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20/01/2010

Sociétés sans horloge


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Sociétés sans horloge

 

 

 

 

Dans la circonférence d’un cercle,

le commencement et la fin se confondent.

Héraclite


Il faut considérer comme un propos épistémologique important,cette réflexion que m’a faite un pèlerin :

« Ne te limite pas à étudierles marabouts, leurs origines,leur    histoire, regarde, l’essentiel est ailleurs ! »

PICT0002.JPGLe Daour, rite agraire accompli en vue d’obtenir une grande abondance de produits est aussi accompagné de vastes échanges intertribaux.La Kula qui se déroule dans le pacifique occidental est également une forme d’échange intertribal de grande envergure. Malinowski l’a étudié en particulier chez les Trobriandais. Les Regraga comme les Trobriands organisent un vaste circuit qui n’est au fond qu’un « potlatch intertribal », mi-cérémonial, mi-commercial. Ces deux institutions – le Daour et la Kula – se développent sur un fond de mythes et de rites magiques et unifient symboliquement une vaste étendue géographique.

C’est le rituel magique qui rend possible la synchronisation spatio-temporelle de ces vastes échanges intertribaux, comme le note Malinowski :

« La magie procure une sorte de guide tutélaire naturel en introduisant ordre et méthode dans les diverses activités. Elle contribue avec le cérémonial qui en est inséparable, à assurer le concours de tous les membres de la communauté et régler le travail d’équipe ».

Le temps n’est pas quelconque, il est agraire. Ce n’est pas le temps industriel quantifié par des « horloges » mais celui d’un calendrier solaire pour les Regraga, lunaire pour les Trobriandais. L’auteur qui a participé au Daour, en 1984, compare ici cette institution à la Kula étudiée par Malinowski au début du XXesiècle.


LA PÉRIODICITÉ DU DAOUR

 

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Au sommet de la montagne nos regards embrassent le ruban côtier, cet immense miroir plein de fraîcheur océanique. Papillons gris-jaunes, senteur de thuya et de thym, répliques multimélodiques d’oiseaux invisibles, tout contribue à rafraîchir la montagne et à nous mettre à la portée de cet enchantement sans nom qu’est la poésie. N’est-il pas vrai que la poésie est la source de toute quête sacrée ? Sans la flamme de la poésie, tout rituel est une coquille vide, une quête sans objet.

« Les onze mois de péchés sont purifiés par le mois du daour », affirme un fellah-théologien.

Le feu du soleil nous communique son ardeur. L’espace mythique parcouru à pied et à dos-d’âne est intensément vécu, arpent par arpent, jusqu’à l’épuisement du corps. La vitesse des villes engendre le stress, le déhanchement des chameaux nomme chaque arbre et chaque pierre.

Tout seul, j’aurais vite abandonné, mais entraîné par l’endurance des pèlerins-tourneurs, j’apprends dans le sillage des chameaux, ce que signifie aller au-delà des limites assignées par la vie sédentaire.

La sédentarité engourdit les os et sclérose l’esprit. Je jalouse ces nomades qui ont l’âge de la vieillesse et l’agilité des chèvres. Ce n’est pas seulement le temps qui produit la vieillesse, mais aussi la vie urbaine.


LA SACRALITÉ DE L’ESPACE

 

 

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Le voyageur qui traverse la route qui relie Essaouira à Casablanca a essentiellement une perception verticale des plaines côtières dans le sens sud/nord. Les fellahs en ont une parception horizontale dans le sens est/ouest. Cette perception est imposée d’abord par le mouvement du soleil. Elle est ensuite imposée par la position centrale du Djebel Hadid, montagne sacrée et centre de rayonnement des Regraga qui coupe le territoire des Chiadma en deux parties :

À l’ouest le « Sahel » ce ruban côtier qui n’est qu’un « immense miroir », à l’est le territoire qu’on appelle la Kabla parce qu’il est orienté vers La Mecque.

Par rapport à cette disposition géographique, la répartition symétrique des sept saints Regraga est remarquable :

Au sommet de la montagne leur Sultan Sidi Ouasmine ; trois saints au sahel d’une part, trois à la Kabla, de l’autre. La baraka des Regraga diminue par transition graduelle en allant de l’ouest vers l’est, de l’univers linguistique et culturel arabophone à l’univers linguistique et culturel chleuh : chez les Oulad El Hâjj on offre un chameau, chez les Mtouga on offre un œuf. Comme par ailleurs, la côte est plus humide que le continent, on interprète l’aridité du territoire est comme la preuve de l’action négative des Regraga sur les tribus à offrandes parcimonieuses et la fécondité du territoire ouest aux offrandes généreuses, comme la preuve de leur action positive. Au pays des Regraga, les ruches sont toujours pleines de miel, les sources ne tarissent jamais et les grains sont vannés chaque année.


LA SAFIA ET LE DAOUR

 

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La route est déserte, le temps magnifique. Des tracteurs transportent pêle-mêle fellah, femmes et moutons. On discute des futures moissons et des dernières pluies. Nous longeons la rive sud de l’oued Tensift. Une fraîcheur marine nous vient de l’océan. Au milieu de la simplicité paysanne, une vive sensation de liberté m’envahit. La nature d’une beauté fragile, éternelle, irréelle. Ânes, mulets, carrioles s’engagent à la queue leu – leu dans une allée ombragée d’eucalyptus qui débouche sur le daour. Terme à la fois ambivalent et à double sens :

On l’utilise tantôt pour chacune des étapes qui se déroule autour du patron de chacune des tribus Chiadma. C’est une succession de moussems printaniers. La plaine se constelle de tentes qui semblent sortir du néant ; les bouchers se mettent avec les bouchers et les vendeurs de légumes avec les vendeurs de légumes. Des flots d’hommes envahissent la nouvelle étape. Et voilà qu’en peu de temps  ô prodige !  le plat pays prend sous nos yeux l’aspect et l’ordonnance d’un souk.

À la veille de la fête religieuse animée par les Regraga, on institue, pour préparer cette fête, les offrandes et l’accueil des invités, un marché de bétail et autres produits nécessaires : la Safia. Il y a complémentarité de la Safia et du Daour. Chacun est nécessaire à l’autre comme chez les Argonautes du Pacifique occidental décrits par Malinowski qui eux aussi « tournent » entre leurs îles pour échanger des colliers et des coquillages et qui, dans le même mouvement de Kula, intensifient les échanges commerciaux.


LA SACRALITÉ DU TEMPS : LES MANAZIL


Fadela photos 165.jpgLes fellahs ont une autre perception du temps qui n’est pas celle des nouvelles lunes, qui permet de fixer les étapes du pèlerinage dans l’orthodoxie, mais du cycle solaire subdivisé en Manazil. Ce sont des étapes dans le temps comme l’indique Ibn Arif :

« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique, pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des Manazil ».

Il existe 27 Manazil qui scandent l’année julienne tous les 13 jours : chaque Manzla se caractérise par des particularités météorologiques, qui ont un impact direct, soit négatif, soit positif sur la faune, la flore et les activités agricoles. On évite d’entreprendre les activités agricoles dans une Manzla de mauvais augure et on les fait toujours coïncider avec une Manzla de bon augure.

Chaque année le pèlerinage circulaire des Regraga coïncide avec l’équinoxe du printemps sauf pour l’année bissextile où ventôse empiète sur le jeudi de l’équinoxe. Alors, on reporte le départ au jeudi suivant pour éviter la coïncidence avec les jours stérilisants d’Al Houssoum .

Les derniers jours de cette Manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. La clé du périple a toujours lieu un jeudi parce que le mercredi est constamment funeste : ce jour-là Dieu noya Pharaon, ce jour-là, il extermina les peuplades de Aâd et de Thamoud. Par contre le jeudi est propice à la bonne expédition des affaires : c’est le jour où Abderrahman réussit à soustraire Sarah à la convoitise du Roi d’Égypte.


La fiancée de l’eau portée sur sa jument blanche est du clan de l’ouest.

Chez les Regraga, au sommet de la montagne de fer, on découvre des monuments mégalithiques qu’on appelle également « la fiancée nue » (Laroussa makchoufa). Comme tout monument mégalithique de forme phallique, la fiancée de l’eau est liée au concept de terre nourricière. Enfin on appelle Laroussa une poupée de fleurs des champs que les femmes promènent pour implorer la pluie. C’est la fiancée du champ.

 

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La khaïma (tente rouge tressée de palmier nain) est l’emblème de la partie est. Elle part, de la zaouïa de Ben Hmida, le 27 mars, transportée sur un chameau. Ce jour-là, il y a rencontre et fécondation symbolique entre la fiancée de l’eau et les gens de la caverne, au bord de l’oued Tensift. Cette rencontre est sous le signe de la fécondation mutuelle, puis qu’elle coïncide avec une Manzla où l’on évite d’entrer dans les céréales, de sarcler ou d’arroser, parce qu’à ce moment les arbres, les plantes, et les pierres même se marient.

La khaïma préfigure la caverne des Sept Dormants mais aussi la voûte céleste. L’étai de la khaïma est l’axe du monde. On dit des sept saints qu’ils sont les Aoutades (étais) de la foi musulmane. La khaïma est porteuse des sept saints dont les âmes se libèrent avec la mue du printemps. C’est pourquoi ils doivent être apaisés par des sacrifices et des offrandes. Portée par un chameau, elle est suivie par les moqadem des Regraga, et par les tolba (lecteurs du Coran qui donnent une note d’orthodoxie au rite agraire). La suivent également les tiach (ou novices) pour leur initiation. Un raoui (conteur) est là pour bénir les fidèles par son talent d’orateur. Un homme-médecine aux traits étranges et agiles, malgré son âge avancé, offre ses services chaque fois que quelqu’un tombe malade. Un porteur d’eau vend aux pèlerins de petits bouts de khaïma de l’année précédente : chaque année, on doit tresser une nouvelle khaïma et acheter un nouveau chameau. Un dellâl (crieur public) est là pour vendre au prix de la baraka le bétail reçu en offrande.

La khaïma de l’est est rouge. Laroussa de l’ouest est blanche. Ce sont les deux grands symboles sacrés du périple. La jument et le chameau sont opposés dans le daour mais complémentaires dans le labour : on dit qu’ils forment le meilleur attelage du printemps. Ils sont aussi dans leur opposition et complémentarité l’attelage fantastique du Daour.

Laroussa arrose et la khaïma féconde. Larossa intervient contre la sécheresse et la khaïma contre la stérilité : c’est l’opposition entre la fiancée de l’eau et la grotte des sept Dormants dont le réveil féconde le printemps. Laroussa est en effet du côté de l’eau, au bord de l’océan, entre la source de pierre et la rivière verte. Elle symbolise le fayd qui est à la fois débordement de l’eau et débordement de la baraka.

 

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La khaïma dans les terres intérieures est le symbole itinérant de la grotte d’Éphèse où sept adolescents monothéistes s’éveillent : l’effet fécondateur de la khaïma est symbolisé par le tamarsit (caprification) que dispense le cortège des daouri (pèlerins-tourneurs), lorsqu’il se répand dans la campagne.

Le tamarsit ici, c’est le souffle de la baraka qui est à la fois énergie matérielle et spirituelle. Mais elle est aussi et en même temps lumière prophétique.

Le daour est donc un grand rite fécondateur ; j’ai découvert cette finalité en y participant : « les Regraga, me dit-on, sont le tamarsit du bled ».

Comme j’ai demandé ce qu’on entendait par là, on me répondit :

« Enfile des figues mûres aux branches du figuier stérile ; les insectes qui en sortent rendront l’arbre fécond. Sans ce tamarsit, ces fruits tomberaient avant d’être mûrs. L’endroit où les Regraga passent est fécond, l’endroit où ils ne passent pas est stérile ».


LA CAPRIFICATION DU TEMPS COSMIQUE

 

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La caprification (ou tamarsit) n’est pas réelle, mais symbolique. Le pèlerinage, en tant que déplacement, est en relation analogique – la magie est fondée sur des analogies – avec les insectes caprificateurs : de même que l’insecte par son déplacement transporte le pollen nécessaire à la fécondation d’une fleur qui, fixée sur sa branche resterait stérile dans son immobilité, de même les nomades regraga fécondent les sédentaires chiadma. La caprification magique (tamarsit) en tant que concept général de la magie agraire, implique que l’élément fixe reste stérile aussi longtemps que ne vient pas du dehors la fécondation.

Nous rencontrons chez les Regraga l’idée que les plantes croissent dans le ventre de la terre, ni plus ni moins que les embryons. Les Regraga interviennent dans le déroulement de l’embryologie souterraine : ils précipitent le rythme de croissance des plantes, ils collaborent à l’œuvre de la nature, l’aidant à « accoucher plus vite ». Bref, par leur rituel ; ils remplacent l’œuvre du temps.


LES RAPPORTS SOCIAUX DE PROTECTION

 

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Au milieu du souk, on a planté la tente sacrée (la khaïma). Des femmes offrent leur ziara aux moqadem (chefs de zaouïas) assis en demi-lune autour de l’étai de la tente sacrée. Non loin de là, des tentes en toile blanche sont disposées en rectangle de manière à former une grande place. Ce sont les tentes de l’une des tribus des Chiadma ; celle des Oulad-el-Hâjj dont c’est le tour aujourd’hui de présenter les offrandes. Ils se considèrent comme serviteurs surnaturels (khoddam) des Regraga.

Chaque fraction de tribu rivalise avec l’autre pour faire prévaloir le prestige de son nom en préparant les meilleures offrandes. Tous les plats de couscous se ressemblent sauf la gasaâ des Regraga qui se distingue par son ornementation en forme d’étoile et d’arc-en-ciel dessinée avec des fruits secs et du beurre.

L’ensemble des plats présentés sur la place sacrée, au moment où le soleil est à son zénith, symbolise le jardin de la tribu que les Regraga bénissent par des vœux qui sont généralement exaucés durant l’année agricole en cours. Ils bénissent par des fatha et maudissent par des daoua ; ils maudissent la sauterelle qui monte du désert, le sanglier qui s’attaque au maïs et le moineau qui s’enivre de raisins et de figues.

Un public admiratif se presse autour du jardin symbolique de la tribu, le chef leur crie :

« Ô tribu ! Éloigne-toi ! Laisse briller la fortune ! »

Avec un sourire exquis, un vieillard lui répond en jetant un coup d’œil aux plats multicolores :

« Nous n’avons rien à faire des choses amères ; que Dieu nous donne ce que rapporte l’abeille à sa ruche ! »

Le moqaddem des Mzilate (les maîtres de forges) circule entre les offrandes, la tête grosse et ronde, le regard passionné, la barbe régulière et la voix forte d’un homme qui mange bien, respire bien et a quatre femmes.

« La sécheresse a quitté les Regraga, ô tribu des Oulad El Hâjj qu’Allah fasse de vous ce qu’il a fait de l’ange Gabriel le jour du vendredi ! Que les billets de cent dirhams accueillent le commerçant dès l’ouverture de sa boutique ! Les absents sont parmi nous ! Ceux qui ont ajouté un plat cette année, nous voulons que la fortune ne les quitte jamais ! »

Les zaouïas regraga sont en quelque sorte, les intercesseurs de la baraka saisonnière et cosmique. Ce qui justifie et explique l’existence de rapports sociaux de protection entre les tribus-zaouïas des Regraga et les tribus-khoddam des Chiadma. On a donc ici une structure de rapports, qui séparent et même temps met en relation deux groupes :

- Le groupe dit Regraga (treize zaouïas).

- Le groupe des Chiadma (quatorze tribus) qui verse au premier un tribut selon un système connu d’achat de la baraka.

 

 

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Il y a des serviteurs uniquement pour la mouna (provision), d’autres uniquement pour la mbata (hébergement), d’autres uniquement pour le jelb (tribut sur l’élevage). Comme la baraka des sept saints regraga se transmet génétiquement à leurs descendants, le fait de « servir » chez les Chiadma est également transmissible, d’une génération à l’autre : chaque groupe de « serviteurs » (khoddam) sait exactement à quelle étape et à quel jour il doit présenter ses offrandes.

Sur le chemin des sept saints, que le rituel mime, on ne peut passer qu’une seule fois par le même endroit et au moment prescrit par la tradition : un jour avant, les offrandes ne sont pas prêtes, un jour après, les zaouïas ne sont plus accompagnées par les esprits de la baraka. Chaque année, à la même heure, au même jour et à la même étape, les Regraga bénéficient de la même hospitalité et ce, depuis des siècles !

Les Regraga sont les seigneurs, les Chiadma sont leurs serviteurs (khoddam) ; ils leur apportent leurs offrandes et leurs plats fleuris. Mais les seigneurs sont aussi les mendiants de la ziara et ils ne pourraient continuer leur périple sans le secours des « provisions » qu’on leur apporte (mouna).

Hegel a décrit dans sa  Phénoménologie de l’Esprit, ce retournement par lequel le maître devient l’esclave de son esclave. Au retour de la guerre où il fut actif et conquérant, comme les moujahidine des Regraga qui ont soumis les Chiadma par le glaive, le maître s’est installé dans le faste immobile et il a maintenant besoin de l’esclave à chaque instant de la vie quotidienne. En préparant la nourriture, en travaillant pour son maître, l’esclave est devenu le maître du maître. Ce mouvement dialectique qui unit les contraires dans des renversements successifs, qui fait et défait les oppositions, c’est le mouvement d’une histoire ouverte.

Les offrandes sont toujours distribuées lorsque le soleil est à son zénith et la distance entre deux étapes est parcourue entre deux prières (celle du Dohr et celle du crépuscule). La durée de séjour à chaque étape dépend de son importance économique ; d’une nuit à trois. Il y a aussi les simples escales. C’est pourquoi, il ne faut pas confondre une mbata, ni avec une nzala, ni avec une mzara :

La nzala est le relais caravanier d’où est sorti un soir un gros oiseau qui renversa un bédouin distrait par les flammes.

La mzara est une escale maraboutique, un cénotaphe où s’arrête la fiancée rituelle.

La mbata est le gîte des hôtes d’Allah où l’habitant vous assure une fête avec des chikhate, le temps d’une nuit, avant d’aller plus loin.

Après la distribution des ziara, les lieux se vident. Comme par enchantement l’agglomération ambulante ne laisse derrière elle que le sable et le vent. Longeant l’oued Tensift, on se dirige vers la côte à travers le petit-bois d’eucalyptus et de mimosas ; dans la lumière tamisée par les feuillages, la fiancée fait son apparition sur sa jument blanche. Son muletier qui fait figure de Sancho Pança sur son âne me dit :

« La fiancée perpétue la tradition du sultan des Regraga qui chevauchait également une jument blanche ».

Dans ma mémoire erre la citation du  Miroir des limbes de Malraux :

« Et pour le supplice, Brunehaut fut attachée à la queue du cheval, par ses cheveux blancs ».

De loin, on entend les baroudeurs inaugurer la nouvelle étape comme pour signifier que c’est d’abord en guerriers que les Regraga ont rendu visite à chaque tribu. Nous quittons « cette forêt mahométane » où Jean Genet voyait « des Bouddhas debout ». Le chameau qui porte les norias de bois nous dépasse ; le jeune chamelier écoute sur cassette une aïta des tribus côtières :

« Allons voir la mer

Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».

L’HORLOGE COSMIQUE

 

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Dans le sillage de leur trajectoire, les Regraga dessinent sur l’espace géographique des Chiadma deux énormes roues :

La première roue se déroule dans le Sahel, la seconde roue se déroule dans la Kabla et suit le mouvement inverse. Il est remarquable de constater qu’il y a symétrie non seulement spatiale et symbolique mais aussi temporelle : chacun des deux périples se déroule en 22 étapes et 19 jours ; la mi-temps au sommet de la montagne de fer est fêtée par une transe rurale animée par les patrons de la pluie.

Le double mouvement de ce périple à deux roues rappelle étrangement la danse effectuée par les abbeilles lorsqu’elles veulent indiquer l’emplacement du butin par rapport à la position du soleil. Les Regraga utilisent d’ailleurs eux-même cette analogie pour décrire leur baraka et justifier le tribut qu’ils prélèvent lors de leur quête circulaire :

« Les Regraga sont une colonie d’abeilles, les ziara sont leur nectar et les tribus Chiadma leur jardin. Ils partagent à parts égales et dorment dans la même ruche ».

La roue du daour elle-même est en relation analogique avec la fécondation comme le note Mircea Éliade :

« La roue sexuelle et la roue du temps renvoient aux symboles et à l’initiation érotique et saisonnière ; le sexe collectif est un moment essentiel de l’horloge cosmique ».

J’entends les voix des figures colossales d’Eléphanta :

« Et toutes les créatures sont en moi comme dans un grand vent sans cesse en mouvement dans l’espace ».

Errance, errance pour la renaissance du printemps qui n’est pas une saison allant de soi, il faut le faire « revenir » par un rituel  ici le daour  si on ne veut pas que la sécheresse et la saison morte se perpétuent. Car « si les hommes meurent c’est parce qu’ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin » nous dit le mythe orphique.

Le re-tour magique contraint l’irréversibilité du temps qui conduit à la vieillesse et à la mort. Comme me disait le porteur d’eau :

« Dans la vie, il faut se méfier de trois choses : l’Exil, le Chameau et le Temps ». Mais de tous les trois le plus fort est effectivement le temps.


LE TEMPS MYTHIQUE : L’IFRIQUIYA

 

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Il y a deux temporalités qui se superposent : le temps rituel et le temps mythique. Le temps rituel du daour contribue à la renaissance de la nature et dans le même mouvement, le temps mythique mime les gestes et les paroles des morts, pour retrouver l’âge d’or où les saints pouvaient faire jaillir l’eau, lutter contre la sauterelle et la rage, rajeunir le vieux et rendre mûr le novice… En ce sens, le Daour est une caprification du temps cosmique.

Dans cette énorme roue qu’est le temps, les vies humaines ne constituent que des jalons qui se succèdent de génération en génération. Jusqu’à l’horizon des siècles qui se perdent. Les Regraga s’obstinent à tourner autour du printemps : on a du mal à percevoir chez eux, le temps qui passe, les hommes qui s’en vont dans le silence.

Il y a donc plusieurs « revenir » : celui des saisons, celui du rituel, celui du mythe et celui des revenants Comme le note le romancier marocain Abdelkebir Khatibi :

« La tradition est le revenir de ce qui est oublié. Ce revenir doit être retenu et questionné pour qu’il nous indique le chemin des morts qui parlent. Que dit la tradition – toute la tradition ? Elle dit le séjour du divin dans le cœur et la raison des hommes. Ce séjour, la métaphysique l’a recueilli dès l’éveil de la pensée. La métaphysique est en quelque sorte, le ciel spirituel de la tradition ».

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La plupart des membres des zaouïas regraga ont en leur possession, telle une carte d’identité, un manuscrit intitulé l’Ifriquiya, l’ancien nom du Maghreb tunisien d’où ont déferlé les Béni Hilal et les Béni Maâqil venus d’Orient arabe.

Le périple perpétue la tradition des moines-guerriers qui faisaient chaque année le tour des tribus païennes pour s’assurer qu’elles n’avaient pas apostasié. Ils étaient arrivés, dit-on, en répétant :

« Le paradis est à l’ombre des glaives ! » et les rameaux d’olivier et de rtem (genêt) avec lesquels on flagelle les pèlerins symbolisent les épées par lesquelles les tribus ont été soumises. Cependant certains autochtones considèrent que leurs ancêtres ont été soumis non pas par des épées mais par des Fatha (bénédictions). Et les sept premiers saints n’étaient rien de plus que des moines qui jeûnaient le jour et priaient la nuit en se contentant de peu.

L’espace, ce sont les Chiadma, mais le temps ce sont les siècles : on peut parcourir l’espace des Chiadma mais pas le temps des Regraga. C’est ce qu’a voulu dire un jour un fellah théologien en me montrant des lambeaux de l’Ifriquiya :

« Pour déchiffrer l’Ifriquiya, il te faut cinq jours d’écriture et deux heures de litanie coranique, pas une minute de moins ! »

Quelle parole prémonitoire ! J’ai passé plusieurs nuits à tenter de raccorder l’horloge mythologique avec l’horloge rituelle : en vain ! Il faudrait être un chameau pour écrire sur ce cercle magique qu’est le daour ; ruminer ce rêve rural, égrener les étapes de l’immense chapelet qui traverse les tribus et leur printemps.

 

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Le théologien-fellah voulait dire probablement que le récit de l’Ifriquiya transcende le temps vécu du rituel tout en lui donnant sens : sans temps mythique, point de temps rituel. Les zaouïas Regraga sont des tribus comme les autres mais inscrites dans l’espace agraire en tant que chefferie religieuses grâce, entre autres, au corpus mythique de l’Ifriquiya qui fait que les morts imprègnent les pratiques sociales et rituelles des vivants. Sans lumière prophétique, point de caprification cosmique. Le mythe n’est pas rien : il rend possible le rite. Les paroles et les gestes actuelles commémorent des paroles et des gestes immémoriales : le présent s’effondre dans le passé et le passé submerge le présent.Finalement, ce sont les fruits et les activités de la terre qui permettent de synchroniser les travaux des saisons et des jours. Chez les Regraga une paysanne me dit un jour :

« Revenez nous voir au temps des raisins et des figues ! »

Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski :Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message :

« Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».

Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai. Mais déjà le centre solaire doré du mythe dérive avec ses pieds calleux et ses haillons dans la linéarité irréversible de l’histoire.


Abdelkader MANA

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16:13 Écrit par elhajthami dans Regraga | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : regraga | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

19/01/2010

Dites-le avec les fleurs

 

Dites - le avec les fleurs

Par Abdelkader Mana

 

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Brahim Mountir

le peintre - abeille

En ce mois d’août 2008, je croise par hasard à Essaouira, Brahim Mountir, né à Tidzi, au pied de la montagne et au milieu des arganiers du pays Hahî. Je savais déjà qu’il avait perdu la vue à cause de son diabet. Son fils lui tient lieu de  guide. Qu’y a-t-il de plus terrible pour un peintre que de perdre la vue, de  ne pas voire les couleurs du jour ? Il me dit : « Je reconnais ta voix et je peux distinguer les rayures de ta chemise ». Résigné mais plein d’espoir qu’un jour il pourra à nouveau recouvrir sa vue, retrouver les lumières de la vie.

Je l’ai connu il y a plus de vingt ans de cela, il gérait alors le restaurant le « Mogador ». Il  venait de se faire connaître par ses estompes à base de pollen, ce qui me conduisit à avoir avec lui l’entretien suivant :

 

 

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- Art culinaire et peinture, même cuisine ?

- Mon travail, c’est à la fois le printemps et le dindon ! (rire) L’encre, je le tiens des fleurs du printemps et mon pinceau est une plume du dindon ! On reste toujours avec la nature parce qu’il n’y a pas mieux que la nature. L’encre et la matière, je les fabrique moi-même une fois par an à partir du coquelicot (rouge) d’une fleure bleue que les berbères nomment « l’œil d’une romaine » et de toutes les autres couleurs du printemps. Si je ne garde que le rouge, j’aurai une couleur un peu forte pour mon goût, de même que si je garde le jaune ou le bleu à l’état pur. Avec l’extrait de mélange de toutes les couleurs de la prairie, j’obtiens une couleur rose que je laisse stagner un bon moment. Au bout d’un an, elle vire au marron-sombre. Une couleur qui ne change plus, mais plus elle vieillit, plus elle devient belle.

 

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- Comme le miel ?

- Si tu veux(rire).

- C’est le miel des choses parce que le miel aussi provient des fleurs ?

- Je suis une abeille ; alors ! (rire). La reine des abeilles. C’est le meilleurs insecte du monde. En fait, j’obtiens deux couleurs : si j’appuie sur la plume, ça donne du noir, et si je touche légèrement, elle me donne la couleur marron. Entre ces deux couleurs, il y a le blanc. Voilà comment j’arrive avec une seule couleur à en faire ressortir trois, vives et naturelles. C’est que je suis d’abord un biochimiste avant d’être un artiste (rire).

 

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Mountir

- Au commencement était le grain de pollen, et le résultat est encore un grain de pollen : une espèce de serpent qui se mord la queue ?

- C’est le merlan en colère ! Nous revoilà encore avec la cuisine (rire)

- Est-ce le feu qui est le lien entre les deux arts ?

- Il y a aussi le dosage de la matière.

- Ton pointillisme fait penser à l’estompe japonaise ?

- C’est ce que tout le monde me dit, mais c’est une pure coïncidence si mon style ressemble à l’estompe japonaise.

- On trouve aussi cette affinité artistique entre la musique berbère et la musique asiatique : de là à penser que les berbères sont d’origine asiatique, voilà un pas que je ne franchirai pas. Mais pourquoi tes paysages sont-ils estompés ?

- Parce que ce ne sont pas des paysages réels mais imaginaires. Je suis né au pied d’une montagne, c’est pour cela que je suis influencé par les beaux paysages...

 

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- Une transfiguration du paysage vécu par le rêve ?

- Et le pointillisme...Mes tableaux essaient de reproduire au niveau imaginaire la variété des reliefs : montagnes, collines, plateaux, oueds, et même plaines.

- On a l’impression de strates de reliefs, de superpositions de paysages ?

- C’est une grimpée de paysages en escaliers. Chez nous au pays Haha, le principal arbre, c’est l’arganier. Sur mes tableaux, il y a toujours un arganier, que je peins des fois sans fleurs ni feuilles. C’est un arbre sacré chez les habitants depuis toujours.

 

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Mountir

Maintenant qu’il distingue à peine les rayures de ma chemise, et qu’il me reconnaît surtout au timbre de ma voix, je n’ai pas eu le courage de lui demander s’il a toujours envie de peindre ses estompes aux couleurs si fines et si délicates.Maintenant, c'est le fils qui a repris le relais du père en utilisant la même technique.Grains de pollen, grains de sable.Ils sont deux artistes  d'Essaouira à recourir au pointillisme: Mountir à base de pollen et Oulamine à base de grains de sable.

Oulamine commence par un point et termine par un autre, parce que la vie elle-même commence par la poussière et finit dans la poussière. Il pratique, un pointillisme figuratif, inspiré de scènes insolites du bord de mer : le saut d’un poisson en dehors de l’eau,la rumination d’une vache sur le sable, un plat de noyer magique sous un astre noir. Le sablier du peintre immobilise des moments uniques et dépeint des situations à la fois étranges et poétiques, grain de sable, grain de peau, corpuscule de lumière cendrée, molécule d’air et d’eau. Le paysage est reconstitué à partir de ses composantes élémentaires ; plus on ajoute de nouvelles couches de petits points, plus il y a possibilité de combiner lumière et ombre, et de ce jeu se dégagent de nouvelles formes.

 

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Au début des années 1980, Oulamine faisait partie du « groupe kawki ». Un groupe informel, de réflexion sur les arts plastiques, qui ne tarda pas à se disperser, faute de cadre institutionnel approprié. Sidi Kawki, ce marabout de la mer, qui surplombe de son architecture étrange et belle, une magnifique plage préhistorique, protège Manzou de toute influence venue d’ailleurs. C’est son saint protecteur, c’est là qu’on lui avait coupé les cheveux pour la première fois comme le veut la coutume berbère. Les pèlerines s’y rendent pour une incubation, afin de trouver dans le rêve une guérison, les musiciens pour que leur voix ne soit pas désagréable et Manzou pour écouter mugir le chergui sous sa coupole, s’imprégner de la magie du lieu afin de mieux intégrer ses « forces vibratoires » à sa peinture. Mais ce qu'il y a de fantastique chez Mountir, c'est sa dépendance au printemps: il attend le retour de la belle saison pour aller butiner dans la montagne le nectar des plus belles fleurs exactement comme font les abeilles! Il peut d'ailleurs continuer à le faire en recourant à son seul odorat.

 

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Mountir

13:06 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

03/01/2010

Le pointillisme d'Oulamine

Abdellah Oulamine

Le peintre du sable

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Par Andelkader Mana

Au début des années 1980, à Essaouira, Oulamine faisait partie du « groupe Kawki », un groupe informel, de réflexion sur les arts plastiques, qui ne tarda pas à se disperser, faute de cadre institutionnel approprié. Cette première initiation à la peinture, Oulamine la compléta par de nombreux voyages, qui lui permirent de découvrir de nouvelles façons de peindre.

Il pratiqua d'abord, un pointillisme figuratif, inspiré de scènes insolites du bord de mer d'Essaouira et de l'architecture ocre des « kasbahs » du Sud. Le sablier du peintre immobilise des moments uniques - le saut d'un poisson en dehors de l'eau, la rumination d'une vache sur le sable, un plat de noyer magique sous un astre noir - et dépeint des situations à la fois étranges et poétiques, grains de sable, grains de peau, corpuscule de lumière cendrée, molécule d'air et d'eau. Le paysage est reconstitué à partir de ses composantes élémentaires ; plus on ajoute de nouvelles couches de petits points, plus il y a possibilité de combiner lumière et ombre, et de ce jeu se dégagent de nouvelles formes. Oulamine passe parfois des heures à remplir un petit espace de points et de formes minuscules. Avec une pareille technique, il ne peut pas réaliser de grands formats. Ses toiles, sont à l'image d'Essaouira, qui est elle - même une jolie miniature.

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Ces dernières années, Oulamine pratique un art plutôt symbolique. Sur fond d'harmonie géométrique, il combine aux points des signes et des symboles magiques, des bijoux et des tapis berbères. Le contenu cosmologique s'y combine aux formes cosmiques. Oulamine commence par un point et termine par un autre, parce que la vie elle - même commence par la poussière  et finit dans la poussière. Il a donc voulu juste nous montrer qu'il n'y a pas de différence entre l'infiniment petit, ici un point, et l'infiniment grand, qu'il représente par une forme sphérique : l'atome est aussi complexe que la galaxie.

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Cinq années après la parution de cet article dans « Artistes d'Essaouira », notre regretté maître, Georges Lapassade, lui consacrait un autre article (dans « Traces du présent », numéro 2/3 paru en 1994). Il s'agissait là aussi de « poussières », mais comme symbole de la mort. Georges dont l'activité vitale et spirituelle  se réduisait presque exclusivement à l'écriture, avait une conscience aigue de la mort qui peut à tout moment mettre fin à son activité d'écriture :

«  Occupés par nos activités de tous les jours, écrivait - il,  nous vivons dans l'oubli des origines et nous restons ainsi endormis. Oulamine nous réveille de ce sommeil en nous rappelant à sa manière combien ce monde où nous vivons est précaire et fait de poussière. Il peut à chaque instant retourner au néant d'où il est issu. C'est en tout cas, ainsi que j'ai interprété  la succession de quelques unes de ses toiles, en les regardant comme les moments successifs d'une cosmologie, le jour où, pénétrant dans son atelier, j'en ai fait le tour.

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Il y avait d'abord un ovale blanc qui m'a semblé représenter la vie encore enveloppée d'où - 2ème toile - s'envolaient des mouettes : une première messagère de la vie sur la terre. Venait ensuite une gerbe de lumière jaillissant sur une toile comme l'écume d'une vague vient exploser dans la lumière du soleil. La répétition joyeuse de cet hymne à la vie était soudain interrompue par un cataclysme. Cette nouvelle explosion de feu n'était plus celle de la vie , mais, au contraire, sa conflagration.

Les âmes mortes des mouettes courant vers le néant d'une apocalypse. Cette fin d'un monde était figurée par une boule de feu, bientôt transformée en une fumée d'un noir intense. Puis c'était le gris des cendres  juste avant l'émergence d'un grand soleil mort, un bloc blanc et glacé errant dans la nuit du cosmos.

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Il m'a semblé, ce jour - là que le pointillisme d'Oulamine trouvait ici sa pleine justification. Loin de consister en une simple technique d'école,  il convenait au rappel angoissé de ce que nous avons oublié, que ce monde n'est qu'un fragile agrégat de poussière et de sable dont la consistance reste précaire. Un conflagration possible à chaque instant, peut le désintégrer et détruire à jamais la vie.

 

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Cette lecture « apocalyptique » d'une œuvre dont la disposition, dans cet atelier , qui n'était peut - être pas due au hasard, était probablement subjective. Mais comment faire autrement ? Notre rapport visuel au monde qui nous entoure et nous fait signe est toujours dialogue avec ce monde. D'autres, très certainement, trouveront dans l'œuvre d'Oulamine des enseignements différents ».

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Au  Maroc, l'héritage intellectuel  de Géorges Lapassade  reste vivant: au début de ce mois de juin 2009,  un peintre qui expose  à Casablanca m'a remis une invitation où il a mis en exergue la citation suivante tirée d'un article que lui avait consacré Georges au début des années 1980:

"Non loin du rêve, les sujets prennent vie du côté intérieur de l'être tandis que la réalité s'y reflète,  dissimulée derrière les voiles de l'imaginaire...Non loin de la théâtralité, le dialogue entre l'imaginaire et le réel se pare d'une réflexion sur notre perception de l'existence humaine et de la réalité"

 

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L'artiste plasticien dont il s'agit est l'ex prisonnier politique, Saïd Hajji qui faisait partie  avec Oulamine  entre autres, du groupe "Kawki" auquel  Georges avait  alors apporté un appui très actif,  par des écrits sur leurs œuvres,  lors du premier festival d'Essaouira "la musique d'abord"(1980-81).  Ce fut un moment essentiel qui marque la naissance de tout un mouvement culturel où s'inscrit ce groupe de peintres mais aussi les recherches ethnographiques sur Essaouira et sa région. Pour  Georges Lapassade, le mouvement pictural des artistes singuliers d'Essaouira n'était en fait, qu'une «  bombe à retardement »  née de la peinture psychédélique qu'a connu la ville avec le mouvement hippie dix ans plus tôt au début des années soixante dix.

Maintenant Oulamine met davantage en avant son activité d'antiquaire du côté de la place de l'horloge, dont il nous dit que « si ce village est bleu et ses remparts ocres , les chiffres romains de son horloge en panne sont noirs ». Mais il n'en continue pas moins d'être l'artiste qu'il a toujours été. Il nous surprend en ce tout début de l'année 2010, en nous tendant un cahier d'écolier où il a griffonné au grès du temps qui passe des poésies méditatives qu'il a composé pour meubler les silences par les mots comme il se plaisait à faire surgir du néant un monde imaginaire en procédant par pointillisme. Une poésie qui évoque en pointillé sa propre peinture, dont elle est en quelques sortes le miroir :

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Terrasses

La médina a poussé de quelques mètres verticalement.

Les mouettes y ont trouvé refuge et y pondent leurs œufs.

Jadis elles le faisaient uniquement au large sur l'île

Ou sur les rochers inaccessibles aux ramasseurs de crabes

Et aux enfants qui pêchent les petits poissons

Appelés bouri ou gaougaou.

La médina a poussé aussi horizontalement

Mais c'est comme si elle ne l'avait pas fait

Puisque les mouettes la fuient

Et les chattes n'y font pas leurs petits.

Seuls ceux qui n'ont rien compris y aménagent

Et la prennent comme foyer.

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Massacre

L'homme de ce pays , quel pêché lui reste - t - il à commettre ?

Quelle vie lui reste - t - il à anéantir ?

Où est la faune d'autrefois ? Où est le putois ?

Où est le lion de l'Atlas ?

A part l'âne, les rats, les chiens et les chats, je ne vois pas.

Le scorpion est enfermé dans la résine,

La femme est devenue gazelle.

La tortue qui rythmait les notes dans son espace

Aujourd'hui participe à la fausse note, devenue carcasse.

D'autres animaux, au lieu de courir dans la nature,

Ornent les murs des palaces.

Seuls quelques migrateurs échappent au massacre

Et le chacal tire encore le fiacre.

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M'STAFA

Salut à toi, sage parmi les personnages !

Que tu sois là-haut dans les cieux

Ou là-bas dans le cimetière au fond de la terre, chante

Et fait danser kharboucha tout au long de la kasbah.

Distribue ton sourire et ta sagesse

A tous ceux qui séjournent

Ainsi qu'aux fidèles noctambules.

Où que tu sois, prince de Mogador,

Je te souhaite le paradis ainsi qu'à tous tes semblables.

Aujourd'hui que tout t'es égal,

C'est à mon tour de te demander :

« Entre la lune et les étoiles combien y-a-t-il d'intervalles ? »

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Le vert

La couleur verte n'est pas morte, elle ne mourra jamais,

Je l'ai vu ressurgir après chaque pluie.

La terre est verte, l'émeraude, le jade le sont aussi.

Tout le monde se laisse emporté par sabeauté,

La verdure n'est autre que la vie.

Toi aux cheveux noirs tu resteras exclu

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De toutes les sensibilités, tu mourras

Sans avoir goûter au brai sens de la vie.

Pour nous tous, chaque feuille verte est trésor renouvelé.

Tous les textes sacrés on en parlé,

Qu'elle soit ici sur la Terre ou dans le paradis.

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Le berger

Comme la pluie est le lien entre le ciel et la terre,

L'eau des lacs est le miroir des étoiles (y compris Jupiter).

Les montagnes s'élèvent  pour accueillir les gouttes messagères

Chaque goûte qui tombe porte en elle une vie particulière

Le berger a bien compris le message depuis des millénaires :

Il joue sa musique tout le long des rivières

Pour maintenir en harmonie ce dialogue entre le ciel et la terre

Gardant l'œil sur la chèvre qui danse sur les branches

Avec une joie singulière.

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Un autre jour

Que je sois la montagne et toi le volcan

Que je sois le feu et toi la flamme

Que je sois l'eau et toi son âme

Que je sois le père et toi l'enfant

Que je sois la parole et toi le son

Que je sois le sourd et toi le muet

Que je sois la musique et toi le rythme

Je sais que demain ne sera jamais le même.

 

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Le voyage

Chaque naissance est un nouveau départ

Pour un nouveau long voyage

Les sentiers se croisent et se recroisent

Tout le long de la ruée vers je ne sais quels rivages

En plein vacarme les cris de joie et de détresse

Se mélangent avec le bruit des orages

Toute chose vivante empreinte le chemin quelle aura choisi

Avec ou sans bagage .

Quelque soit son âge l'homme ne maîtrise en réalité

Que trop de bavardages

Bien sûr le voyage continue après la mort

En silence terrible et discrètement sage.

 

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Abdellah Oulamine, et son chat dans son magazin d'antiquaire place de l'horloge

Muré dans un silence « terrible et sage », Oulamine n'en continue pas moins d'observer les contradictions qui minent une ville où « les choses ne tournent pas comme on souhaite » :

« Le vent souffle du nord, mais les gens l'attribuent au sud »

Et de conclure avec le Mejdoub qu' « il faut se rappeler que cette cité, si belle, si bleue et noire, sera noyée tôt ou tard comme l'a prédit un lucide vieillard »

 

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Entouré de vieux tapis, de mobiliers du haut Atlas et de bijoux berbères, il compare l'inconstance de l'homme au comportement trempe l'œil du caméléon et observe méditatif que « seul l'or se montre toujours tel qu'il est : il n'a rien à cacher à personne quel qu'il soit le lieu. C'est ce qui fait attirer sur lui tous les regards ». Il a parfois envie de fuir loin de cette ville où tous les rêves se brisent violemment au pied des murailles , symbole par excellence de l'embargo eternel. » Ce qui lui donne parfois l'envie de sauter par-dessus ces murailles de l'enfermement pour s'en aller ailleurs, « en haut des cimes de l'Atlas ».

Abdelkader Mana


17:14 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arts, poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook