ABDELKADER MANA statistiques du blog google analytic https://www.atinternet-solutions.com.

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/10/2009

Le Barzakh

Fadela photos 085.jpg

Le Barzakh

 

 

De tous ceux qui sont passés

Hélas, tu te souviens,

Tu connaîtras que la vie n’est rien qu’un chemin

Chant de trouveur


Fadela photos 002.jpg

Vendredi 13 décembre 2002. Il pleut. Vers onze heures du soir, mon père est pris de malaise. Comme d’habitude, ma sœur accourt à son chevet. Personne ne pouvait imaginer encore qu’il s’agit là de la visite de la mort. Je m’assoupis. Le lendemain, samedi 14, vers trois heures du matin, ma sœur m’appelle au chevet de mon père. Le moment est grave. Très affaibli, il parvient dans un souffle à prononcer le prénom qu’il m’avait donné : entre l’instant et l’éternité, nos yeux se croisent pour la dernière fois. Il demande à ma sœur de le soulever — « gaâdini » — pour le maintenir en position assise. Je dois chercher d’urgence notre frère aîné pour d’ultimes à dieux. Dehors, il fait sombre. Des chiens errants aboient. Pleurs et solitude. Au retour, à quatre heures du matin, notre père a rendu l’âme : il ne pouvait plus répondre aux appels désespérés d’Abdelhamid. Dans ma tête se confond le geste que j’ai fait pour fermer les yeux du doyen des marqueteurs d’Essaouira — maâlam Tahar, que Dieu l’ait en sa miséricorde — et celui de l’antique fauconnier des Doukkala qui couvre d’un chaperon le faucon de l’île de Mogador, cet oiseau libre — ce « teir hor » — cet oiseau sacré qui symbolise à la fois le dieu Horus des hiéroglyphes égyptiens, et le dieu de la mort et de l’amour, tel que l’avait représenté dans une ultime peinture notre regretté Boujemaâ Lakhdar, avec son faucon huppé, frappant un Herraz mystique et allant au-devant du sacrifice et de la mort.

Ce dernier mois de l’année 2002, je devais écrire à la demande de M. Retnani mon éditeur — rencontré à « la croisée des chemins » — ce préambule à la réédition des Regraga, en tant que piste de recherche féconde aussi bien pour l’auteur que pour tous ceux qui ont marché sur ses pas. Le destin en a décidé autrement, et c’est finalement d’une prière de l’absent qu’il s’agit. Mon seul mérite, était d’avoir accompagné les Regraga, en tenant un journal de route, rendant visible ce qui était jusque-là « invisible », donnant existence spatio-temporelle à ce qui n’était connu que sous la forme de légendes. Et Comme le dit si bien un vieux dicton marocain : « Allez aux pèlerinages, vous brillez comme des fleurs, restez chez vous, vous serez comme une terre en friche ». En ce 14 décembre 2002, j’accompagne donc mon père à sa dernière demeure, alors que les plaines côtières sont couvertes de verdure lumineuse et précoce, exactement comme à l’aube des années 1980, lorsqu’il m’avait accompagné jusqu’à la porte des Doukkala, d’où je devais me rendre pour la première fois chez les Regraga.

La légende des sept saints regraga s’inscrit dans une vielle tradition méditerranéenne dont la source serait celle des Sept Dormants d’Ephèse en Turquie comme le soulignait en 1957 Louis Massignon :

« En Islam, il s’agit avant tout de « vivre » la sourate XVIII du Qora’n, qui lie les VII dormants à Elie (khadir), maître de la direction spirituelle - et la résurrection des corps dont ils sont les hérauts, avant coureur du Mehdi, au seuil du jugement, avec la transfiguration des âmes, dont les règles de vie érémitiques issues d’Elie sont la clé. Ce culte a donc persisté en Islam, à la fois chez les Chiites et les Sunnites mystiques. »

En Bretagne, par où les sept saints Regraga, auraient passé à leur retour de La Mecque avant d’accoster par leur nef au port d’Agoz à l’embouchure de l’oued Tensift, Massignon notait :

« En Bretagne spécialement, le nombre des Sept Dormants raviva une très ancienne dévotion celtique au septénaire, seul nombre virginal dans la décade (Pythagore), chiffre archétypique du serment. On est tenté de penser que c’est une dévotion locale aux sept d’Ephèse, qui a précédé et provoqué les cultes locaux aux VII saints en Bretagne. »

Par-delà l’ethnographie d’Essaouira et sa région, mon père a été finalement mon initiateur à l’écriture.

J’écris ces lignes le vendredi, jour de la visite aux morts en ayant une très intense pensée pour mon père, et à ce propos la lecture des « sept serments aux morts » de Carl-Gustav Jung, en date de 1916, m’apporte un certain réconfort, dans la mesure où il y considère le Néant identique à la Plénitude :


« Dans linfini, le plein ne se distingue pas du vide. Le Néant est vide et plein. Le Néant et la Plénitude, nous lappelons Plérôme. Nous nous distinguons du Plérôme en tant que créature limitée dans le temps et lespace ».


Il me plaît beaucoup de penser que ce « Plérôme » de Carl-Gustav Jung est l’équivalent du « Barzakh », cette station stellaire où, selon les musulmans, les âmes mortes reposent en attendant leur résurrection au jour du Jugement dernier. Et à mon sens c’est le refus d’être livré à la dissolution dans le néant qui explique la philosophie profonde des Regraga, qui contribuent à la résurrection du printemps après la mort hivernale exactement comme les Sept Dormants ont ressuscité après une longue dormition. Long voyage des hommes autour du printemps, long voyage de l’âme après la mort. Les prières augmentent les lumières des étoiles, et jettent un pont par-dessus la mort.


Selon la tradition musulmane, le Barzakh, est ce monde intermédiaire dans lequel, les morts doivent séjourner pendant quarante jours avant de connaître le sort que leur reserve Nakîr et Mounkar , les anges chargés de les interroger et d’émettre un jugement sur leur vie .Le Barzakh serait l’isthme qui relie les deux mondes. Dans deux pasages du Coran, il est question de deux mers, ou vaste étendue d’eau, l’une douce, l’autre salée, entre lesquel il y a un Barzakh qui les empêche de se confondre :

« Les gens de l’Isthme sont entre l’ici-bas et l’au-delà. Derrière eux, cependant, il y a le monde intermédiaire, pour jusqu’au jour où il seront ressuscités. » (XXIII, 100).

« Il a lâché les deux mers pour se rejoindre, avec entre elles deux un seuil à ne pas enfreindre. » (55, 17-18).

En eschatologie, le mot Barzakh est employé pour déigner la limite du monde humain, et sa séparation d’avec le monde des esprits purs et de Dieu.


Juste après sa mort, je voulais écrire un livre sur la marqueterie d’Essaouira en hommage à mon père Un ouvrage qui en sauvegarderait la mémoire. Une fois à Essaouira, je me rends au complexe artisanal de Bab Marrakech, où je rencontre le marqueteur Abdelkader El Himri, ami de mon père. Il me dit que mon père était très préoccupé par le devenir de la corporation des marqueteurs, et que les œuvres des grands maâlam, comme lui disparaissent avec leur auteur. D’un autre côté, il me signale qu’au début des années 1980, toutes les archives de la coopérative des marqueteurs, fondée le 10 octobre 1949, ont été victimes d’un incendie. C’est dire que le devoir de mémoire était devenu une urgence.

Abdelkader MANA

Photos-0126.jpg













04:22 Écrit par elhajthami dans Mogador | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mogador | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

21/10/2009

Sucrerie saâdienne

La sucrerie saâdienne

PICT0073.JPG

 

Au Maroc le sucre est lié au cérémonial du thé :

 

- Viens que je te prépare le thé !

- Laisse-moi, je ne veux pas de thé.

- Viens ! L’eau est bouillante et les amandes sont grillées.

- Laisses-moi, je ne veux pas de thé !

- Combien de reproches nous avons supporté pour toi ?

- Viens que je te prépare le thé ; je suis l’aigle qui fond sur le rocher !

(Chant du Raïs Aïsar des Haha)

 

Au bord de l’oued Ksob, les Saâdiens avaient établi une ancienne Essaouira , « Souira Qdima », autour d’un pressoir de canne à sucre. Cette sucrerie qui a fonctionné régulièrement de 1576  à 1603, aurait élaboré du sucre roux (sukkar ahmar), qu’Ahmed El Mansour Dahbi expédiait en Italie en contre partie du marbre de Toscane, comme nous l’apprend « Nozhat el Hadi » d’El Ouafrani : « Le marbre apporté d’Italie était payé en sucre, poids pour poids. »

 


PICT0057.JPG

On découvre les ruines de la sucrerie, près de Larbaâ des Ida Ou Gourd, au milieu des arganeraies où des dromadaires – qui semblent attendre depuis une eternité de nouvelles charges de sucre – broutent la cîme rutilante des arbres : l’arganier s’est substitué à la canne à sucre. Nulle route ne mène plus à cette ancienne fabrique saâdienne ; la voie du sucre est devenue terrain de labour et la forêt enserre les vieilles murailles en pisé.

 

PICT0078.JPG

On voit encore l’emplacement de la chute d’eau et les traces de frottement laissées par la roue hydraulique. Sur de grandes distances, de splendides aqueducs (Targa) en pisé – actuellement desséchés – acheminaientt l’eau depuis la source chaude d’Irghane jusqu’à la sucrerie. L’eau qui faisait tourner la roue hydraulique était ensuite amené à grand frais vers « l’Oulja » du bas et distribuée aux planteurs suivant la règle des tours d’eau.

 

Le broyeur principal se trouvait dans l’axe même de la roue hydraulique. Les deux broyeurs secondaires occupaient une position latérale. A la base de chaque broyeur prenaient naissance un canal d’écoulemnt destiné à recueillir les produits de trituration et à les acheminer vers la citerne en vue de la cuisson. On dénombre six fours à sucre qui servaient à la fabrication des moules en terre cuite d’une contenance de cinq kilos. Les débris de ces moules à sucre jonchent encore l’emplacement des anciens fours.

 

 

La culture de la canne à sucre autour d’un système hydraulique complexe et étendu avait  réclamé l’utilisation d’esclaves, mains d’œuvre peu coûteuse : aux environs de la fabrique, il existe un cimetière d’esclaves (Roudat Laâbid) plusieurs hameaux d’Isemganes(« Les Noirs » en berbère) et on peut encore rencontrer les descendants des potiers noirs qui fabriquaient les moules à sucre en terre cuite.

PICT0049.JPG


Le souvenir de cette fabrique de sucre se perpétue encore de nos jours chez les riverains de « l’oued ksob » (la rivière de canne) sous la forme d’un mythe :

« Parceque les abeilles vivaient de la fleur de canne à sucre, le Sultan Ahmed El Mansour Dahbi (le Victorieux et le Doré) ordonna la destruction de toutes les ruches de la région. Les soldats ont tout détruit, mais quelques essaims restèrent au milieu des plantations. L’emissaire du Sultan poursuivit à cheval une abeille jusqu’à une ruche cachée dans le silo de Sidi Brahim Ou Aïssa. Lorsque les soldats brulèrent cette dernière ruche, le saint se mit en prière dans les broussailles. Une vipère vint alors s’enrouler autour du cou du fils du Sultan doré qui fit appel aux Gnaoua, aux Aïssaoua et autres gens de transe, en vain. Terrorisé, le Sultan alla trouver Sidi Brahim Ou Aïssa et le supplia de sauver son fils. Le saint y consentit, à condition que le Sultan renonçât aux plantations de cannes et quittât le pays. »

 

Ce mythe met en évidence la contradiction entre Ahmed El Mansour Dahbi qui avait une option économique à caractère spéculatif – la production du sucre – et la production du miel qui constituait la nourriture ordinaire des gens du pays.

 

Les Saâdiens avaient établi de nombreuses autres  sucreries au Maroc, notamment à Chichaoua  dans le Haouz de Marrakech, et le grand Sous. Des esclaves ramenés du Soudan y travaillaient, utilisés en particulier par les Saâdiens pour la construction à Marrakech du Palais El Badî.

 

Depuis la prise de Santa-Cruz-du Cap de Guir (1541), les esclaves chrétiens avaient introduit dans le Sous et le provinces méridionales du Maroc(Haha, Chiadma), les procédés de raffinage. Les chérifs saâdiens possédaient de nombreuses sucreries qu’ils affermaient aux juifs.

 

La rénovation de l’industrie sucrière dans le Sous commence après la prise d’Agadir (1541), lorsque El Ghozzi Moussa - juif convertit à l’Islam - dresse des moulins à sucre à Tiout (vingt kilomètre au sud - est de Taroudant) avec l’aide de captifs faits par le cherif d’Agadir. Dés lors les marchands accourent de toute part, de Fès, de Marrakech, et du pays des nègres parce que le sucre de Sous est particulièrement fin (Marmol, II, 30).

 

Selon une relation de James Thoma, datée des mois de mai / octobre 1552, les trafiquants anglais embarquaient du sucre depuis Agadir :

 

« Départ des trois navires commandés par Thomas Windham au mois de mai 1552. Arrivée à Safi après quinze jours de traversée, ils débarquent une partie de leur marchandise à destination de Marrakech. Ils se rendent ensuite à Santa-Cruz-du-Cap-de-Guir pour y décharger le reste : toiles, draps, corail, ambre, jais etc. Un navire français redoutant de leur part des hostilités, va se mettre sous la protection de la place, qui tire sur eux un coup de canon. Les Anglais ayant déclaré qu’ils sont déjà venus l’année précédante et qu’ils se présentent en trafiquants, avec l’agrément du chérif, on les laisse débarquer leur marchandise ; ils reçoivent la visite du caïd. Ils repartent après un séjour de près de trois mois, ayant embarqué du sucre, des dattes, des amandes, des melasses et du sirop de sucre. Leur nouveau commerce avec le Maroc mécontante les Portugais. Arrivée à Londre à la fin d’octobre 1552. »

 

Le sucre sous ses différentes formes (pannelles, mélasse, moscouades) était vers 1574-1576, et depuis les relations commerciales entre l’Angleterre et le Maroc, le principal produit importé de ce dernier pays. Les plantations de canne, les pressoirs, les raffineries (ingenewes, maseraws) étaient si nombreux sous Moulay Mohamed ech-Cheikh que le sucre se vendait à vil prix au Maroc(El Ouafrâni p.226). Les prix se relevèrent par suite des taxes mises sur les pressoirs (ibidem p.302). Mais le renchérissement du sucre sous Moulay Ahmed el-Mansour eut encore pour cause les spéculations du chérif et des juifs qui affermaient les sucreries. Ceux-ci profitaient de la concurrence que se faisaient les marchands anglais. On sait que les Maures avaient introduit en Espagne la culture de la canne à sucre et qu’il existait de nombreuses raffineries sur toute la côte, de Malaga à Valence. Les amandes furent, comme le sucre, l’un des produits le plus anciennement importé du Maroc en Angleterre»

 

Le 6 juillet 1577, un édit de Moulay Abd-el-Malek est promulgué à Marrakech en faveur des marchands anglais. Edmund Hogan ayant exposé à Moulay Abd-el-Malek les plaintes des marchands anglais contre les juifs qui ont affermé ces sucreries, le chérif ordonna que lesdits marchands, jouiront des mêmes libertés de trafic qu’autrefois, que les trois qualités de sucre leur seront rendues au prix des années passées, pesées avec le poid de la dîme royale de Marrakech.

 

Un mois plus tard le 7 juillet 1577, Moulay Abd-el- Malek promulgue un nouveau édit en faveur des marchands anglais. Les marchands anglais s’étant plaints d’avoir été lésés dans les marchés passés au Maroc pour les achats de sucre, le chérif ordonne aux juifs et autres personnes avec qui ces marchés ont été passés, de livrer dans le délai de trois ans ces commandes de sucre, à défaut de quoi, ils restitueront l’argent.

 

« Otland, 2 septembre 1577, dans sa lettre la reine Elisabeth remercie Moulay Abd-el-Malek du bon accueil qu’il a fait à Hogan et des mesures qu’il a prises en faveur des marchands anglais. Grâce à ces mesures, le commerce du sucre est libéré de toute entrave et le remboursement des sommes dues par les juifs fermiers des sucreries royales est assuré aux dits marchands dans un délai de trois ans. »

 

Les sucreries, qui étaient la base du commerce au Maroc et une grosse source de revenu pour le roi, ont été détruites à la mort de Mouay Ahmed el Mansour en 1603. Une relation d’époque nous le confirme :

 

« On trouve au Maroc en abondance de l’or, du cuivre d’excellente qualité, du sucre, des dattes, de la gomme arabique, de l’ambre, de la cire, des peaux et des chevaux. Les articles étrangers qu’on y cherche le plus sont l’étain, les lames de sabre, les piques, les rames, le fer, le gros drap. La poudre d’or est importée du Soudan ; elle arrive en grande quantité après la conquête de ce pays par Moulay Ahmed el  Mansour en 1591.La culture de la canne à sucre fut extrêmement florissante au Maroc, notamment dans la région du Sous, jusqu’à la mort de Moulay Ahmed el Mansour en 1603, après laquelle les guerres civiles qui éclatèrent entre ses fils ruinèrent les plantations. »

 

Effectivement à la mort de ce sultan saâdien, toutes les sucreries furent détruites probablement à la suite de révoltes d’esclaves.


Abdelkader MANA


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

22:40 Écrit par elhajthami dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Lumière

t05hp48c.jpgSuivons la lumière…



« L’aurore que j’aime se lève la nuit, resplendissante, et n’aura pas de couchant ».

Hallaj.



Le mercredi 1er janvier 2003, je note : tout à l’heure j’irai chercher à Souk Akka — l’une des principales artères de la ville — « Iqad Sarira fi Tarikh Saouira » (lumières sur l’histoire d’Essaouira), pour y décrypter la calligraphie de la porte de l’horloge : mon père me disait se souvenir, qu’en 1930, l’auteur de cet ouvrage l’historiographe « fqih Marrakchi », le père du dramaturge Tayeb Saddiki  montait sur une échelle pour déchiffrer l’inscription, aujourd’hui illisible, parce que trop abîmée par les embruns…

A souk Akka donc, je croise Chokhman, le jeune frère de l’ancien réparateur de vélos, devant lequel nous passions chaque matin en allant à l’école un beignet chaud à la main, et chez qui on louait les vélos pour rejoindre par-delà le pont rose de Tangaro, les « trois palmiers », en suivant les sentiers du bois de mimosas et d’eucalyptus qui longe l’oued ksob et le village hippie de Diabet. C’est à l’ombre de ces denses mimosas et ces hauts eucalyptus que sous des pluies battantes et bénéfiques, nous récoltions des escargots. Bachelier, je m’y rendais, pour lire « De grandes espérances » de Dickens. Poumon de la ville, c’est dans ce bois ombragé que se déroulaient chaque vendredi les pique-niques rituels des artisans , et c’est là aussi qu’accompagnés en calèche avec mon père et ma mère, nous nous perdîmes un jour des années 1960, ne sachant plus trouver d’issue, tellement la végétation était dense…


Enfant, j’ai jeté tous mes cahiers à la mer

Et je suis revenu avec des coquillages et des îles

On me donnait zéro

Et mes yeux d’enfant me donnaient

Le point lointain de l’univers.


Le jeune Chokhman m’apprend que son frère, qui nous louait ses vélos, est décédé il y a juste un an, à tel mois lunaire du calendrier musulman. Je comprends alors ce que disait le sociologue Paul Pascon, en parlant du caractère composite de la société marocaine : elle fonctionne, en effet, selon trois temporalités : la lunaire, la solaire et la grégorienne. Et durant toute ma collaboration avec la deuxième chaîne marocaine, j’ai trouvé énormément de difficultés à faire coïncider le planning de la télévision qui fonctionne selon les temps modernes, avec les fêtes saisonnières et religieuses qui fonctionnent selon le calendrier julien ou lunaire.


Cohabitation simultanée de plusieurs temporalités, mais aussi de diverses mentalités : le magique, le religieux, le scientifique. Les gens ne voient pas ici de contradiction entre science et superstition. Rationnel et irrationnel. Cela est certainement dû à l’absence de débats, tel que cela existe dans les sociétés démocratiques, où on joue carte sur table, sans le moindre tabou. Ici, au contraire, beaucoup d’interdits régissent la vie sociale, sans la moindre remise en cause, sans le moindre esprit critique.


La mort de Chokhman, figure habituelle de mon enfance, m’interpelle pour une autre raison : son atelier se trouvait juste à l’entrée de l’impasse au fond de laquelle se trouve le sanctuaire du saint où l’on se rendait pour obtenir une huile d’olive aux vertus miraculeuses, en particulier contre les rhumatismes, dont souffraient inévitablement les habitants vivant sous ce microclimat humide. Je garde surtout une impression de poésie inaltérable de l’Adwal qui s’y déroulait : mon oncle berbère Mohamad, venait annuellement avec les tolba du pays hahî, y sacrifier un bélier et un bouc noir, et y faire bombance : la vieille coupole et son vieux palmier, le bûcher de l’arrière-cour et ses énormes bouilloires et marmites, les multiples tagines posés à même les carrelages noirs et blancs, sous le figuier sacré, d’où se dégageait une irrésistible odeur d’huile d’argan, la barbiche de tonton et ses prières… De tout cela se dégageait une chaleur et une poésie irréelles et à jamais perdues. Il ne reste plus que le silence, la porte fermée du vieux sanctuaire, dans une ville désormais livrée à la frénésie immobilière et touristique.


Maintenant à Casablanca, nous avons déménagé, moi, ma sœur et ma fille, dans un nouvel appartement, et j’ai dû me rendre tout à l’heure dans l’ancien pour récupérer tous mes documents : une fois dedans, je n’ai pu m’empêcher de sangloter comme un enfant : mon père et ma mère que je n’ose visiter au cimetière de Casablanca  parce que j’aurai aimé qu’ils soient enterrés sous l’olivier sauvage de Lalla Toufella Hsein, la sainte de la vallée heureuse de Tlit au pays hahî, entre le mont Amsiten et le mont Tama, où j’ai passé toutes les vacances de mon enfance et mon adolescence, au hameau de Tassila, aujourd’hui tombé en ruine et où ma grand-mère maternelle nous offrait le Balghou , à base de blé tendre, d’huile d’argan et de lait de chèvre…semblent toujours présents dans ce lieu. Le musulman, me dit-on, ne choisit pas sa terre d’élection : il doit être enterré là où la mort l’a surpris. Car la terre entière est temple de Dieu.


C’est dans ce vieil appartement de type colonial, qu’on vient d’évacuer comme tous les autres locataires de l’immeuble  lequel sera bientôt rasé, pour faire place à un édifice flambant neuf, répondant mieux à la fièvre immobilière qui s’est emparée de Casablanca , qu’au cours du Ramadan 1986, je me suis rendu compte de la vacuité de mes reportages à Maroc-Soir (où l’on passait du coq-à-l’âne du jour au lendemain), et du même coup de la valeur de mes notes sur le daour des Regraga de 1984-1985 : j’ai alors retiré d’un couffin, que j’avais acheté en pays chiadmî, la dizaine de calepins écrits en français mais aussi en aroubi – le dialecte du pays chiadmî – et je me suis mis à écrire avec frénésie dans une espèce d’extase mystique, d’une manière continue avec seulement quatre heures de sommeil : si bien qu’à la fin du Ramadan, le livre était pratiquement écrit…


La journée est également bouleversante par les messages de solidarité et de soutien de mes amis Manoël Pénicaud et Falk van Gaver, qui m’encouragent à écrire ce livre, sans lequel je m’enfoncerais à jamais dans le silence et l’anonymat. Et je me dis en cette journée bouleversante, que les valeurs humaines que j’ai perdues avec la mort de mes parents, je peux les retrouver lorsque le destin vous amène à rencontrer l’amitié et la fraternité humaines. Sans quoi, je le répète, à quoi bon écrire dans un pays qui accorde un sort si peu enviable aux choses de l’esprit…

« Le journal de route » que j’ai écrit sur les Regraga, est non seulement un « style », mais un héritage : Chez nous les Arabo-Berbères, et en particulier les Marocains, on excellait uniquement dans la littérature de voyage – le fameux adab Rihla lié au pèlerinage à La Mecque et dont le prototype était celui d’Ibn Battouta, qui décrit son voyage de Tanger à la Chine.


La société marocaine reste une société de tradition orale : il n’y a pas de reconstruction du réel par le récit. Le vécu ne laisse pas de trace. Or sans traces écrites, selon la conception occidentale, il n’y a ni mémoire ni progrès au niveau de la pensée. L’un des enseignements fondamentaux que j’ai reçu de Georges Lapassade, en menant ensemble, une vaste enquête sur « la parole d’Essaouira » au début des années quatre-vingts, c’est non seulement l’obligation de tenir une sorte de compte – rendu sur les apprentissages de chaque jour, mais surtout la vertu pédagogique du « compte-rendu » : au retour de mon pèlerinage chez les Regraga, il venait chaque soir m’écouter : en lui racontant ce qui s’est passé, je me rendais compte que mon subconscient avait enregistré des faits pertinents à mon insu. Mais sans son écoute attentive, je n’aurais certainement pas produit telle ou telle idée intéressante, comme faire le lien avec « l’essai sur le don » de Mauss, « l’éternel retour » de Nietzsche, ou « l’observation participante » de Malinowski : on produit autant par soi-même que par l’écoute amicale de l’autre. Comme me le disait si bien mon ami Georges Lapassade : dans ton cerveau et dans le mien, il n’y a que de l’eau ; la véritable étincelle jaillit dans l’interaction entre les deux. C’est du dialogue que naît la lumière…

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard que la philosophie naisse du compte rendu que faisait Platon, des dialogues qu’entretenait Socrate avec ses disciples. C’est ce qu’a toujours voulu dire mon père qui me répétait inlassablement que la vérité jaillit comme une lumière des échanges qu’entretiennent les esprits. Ce livre est né de l’échange épistolaire avec mon ami le poète Falk Van Gaver : Il faut, lui écrivais-je, que nous continuons cet échange, jusqu’au jour où en jaillira peut-être de la lumière, en tout cas une voie à suivre, une voix à écouter, un livre à construire. En espérant un jour rencontrer ce « duende » dont parlait si bien Garcia Lorca… « Suivons la lumière », me répondit-t-il.


PICT0008.JPG

Abdelkader MANA
















11:00 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : essaouira, poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook