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18/08/2010

Tasila, la colline des désolations

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Tassila

La colline des désolations

 

« C’est la terre que je chanterai, mère Universelle aux solides assises, aïeule vénérable qui nourrit sur son sol tout ce qui existe » Hymne Homérique

Fadela photos 211.jpg Dans notre enfance, on passait souvent les vacances d’été, dans la colline de Tassila en pays hahî où résidait grand-mère. La maison appartenait au mari de sa sœur morte sans avoir laissé d’enfants. Après chaque trituration d’huile d’argan, dont les odeurs m’enivraient, grand – mère nous servait un peu de  lafsis : un mélange d’huile d’argan et de farine de blé tendre, qui devient  belghou, une fois mélangé avec du lait caillé. On l’accompagnait souvent à ses corvées d’eau à la citerne de Boujmada alimentée par les sources souterraines du mont Amsiten. On y rencontrait les jeunes filles aux caftans bariolés et aux bracelets d’argent, et cela suscitait en nous une tendresse indéfinissable qu’on ne savait pas encore appeler du nom d’amour.

Grand-mère chargeait sur son maigre dos voûté, l’outre de chèvre remplie de l’eau glaciale et fraîche de Boujmada, et remontait péniblement la haute colline vers le hameau de Tassila. Pour souffler un peu, elle s’arrêtait à mi-chemin à l’ombre d’un vieux caroubier. Il me plaisait de frotter les feuilles d’une espèce de lentisques au fruit couleur de coccinelle, dont l’odeur représente encore aujourd’hui pour moi le paradis perdu de mon enfance.

En arrivant là-haut à Tassila, nous trouvâmes sa sœur Zahra pétrifiée de peur sur son lit de bois (tissi en berbère). Elle nous expliqua qu’elle venait d’échapper à une mort certaine : au fond de la pièce où elle était en prière se dressa brusquement face à elle, un cobra royal, et la fixa droit dans les yeux. Elle lui dit alors : « Paix sur toi et sur moi, passe ton chemin et laisse-moi continuer le mien ». On dirait que le cobra royal a pleinement compris le message qu’elle lui adressa, puisqu’il se remit à rompre et au lieu de se diriger vers sa victime, se contenta de glisser dehors dans la lumière éblouissante du jour.

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L’un des plus beaux cadeaux que j’avais fait à grand-mère Tahemout et à tante Zahra, ce fut le jour du souk de samedi de Smimou du temps où ce souk était entièrement en pisé, il n’y avait pas encore cette mode uniformisante d’arcades et de tuiles vertes qui gomme toute spécificité architecturale locale. Je leur avais acheté un miroir, un peigne, du henné et du souak : « Mais c’est un cadeau pour jeune mariée ! » s’ésclafa grand-mère. Et elles se mirent toutes les deux à rire aux larmes, de ma naïveté. À tante Zahra, cela lui rappela un vieux chant de noces berbères :

Tafoukt irdi Tougguit maradim imoun ?

Al Hanna Dazenbouâ Karadim imoun!

Quand tu paraîtras soleil, qui va t’accompagner ?

C’est le henné et le bigaradier qui vont t’accompagner !

Après le décès de son père en pays semlalî, grand-mère était venue s’établir au pays hahî, toute petite avec sa mère. C’est là qu’elle convolera, comme on dit, en justes noces, avec Yahya, mon grand – père maternel, qui décédera très jeune de la diphtérie – qu’on appelait  hnicha (serpente) –exactement le même mal qui avait emporté Mina, ma grand-mère paternelle. De même que celle-ci laissa mon père orphelin en très bas âge, Yahya avait laissé orphelins en très bas âge, Zahra ma mère, ses sœurs Fatima et Khaddouj, et ses frères Mohamad, et Hmad. Grand-mère se remariera avec un autre paysan du hameau d’Isbban, dont elle aura leur demi-sœur Rqiya.

Notre grand-mère Tahemoute, décédée à Essaouira l’été de 1978, était restée très attachée à Sidi Hmad Ou Moussa, le saint patron des acrobates et des troubadours chleuhs, près duquel elle se rendait annuellement en pèlerinage après la rentrée des moissons. L’un des derniers moments les plus poignants que j’ai vécu auprès d’elle, concerne le décès de son frère Hmad : un homme paisible à l’imposante barbe blanche, qui vivait dans l’un des hameaux surplombant l’heureuse vallée de Tlit, depuis les escarpements rocailleux du mont Tama. Il n’avait pas d’enfants et vivait avec ceux de son frère Lahcen : une famille profondément religieuse, également issue de la tribu des Semlala, aux environs de la Maison d’Illigh dans le Sous.

Il avait les jambes enflées, au point d’avoir des difficultés à se mouvoir et était venu avec grand-mère, pour se soigner à Essaouira . À l’hôpital, on fit comprendre à grand-mère que la médecine ne pouvait plus rien pour son frère. On décida alors de le ramener chez lui au pays hahî. On se réveilla aux premières lueurs de l’aube. Mon père fit venir un taxi collectif, juste à côté de chez nous, à l’artère principale des  khoddara, les marchands des fruits et légumes, d’où sort le lancinant grésillement des grillons, à cette heure matinale. Les grillons nous ont toujours accompagnés dans nos voyages de l’aube, et nous retrouvons leur grésillement dans les arganiers au plus fort de la canicule.

Nous épaulâmes mon père et moi « Khali Hmad » (qui est en réalité l’oncle maternel de ma mère), et l’accompagnâmes à petits pas jusqu’au taxi où il s’engouffra auprès de sa sœur sur la banquette arrière. Je pris place auprès du chauffeur, et nous partîmes. À peine le taxi avait-il quitté la médina, au moment de s’approvisionner en carburant à la sortie de la ville, que grand-mère éplorée se met à m’adresser de grands signes désespérés : en me retournant, je voyais  Khali Hmad, déversant sur ses genoux un long filet de sang qui lui coulait de la bouche. Le brave homme que j’ai tant aimé et respecté était en train de rendre son dernier soupir sur les genoux de sa sœur au sortir de l’aube et de la ville ! Affolé, le chauffeur, voulait rebrousser chemin. Mais Je lui ai intimé l’ordre de continuer vers notre destinée, car c’est là où il était né qu’il devait reposer pour toujours. Il nous dit d’abord que la loi lui interdisait de transporter les morts, mais ayant pitié de moi et de ma grand-mère, il consentit finalement à nous conduire à notre vallée, où khali Hmad fut finalement inhumé parmi les siens, entre le mont Tama et le mont Amsiten, là où les constellations semblent si proches, qu’on peut adresser ses prières, sans intercesseurs, au Seigneur des Mondes.

Alors que sous un ciel gris, les paysans enterraient khali Hmad au milieu des broussailles, de l’heureuse vallée qui l’avait vu naître, j’adressais des suppliques au mont Tama où les amandiers en fleurs ont l’air d’être couverts de flacons de neige. Mes larmes sont d’autant plus amères, qu’il me faisait penser par sa longue barbe blanche à la mort de Léon Tolstoï dans une simple gare. J’étais alors profondément bouleversé par la lecture de  La sonate à Kreutzer relatant, le destin tragique de l’homme, face à la vieillesse et sa profonde solitude face à la mort. Pour moi, le vieux paysan ayant rendu l’âme dans les bras de sa sœur mystique, personnifiait le brave  moujik d’Isnaïa – Poliana. Alors que les paysans retrouvaient leurs charrues, je continuais à adresser mes suppliques aux montagnes sacrées, en me disant, non pas qu’est-ce que la mort ? Mais pourquoi cette mort en particulier, me faisait tellement penser à celle de l’auteur de  Résurrection ?

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C’est lorsque ma mère atteint l’âge de cinq ans, que sa propre mère l’avait amené en ville à pied avec son frère.Leur mère était d’un grand courage et d’une grande endurance : on raconte que non seulement elle alimentait les maçons en eau, mais qu’elle participait également à leurs travaux. Au cours de ces corvées d’eau qu’elle effectuait de nuit, elle était souvent pistée, par des hyènes, sans pour autant qu’elle soit décontenancée le moins du monde. En cours de route vers Essaouira avec ses deux enfants ; elle transportait ma mère une centaine de mètres,la déposait à l’ombre d’un arganier, puis revenait sur ses pas pour faire de même pour son jeune frère. Leur oncle maternel venait alors de déménager au fond d’une ruelle parallèle, au cœur de la médina, là où habitaient jadis les Manga, une famille mulâtresse connue par sa voyance médiumnique chez les Gnaoua, ces adeptes de rites orgiaques et de mystère.

Ma mère était arrivée à Essaouira à l’âge de cinq ans, vers 1933, c’est-à-dire en pleine période du Dahir Berbère  décret par lequel le Protectorat visait à promouvoir deux juridictions parallèles, le droit coutumier berbère d’un côté, et le  chraâ , ou juridiction musulmane de l’autre. Ce  qui unifia par réaction le nationalisme marocain naissant : dans toutes les mosquées du pays, on répéta le  Latif (prière dite quand la communauté musulmane est gravement mise en danger) : « Seigneur, aie pitié de nous, en ne nous séparant pas de nos frères berbères ! »

Mon frère Majid vient de recueillir, auprès de notre tante maternelle – que nous appelons affectueusement  Lalla – le récit de son arrivée ainsi que de celle de ma mère Zahra Yahya à Essaouira, au cours de la grande famine, dite de l’année hégirienne de 1344, correspondant à l’année 1926, qui vit la fin de la guerre du Rif, et la reddition d’Abd el Krim face à l’offensive franco-espagnole. La-dite famine avait duré sept ans, soit de 1926 à 1933.

Ma mère était née en 1928, en pleine période de famine, et aurait quitté son pays natal au pays hahî à l’âge de cinq ans pour se rendre en compagnie de sa mère à Essaouira, en 1933. Sa grand-mère, originaire de la tribu des Semlala dans le Sous, était elle-même venue au pays hahî, lors d’une précédente famine qui avait frappé le Maroc à la fin du XIXe siècle. Dans un rapport rédigé à l’été 1878, le consul des Etats-Unis à Tanger  Felix Mathews, decrit de manière saisissante cette famine survenue en 1877 après trois années de mauvaises récoltes :

« Des centaines de femmes, d’enfants et d’hommes affamés se deversent à Mogador et à Safi. Bon nombre de campagnards meurent en chemin. Des squelettes vivants, des formes émaciées apparaissent dans les rues. La famine et la maladie, déjà terribles chez les pauvres, s’étendent. Avec l’automne et l’hiver, la detresse des gens va encore empirer.Le gouvernement ne fait absolument rien pour eux...alors que les silots regorgent de céréales. Les juifs sont un peu soulagés par leurs coreligionnaires. »

Il est vraiment paradoxal de voir ce pays agricole à la merci de la disette par suite de la moindre sécheresse, souffrir de la faim devant une mer qui compte parmi les plus riches de l’Atlantique...

C’est  Lalla, l’aînée des filles de Yahya qui partit la première avec sa mère rejoindre, au début de la famine de 1926, son oncle maternel qui était policier à Essaouira au début du Protectorat français sur le Maroc. Affaiblies par la famine, elles ont effectué le trajet en vingt-quatre heures  plus exactement de deux heures du matin, pour éviter l’insolation et la soif, à vingt-trois heures,  au lieu d’une demi-journée en temps normal. Pour avancer,  Lalla s’accrochait à la queue de l’âne qui transportait sa grand-mère, se nourrissant en cours de route, des racines d’une plante grasse dénommée  Guernina , et croisant de nombreuses caravanes, transportant vers Essaouira du charbon de bois d’arganier, cette coupe est l’une des causes de la diminution de cette espèce d’arbre unique au monde , des amendes et de la gomme de sardanaque.

C’étaient les dernières caravanes qui reliaient Mogador à son arrière-pays et à Tombouctou, avant qu’Agadir au Sud et Casablanca au Nord ne supplantent la ville des Gnaoua en tant que principal port du Maroc. Avec la découverte de la machine à vapeur, l’Europe était désormais directement reliée par voix maritime au Sahara et à la boucle du Niger sans avoir à passer par l’ancien « port de Tombouctou », qu’était Mogador.

En cours de route, la jeune fille et sa grand-mère, croisaient aussi, mais plus rarement les « boutefeux » (ces autocars qui fonctionnaient au charbon, et qui transportaient les voyageurs sur leur toit). Une fois la ville en vue, elle devait leur paraître « comme un panier d’œufs au bord d’un lac bleu » comme disait la chanson berbère :

Veux-tu bien que nous ajustions

Son axe au moulin,

Pour moudre en commun

Ton grain et le mien ?

Veux-tu bien qu’en un seul troupeau

Nous mêlions nos ouailles aux tiennes ?

Mais gardes-toi bien

D’y mettre un chacal !

Comment donc, de la plaine,

Surgirait Mogador,

Comment pourrait-on

Haïr qui l’on aime ?

À Essaouira, elles sont accueillies par l’oncle maternel de  Lalla, qui résidait au cœur de la médina, à l’ancien mellah, dont l’artère principale grouillait, le samedi soir, de juifs grignotant des amuse-gueules, en se rendant au cinéma Scala – consulat d’Allemagne jusqu’à la fin du XIXe siècle – tenu par le Sieur Kakon, où ils assistaient en première, aux films muets de Charlie Chaplin. Les négociants juifs tenaient encore les entrepôts de l’ancienne Kasbah (fondée en 1764) et de la nouvelle Kasbah (fondée en 1876, la première n’étant plus suffisante). On appelait ces entrepôts lahraya diyal lagracha : les entrepôts de la gomme de sardanaque (gomme prélevée sur le thuya de l’arrière-pays, mais aussi sur l’acacia du Sahara, et sur les autres essences forestières de l’Afrique subsaharienne). C’est là que  Lalla accompagnait notre grand-mère et lui servait d’interprète avec le négociant Boudad, l’un des propriétaires de ces entrepôts où les femmes traitaient la gomme en séparant le grain d’avec l’ivraie.

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Le voile blanc dénommé haïk était alors l’emblème vestimentaire des femmes de la ville, mais aussi des hommes. Le haïk que portaient ces derniers était muni d’un turban, comme l’atteste cette vieille comptine, que chantaient les jeunes filles et qui fait également allusion au commerce transsaharien, d’où venaient l’or et les pierres précieuses :

Haïki, n’a pas de turban

Haïki, est allé au Soudan

Haïki en a rapporté des pierres précieuses

Haïki, je lui en ai demandé une

Haïki, me l’a offerte.

Une fois, j’avais pris une fièvre terrible à Tassila, mais au soir tout le monde est sorti pour voir la Chevrolet qui vient de s’arrêter en bas de la colline, du côté de la citerne de Boujmada. C’était la luxueuse voiture d’Ahmed, le chauffeur qui promenait les touristes de marque à travers le pays. Il est le fils du policier qui accueillit à Essaouira ma mère et sa sœur, lorsque celles-ci fuyaient les famines des années 1920. J’ai eu à le rencontrer une autre fois à Agadir au début des années 1970 : avec un ami d’adolescence, féru du chanteur égyptien Abdelhalim Hafez, j’avais entrepris un voyage entre Essaouira et Agadir, à bicyclette. Au niveau de la descente de toboggan, j’avais évité à temps un poids lourd qui remontait dans le sens inverse : la descente était trop abrupte et j’ai failli perdre le contrôle de mon vélo, si l’agilité et le réflexe de la jeunesse ne m’étaient venus en secours pour éviter de justesse une collusion qui aurait mis fin à mon existence à l’âge de dix-sept ans !

Nous arrivâmes à Agadir au milieu de la nuit, et le lendemain une énorme Chevrolet s’arrêta à notre hauteur : c’était Ahmed, le chauffeur des vieux touristes fortunés ! Il nous donna de quoi revenir chez nous, en autobus. Il me dépanna à Agadir, dans les années soixante-dix, comme son père avait dépanné ma mère dans les années trente. Depui qu’il avait quitté Essaouira, « l’année du boun » et des pénuries de la deuxième guerre, il habitait au quartier des foires de Casablanca, où il était marié avec une juive marocaine. Tant que ma mère était en vie, on leur rendait souvent visite. Avec sa mort et celle de ma mère, les rapports déjà distendus avec ses enfants, se sont rompus.

Je croyais que toute sa famille a émigré en Espagne et aux Etats –Unis et voilà que pour les besoins de ce livre, on me conduit aujourd’hui vers l’une de ces filles qui habite toujours à la même maison du côté de la foire de Casablanca, où résidaient ses parents depuis l’indépendance du Maroc, voir même avant. Elle m’apprend que sa mère Mina est décédé en 1989 et son père en 1996, après deux mois d’une opération de la prostate. Ce n’est qu’en s’approchant de leur maison que j’ai entraperçu dans un café populaire un client dans le profil me rappela étrangement le sien.

Maintenant sa fille me montre ses photos et tout me revient. Il racontait à ses enfants comment au début des années 1930 il accompagnait à l’aube, son père dans les souks de la région d’Essaouira, où il menait des chameaux chargés de marchandises.L’oncle maternel de ma mère était donc caravanier avant d’être policier du temps du protectorat, où il aurait était aussi cuisinier de Lyautey à Rabat à en croire lalla. Du temps où il vivait à Essaouira, sa maison servait également de gîte d’étape où il recevait gracieusement les hôtes d’Allah de passage dans la ville.

Dans le temps, à un moment où il n’y avait pas d’hôtels pour héberger les étrangers, chaque chef de foyer disposait de deux maisons mitoyennes : l’une pour la famille et l’autre, la douiria (maisonet), pour les célibataires, et les hôtes d’Allah de passage dans la ville. La Douiria,jouxtait la maison familiale proprement dite. Il existe encore de nombreuses maisons témoins de cette époque : généralement l’entrée de la Douiria et celle de la maison familiale ont une décoration en pierre de taille si semblables qu’elles donnent l’impression d’être des portes jumelles. Dans la vieille médina existait aussi (derb laâzara), le quartier réservé uniquement aux célibataires...

Sur les clés des portes individuelles d’Essaouira on voit les mêmes signes et symboles qui se trouvaient déjà sur les portes monumentales de la ville, particulièrement la porte de la marine avec ses coquilles Saint-Jacques et ses croissants : un croissant symbolise la première fête du calendrier lunaire ; deux croissants la deuxième fête du calendrier lunaire. Trois croissants : la troisième fête du calendrier lunaire. Une manière de signaler que l’édification de la maison a coïncidé avec un mois ou une fête sacrée.

À Tassila, tante Zahra, n’avait que les murs, puisque du temps d’Oubella, son mari défunt, les terrains agricoles et les arbres avaient été vendus au prix d’un pain de sucre à un usurier, l’année du  boun : on appelle ainsi, la période de la deuxième guerre mondiale, où les denrées alimentaires de première nécessité étaient rationnées. C’est la dernière des périodes de disette, où les usuriers ont pu acquérir de vastes domaines fonciers au prix d’une « bouchée de pain ». Bien après la mort de notre grand-mère Tahamout et de sa sœur tante Zahra, nous eûmes, moi-même, mon frère Majid et notre cousin Ghani, le courage de remonter vers Tassila : mais le champ de ruine qui nous y accueillit, nous emplit de désolation, avec une secrète satisfaction : personne après elles n’a jamais plus habité ces lieux, où leur souvenir persiste, comme si elles venaient d’en déguerpir après un récent tremblement de terre. Tout est en place, sauf que les blessures sont béantes. C’est le seul moment où la présence des défuntes était tellement évidente qu’on s’est mis tous les trois à pleurer à chaudes larmes : on avait dans ces ruines des sépultures pour des êtres sans sépultures.

Abdelkader MANA

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02:46 Écrit par elhajthami dans le pays Haha, Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poèsie, haut-atlas | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook