses manches et en nous menaçant de ses canines puissantes. Effrayés, nous nous sommes réveillés d’un seul coup. J’ai demandé à Aziz :

- Qui est-ce ?
- C’est peut-être Boughatate, l’ogre qui étouffe les gens endormis, a-t-il répondu.
Mais Boughatate ne se comporte jamais de cette manière, il se pose lourdement sur le dormeur pour l’étouffer. J’avais fait le même rêve qu’Aziz, comme si nous avions eu un seul et même cerveau !

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La femme qui m’accompagnait dit à Boujamaâ :
- Tu as promis du travail à ce garçon, et maintenant le voici !
- C’est vrai, répondit-il, j’ai partagé avec son père le sel des jours et les fêtes des nuits, mais la volonté d’Allah et cet accident en ont décidé autrement. Il restera tout de même parmi nous jusqu’à ce que je sois de nouveau sur pied. »

Tabal décida d’accompagner les fils de Boujamaâ au cours de leurs quêtes dans les quartiers élégants de la ville. Ils parcouraient les rues et ceux qui aimaient leur musique sortaient de leurs villas pour les photographier ou les accueillir dans leurs maisons et à leurs fêtes.

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« Une nuit, je dormis à l’intérieur d’un marabout avec un copain qui m’avait demandé de lui tenir compagnie. Pendant mon sommeil, je rêvais que j’étais en train de peindre des jardins. Je compris par ce rêve que de la peinture me viendrait beaucoup de bien. »
Le jour de l’Âchoura, Tabal mit quatre tableaux dans un couffin, prit ses crotales et partit visiter le « saint » protecteur d’Essaouira, Sidi Mogdoul, à la recherche d’un lieu où exposer ses tableaux. A Bab Doukkala, où venait de le déposer le car, encore engourdi par le voyage il interrogea une jeune fille qui lui répondit qu’il y avait plusieurs lieux d’exposition dans la ville et lui expliqua le chemin à prendre. Il suivit ses indications et c’est ainsi qu’il arriva à la galerie de Frederic Damgaard. Tabal doutait encore de son talent mais se souvenait des encouragements de son ancien instituteur. Il sortit de son couffin les quatre tableaux et les montra au galeriste. Connaisseur d’art, le Danois fut ébloui par cette soudaine irruption l’art nègre dans la ville. Dés lors, Tabal le tambourinaire délaissa le tambour pour prendre définitivement le pinceau : un peintre était né.

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De son errance gnaoui, Tabal est revenu la tête pleine d’images. C’est parce qu’il a su observer que son art est si convaincant. Il peint ce qu’il a vécu à la suite de son père, au cours de ses pérégrinations : les épines qui écorchent les pieds, la forêt verte et les montagnes ocres, la fatigue et le petit gain, le manque de sommeil, la solitude des chemins.
« Je peins une étoile étrange et colorée qui ravit le regard comme le guenbri appelle les esprits de l’au-delà par sa mélodie et ses rythmes, tout en évoquant un passé déjà lointain. »

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Tabal est un peintre de la mémoire : la sienne propre et celle de la diaspora noire. Ses tableaux sont habités par les esprits possesseurs, ceux de ses ancêtres, ceux de l’esclavage. Les danses rituelles des anciens Africains les animent. Le guenbri des Gnaoua accompagne les mouvements et les couleurs de ses toiles.
« Le pinceau, je le tiens d’une main ferme, tandis que ma tête s’envole »
Quand Tabal est possédé par Mimouna, il se met à peindre. Il s’accorde un rôle de transporteur de la baraka qu’il transmet à celui qui acquiert son tableau : la peinture c’est du barouk, une énergie bénéfique aux dons thérapeutiques. L’un des moments favorables au jaillissement des images à peindre se situe, pour Tabal, juste avant l’endormissement ou encore à la sortie du sommeil. Dans ces phases de transition, il voit défiler des motifs minuscules et richement colorés qu’il compare aux tapis berbères ou aux poteries de Safi . Mais lorsqu’il veut les reproduire, c’est toujours l’Afrique profonde et ancienne qui surgit de son pinceau, comme à son insu, en images évocatrices de la vie des Africains de jadis. Il est le témoin de scènes de chasse dans la forêt tropicale avec ses fauves, ses fleuves et ses fleurs

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.« La peinture est comme un rêve, et le rêve est source d’inspiration pour la peinture. Quand je commence à dormir, à peine ai-je fermé les yeux que déjà je vois tournoyer des images qui me seront source de création. Je vois alors des jnoun, des poissons, des chameaux, des lapins sortant d’un ravin, des crocodiles traversant la rivière du Soudan. »
Tabal ne peint jamais sur le vif,mais toujours de mémoire : son premier tableau naît de ses souvenirs d’enfance. Sans ces souvenirs, il ne pourrait pas créer.
« Je porte constamment sur moi un petit carnet, que j’appelle ma mémoire du jour. Sur ce carnet, on voit les esquisses des personnages du souk : le porteur d’eau, le boucher, les paysans autour d’un plat de couscous, un brasero, un visage d’homme-lion, d’homme-crocodile ou d’homme-oiseau. »
Les fleurs violacées et lumineuses qui ont frappé son regard au bord de la rivière ne manqueront pas de l’inspirer, plus tard, quand il se mettra à peindre. Au début, Tabal cachait son carnet de dessins, parce que sa mère considérait la peinture comme un art maudit. Elle croyait son fils possédé par les mauvais génies et alla jusqu’à brûler dix de ses tableaux, persuadée que la peinture l’empêchait de faire ses tournées. Elle craignait aussi que la peinture ne le rendît fou. Tabal se souvient des paroles de sa mère :
- Tu restes toute la journée penché sur ta table et toute la nuit ta bougie reste allumée...
S’il exprime par sa peinture une imagerie africaine traditionnelle, avec ses crocodiles, ses singes, ses autruches et ses masques rituels, cela est dû non pas à une volonté consciente, mais à sa sensibilité de Noir. L’Afrique en tant qu’horizon de sentiments et d’art parle en lui, sorte de médium possédé par la culture de ses ancêtres déportés. Les esprits qui l’habitent sont ceux des anciens rois d’Afrique et des puissants fauves de la savane. L’exil en terre d’Islam n’a pas altéré en lui les racines africaines.

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Pour Tabal, sans le hal, cette transe habitée par les esprits de l’au-delà, il n’y a pas d’élan créateur. Lorsqu’il est possédé par les génies de la peinture et par leur enthousiasme, ses tableaux deviennent une rivière en crue.
« Quand du haut de la montagne, j’assiste au débordement de la rivière et je vois tout ce qu’elle charrie, les arbres déracinés, les cadavres d’animaux, l’agneau les pattes en l’air, la tête du chameau disparaissant sous les eaux, j’éprouve le besoin de retenir tout cela en le fixant sur la toile. »
Pour comprendre les rapports qu’il entretient avec la transe et les couleurs, il faut se souvenir que pour les Gnaoua, les couleurs ne sont pas seulement cet enchantement de lumière dont se pare la nature pour nous éblouir, mais qu’elles sont d’abord les couleurs des génies invoqués au cours des nuits rituelles. Elles sont en correspondance symbolique avec les encens et les devises musicales des esprits surnaturels par qui leurs adeptes en état de transe sont possédés.

En marchant dans la campagne, Tabal est parfois envahi par des visions où lui apparaissent les nuits rituelles des Gnaoua, qu’il transfigure ensuite sur ses toiles. Dans le cercle des espaces et des regards, la transe survient au déclin du jour et tout le long de la nuit des possédés. La danse y est une pensée du corps, animée par cette musique de corsaires et de caravaniers au seuil des mers et des déserts.

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Trame du désir autant que mémoire, la poésie de la transe ne se contente pas d’évoquer les morts : elle régénère les vivants et elle dévoile ce que l’animisme porte en lui de lyrisme. La mémoire des hommes hante les pierres. Les pierres sans mémoire ne sont pas « habitées ». Avec le rythme du tambour, cette voix des dieux africains et la plainte sourde du guenbri, Tabal reçoit la bénédiction de ses ancêtres et la visite de leurs esprits. Le rythme des percussions s’harmonise merveilleusement avec ses sculptures.

« Je sculpte comme je frappe le tambour. »

C’est en ces termes qu’il décrit sa découverte de la sculpture :

« Je suis monté sur mon âne et je m’en suis allé jusqu’à une forêt où se trouve un oued, qui est profond en hiver et sec en été. Là, parmi les galets, je cherchais des pierres rigueuses semblables à celles du bord de mer. Je les cherchais toujours comme si j’étais un archéologue. Je prenais une et j’essayais de découvrir son histoire. Mais je n’ai pas trouvé de pierres taillées ni de trace d’histoire. J’ai décidé alors de créer moi-même les vestiges qui n’étaient pas dans le lit desséché de la rivière et j’ai réalisé les rêves de la rivière avec mes mains. »
Dans la belle propriété où habite maintenant Tabal, sur les hauteurs de Hanchane, parmi de magnifiques oliviers, on n’entend que le chant des coqs et celui des oiseaux. La lumière et la sérénité des lieux ne sont certainement pas étrangères à la créativité du peintre. La culture des Gnaoua reste la base essentielle, la source d’où Tabal puise sa sève vitale. Ses fantaisies sont aussi inspirées par sa créativité de poète et ses toiles sont parfois des poèmes peints.

Abdelkader MANA

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23:58 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

06/12/2009

L' aurore me fait signe

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Le violoniste de Chagall


Laurore me fait signe

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Ton œil, mon œil

Enlace-la pour qu’elle t’enlace

L’aurore me fait signe

Le bien-aimé craint la sépar

Aïta des plaines côtières

 

 

La musicologie marocaine s’est limitée jusqu’ici à des études sur le melhûn et la Ala Andalouse en tant que composantes de la citadinité. Les musiques rurales sont dans l’ensemble peu étudiées. Ainsi, l’aïta, en tant que composante de la ruralité n’a presque jamais fait l’objet de publications. Cette attitude des chercheurs marocains en musicologie est révélatrice de présupposés qui restent à analyser.

Nous ne pouvons avancer dans la connaissance de notre identité culturelle sans revalorisation de ce qui est pour le moment encore trop souvent méprisé. Il ne s’agit pas d’une attitude qui serait simple nostalgie des origines ou d’un passéisme de la connaissance duquel s’élèverait « le soleil avenir » (Nietzsche), mais tout simplement pour connaître un fait objectif qui s’impose sans appartenir encore au musée de l’histoire.

 

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Nous ne pouvons continuer d’ignorer l’Aïta alors qu’elle constitue un répertoire dans lequel se reconnaît la quasi-totalité de tribus arabophones du Maroc. Du point de vue linguistique et du fait de notre connaissance embryonnaire ; nous ne pouvons définir la langue de l’Aïta, que par opposition de la langue d’un autre fait dit  folklorique : si le melhûn est une déformation de l’arabe classique en milieu artisanal et urbain, l’aïta serait la déformation du même médium en milieu rural.

D’ailleurs, la plupart des tribus productrices de l’aïta se reconnaissent comme le zegel du melhûn des ancêtres bédouins. La variété des formes de l’aïta trouve sa source dans la différence locale entre tribus de souche berbère arabisées, comme les Chiadma et les tribus d’origine arabe comme les Doukkala.

La recherche ethnomusicologique en la matière devrait établir l’origine de ces différences non pas seulement au niveau des variations linguistiques et mélodiques mais aussi au niveau des attitudes et des comportements : pourquoi par exemple certaines troupes de l’aïta, notamment dans la tribu des Hmar ne recourent-elles pas aux chikhate et excluent la participation féminine contrairement à la règle générale ?

Du point de vue géographique, on peut établir une distinction entre Aïta continentale et aïta côtière. On appelle  Marsaoui (de  marsa : port) l’aïta des tribus côtières. Le thème de la mer est très fréquent dans cette Aïta. Alors que pour les tribus montagnardes, la forêt est un refuge par rapport à la vallée habitée ; dans la plaine côtière, c’est la mer immense qui joue ce rôle d’apaisement :

Allons voir la mer,

Restons face aux vagues,

Jusqu’au vertige.


L’aïta ne chante pas seulement les expéditions du Makhzen contre le bled Siba. Elle chante aussi le despotisme caïdal dont les tribus connaissaient les rigueurs. Voilà le thème de la hasba, genre d’aïta qui porte le nom d’une tribu de la région de Safi. Ladite tribu souffrait de la domination du caïd Aïssa Ben Omar. On rapporte à son propos, qu’il aurait emmuré vivante la Chikhate Kharboucha pour avoir chanté des aïta qui portent préjudice à son prestige. Au moment du châtiment pour ses crimes supposés, Kharboucha aurait chanté cette ultime aïta :


Le seigneur Aïssa a dit quelque chose

Les soldats sont au garde à vous.

L’esclavon porte le drapeau

Ô les miens je suis innocente !

Si je meurs ou si je vis

C’est le bourreau Allal qui m’empoisonne !


Allal était le bourreau du Caïd Aïssa Ben Omar.

Grand seigneur féodale, celui – ci tenait sa cour, tantôt au fond de sa kasba imposante, et y exerçant une large hospitalité, tantôt parcourant les plaines, faucon au poing suivi d’une nombreuse escorte de ses vassaux. Dés qu’une tête paraissait vouloir s’élever au dessus des autres, elle doit être abattue. C’est exactement, ce à quoi, s’employait le caïd Si Aïssa qui, mis au courant par un service d’information remarquable de tout ce qui se passait en tribu, ne connaissait que deux châtiments : la mort et la prison à perpetuité. Tout notable susceptible de lui porter ombrage était sûr, tôt ou tard, de perdre ses biens ou même sa vie, s’il n’avait eu soin, mis au courant de son infortune, de prendre à temps le large. C’est ainsi qu’on évalue à 7000 le nombre de ceux qu’aurait fait périr, soit directement, soit indirectement, le vindicatif caïd.


Chez les Abda, les Oulad Zid finirent par lever l’étendard de la révolte contre son arbitraire et son absolutisme. Si hamza Benhima, pacha de safi au moment des faits, les relata plus tard  au contrôleur civil qui les rapporta en ces termes :

« A la mort de Moulay Hassan, en 1894, les Oulad Zid, fraction des Behatra, excédés par les abus et les cruautés de Si Aïssa, se révoltèrent et le grand caïd, soutenu par les gens de Temra, sa fraction d’origine et par quelques Doukkalis, leur livra une guerre sans merci. Très bien armés, approvisionnés en munitions par le Cap Cantin, utilisant parfaitement les terrains rocheux du Sahel difficilement accessible à la cavalerie de Si Aïssa, les Oulad Zid tinrent tête pendant près de deux ans. Finalement acculé, ils se replièrent sur Safi qui était alors gouverné par Si Hamza Benhima, membre d’une vieille famille et qui exerça plus tard les fonctions de Pacha à Tanger, à l’époque de la retentissante visite que fit Guillaume II dans cette ville.

Si Aïssa qui avait combattu les rebelles jusque sous les murs de Safi, demanda au Pacha Si Hamza Benhima de lui prêter assistance. Ce dernier, après avoir fermer les portes de la ville, canona les insurgés pendant toute une journée et permi ainsi à Si Aïssa de venir complètement à bout des Ouled Zid. Cependant les principaux meneurs avaient réussi à trouver refuge dans Safi même, et comme Si Aïssa avait reçu pleins pouvoirs du nouveau sultan Moulay Abd el Aziz pour matter le mouvement, Si Hamza Benhima, afin d’éviter toute effusion de sang et troubles qui pouvaient , par repercussion, menacer la colonie européenne installée alors à Safi, décida les derniers rebelles à demander l’aman.Le drapeau blanc fut, hissé sur la mosquée du Rbat et le Pacha de la ville ménagea une entrevue à laquelle devait assister les principaux notables de la ville et qui devait amener la réconciliation.


C’était le 9 novembre 1895. Si Aïssa, accompagné d’une vingtaine de ses partisans se rendit au lieu fixé pour la réunion. Là, dés son entrée, sans mot dire, sans saluer l’assistance, Si Aïssa avisant l’un des meneurs, le nommé ben Cherfa, qui s’apprêtait à faire acte d’humilité, déguéna et d’un coup de sabre lui fendit la tête. Ce fut le signal d’un véritable carnage. Les hommes de Si Aïssa, au geste de leur chef, geste que sans doute ils attendaient, dégainèrent à leur tour. Les onze Oulad Zid furent massacrés et c’est à grande peine que le Pacha lui-même et les notables qui s’étaient réunis autour de lui purent échapper à la fureur des partisans du chef de la campagne.


Une grande panique s’en suivit. La population qui avait été attirée sur les lieux par le caractère solennel de l’évènement qui dans l’esprit de tous, devait se dérouler d’une façon pacifique, s’affola. Elle s’efforça de gagner le cœur de la ville, mais le Pacha, craignant à juste titre que les partisans de Si Aïssa qui commençaient à se répandre dans les rues ne missent la ville au pillage, avait fait fermer les portes du Bab Rbat sur lesquelles la foule angoissée s’écrasa. Cette panique, suivant les déclarationsde Si Hamza, qui nous a relaté lui-même les faits, aurait provoqué la mort de près d’une centaine de personnes. Si Hamza, ajoute : « J’en rendis compte au sultan Moulay Abd el Aziz, qui me répondit :

Les rebelles ont été tués, Dieu soit loué !... »


Né en 1842, Si Aïssa faisait partie de la harka chargée de pacifier le Tadla, au cours de laquelle Moulay Hassan devait lui-même trouver la mort. Le sultan Moulay Abd el Aziz augmenta ses pouvoirs en lui donnant autorité sur les caïds des Doukkala, des Ahmer et des Chiadma. Mais dés 1913, Si Aïssa voyait son commandement réduit aux Temra, puis en 1914, il était envoyé en résidence surveillée à Salé où il devait finir ses jours en 1924, à l’âge de 82 ans. Son corps fut ramené en grande pompe à sa kasba féodale et on rapporte que des délégations de cavaliers de tribu, parmi ceux qui, sans doute, avaient fait le coup de feu à ses côtés, se relayèrent tout le long du passage du cortège funèbre pour lui rendre les honneurs. Il eut des obsèques grandioses auxquels participèrent 400 pleureuses...

 

 

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Fatna Bent El Hucein


L’aïta était à l’origine un appel au secours de Dieu contre les forces incontrôlées de la nature et contre l’injustice des hommes. Aujourd’hui l’aïta est d’abord et avant tout un appel à reconnaître le droit de cité à la chair contre les froides exigences de la norme. L’amerg, chant poétique berbère, procède ici par allusion. L’aïta au contraire, désigne sans pudeur l’objet du désir :


Ma part de l’interdit,

Je ne l’ai pas encore vendue.


À première vue cette libre expression du désir paraît récente. Elle serait due à la modernité. Cependant, elle nous semble en réalité aussi vieille que l’aïta elle-même. Les théologiens de Marrakech le savaient déjà. Ils avaient interdit l’aïta érotique seulement dans les lieux sacrés du maâkoul (sérieux) mais en toléraient la manifestation dans les endroits ludiques du mzah. Nous savons que les concepts de maâkoul (le fameux « sérieux de l’intention » de Vladimir Jankélévitch) et du mzah (le ludique) ; départagent temps et espace dans les vieilles médinas traditionnelles.

Les Hamadcha appellent aïta, la transition entre la partie vocale (hizb et dhikr) de leur rituel et sa partie instrumentale (hadhra proprement dite, jouée avec ghaïta et herraz). Le saken des Hamadcha (correspondant au rebbani et au mjerred des Aïssaoua) est la partie instrumentale de la hadhra avec jedba. Saken désigne aussi un lieu hanté, « habité » par une présence surnaturelle. Dans l’aïta de tribu, le Saken désigne les chants concernant les croyances magiques et religieuses liées au mouvement maraboutique.

On l’a vu, la notion de Saken désigne l’univers maraboutique (à la fois magique et religieux) de l’Aïta. L’exemple de Chamharouch qu’on invoque dans la lila des Gnaoua peut illustrer ici notre propos :


Le fqih, ô Chamharouch

Le possesseur des deux livres

M’a frappé de sa main

Garantissant mon avenir

Le fqih instruit de Yassin

Garant de la foi.


Magie et religion se côtoient dans ce  saken, version sacrée de l’aïta : Chamharouch, le sultan des djinns habitant une grotte du Haut-Atlas au sud de Marrakech, et le fqih, gardien de la tradition coranique. Allusion est également faite aux deux livres ; le Coran bien sûr mais aussi, le  Damiati, le livre jaune de la magie : dans les croyances populaires, la religion islamique cohabite ainsi avec l’antique magie.

Les troupes de l’Aïta disposent donc d’un double répertoire : le chant profane dédié à éros, à la poésie bucolique et bacchanal d’une part, et le Saken accompagné d’une danse extatique pouvant aller jusqu’à l’état de transe. On y chante généralement le marabout auprès duquel on cherche guérison et protection, notamment par des incubations sous sa coupole sacrée.

 

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Chikha Hamounia de Safi

 

Du point de vue rythmique, la répétition est plus caractéristique de l’Aïta que la rime. Par ailleurs la plupart des poèmes sont construits sur la base de la bipolarité propre aux schèmes mentaux de ce que j’ai appelé dans une étude comparative « les sociétés sans horloge » - Est/Ouest, hiver/été, soleil/lune, rouge/blanc, sang/sperme, datte/lait, masculin/féminin etc. Voici un exemple de poème où s’illustre cette pensée duale :

Toi, tu portes un diadème,

Et moi, un simple torchon,

Toi, tu te couvres d’une coiffe

Et moi, d’un simple mouchoir

Toi, tu manges et tu bois

Et pour moi tout est amer.


Les termes techniques désignant la composition de l’aïta paraissent empruntés à la chevalerie :

La katiba, qui correspond à une strophe avec unité de thème et de rythme musical, désigne aussi, par ailleurs, un groupe de cavaliers en mission. Et le terme « hâtta », qui désigne, le refrain ou la transition poétique permettant de passer d’un thème à l’autre ; désigne généralement l’étape où les cavaliers descendent de leur selle pour se reposer.

Le chœur est constitué d’un cheikh  mouraddid, qui se contente de répéter le refrain ; d’un cheikh  hafiz qui constitue la mémoire du groupe, et d’un cheikh  tabbaz maîtrisant la mélodie. Le premier joue du tambourin, le second du violon (kamanja) et le troisième du luth (aoud). On ne peut pas dissocier dans l’aïta, la jarra (terme désignant la complainte d’un violon, comme le chant du serf mourant), de la signification d’un mot lourd de sous-entendus, et des mouvements d’un corps langoureux qui va et vient sur la scène. La chorale des chanteuse et danseuses est dirigée par la plus vieille d’entre les chikhate. Démarche déhanchée et ondulante, les plus belles et les plus jeunes, balancent de temps en temps leurs chevelures, jusqu’au crescendo final tourbillonnant de la transe.

Dans la tribu des Hmar, il n’y a pas dans la troupe de participation féminine : on recourt à l’imitation du geste et de la voix aiguë, par un homme travesti en femme, à la fois musicien et acrobate. Le rythme est à la fois rapide et soutenu du début à la fin. On met ici en valeur non pas la signification du texte (oral) mais l’agilité, et la dextérité du musicien acrobate travesti en femme. L’accelerando est appelé  soussa, terme qui évoque une branche qu’on agite pour faire tomber les fruits.

Hors des fêtes publiques, dans la vie quotidienne, les chikhate sont invitées en séance privée par un groupe d’hommes de statut social privilégié, disposant de habba (richesse monétaire). Il s’agit des fameuses taksira ou ksara, séance ludique et profane de courte durée : elle ne dure qu’une partie de la nuit, et s’oppose en tout point à la notion de  lila chez les Gnaoua  nuit de transe  qui a un caractère sacré et thérapeutique et dure jusqu’à l’heure du sort.

À la taksira, l’alcool, en tant qu’adjuvant rituel, est servi par les chikhate aux participants. Une telle cérémonie ne peut avoir son effet, avec l’adjuvant rituel de la boisson, que dans un groupe d’hommes à la fois complices et en communion (comme pour la nuit soufie, sur un autre plan). Après un moment consacré à accorder les instruments de musique, pendant des discussions flatteuses et oiseuses (implicitement, il est proscrit d’y aborder les sujets sérieux), le musicien entame une aïta et on s’installe pour la nuit.

Progressivement les langues se délient, les barrières sociales sautent. On passe du vouvoiement au tutoiement. Les invités se mettent à danser à tour de rôle avec la chikhate de leur choix :


Ton œil, mon œil

Enlace-la pour qu’elle t’enlace

L’aurore me fait signe

Le bien-aimé craint la séparation.


Un admirateur se lève. Il pose un billet sur le front de sa danseuse préférée. Et ainsi commence ce qu’on appelle  Loghrama. Un rival fait de même en misant davantage. Le processus fait ainsi boule-de-neige. Il devient difficile pour les participants mâles, de se soustraire à cette obligation, sans se déconsidérer aux yeux des femmes : la richesse consumée est l’un des attributs de la virilité. Si le groupe est homogène ; quelques billets suffisent. Mais si dans la séance, il existe deux personnalités rivales c’est la surenchère des billets de banque, non seulement pour conquérir la plus belle danseuse mais pour avoir le leadership dans le groupe. C’est à qui ruinera l’autre en se ruinant lui-même. C’est la dépense gratuite, festive, et pour le prestige. L’écrivain Georges Bataille met en relation, sur un autre sujet ; l’érotisme, la mort, et ce qu’il appelle la « consumation ».

Dans la taksira, aussi, la dilapidation d’un argent difficilement acquis parfois, n’est pas sans rapport avec l’érotisme et la mort. Il y a aussi rapport avec l’état d’ivresse, où on dépense sans compter. On peut invoquer ici également la passion du jeu. Les jeux de hasard où l’on se ruine.

Ce  ghrama est comme un potlatch, rituel au cours duquel les protagonistes brûlent leur richesse pour étaler leur puissance. Celui qui brûle le plus de richesse est le vainqueur :


Il vend et il achète,

Pour lui, l’argent est sans valeur

Il le jette à la face des chikhate

Comme une pluie généreuse qui tombe.


Chez les Romains, des prostituées sacrées vendaient leurs charmes au bénéfice de la divinité, dans son temple. Il est possible que les chikhate soient les héritières de cette antique tradition méditerranéenne.

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Abdelkader MANA

 

 

 

 

22:02 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook