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01/12/2009

Aïta

Les chevaux déferlent sur les chevaux


Ma part de l’interdit,

Je ne l'ai pas encore vendue. Aïta des plaines côtières.

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Un brouillard épais est tombé sur la forêt, tandis qu’au loin, une superbe aube dorée se lève. Cà et là, de très beaux chevaux attendent que leur maître se réveille. Les cavaliers sont de la tribu Hart. Ils sont venus à l’invitation du milliardaire Chaâbi pour fêter le ministre. On assiste à ce moment-vendredi 21 avril 1984- à un véritable « ballet des pèlerinages ». Des mouvements inter - tribaux sillonnent la plaine côtière dans tous les sens, du piedmont de l’Atlas à l’Océan Atlantique. Ces multiples pèlerinages ont dû jouer un rôle d’apaisement des conflits qui peuvent surgir de la segmentarité. Ce sont des mouvements à calendrier et à itinéraires précis fondés sur des traditions séculaires.

Sur ânes et mulets, une fraction des Abda est venue présenter ses offrandes à la zaouia de Tikten en pays Chiadmî. Je demande à l’un d’entre eux :

- Depuis quand venez-vous ici en pèlerinage ?

- Depuis des siècles, c’est une tradition non datée. Nous leur rendons visite au printemps, mais ils viennent aussi chez nous en été. Ils caprifient notre pays –imarstou bladna- et maudissent le moineau pour l’éloigner de nos champs. Grâce à leur baraka, on peut devenir un excellent moissonneur, un excellent chasseur et un excellent musicien. A Sidi Marzoug où se trouve maintenant la taïfa, les musiciens déposent leur instrument et voient en rêve le marabout leur offrir le don de composer et de chanter. Nous vivons une grande fête organisée par les serviteurs en l’honneur de la zaouia de Tikten : les cavaliers du Hart et les chikhatesAbda.

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Une chikhate vient danser pour le plus beau cavalier, celui-ci dédaigneux, lui crie : « Ne secoue pas tes poux sur moi ! »


Je m’assoupis de fatigue. Je vois en rêve un cheval blanc qui me poursuit au milieu d’une forêt. Au milieu de la nuit, l’air de Sidi Driss répété sur tous les tons par la plus belle chikhate sous la lune me réveille. En me jetant un regard de feu, elle continue sa mélopée :


Nous sommes dans une nuit lunaire

C’est la nuit du bien aimé

Le henné tombe dans le lait

Nous sommes dans la nuit du parcours

Le henné tombe dans la cour...

Un cavalier des Abda se lève et lui passe un collier de billets de banque au milieu des applaudissements puis se tournant vers ses compagnons, il entonne :


Ô gens des Abda aujourd’hui c’est la fantasia

Cette vie s’en va, c’est vers la mort qu’elle s’en va.

Jouissons donc du toast qui fait rougir les joues,

Jouissons donc du toast qui fait briller les yeux !

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La chikhate lui réplique :


Ô mon cher, ne me ferme pas la porte de ton jardin,

Puisque c’est pour toi que mon cœur brûle de chagrin !


L’aïta(l’appel) est un genre musical, spécifique aux plaines atlantiques arabophones, céréalières et pastorales. Remontant à l’implantation des Béni Hilal et des Béni Maâquil, elle porte la marque des chevaliers errants tout autant que d’une sensualité ritualisée. Ses trois variantes modulent entre grave et aiguë toute la richesse poétique et musicale de ce genre.

Dans le jargon de l’aïta, l’air musical est désigné par le terme lahwa, qui signifie aussi Éros et Esprit du vent. Un dicton ne dit-il pas que « lahwaest né à Safi, a grandi à Casablanca, a acquis sa maturité à Settat pour mourir à Khouribga », la ville minière ?

On distingue trois types d’aïta :

Le Marsaoui (de Marsa = port), des plaines côtières, qui s’étend de Safi à Casablanca et englobe également la plaine de la Chaouia avec, pour centre, Settat.

Le Haouzi, ou Aïtacontinentale, qui s’étend à l’ensemble des tribus arabophones du Haouz de Marrakech, en particulier aux Sraghna et aux Rehamna.

Le Zaari, dont le centre de rayonnement se situe aux Zaërs (aux environs de Rabat), et qui s’étend aux tribus arabophones de Beni Mellal et de Tadla, à partir de Kasbah Tadla et Fquih Ben Saleh.

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Il faut avoir une oreille d’initié pour distinguer ces différents genres. Dans le Haouzi, le rythme l’emporte largement sur les paroles. Il est entièrement fondé sur une technique vocale qui fait de la gorge elle-même, un instrument de musique :


« Dans le Haouzi, aux tonalités aiguës, on chante avec la tête.Alors que pour le Mersaoui, aux tonalités graves, on chante avec le ventre ».


On accorde la plus haute importance à la parole proférée lentement, couplet par couplet, en imitant gestuellement, corporellement, le flux et le reflux des marées :


« Allons voir la mer

Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».


Codifié par la tradition, le répertoire marsaoui obéit à des règles immuables : depuis le temps du caïdalisme, il n’a changé ni dans sa structure ni dans son contenu. On chante toujours Kharboucha, les chevaux déferlent sur les chevaux, Sa flamme est allumée etc.


Par contre le zaâriest une improvisation permanente et libre sur des thèmes plus actuels, tel celui de l’émigration clandestine chantée à Fquih Ben Saleh : ce chant de tradition orale raconte les bœufs vendus pour obtenir le visa, l’argent jeté à la mer, le retour les mains vides, les déceptions, les naufrages de Gibraltar, et les mères éplorées qui serrent dans leurs bras un tombeau, au lieu du corps vivant de leur fils.


Pour enquête sur le genre aïta, je me suis rendu à deux reprises à Settat, la première fois, en 1986, pour le compte de Maroc-Soir, sous le titre « Pleins Feux sur Settat », et j’y suis revenu une seconde fois, au début des années quatre-vingt-dix, pour le compte de la revue « Rivages », où j’ai publié un autre article intitulé « l’Aïta entre l’aigu et le grave », ce qui suit est la synthèse de ces deux reportages :


Imaginez une ville où en sortant de chez vous, vous êtes en plein champ de blé qui vous transmet d’une manière diffuse les mystères du printemps. Cette ville existe, j’ai nommé Settat. Depuis sa création au XVIIesiècle, Settat jouait un rôle de ville-relais entre le Nord et le Sud du pays. C’était une importante nzala étape de caravane qui s’organisait autour de la source de « Aïn Zattat » (toponyme qui signifie « faire passer quelqu’un », au-delà du guet-apens des coupeurs de route).


Au vu de l’importance de ce carrefour stratégique au cœur de la riche plaine de la Chaouia, Settat était un énorme marché au grain  et pour y assurer la sécurité des fructueuses transactions, Moulay Ismaïl décida d’y construire une kasbah en 1684, autour de laquelle se sont développés des jardins potagers. Comme toutes les vieilles médinas maghrébines, progressivement se sont formés des quartiers avec une structure segmentaire à l’image des tribus environnantes : chaque quartier portait le nom d’un chef de tribu.


Après les pluies torrentielles et bienfaitrices, le soleil vint pour insuffler cette vitalité mystérieuse dont l’un des noms est  Settat. On ne peut, en effet, résister au charme d’une ville qui a pour manteau le printemps et pour emblème l’hospitalité. J’exulte, antique souvenir des Berghouatas, elle vous fait battre le cœur du Maroc profond et séculaire.


Settat, c’est le cœur de la Chaouia qui n’est rien d’autre que cet espace que la toponymie ancienne désigne sous le vocable de Tamesna qui signifie en berbère ; les terres pleines et fécondes situées entre les clapotis du Bou-Regrâg, et les flux ininterrompus d’Oum R’biâ (la mère du printemps).


Avec l’arrivée des Béni Hilal, le mot Tamesna disparut et lui se substitua celui de la « Chaouia » qui vient étymologiquement de « Chyah » (terme arabe ambivalent qui signifie à la fois, troupeau d’ovins, pâtre et pastoralisme). La Chaouia désigne désormais ce mélange de cultivateurs berbères et d’éleveurs arabe. Ce brassage de population a donné naissance à une civilisation de cultivateurs éleveurs faite de douceur de vivre et d’hospitalité antique. Il a donné naissance à de braves chevaliers qui se distinguèrent par leur lutte contre l’occupation portugaise, en particulier de Mazagan et d’Azemmour, et contre les Français en 1907-08. Ils ont pour éthique le code d’honneur, la valorisation du prestige et cette fierté que résume la notion mystérieuse de « Nakhoua ». On se prend à imaginer leurs 6 000 chevaux galopant à travers la plaine en direction de l’Oum Rbia, mais c’est surtout au moussem estival de Moulya Abdellah Amghar, au sud d’El Jadida qu’ils se distinguent.

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À Settat, se déroule en permanence une espèce de Souk-Okad entre les poètes des tribus environnantes. Il suffit de se diriger vers le  Café de la Paixqui a pignon sur le boulevard Mohamed V pour découvrir une espèce de  mouqafpermanent de la musique et de la poésie. Une espèce de marché de la musique pour répondre à la demande des mariages, et pour animer les soirées autour des feux de joie. C’est le témoignage de la vivacité de la culture populaire à Settat qui n’est ni folklorisée, ni pétrifiée par le tourisme de masse et l’hégémonie de l’industrie culturelle moderne.


Cette tradition orale encore vivante est un témoin privilégié de l’histoire d’une ville et d’une région. Il est significatif qu’on appelle le vers de poésie « habba » (graine) comme si la mélodie était destinée à féconder sur le plan symbolique les épis de maïs et de blé. Dans l’assemblée des poètes et des musiciens, quelqu’un leur dit :


- Dictez-lui quelques bonnes « graines » sur Settat au temps de la kasbah ismaïlia et du grand moussem.


Alors l’un d’entre eux s’avance et chante :


La kasbah de Moulay Ismaïl,

C’est la capitale de la Chaouia.

L’air frais, la terre soyeuse, et les moissons abondantes.

Et le moussem de Sidi Laghlimi ! Leur crie le cafetier.

On lui réplique :

Les jours de l’erreur sont partis,

Les jours de fête sont arrivés

Lève tes yeux pour voir Settat en fête !

Ses chants sont d’une belle audition.

Par la flûte, le bendir, les jeunes nubiles et le vin,

L’esprit est égaré !

Les chevaux galopent et les chikhate chantent.

Au moussem de Sidi Laghlimi,

Settat, mon pays,

Est le refuge des soupirants.


C’est au début de septembre que se tient le moussem de Sid’Laghlimi, saint patron de Settat. C’est le plus important des 40 moussems estivaux de la région. Il s’y déroule une véritable compétition de fantasia accompagnée d’un festival de musique traditionnelle. Les tribus s’y livrent à un énorme potlatch de méchoui et d’offrandes pour bénir les récoltes de l’année écoulée. Un véritable rite de passage avant d’entamer le cycle des labours.


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Au  Café de la Paix, les musiciens qui attendent d’éventuels clients sont originaires non seulement de la Chaouia, mais aussi des Rehamna. Ils forment plus de vingt troupes qui animent des fêtes dans les villes de Settat et de Casablanca, et surtout dans les campagnes environnantes :

Lorsque la nuit tombe

On s’éclaire d’étoiles

Et d’ivresse sous l’olivier.

De tous les jours que fait le bon Dieu, le samedi soir est le moment faste par excellence, celui où aucun musicien ne se repose, dit-on. Devant le café, un violoniste négocie le « prix » de sa participation, avec les chikhate (chanteuses-danseuses) qui doivent l’accompagner, à une circoncision dans un douar. Parfois, les clients ne trouvent même pas de troupes à inviter, comme ce soir où seuls quelques rares violonistes étaient disponibles (on les appelle cheikh, non par vénération, mais au sens de chef d’orchestre). Certains d’entre eux avaient amené six chikhates, et d’autres quatre. Certaines de ces chikhatehabitent Settat, mais il y en a aussi qui viennent de loin : des Oulad Bouziri, de Berrechid, et même de Casablanca.

Dans les environs de Settat, la grande source de Guisser était célèbre pour sa menthe et ses chikhate de Qibbane. Pas un douar de cette tribu — elle en comptait dix - où l’on ne découvrit deux, trois, quatre chikhates. À telle enseigne que l’on disait de quelqu’un : « il a l’aïta de Qibbane ! » pour signifier qu’il maîtrisait cette musique. Ces chikhateallaient partout : dans le pays Chaouia, chez les Doukkala, chez les Abda. L’errance, dans les plaines céréalières et les plateaux moutonniers, est un trait culturel fondamental.

Cependant, ce vivier s’est dispersé avec l’indépendance, certains nationalistes de l’époque considérant la culture populaire comme un obstacle à la modernisation à laquelle ils aspiraient. Le vieux Rahal, violoniste de son état, s’en souvient encore :

- Au temps du Protectorat, on soutenait les chikhate, mais avec l’indépendance, quiconque aurait une fille ou une sœur chikhatel’a chassée. Certaines se sont réfugiées à Kalaâ des Sraghna, d’autres sont venues à Settat.

Victimes d’une incompréhension citadine à prétention puritaine, les gens de l’aïta ont gardé une certaine méfiance vis-à-vis du regard étranger. Je devais accompagner le cheikh Ali Lamzabi  de la tribu des Mzab  à la soirée qu’il animait dans le bled. Revirement de dernière minute, d’abord sous la forme d’une hésitation polie :


- On ne veut pas que tu t’empoussières !

- Sans poussière, lui répondis-je, il n’y a ni aïta, ni tborida (fantasia). C’est ce qui d’ailleurs fait le charme de l’une et de l’autre.


Peine perdue. Il revient plus tard me dire que l’on craignait que les Aroubi interprètent mal ma présence :


- Ils ne croiraient pas que tu es venu savourer leur musique, mais que tu t’es épris d’une chikhate !


L’Aroubi est celui qui parle le dialecte villageois des tribus arabophones, et par extension ce dialecte lui-même : une langue de nomades qui s’est adaptée à la réalité sédentaire, avec quelques métissages intermédiaires, a donc pu créer son propre univers et sa propre saveur, où les initiés peuvent reconnaître l’appel d’un rituel sensuel. L’aïta, c’est l’appel. S’agissait-il, dans quelques antiques origines, d’un appel aux divinités de la nature ? D’après son actuel contenu, elle est appel aux forces vitales, en contrepoids aux froides exigences des normes sociales.


Curieusement, les pasteurs nomades Béni-Meskine ne sont pas des producteurs d’aïta, mais de simples consommateurs. Ils « louent » chez leurs voisins de la musique pour leurs fêtes, comme ils vont y chercher de l’herbe pour leurs troupeaux :

- Quand nous avons un mariage, nous dit l’un d’eux, nous allons chercher les chikhate de l’aïta, dans la Chaouia, au Tadla, ou chez les Sraghna, nos voisins.

Les jours de fête, ils rôtissent de nuit et de jour, 30 à 40 béliers, agrémentant ainsi leur hospitalité de méchouis fabuleux. L’aire géographique de l’aïta se trouve donc circonscrite dans les plaines céréalières, à l’exclusion du plateau à luzernes de ces pasteurs nomades.

Les origines nomades de ces tribus arabophones se font sentir nettement dans les désignations musicales de l’aïta :

R’foud (levée du campement) désigne le début de L’aïta.

Hatta (étape-relai) désigne « la pause musicale »

Seul le mot habba (graine), est emprunté à la céréaliculture, pour désigner la parole poétique. L’ambivalence de la langue arabe fait que ce même mot signifie « pièce de monnaie » ; on vous dit par exemple :

« On ferait la fête tous les jours, s’il y avait l’habba (la monnaie) ».

La parole poétique du chansonnier dépend finalement de la prospérité du paysan et de l’éleveur. Pour un violoniste :

Chaque genre d’aïta a ses propres graines « habba » (ou parole poétique). Chacun a sa façon de lever le campement « r’foud » (ou prélude musical), chacun a sa manière de marquer les étapes (hatta).

Un violoniste doit connaître aussi bien l’ancien que le nouveau répertoire. En cela sa mémoire ressemble à la charge du colporteur (attar), chez qui les femmes des hameaux éloignés trouvent tout ce qu’elles désirent. Dans sa version traditionnelle, l’aïta des ports exaltait les expéditions et le courage des chevaliers et de leurs chefs, les grands caïds. Rahal, le vieux chansonnier de la grande source, a ouvert les yeux sur une aïta qu’on appelait  la gazelle des chasseurs :


En éperonnant le fauve (al Bargui),

Elle m’a piqué au cœur.

Combien de porteurs d’étendards

Ont accompagné les chevaliers errants ?


Par les temps d’anarchie (siba), les porteurs d’étendards ouvraient la marche aux escouades de chevaliers intraitables qui allaient d’une expédition punitive à l’autre (les fameuses harka) apporter la victoire et la notoriété à leur tribu et à leur Caïd. L’une des aïta les plus célèbres ne porte-t-elle pas comme titre, « le déferlement des chevaux sur les chevaux » ? Elle relate par le menu une expédition punitive :


Dans la tourmente et la poussière

À Ben Guerir, tout s’envole.

Des charrettes pour les blessés !

Les aveugles sont délaissés.

Où sont passés les gros moutons ?

Où sont passés les beaux chevaux ?

Au souk de Larbaâ, le moussem devient Harka

Tentes et mâts sont foulés aux pieds.

Bataille du jeudi s’achève le vendredi.

Nous en voulons à la déchéance des jours

Qui font des Chorfa de simples hommes du commun.


C’est surtout lors des moussems-fêtes foraines à la fois commerciales et religieuses, réunissant plusieurs tribus autour d’un sanctuaire, généralement après la période des moissons - qu’ont lieu les manifestations collectives les plus éclatantes :


Moi aussi, El Hâjj Bouchaïb

J’irai au moussem le cœur en fête

D’une tente immense, je planterai les piquets

Et de tapis multicolores, je couvrirai l’intérieur.


Autant que la chevalerie, la thématique agraire est importante ici, comme le souligne Ali, le violoniste du Mzab :

- La première fois, que j’ai pris le violon, j’ai chanté les graines de grenade, qui débutent ainsi :


Au ciel, ils ont suspendu la vigne

Sa propriétaire est en transe

Et son propriétaire un musicien.


Le féminin est associé à la vigne et à l’eau, qui éteint la soif des hommes et de la terre. L’Oum Rbia, « la mère du printemps », s’il n’étanche pas la soif de la terre - il passe par la Chaouia sans l’arroser - n’en menace pas moins les hommes de son inondation :

Oued ! Oued ! Ô Oued

J’ai peur de tes inondations !

Zine, Zine, Ya ma !

J’ai peur de tes foudres !

Il existe une aïta dédiée à  Rabbouha, qui fut emportée par l’Oum Rbia. Sa sœur qui était une chikha s’est mise à se lamenter, en promettant ses charmes à celui qui la sauverait :

Et la chevelure de Rabbouha

Ondulant au milieu de l’inondation

Chaque tresse couvrant une vague.

Et les vaches de Rabbouha

Errant dans les territoires de l’État,

Que celui qui les reconnaîtra

Les emmène à l’abreuvoir !

Dans une qasida de son cru, le violoniste du Mzabi s’amuse à comparer le riche propriétaire terrien aux silos remplis de graines (parce qu’il emploie les machines et les tracteurs) au laboureur qui se contente d’un attelage rustique, un âne et une vache ! Celui-ci serait moins généreux avec les métayers et les chansonniers et, sur le sillage de son araire, il n’y aurait que des poules et des pique-bœufs ! Il passerait son temps à abattre les moineaux ! (Ce qui explique, d’ailleurs, le peu de cas que l’on fait, dans cette région, de l’arboriculture). Selon le sociologue Ahmed Herzenni, « les paysans n’affectionnent pas l’arboriculture, à cause des moineaux et autres volatiles qui y nidifient pour s’attaquer ensuite aux céréales. Cela dit, l’arboriculture aurait été bénéfique, ne serait-ce que le long des pistes : les arbres serviraient de brise-vent, tout en jouant un rôle important contre l’érosion éolienne qui emporte les terres arables ».

Il faut traverser d’infinies étendues de steppes, où broutent ici et là quelques moutons, avant de rencontrer les eucalyptus, les mimosas, les cyprès et les oliviers sauvages des environs de Kalaâ des Sraghna, où prédomine le Saken, ce répertoire musical sacré dédié à Bouya Omar, le guérisseur des possédés, et à Sidi Rahal, le saint homme immunisé contre le feu - ses descendants boivent de l’eau bouillante lors de leur rituel - qui, dit-on, guérit la stérilité. Pour cause justement de stérilité, El Fariati, le violoniste de Kalaâ, a répudié ses trois premières femmes ; il organise une soirée musicale à l’occasion de son quatrième mariage. En attendant que les musiciens accordent leurs violons et chauffent leurs bendirs, les invités regardent un film vidéo où l’on voit le cheikh Stati chanter « Ô toi qui m’a ravi ! » (Achalini). En connaisseur, l’un des invités me dit :

- Si tu veux savourer la vraie aïta, il te faut l’écouter sous la tente des moussems, assis sur une natte, avec une pierre pour seul oreiller, et pour toute lumière, une lampe à pétrole. C’est là que l’aïta se manifeste, et pas à travers l’écran du téléviseur. Pour écouter l’aïta dans sa vérité, aucun artifice ne doit s’interposer entre toi et les musiciens : ni ampli, ni microphone, ni lumière électrique.

La participation, voilà le mot-clé. Il n’y a pas de frontières entre orchestre et spectateur, car ils sont dans une certaine mesure interchangeables. On participe aussi aux frais de la fête collective, par le biais des loghrama, ces billets de monnaie qui permettent de gratifier la beauté de la danse et du chant. Et s’il y a un trait commun à toutes ces tribus arabophones, malgré les nuances existant entre leur personnalité de base, leur territoire, et leur répertoire marsaoui,haouzi,ou zaâri- c’est bien l’esprit de la fête, qu’on appelle ici nachate, et pour lequel, certains sont prêts à consentir des sacrifices qui leur font frôler la ruine :


Ô Baba Driss vends ton jardin

Et viens t’amuser !


On signale que beaucoup de fils d’anciens caïds ont dilapidé leur héritage dans les fêtes des chikhate. Ce comportement ostentatoire est également un héritage : l’une des attributions des caïds des plaines céréalières était d’organiser pour leur tribu de grands cérémonials de cavaliers et de chikhate, afin d’affirmer leur puissance et leur prestige.


Abdelkader MANA















12:34 Écrit par elhajthami dans Aïta | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : musique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

23/11/2009

Les rythmes de Marrakech

Les rythmes de Marrakech

 

 

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En cette fin d’après-midi, l’air commence à fraîchir, et l’éternelle place  Jamaâ-Lafna à s’animer. Tous les jours, à heure fixe, un aveugle y joue de la cithare. Pure poésie. Il chante d’une voix vibrante l’Orient de toujours. Malgré ses cheveux grisonnants, il a ce duende, sans lequel l’auditoire de la halqa se disperserait aussi vite qu’une nuée de moineaux. D’où vient-il ? Probablement du côté de Sidi-Belabbès, ce quartier qui porte le nom de l’un des sept saints patrons de Marrakech. Un saint que l’on dit aussi protecteur des aveugles. Ceux qui écoutent avec les oreilles du cœur et qui voient avec les yeux de la miséricorde. Seraient-ils vraiment disposés à la musique ? En tout cas à Marrakech, nombreux sont les aveugles qui sont aussi musiciens.

 

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Je me dirige vers la Koutoubia, à l’ombre de laquelle se tient chaque fin d’après-midi la halqa du conteur. Les artisans y accourent de toute part pour écouter à l’ombre du vieux minaret la Sira de Saladin, les amours légendaires d’ Antar et Abla, ou encore les fabuleuses aventures d’ Hamza, l’acrobate et d’ Omar Ayar  dont le vol est si agile qu’il devance celui des oiseaux.

Le livre jaune des vieux contes reste un mort parmi les morts, s’il ne trouve pas de conteur professionnel qui peut le ranimer en donnant aux chevaux en cavalcade des sabots d’or :

« Quand le Calife du temps embrassa la terre pour la remercier des bienfaits qu’elle prodigue aux hommes, les maudits se taisent ! »

- Recommence dès le début ! Crie le public.

Une meute de chiens aboie, un âne braie interrompant la narration :

- Voici l’âne, voici le chien, il ne manque plus que le coq !

Il y a constamment un va-et-vient entre le récit du conteur et le commentaire de ce qui se passe tout autour. Une autre mémoire se substitue au néant. Cette durée de l’imaginaire n’existe que par la voix du conteur. Le conteur, c’est celui qui parcourt une géographie imaginaire, qui relate l’histoire des royaumes disparus, ou ceux qui n’ont jamais existé.

 

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Le conte est constamment recréé par la communauté de l’espace imaginaire, qui est d’ici et de nulle part. La Sira c’est le temps à la fois figé et éternel du conte. C’est un voyage suspendu au souffle du conteur, qui transporte les auditeurs en dehors d’ici et d’eux-mêmes. Le conte se situe dans une durée rituelle entre deux prières : la Sira de l’étoile polaire et celle de Saladin.

 

 

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À partir du foyer central que constitue la place Jamaâ-Lafna  un espace ludique qui tient à la fois du cirque , du théâtre et du carnaval  l’esprit de la fête semble gagner toute la ville. Le soir venu, en déambulant dans le labyrinthe de la médina, partout on croise des cortèges répandant leurs flots de musique et de lumière, précédé de vierges portant des cierges. Ces processions rythment tout événement heureux.

 

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On fait appel soit aux laâbates, littéralement les  amuseuses et Dieu sait si l’on s’amuse à Marrakech , soit aux tabbala[1] qui ont pignon sur rue, et qui, en plus de leurs « services musicaux », louent un cheval harnaché pour porter, tel un prince, l’enfant à circoncire. En temps normal, dix boutiques de tabbala répondent à la demande musicale à Marrakech. Mais lors que celle-ci s’accroît  comme en ce moment avec l’arrivée des pèlerins de La Mecque on en engage trente. L’orchestre des tabbala comprend deux tambourinaires, deux hautboïstes et deux trompettistes. Dans une procession, ils sont généralement relayés par les mouaznya qui rythment des mains, accompagnés de la darbouka, du tambourin et du trayère (petit cadre circulaire à sonnailles). Il ne faut pas confondre ces personnages hauts en couleur et bien dans le goût local, qu’on appelle mouaznya (équilibristes) parce que l’équilibre musical coule dans leurs veines, ou rchaïchia (applaudisseurs), avec les joueurs de tambourins de l’Achoura, les dquaïquiya, qui ne se manifestent qu’une fois l’an. Si la daqqa[2] est originaire de Taroudant, l’art des mouaznya est typiquement marrakchi, avec sa gestuelle et son humour.

 

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Un vrai musicien de Marrakech doit connaître tous les rythmes, maîtriser tous les instruments de musiques traditionnelles, et même savoir danser. C’est le sens des mots Bahja (esprit de la fête) et Hyala (esprit de la danse) : la joie qui habite le corps et l’esprit au printemps de l’âge - quand on a assez de musique en soi pour faire danser le monde.

 

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À l’origine, les tambourinaires et les hautboïstes étaient voués à une musique sacrée, ce n’est que par la suite qu’ils ont commencé à animer les fêtes profanes. Un vrai hautboïste est un artiste qui a reçu l’enseignement d’un maître, comme nous l’explique l’amin[3] des tabbala, dinandier de son état :

 

- La lira (flûte de roseau) est la mère du hautbois, en ce sens qu’on s’entraîne d’abord à jouer de la lira avant d’aborder le hautbois. Mais il faut surtout s’initier auprès d’un maître. Un hautbois n’est qu’in simple instrument à huit notes, c’est la tête du musicien qui lui insuffle la transe sacrée qui fait trembler le monde. Aujourd’hui, quiconque tient un hautbois se dit hautboïste.

 

Durant le Ramadan, « les djinns sont enchaînés ». Il n’y a ni transe, ni rituel de possession. Seul, du haut du minaret, le hautboïste lance des airs séraphiques. C’est une musique sacrée de recueillement, d’apaisement après l’épreuve du jeûne de la journée. C’est la seule musique sacrée qu’on entend pendant le Ramadan, comme si les autres instruments et répertoires des confréries étaient diaboliques.

 

 

Un cortège sans harmonie passe justement devant l’échoppe, et le dinandier-hautboïste de s’exclamer :

 

- La ville est devenue sourde et muette !

 

Dans l’ordre de la naissance mythique des instruments de musique, le souffle primordial du hautbois a précédé le rythme du tambour. C’est d’Ouazzane, foyer de mysticisme confrérique, que le hautbois se serait propagé au reste du pays. Comme le chant des oiseaux et le bourdonnement des abeilles réveillent la nature de son sommeil hivernal, « le souffle du hautbois a réveillé un djinn de son profond sommeil annuel. Ce n’est que bien après que le rythme du tambour a commencé à se répandre à travers le monde jusqu’à nos jours ».

 

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La magie de la nuit appelle le silence, la communion du groupe appelle la hadhra (présence divine). Dans la zaouïa, on boit le thé à l’écoute d’une lira (frêle pipeau de roseau) qu’accompagne une voix couverte comme d’un voile invisible :

 

Gloire à Dieu et à toi océan de lumière !

Ô patron d’Ouazzane ne m’oublie pas !

 

Le doux intermède de la lira prépare la phase chaude du hautbois. Les musiciens sont aussi des artisans, d’où la communauté du jargon aux deux espaces artisanal et musical. La partition musicale qui rend la présence du surnaturel possible s’appelle mramma, ou métier à tisser. C’est une juxtaposition de phrases musicales tissées par le hautbois sur la trame constante des instruments de percussion : la réussite de la partition musicale dépend du champ magnétique qui s’établit entre l’orchestre et les danseurs de la place sacrée.

 

 

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Dans une fête de mariage près de Sidi Belabbès, un orchestre de jeunes interprète les chants traditionnels des artisans d’autrefois, le melhûn[4], avec batterie et guitare électrique ! Après la pose, un trio de chikhates[5] de l’aïta[6] du Haouz se joint à eux. La polyvalence des musiciens et l’éclectisme de leur auditoire font que des instruments de musique rock rythment aussi bien un vieux chant citadin qu’une chanson rurale traditionnelle, et tout le monde y trouve son compte ! Un orchestre, en effet, est en perpétuelle recomposition ; ce qui explique l’existence d’orchestres mixte dans le domaine de l’ ala andalouse :

 

- Les musiciens juifs de Marrakech pratiquaient uniquement l’ala andalouse. Lorsqu’on avait besoin d’eux, ou qu’ils avaient besoin de nous, on travaillait ensemble, nous assure le doyen des musiciens de Marrakech Amine Al Moutribine qui tient une boutique de fabrication d’instruments en tous genres près des selliers.

 

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Les Moutribine sont ceux qui procurent le Tarab cette émotion musicale qu’une voix vibrante comme celle d’Oum Kaltoum pousse jusqu’à l’extase, et qui caractérise, entre autres, le melhûn depuis la dynastie saâdienne. L’art de chanter est un don de la jeunesse, et la mélodie des voix, un don de Dieu. Excellente définition du Tarab.

 

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Hâjj Belfatmi s’occupe des fêtes officielles et religieuses, interdit l’ivresse pendant celles-ci (sauf lorsqu’elle est provoquée par Al Moutribine, ceux qui émeuvent par leur voix), intervient quand un orchestre est mal payé et défend l’intérêt des chanteurs à la retraite. Combien de musiciens d’ala évoluant dans la capitale du Royaume n’ont-t-il pas été initiés au sous-sol de sa boutique, où l’on marchande, maintenant que l’Achoura approche, tambours et tambourins ! Cependant Belfatmi reste optimiste quant à l’amélioration du niveau musical à Marrakech : «  Maintenant, quand tu veux indiquer à quelqu’un le seuil d’ala, il t’en montre le fond de la demeure».  Une manière comme une autre de dire combien, grâce aux moyens de diffusion moderne, les disciples sont devenus plus savants que leurs maîtres.

 

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De musique rituelle et conviviale, le répertoire traditionnel est devenu, pour une part, un « produit » destiné à l’animation touristique. Mais si l’industrie touristique contribue à sa folklorisation, elle lui a permis, en contrepartie, de survivre. Marrakech est ainsi l’une des rares villes où reste bien vivante une musique issue de la culture d’antan.

 

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Ainsi la vieille corporation des Nfafriya (trompettistes) est toujours bien vivante, avec son doyen, ou amine, tenancier au Derb Dabachi d’un four public qui sert de siège à ladite corporation, et où il prépare de succulentes Tanjiya. El Hâjj Rahal veille à la répartition des trompettes et des trompettistes. Ils sont quarante-quatre à monter au minaret pour réveiller les jeûneurs du Ramadan à l’heure du sort et pour animer, le restant de l’année, les fêtes profanes.

 

 

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À l’origine du Neffar,[7] il y aurait eu, selon notre témoin-clé, une raison militaire - donner l’alerte surtout lors des attaques nocturnes - et un repentir religieux qui fait penser à la chute originelle après la consommation de la pomme interdite :

« C’est Lalla Aouda - enterrée à Meknès - qui est la patronne des trompettistes. Elle était fille d’un roi qui aurait rompu le Ramadan en mangeant une pêche et une grenade. Pour se faire pardonner on a recommandé, à ce roi, d’entretenir les trompettistes. Il y a des minarets à deux trompettes qui alternent les Taraouih avec un hautboïste, et d’autres qui n’en possèdent qu’une seule. Le souffle de la trompette réveille du sommeil de la nuit, comme le tocsin de la corne réveillera du sommeil de la mort, au Jugement dernier». Dès que la lumière s’allume au sommet du minaret, annonçant la prière de l’aube, le trompettiste interrompt sa communication céleste pour descendre à terre.

 

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Très démonstratif, l’amine des Nfafria nous explique qu’un neffar comprend trois parties :

1. Le tennor avec son embouchure, qui mesure une coudée (50 cm) et six doigts ;

2. Al wasti, le tube du milieu, qui mesure une coudée ;

3. Al fals, qui vaut une coudée et quatre doigts.

 

« Quand on met les trois pièces bout à bout, on obtient cette trompette de trois coudées (150 cm) et dix doigts, qui a fait le tour de tant de régions et de fêtes, à travers tout le Maroc. Nous avons appris ce métier rien qu’en soufflant dans la flûte de roseau. J’ai 84 ans et je souffle dans le neffar depuis l’âge de seize ou dix-neuf ans. Nos ancêtres n’accepteraient pas de nous voir souffler ainsi dans les trompettes ».

Le four public où se terre notre trompettiste est contigu à la boutique des dqaîquiya de la troupe de Baba. Ailleurs les dqaîquiya ne sont disponibles que lors de la fête annuelle de l’achoura, alors qu’ici, on se tient prêt en permanence à toute épreuve, en « tuant le temps » à jouer aux cartes dans cette boutique sise au derb Dabachi.

 

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La daqqa, c’est le rythme à l’état pur. Dans chaque quartier, quelque quarante joueurs de tambourin s’assoient en cercle : c’est le gor. Rythmée lentement par les battements des mains, la mélopée scandée par la moitié terrestre (Lafrach) monte au ciel, hésite en son milieu, avant d’être « saisie » par la moitié céleste (laghta) de l’orchestre. Les deux moitiés se font face, en demi-lune, alors qu’allant de l’une à l’autre, Maître Baba synchronise leur rythme avec son bendir[8].

Dans la compétition entre vieux quartiers de Marrakech - Al-Moqaf, la kasbah, Derb-Dabachi, Isbtiine,  qui se déroulait sur la place de l’anéantissement, Jamaâ-Lafna, les dernières années, c’est le gor des tanneurs qui a emporté le tambourin d’argent — sorte de trophée remis la veille des feux de joie (chaâla). Et au neuvième jour du nouvel an musulman, une procession carnavalesque a lieu, dans le sillage des sept saints, avec des personnages burlesques revêtus de peau de mouton et de chapelets d’escargots.

 

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On peut être illettré, poète et musicien. C’est la cas du Cheikh Jilali Mtired , figure emblématique de Marrakech dont une association de malhûn porte le nom. Simple marchand de légumes et de primeurs, dit-on, il vécut à la fin du XVIIIe siècle. : on doit à ce grand homme des poèmes, des modes de chant, et surtout al Harraz, imité par la suite en tant que mode et en tant que thème. Dans le milieu des artisans,  Jilali Mtired est considéré à Marrakech, comme le prince des poètes. Il prétendait être inspiré par les djinns : une grenouille lui aurait adressé la parole un jour, au bassin des forgerons à Bab Lakhmis, pour l’inviter à une fête de mariage. Quand il eut chanté, les djinns lui offrirent un tambourin d’or ! La légende veut qu’il soit l’inventeur des tambourins !

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Ailleurs, le marché de la musique est médiatisé par des objets - cassettes audio et vidéo. À Marrakech, c’est un marché vivant. Sa spécificité tient au fait que les musiciens professionnels sont disponibles d’une manière permanente. Dans les boutiques, où sont suspendus des instruments à anches, à percussion, ou à corde, il ne s’agit pas d’offrir un produit musical, mais rien moins que les musiciens eux-mêmes ! C’est une espèce de «mouqaf »[9] musical. Une sorte de marché du rythme à la disposition de toute fête organisée dans la ville. Et les instruments sont là, non seulement pour l’orchestre attendant d’éventuels clients, mais aussi pour être loués à des orchestres fantômes. Ce qui prouve que les musiciens « professionnels » ne forment que la partie émergée de l’iceberg : leurs clients se révèlent être parfois eux-mêmes des musiciens occasionnels. Un inoffensif aiguiseur de couteaux peut être à l’occasion un redoutable connaisseur de malhûn. Ainsi en est-il d’Abbas, l’authentique, qui depuis cinquante-quatre ans ne cesse d’aiguiser les couteaux et les mots. Pour lui, les gens sont comparables aux métaux - de l’or au vil alliage - mais le vrai frère, c’est le dirham !

 

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La diffusion massive des minicassettes constitue en soi un phénomène culturel de première importance. Tant pour la reproduction de la musique populaire locale que pour la musique venue d’ailleurs ; les minicassettes sont un nouveau moment dans l’évolution de la culture populaire et sa déstabilisation continuelle. La culture est toujours ambulante et en mouvement : soit elle déambule et voyage comme autrefois, et encore aujourd’hui, en carriole, soit elle emprunte la voie des ondes et des bandes magnétiques. Mais la musique populaire est d’abord une musique à vivre en communion, une musique de participation et de partage : aucune technique ne peut remplacer le plaisir de recueillir le chant des moissonneurs, d’écouter la cantilène d’une bergère à la margelle d’un puits ou de participer à un feu de joie au Haut-Atlas. Abdelkader MANA



[1] Les tabbala : les tambourinaires.

[2] La daqqa, C’est le rythme à l’état pur. À la veille du 1er Moharram, jour de l’an musulman – annoncé par la nouvelle lune — le rythme de la Daqqa envahit les rues de la ville.

Il semblerait que la daqqa — un véritable tapage nocturne qui relève à la fois du charivari et des mascarades carnavalesques — soit originaire de la ville berbère de Taroudant, d’où elle s’est diffusée avec le commerce transsaharien vers Marrakech puis Essaouira.

[3] L’amine : Le doyen des artisans, leur garant.

[4] Le melhûn, comme composante de l’identité culturelle des artisans des vieilles cités marocaines, est à la fois un legs bédouin sur le plan poétique et un legs andalou sur le plan musical. Beaucoup de mots de cette poésie populaire ne sont plus usités. Il serait le chant par lequel les chameliers rythmaient le déhanchement des caravanes.

[5] Chikhates : Chanteuses, danseuses. Chez les Romains, des prostituées sacrées vendaient leurs charmes au bénéfice de la divinité, dans son temple. Il est possible que les chikhate soient les héritières de cette antique tradition méditerranéenne.

[6] L’aïta (l’appel) est un genre musical, spécifique aux plaines atlantiques arabophones, céréalières et pastorales. Remontant à l’implantation des Béni Hilal et des Béni Maâquil, elle porte la marque des chevaliers errants tout autant que d’une sensualité ritualisée. Une aïta des tribus côtières dit :

« Allons voir la mer

Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».

[7] Trompette annonçant les fêtes religieuses

[8] Tambour à cadre muni de sonnailles, permettant au chef d’orchestre de synchroniser la rythmique des percussionnistes. Ainsi au cours du carnaval nocturne de l’achoura, on chantait à Essaouira :

Vaillant compagnon, frappe ton bendir

La nuit est encore longue.

Vaillant compagnon, frappe ton bendir

Vois donc venir l’aube


[9] Mouqaf : Un lieu où l’on se tient debout pour offrir sa force de travail.

00:49 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : musique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook