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18/08/2010

Caïdalisme

 

Le temps des caïds

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Les ruines de la demeure du caïd M'barek en Neknafa(Ph.A.Mana)

« Le temps de la Siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la jellaba et faisaient parler le baroud. » Fellah marocain


Vers 1840, un seul grand caïd, El Haj Abdellah Ou Bihi commandait une grande partie de la confédération des Haha,  et dominait la plaine du Sous au nom du Makhzen, grâce à l’influence dont il jouissait auprès de Moulay Abderrahmane, a une grande énergie et surtout a une justice intransigeante.Il fit construire la Kasbah d’Azaghar avec ses deux tours rondes et son magasin voûté. Il avait le contrôle de tout le commerce transsaharien qui transitait par le pays Haha. C’était un seigneur tout puissant. Même les Zaouias lui versaient la dîme. En plus, il levait des Toufrît (impôt extraordinaire) de 30 à 40 ouqiya par feu. Il installait partout des Chioukhs et des Oumana. Son commandemant unifia les tribus pendant 20 ans. Mais à sa mort survenue à Marrakech, discordes et déchirements se réveillèrent. Des vers du reis Belaïd, qui vivait aux Ida Ou Bâkil, près de Tiznit, rappellent sa domination sur les Haha et le Sous :


Les Haha ont fait du mal aux Soussis

Ils s’en sont fait entre eux aussi

Aghennaj est mort et passé.

On nous a compté sa puissance

On n’habite jamais les châteaux qu’il a démolis

Et Moulay Idriss où es – t – il ? On l’a remplacé, lui aussi.

El Haj Abdellah Ou Bihi, on nous a dit

Que nul ne fut semblable à lui

Puis est venu Guellouli

Il commanda jusqu’à Oussa, en s’en allant, il emporta

Esclaves, chevaux et chameaux, les chioukhs qu’ils nous ont imposé

Ont mangé ce qu’il a laissé, personne n’y a échappé...

 

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Le pays Haha, (Ph.A.Mana)

Vers 1814, Aghnnaj, caïd des Haha, rayonnait au nom du Makhzen dans le Sous et tenait la Maison d’Illigh sous la menace de son expédition. Le caïd Aghnnaj, était khalifa du Sous pour Moulay Sliman entre 1802 et 1816. Voici encore deux vers qui le concernent :

Aghennaj, nous a tordu la laine et la peau

Aghnnaj en ce temps là, mangeait les Chtouka

Plus tard, on voit, dans le Sous une autre famille de gouverneurs Haha, originaire des Aït Zelten. Le plus connu, El Haj Abdellah Ou Bihi, et son khalifa Moulay Idriss, sont nommés dans la chanson :

El haj Abdellah Ou Bihi, on nous a dit

Que nul ne fut semblable à lui.

Et Moulay Idriss, où est-il ? On l’a remplacé, lui aussi.

 

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"Lalla âbouch":l'arganier sacré du pays Haha(Ph.A.Mana)

Abdellah Ou Bihi, fils de négresse, eut l’autorité sur les douze tribus Haha et sur tout le Sous, jusqu’à l’oued Oulghas. Au sud du fleuve, c’était à Illigh, le royaume de Sidi Lhoucin Ou Hachem, le contemporain et l’ami d’Abdellah Ou Bihi. Les relations du caïd Haha avec le chérif de Tazerwalt étaient à la fois politiques et commerciales. Mogador était le port de Sous, Illigh l’entrepôt du Soudan. Les trois moussems annuels de Sidi Ahmad Ou Moussa, étaient très fréquentés par les caravanes des Haha. Elles apportaient à Illigh des produits d’Europe avec du blé, des chevaux. Elles remportaient l’ambre, l’encens, des étoffes du Soudan, des plumes d’autruche, des esclaves. Tous ces produits du Soudan arrivaient à Illigh, par Tindouf et Tizounin.


Un échange entre deux poétesses du pays Hahî atteste que ce grand caïd était un noir. Elles se sont rencontrées au moussem des femmes au maqâm d’El Jazouli, qui a lieu le 21 mars julien. Il s’agit de Rqiya N’barek,  des Aït Zelten qui fait l’éloge du caïd  en tant que noir et d’Aïcha N’taleb des Neknafa qui en fait la satire :

Rqiya M’barek a dit :

Femme blanche, tu as donné naissance à la laideur et tu l’as porté

Femme noire, tu as donné naissance au seigneur de tous les Haha

Sidi El Haj Abdellah Ou Bihit ô mes frères:

Il est  l’homme le plus courageux de tous les Haha

Ce à quoi Aïcha N’taleb a répondu :

On n’a jamais vu chez les noirs de taleb, de sidi, ou de Moulay El Haj

Ils ne sont connus que des noms de Boujamaâ, Salem et Barka

Abella, prends ta tunique d’esclave et rentre dans la paille !

Prends ton tambour et reviens à tes origines !

 

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En pays Neknafa (Ph.A.Mana)

On rapporta cet échange à El Haj Abdellah, qui convoqua aussitôt Aïcha N’taleb. Celle-ci le trouvant au seuil de sa demeure, lui demande :

- Isamguinou (mon noiraud), le caïd est-il là ?

- Où vas-tu ? Qui t’a envoyé ma vieille ? L’interroge-t-il à son tour.

- C’est ma mauvaise langue qui m’a condamné à venir jusqu’ici.

- Qu’est ce qu’elle t’a fait ?

- On s’est rencontrées au moussem des femmes moi et Rqiya M’barek, la poétesse des Aït Zelten. Elle faisait l’éloge des noirs, et moi leur satire Elle mit son mari dans la confidence, qui rapporta tout au caïd d’Azaghar qui m’a convoqué.


Elle ne savait pas qu’elle s’adressait au caïd en personne. Celui-ci s’est mis alors  à rire sous cape, surtout quand elle l’a affublé du sobriquet d’« Isamguinou » (mon noiraud). Il était en effet  métis, de mère noire et de père blanc, Oumoulid qu’il s’appelait, proclamé caïd lui aussi un vendredi, au moussem du miel de thym à Sidi Abdenaïm d’ Aït Daoud.


La légende du caïd Haj Abdellah Ou Bihi a débordé le 19ème siècle, où il a vécu. Tout ce pays des Haha et du Sous où il faisait régner une paix qu’on savait apprécier, malgré la dureté de sa poigne. Voici ce que m’en disait Mohammad mon oncle maternel un lundi des années 1970 au retour du souk hebdomadaire d’Imin Tlit :

 

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« Caïd El Haj Abdellah Ou Bihi était un devin qui métamorphosait des sacs de blé, en louis or. Il était tellement craint qu’il vint rapidement à bout  des voleurs et autres pillards, de sorte qu’on pouvait laisser sa vache ou sa brebis au milieu des chemins, sans que personne n’ose y toucher. En ce temps là, deux hommes passant en un lieu désert, dans la forêt d’arganiers, rencontrèrent deux bœufs paissant en liberté et en toute sécurité. L’un de ces hommes leur fit la révérence en disant : Que Dieu donne longue vie à El Haj Abdellah. Sa domination ayant débordé le pays Hahî au Sous extrême, il fut convoqué par le sultan au palais où on lui tendit un breuvage empoisonné, don’t il  mourut lentement à Marrakech. »

 

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Amendier en fleur(Ph.A.Mana)

Deux ans après la défaite retentissante de la bataille d’Isly et des bombardements de Tanger et de Mogador, ce grand caïd aurait obtenu du sultan Moulay Abderrahman, l’autorisation d’effectuer le pèlerinage à la Mecque :


« Le 25 chaâbane 1271 de l’hégire (1846), El Haj Abdellah Ou Bihi embarqua dans un babbor (vaisseau) qui lui était propre. Il y transporta, à ses propres frais, toute une compagnie de gens d’Essaouira et de Haha. Après le pèlerinage, il effectua une tournée au Hidjaz, y achetant des propriétés, don’t il fit couler les eaux, avant de les léguer toutes en main morte aux deux Lieux Saints. Dépensant des sommes considérables, il fit aumône aux pauvres et aux handicapés. Après une absence de près de trois années, il accosta à  Essaouira, le lundi 14 rajeb1274/1849, avec sa nombreuse suite,. Le pèlerinage à la Mecque ayant agrandi son prestige et sa réputation. »


Il mourut vers 1868, empoisonné dit-on, par le Makhzen inquiet de sa puissance Voici maintenant dans quelles circonstances, d’après la version recueillie par Justinard vers 1930 :


« Le chérif Sidi Lhaoussin Ou Hachem s’en vint un jour, à la tête de tout son lef des Guezoula, faire « tarzift » à son ami haj Abdellah Ou Bihi, sans doute quand celui-ci revint du pèlerinage. A partir de oued Oulghas, on trouve partout la mouna préparée par les soins d’Ould Bhi. On s’arrêta chez les Guellouli à l’assif Ighezoulen, puis dans l’azaghar n’Aït Zelten. El Haj Abdellah Ou Bih vint recevoir Sidi Lhaoussin et l’emmena chez lui. Après quelques jours de réjouissances, il lui dit :


- Je ne suis qu’un esclave, dans la main du sultan. Que pourrais-je faire s’il arrivait ici mille cavaliers du sultan, m’ordonnant de t’envoyer à Marrakech ? Mieux vaut que tu partes sans plus tarder.

 

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Amendiers en fleurs du pays Haha(Ph.A.Mana)

Sidi Lhaoussin Ou Hachem s’en fut d’abord à Mogador, où il reçut la hdia de tous : Musulmans, Chrétiens, et Juifs. Puis, il reprit le chemin de Sous. Beaucoup de ses gens avaient fait des achats à Mogador sans les payer. La note arriva à Tazerwalt au moussem suivant, et le chérif paya tout.

El Haj Abdellah Ou Bihi écrit une lettre compromettante à Sidi Lhaoussin, lui demandant aide éventuelle contre le Makhzen. Le reqqas aurait perdu cette lettre en passant chez les Chtouka. Un juif aurait trouvé cette lettre et l’aurait portée à un ami des Mtougga, qui aurait été heureux de perdre le chef des Haha et aurait envoyé la lettre au sultan. Sidi Mohamed fit venir à Marrakech le caïd Abdellah Ou Bihi :

- Es-tu un Roi pour recevoir telles visites ? Choisis. Entre le siaf qui va te couper la tête ou ce verre de thé qui va te faire mourir.


Le caïd s’en alla après avoir bu le thé et mourut en rentrant dans sa maison du quartier de Mouassin, à Marrakech. A sa mort Abdellah Ou Bihi  fut enterré (vers 1870-71) au hurm de Sidi Abdeaziz Tabaâ, l’un des sept saints de Marrakech. Plusieurs caïds se disputèrent alors les diverses fractions des Haha et en dernier lieu le caïd Hadj Saïd el-Guellouli qui les réunit en les jetant contre le Sous, don’t il fit la soumission, quand il mourut lui-même.

 

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Le manuscrit de Timsouriîne


Et voici la version que donne de ces évènements le manuscrit que nous venons de découvrir en ce mois d’août 2008,lors de notre récente dérive chez les Neknafa. Il est gauchement écrit par le dernier des Anflous, qui vit toujours au milieu des ruines de ses ancêtres à Timsouriîne :

 

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« Notre histoire se déroula au pays Hahî connu pour ses hautes montagnes, ses puits, ses sources intarissables, ses cours d’eau et ses nombreux arbres.Son territoire est sanctifié par le maqâm (mansion) d’El Jazouli ainsi que par d’autres zaouia telle celle de Sidi Saïd Ou Abdenaïm qui se trouve à Aït Daoud.  Dans les temps anciens, un homme de pouvoir gouvernait ce pays. Il s’agit du caïd El Haj Abdellah Ou Bihi Ou Moulid d’Azaghar, qui reçut ses pouvoirs de Sidi Mohamed ben Abderrahman (1859-1873). Il lui a délégué tous les pouvoirs sur les douze tribus Haha, don’t celle des Naknafa, connus par leurs Oulémas (docteurs de la lois) et leurs fuqahas (docteurs de la foi). Mais aussi par le courage et la bravoure de leurs guerriers, héros de ces temps, qui n’admettaient ni affront à leur honneur, ni humiliation.

Le caïd El Haj Abdellah Ou Bihi avait comme cheikh (auxiliaire, adjoint), un homme sage et expérimenté, le dénommé cheikh Mohamed Anflous, un originaire de la tribu des Aït Oussa au Sahara. »

 

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Selon l’auteur du manuscrit les Anflous seraient originaire du Sahara et plus précisément de Zag :


- La plupart des hameaux de Timsouriîne où se trouve Dar Anflous chez les Neknafa sont originaires du Sahara : Aït Oussa, Assa-Zag, Aguelmim. Ils sont venus s’établir en pays Hahî au 19ème siècle, du temps de Moulay Abderrahman, de Mohamed Ben Abderrahman et de Hassan 1er .L’ancêtre des Anflous était pasteur nomade  venu jadis avec ses troupeaux de camelins et de caprins à la recherche de pâturages à Timsouriîne.Tous les hameaux que vous voyez ici sont originaires soit du Sous soit du Sahara. Ils s’étaient établis avec leurs troupeaux dans ces arganeraies en période de sécheresse.

 

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Poursuivons la lecture de notre manuscrit :


« Si M’barek  et son frère Ahmed Anflous étaient des subordonnés du grand caïd El Haj Abdellah Ou Bihi : M’barek faisait office de  secrétaire particulier et  Ahmed de garde .Par ordre du sultan Mohamed Ben Abderrahman, le caïd gouvernait tout ce pays avec justice et équité. Il a mi fin aux causes du mal et aux fauteurs de troubles.  Un jour, Ahmed Anflous démissionna de sa fonction de garde. Craignant qu’il n’attise la sédition au sein de sa tribu, le caïd lui envoya une « bague d’aman » (gage de vie sauve) par l’entremise de son propre frère. Celui-ci en avertit aussitôt leur mère qui eut peur pour ses fils, mais consentit néomoins à ce qu’ils se rendent à Azaghar auprès du caïd. Les esclaves et la garde noire avertirent ce dernier de l’arrivée du cheikh Ahmed Anflous. Et le caïd de se lever pour l’accueillir, le plaçant à ses côtés, avec tous les égards et l’hospitalité d’usage. Mais une fois mis en confiance, il le désarma illico presto et lui assenât un coup de poignard mortel.

 

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«  El Haj Abdellah Ou Bihi continua encore pour longtemps à gouverner les tribus Haha jusqu’à en extirper les causes du mal et les fauteurs de troubles de son temps. Il mourut à son tour en l’an 1293 de l’hégire, et son fils Mohamed lui succéda comme caïd des Haha.Il prit à son tour pour secrétaire particulier, M’barek Anflous. Ce dernier, pour se venger de l’assassinat de son frère Ahmed, ne tarda pas à discréditer le nouveau caïd auprès des tribus Haha, en lui conseillant de les mater les unes après les autres, sous prétexte d’insubordination, suscitant l’opprobre de tous, en particulier celui des Neknafa. Il l’affubla en plus du sobriquet d’ Amaâdour (le loufoque en berbère). Ne se doutant pas des manipulations don’t il faisait l’objet Amaâdour finit par céder tous ses pouvoirs à M’barek Anflous proclamé caïd des Haha en l’an 1295 de l’hégire. »

Le nom d’Anflous, est donc celui d’une famille des Neknafa qui, après avoir contribué à la chute de la famille Abdellah Ou Bihi des Aït Zelten, conquit à sa place, non sans lutte et grâce à l’appui des Mtougga, la prédominance chez les Haha au temps du sultan Moulay Lhassan. Foucauld dit :

« Anflous, serviteur d’Ould Bihi usurpa le pouvoir après que ce dernier eût été empoisonné par le sultan. »

 

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Le manuscrit de Timsouriîne relate la suite des évènements en ces termes :


« Après avoir destituer Amaâdour, M’barek Anflous se met à soumettre les tribus qui se refusèrent à son pouvoir jusqu’à ce qu’il se heurta chez les Ida Ou Isarne en bord de mer,à la forte résistance d’El Haj Ali L’Qadi, qui aspirait lui aussi à devenir caïd des Haha. Les feux de la discorde s’allumèrent entre les deux prétendants, et leur guerre se poursuivit sans relâche avec son lot de destructions et de malheurs, au point que les tribus se plaignirent au sultan des massacres don’t étaient victimes des musulmans innocents. Ayant appris la destruction de la citadelle d’El Haj Abdellah Ou Bihi à Azaghar, Hassan 1erenvoya son émissaire à M’barek Anflous lui demandant de se rendre à la cour. Mais ce dernier craignant pour sa vie refusa d’obtempérer aux injonctions royales. »


Les Mtougga ne laissèrent pas passer l’occasion de prendre leur revanche des luttes antérieures et de deux pillages de la kasbah du caïd des Mtougga à Bouaboud. Ils mirent la division chez les Haha, s’appuyèrent sur Anflous, tombèrent sur Ould Bihi et pillèrent sa maison. Une mehella makhzen se rendit alors sur place pour faire rendre gorge aux Haha et aux Mtougga, auteur du pillage. A la colère du sultan reprochant au Mtouggui d’avoir piller la maison du Makhzen, le caïd Abdel Malek des Mtougga aurait répondu :


- Et la mienne, étais-ce celle du forgeron ? « Outinou, tin oumzîl ? »


Le chef de l’expédition punitive n’était autre que le jeune Moulay Hassan, fils du sultan Sidi Mohamed. Il campa à Bouriki, où un karkour marque l’emplacement de sa mehella, quand il apprit la nouvelle de la mort de son père et reçut la bay’â qui l’élevait au trône chérifien (1873). Il rentra de suite à Marrakech.

 

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Le manuscrit de Timsouriîne nous dit à ce propos :


« Lors de son expédition au sud du Maroc et dans le Sous, qui eut lieu en  1299 de l’hégire (1874-75), le sultan est venu inspecter en personne le pays Hahî. Il s’est arrêté au lieudit Bouriki où il édifia un rempart. De là, il s’est rendu au maqâm de Sidi M’hand Ou Sliman El Jazouli, où l’accueillirent le caïd M’barek Anflous et son neveu. Se présenta également devant le sultan leur adversaire El Haj Ali L’Qadi. Tout ce beau monde fut conduit à Marrakech où Hassan 1er déchargea M’barek Anflous de sa fonction de caïd pour la confier à Addi Ben Ali M’barek. Mais ce dernier s’avéra incapable de mettre fin au désordre et de gouverner les douze tribus Haha. Après leur reddition, M’barek Anflous, son neveux et El Haj Ali L’Qadi furent jeté en prison, et leurs descendants condamnés à verser annuellement un kharaj (redevance annuelle) en compensation des pillages auxquels il s’étaient livrés contre la citadelle d’ Azaghar. » Sibâ’î note ainsi dans son Boustân : les Haha, ayant assiéger leur gouverneur, le pouvoir « doit réparer ce qu’ils ont disloqué, rassembler ce qu’ils ont divisé, recoudre ce qu’ils ont déchiré ».

 

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Dans tous les cas, l’objectif affiché est de ramener les populations au respect du système, et, si elle persévère dans le refus, de les écraser pour la saine doctrine et la commune édification, nous dit Jacques Berque, analysant ces tournées qu’effectuait Hassan 1er à travers le pays :

« Se porter dans le Sous extrême pour y rétablir l’infrastructure du pouvoir central, c’est décourager l’insoumission tribale par un système répressif, lequel comporte pédagogiquement dirait-on plusieurs degrés. Le pur et simple passage de la meh’alla, qui exige son « ravitaillement », mûna, éponge les ressources du groupe récalcitrant. Si ce dernier résiste, s’il a mis à mal le gouverneur makhzénien, comme c’est souvent le cas, il perdra quelques têtes et acquittera une contribution. En cas de récidive, ou d’insolence marquée, on détruira ses campements, on mangera ses troupeaux, on pillera ses silos, on lui fera des prisonniers qui partiront enchaînés vers l’une ou l’autre des geôles de l’Empire. »

 

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À la mort de Hassan 1er le pays connaîtra partout éclatement et dispersion :

« Rébellion au nord avec le rogui Bouhmara, au nord-ouest avec Raïssouli, le « brigand », pénétration française par Oujda et les Beni Snassen d’une part, Casablanca et la Chaouia d’autre part, grossissement des grands caïds, et pour finir invasion du pays par le sud, avec les « Hommes Bleus » de Ma’el-Aynin puis d’El Hiba. Corrélativement, la réserve hiératique de Moulay Hassan aura fait place aux psychologies cruellement anecdotiques de Moulay Abdel Aziz et de Moulay Hafid, juste avant que la monarchie, dés lors assujettie à l’étranger, ne sombre, pour plusieurs décennies, dans l’impotence ».

Chez les Haha, la nouvelle de la mort de Hassan 1er en 1894, plongea à nouveau le pays dans le désordre et la siba d’après la relation du manuscrit de Timsouriîne :


« La confiance entre gouvernants et gouvernés en fut profondément ébranlée. Les Neknafa se divisèrent sur le postulant au pouvoir.Chaque fraction choisit son propre chef et veut étendre sa domination sur les autres. Il s’en suivit désordre et siba. Les Neknafa s’opposèrent aux Mtougga, aux Chiadma et aux Ida Guilloul. Le caïd des Mtougga tua d’une balle d’argent le caïd M’barek Anflous qui avait pourtant la réputation d’être immunisé contre l’impact des balles. Lui succède alors  Ahmed Anflous qui doit faire face au caïd Abdel-Malek des Mtougga au nord, au caïd Khobbane à l’Est, et au caïd Guellouli au sud.

«  Aidés du caïd Guellouli, les Mtougga s’attaquèrent aux Neknafa, au lieu dit tamjjout Chez les Aït Zelten. Parmi les victimes de cette embuscade, Si Mohamed M’barek Anflous qui succomba à ses blessures. Les hommes sont venus de toutes part à Timsouriîne pour présenter leurs condoléances au caïd Ahmed Anflous pour la mort de son frère.

« A la mort de Hassan 1er, son ministre, le célèbre Ba Hmad avait envoyé Mohamed Anflous comme représentant du Makhzen à Melilla. Puis à la demande des siens, Moulay Abdel Aziz le nomma par Dahir comme caïd sur quatre tribus Haha : Neknafa, Ida Ou Gord, Ida Ou Bouzia, et Aït Aïssi. Ceci  est arrivé en l’an 1318 de l’hégire. Il se rendit chez les Neknafa accompagné d’un détachement armé que lui avait accordé  le jeune sultan. En 1904, il reçut à Timsouriîne le cheikh Ma’el-Aynine et l’accompagna dans ses expéditions guerrière dans le Sous..»

 

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L'auteur A.Mana en pays Neknafa (Début février 2010)


El Hiba et son père le Cheikh Ma el-Aïnine fréquentaient Essaouira au tout début du 20ème siècle et formaient avec le caïd Anflous, le parti de l’indépendance  face à la France. Mon père me disait que la maison à la tourelle conique qui surplombe les remparts du côté de la mer et qu’on remarque nettement depuis le port, appartenait à El Hiba et à son père le Cheikh Ma el-Aïnine . Et je viens de découvrir, grâce au sculpteur Alam que les Ma el-Aïnine disposaient également d’un très beau Riad au quartier des Bouakher. Chaque année, au mois d’août, leurs descendants y séjournent encore aujourd’hui, lors du moussem de Tidrarine qui à lieu à Tafetacht à soixante dix kilomètres d’Essaouira sur la route de Marrakech.


C’est du port de Mogador que Ma el-Aynine s’est embarqué, le 17 novembre 1906 pour Cap Juby, avec une partie de sa suite, un chargement de madriers de thuya destiné à la toiture de sa mosquée de Smara, ainsi que ses bagages entiers, ses meilleurs mulets, chevaux, chameaux etc. Une véritable arch de Noé ! Un paquebot espagnol  a amené les hommes bleus, au Cap Juby, où il les a débarqué. Ils ont regagné par mer Terfaya, puis delà à dos de chameau, la ville de Smara.


« Le fils de Ma el-Aynine est resté à Mogador avec 50 hommes, soulignent les renseignements coloniaux de 1906. Il attend le complément d’une somme de 85 000 francs que son père devait recevoir à Marrakech. On assure que le sorcier-marabout veut construire un fort à Smara pour se protéger contre une incursion possible des troupes sahariennes françaises... »

 

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En 1906, les renseignements coloniaux rapportent  que « les nègres de la suite de Ma el-Aïnin, ont molesté un certain nombre de boutiquiers marocains avant de quitter Mogador. Le passage du grand marabout saharien a ruiné Mogador, qui s’était astreinte, suivant les instructions formelles du sultan, à dépenser chaque jour 1500 pesetas pour subvenir à l’entretien des « hommes bleus ». Il est de plus en plus admis que les voyages annuels de Ma-el-Aïnine aux provinces du Nord ont un caractère purement commercial, auquel les tendances religieuses ne s’adjoignent que comme accessoire. Le vrai motif de ces déplacements réside dans un rôle de pourvoyeur de negresses à la cour du sultan et chez les grands du Makhzen. En fait Ma el-Aïnine remonte toutes les maisons des gros notables marocains, sans oublier la maison de Moulay Abd el-Aziz. »


. Les troubles qu’avait connus la région commencèrent en 1904. Le caïd el-Guellouli et Abdelmalek el – Mtougui, s’allièrent contre Ahmed Anflous, mais ils furent battus ; le premier fut obligé de demander la paix pour sauver une centaine de cavaliers de sa tribu cernés dans la maison d’Azaghar, ancienne demeurre du caïd Hadj Abdellah Ou Bihi à Aït Zelten. Le second fut presque bloqué chez lui et les Haha ayant refusé d’assiéger la maison d’un caïd du Sultan de crainte de représailles, la paix fut conclue, paix qui confirmait à Ahmed Anflous la possession des Ida Ou Isarne et des Ida Ou Gord et par conséquent enclavait Mogador dans son territoire.


Ces faits se passaient en 1906. Le caïd Mohamed Anflous des Neknafa et protégé de Menebhi fut désigner pour remplacer dans le commandement du Sous, le caïd Guellouli tombé en disgrâce, mais il ne jouit pas longtemps de cette faveur, surpris par une mort subite. Son frère Ahmed Anflous et caïd des Neknafa fut chargé de recueillir sa fortune pour la verser, selon la coutume, au trésor chérifien : mais loin d’exécuter ces ordres, il trouva qu’elle serait aussi bien entre ses mains, commença à fortifier sa maison de Timsouriine et fit l’acquisition de quantité de fusils Gras, qui lui furent fournis, dit-on, par un Européen de Mogador et qui le rendaient terrible pour ses voisins.

 

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Quelques temps après, le caïd Ahmed Anflous, ayant su que les oumanas de Mogador avaient à livrer, par ordre chérifien, au caïd Abdel Malek el-Mtougui des armes et des munitions, vint à Mogador même, en pleine douane et força les oumana à lui remettre lesdits armes et cartouches. Deux mois après, les oumanas reçurent l’ordre de faire une nouvelle livraison à Abdel Malek ; ils devaient cette fois, opérer aussi secrètement que possible. Cette recommandation n’était pas inutile, car Anflous, en ayant eu vent, fit attaquer le convoi aux portes – même de la ville et l’enleva. Ce convoi était de 16 chameaux chargés de cartouches.

 

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Dar le caïd M'barek en pays Neknafa (Ph.A.Mana)


La veille du protectorat


A la veille du protectorat, Ahmed Anflous aurait en effet investi la ville en exigeant manu militari à ce que tous les juifs réintègrent le Mellah. Ces exactions  n’étaient pas étrangères au soulagement de la communauté juive de Mogador, lors de la prise de la ville par l’armée française.IL faut dire qu’Ahmed Anflous en voulait aux négociants juifs de la ville, don’t les entrepôts regorgeaient de marchandises, quand la compagne environnante souffrait de famine et de spéculations usuraires.

Mon père me disait que les juifs du Maroc n’ont jamais accepté au fond leur statut de minorité dominée politiquement par la majorité musulmane : cela explique pourquoi en 1912, lorsque les Français ont débarqué à Essaouira avec le navire Du Chayla, et que les soldats se sont rendu au nord de la ville, où ils ont fermé le fuseau à Bab – Doukkala, l’un des juifs qui sortaient du mellah pour observer la prise de la ville demanda surpris à un congénère :


- Que se passe-t-il ?

Et l’autre de lui répondre :

- Ce que le bon Dieu fasse durer pour nous !


Il émettait ainsi le vœu que la domination française se perpétue au Maroc. D’ailleurs, bien avant l’arrivée des Français, de pauvres juifs du mellah étaient  protégés français tandis que de riches négociants de la Kasbah étaient  protégés anglais. Ils jouaient de leur statut d’intermédiaires entre le Makhzen et les puissances étrangères.


Pour affirmer sa domination sur les Ida Ou Gord et les Ida Ou Isarn, Ahmed Anflous multiplie les nzala et fit payer des droits exorbitants : 5 pesetas par chameau de passage. Il en établi une aux portes même de la ville, sur la route de Safi, malgré les protestations du caïd de Mogador, comme le soulignaient les renseignements coloniaux de 1906 :


« Mogador est complètement dégarnie des ses troupes. Un des deux tabors a été embarqué pour Casablanca, à la suite de troubles fomentés, par un chérif qui cherche à jouer le rôle d’un nouveau prétendant. L’autre Tabor a été renvoyé à Tanger. Dés maintenant, les conséquences de ces différents départs se font sentir. Les nzala  d’Anflous paralysent tout commerce en exigeant des caravanes une série de contributions arbitraires. L’insécurité des routes recommence de plus belle, et on ne peut même pas circuler aux environs de la ville, à ses risques et périls, sans avoir obtenu l’assentiment des gens du caïd. »


Ces faits ayant provoqué des plaintes de la part des oumanas, du caïd de Mogador et du caïd el-Guellouli, le Makhzen, sous la pression du caïd Abde el-Malek el-Mtougui, ordonna à tous les caïds de la région : Haha, Mtougga, Chiadma, Oulad Be-Sbaâ, Hmar, de marcher contre Ahmed Anflous. Après un premier combat où fut tué son frère, le caïd Ahmed Anflous se retira dans la partie montagneuse de son territoire et là, il fut cerné.


Le caïd Ahmed Anflous disposait, outre ses Neknafa, de contingents venus des Aït Zelten, Ida Ou Bouzia et Ida Ou Tanane, c’est-à-dire des montagnards, qui penchaient par sentiment pour Ahmed Anflous qui représentait l’indépendance. Durant un mois les caïds réunis le cernaient, sans oser l’attaquer, dans ces montagnes inexpugnables avec les troupes don’t il disposait. Ahmed Anflous n’avait pas cessé de harceler ces caïds par de nombreuses attaques de nuit. Finalement la paix a été conclue entre les deux parties dans les conditions suivantes :



Le caïd Ahmed Anflous ajoute à ses Neknafa les Ida Ou Gord, abandonnant les Ida Ou Isarne à El-Guellouli. Le caïd Gourma blessé grièvement, disparaît de la scène et ses deux fractions, les Ida Ou zemzem et Aït Ouadil sont données à Iguidir, protégé d’Anflous. De plus, Ahmed Anflous s’engage à ne percevoir que 50 pesetas dans les nzala ; il doit également supprimer la nzala qu’il avait créée à la porte de Mogador sur la route de Safi. C’est la Makhzen qui a ordonné lui-même à ses contingents de traiter de la paix afin de pouvoir s’emparer d’Ahmed Anflous, par surprise et sans effusion de sang.


Et c’est ce qui allait arriver effectivement grâce à un tueur à gage : le caid Guellouli chargea un de ses esclaves de liquider Ahmed Anflous en se mettant à son service. Durant de nombreux mois l’esclave a fait montre d’une telle abnégation et savoir faire qu’il finit par obtenir la confiance de son nouveau maître. Celui-ci était constamment armé et sur ses gardes et ne vivait parmi les siens qu’au cours de la journée, le soir venu il s’isolait dans un pavillon à part. L’esclave noir avait l’habitude de le masser, pour l’aider à s’endormir. Mais quand l’heure de passer à l’acte est arrivée, à peine le caid s’est-il endormi que l’esclave le poignarda à mort. Il se faufila discrètement dehors et s’enfuit au milieu de l’arganeraie, pour rejoindre ses maîtres et leurs alliés qui ont commandité le meurtre. Après avoir couru toute la nuit, l’aube le surprit à Imgrad. Pour éviter de mauvaises rencontres, à un moment où la forêt commence à grouiller de bûcherons et de bergers, il se cacha dans un cimetière.


Le lendemain comme le caïd ne se présenta pas comme d’habitude à la prière de l’aube, on accouru vers sa loge. Un filet de sang filtrait du bas de sa porte. En ouvrant celle-ci on le découvrit déjà mort gisant au milieu d’une marre de son propre sang. Ne voyant plus de traces de l’esclave, tout le monde avait compris que la coalition qui s’est liguée contre Ahmed Anflous avait finalement réussi son coup, malgré le retranchement de ce dernier à Timsouriîne et malgré les milles précautions qu’il prenait pour se protéger contre d’éventuel tueur à gage.

 

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Au levé du jour, celui-ci ayant faim et soif, décida de sortir du cimetière pour demander à boire et à manger à une paysanne qui passait par là :


- Suis-je toujours au commandement d’Anflous ?


La paysanne le rassura en lui disant qu’il est désormais hors de portée des Anflous. Mais la question souleva ses soupçons que renforçait son regard hagard de bête traquée, avec son fusil au dos. Elle en avertit aussitôt son mari, qui invita le fugitif à la maison. Tout en faisant semblant de lui préparer à manger on envoya  un éclaireur à Timsouriine pour vérifier ce qui s’était vraiment passé là-bas. Une fois sur les lieux, celui-ci découvre tout un hallali en entendant s’élever au loin  les lamentations et les pleurs.Connaissant la menace qui pesait de partout sur le caïd Ahmed Anflous, il comprit ce qui s’est passé et revint  alerter les siens aux pas de course. Les soupçons confirmés, les habitants du hameau d’Imgrad se mirent à faire  semblant de poser des questions au meurtier sur le fonctionnement de son fusil. Une fois désarmé, ils l’attachèrent  à la queue du cheval par ses mains liées, et le conduisirent  à Timsouriîn, où le fils du disparu est déjà  proclamé caïd à l’âge de 23 ans. Contre l’avis même des Oulémas, il ordonna le châtiment du bûcher pour le tueur à gage de son père :


- Il doit brûler exactement comme il a brûlé mon cœur. Leur dit-il


On raconte que le bûcher avait  éclairé plusieurs nuits de suite, tellement le corps du noir était rempli de graisse ! Et c’est finalement ce jeune caïd  qui va devoir mener le parti de l’indépendance à la confrontation avec la France. Mais sans  avoir ni les moyens ni les hommes pour se faire .Le clan des Neknafa étant déjà divisé, se fissurera davantage . Il n’y aura pas de bloc Haha autour d’Anflous, comme il y eut un bloc rifain autour d’Abd el krim.


A la fin de l’année 1912, une petite colonne française, sous les ordres du commandant Massoutier, avait été assaillie, à une journée de marche de Mogador, par les contingents du caïd  Anflous, l’obligeant à s’enfermer dans le Dar el Cadi en attendant l’arrivée d’un secours. Quelques jours plus tard le général Brulard, vint délivrer les assiégés. L’évènement avait fait grand bruit dans toute la région.


Voici la version qu’en donne le manuscrit de Timsouriine :


« C’est le caïd Mohamed Anflous qui fut le premier à attiser les hostilités contre le colonialisme, en s’attaquant à une colonne française l’obligeant à se réfugier à la maison d’El Haj Ali El Qadi qui se trouve dans la tribu des Ida ou Isarn. Anflous et ses hommes encerclèrent les militaires français durant quarante jours les obligeant à se désaltérer aux urines de leurs propres chevaux.Les français ont voulu négocier mais Anflous refusa. Il demanda à sa tribu de choisir entre la paix ou la guerre. Celle-ci opta pour la guerre. Après mûre réflexion Anflous s’est dit :

- Si je choisi la paix avec les colonisateurs, j’aurai trahi mon pays.


Et il finit lui aussi par choisir la guerre. Face au colonialisme et pour l’indépendance du pays Anflous avait pris tous les risques pour lui-même, sa famille et ses biens.

 

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La terre brûlée


Il y eut un premier accrochage avec le général Brulard qui venait d’Essaouira, au lieudit Boutazart dans la tribu des Ida Ou Gord. C’est là que le caid Anflous et ses hommes ouvrirent le feu. La violence de la confrontation obligea le général français à ordonner le repli momentané sur Essaouira, en attendant l’assaut final.


Pour diviser le clan Anflous, le général français décide de recourir à la corruption en distribuant abondamment d’argent aux différentes fractions. Ainsi nombreuses furent les fractions Neknafa qui choisirent la désertion et l’argent à la confrontation et au sacrifice. De sorte, qu’avant même que ne commence la guerre, le caïd Mohamed Anflous s’est trouvé complètement isolé avec son dernier carré d’irréductibles, quelques fidèles et proches de sa propre famille et amis. »


- Seulement 150 à 200 cavaliers étaient restés fidèles à Anflous, les autres ont été conrompu par M’barek N’Id Addi et ont déserté avant même que n’éclate la bataille en 1912. Raconte le dernier des Anflous qui vit toujours à Timsouriîne.


Le général Brulard quitte Mogador avec une colonne de 5000 hommes et prend pour objectif la destruction de la kasbah d’Anflous, nid d’aigle qui était le centre de la résistance et que les habitants considéraient comme imprenable. IL s’agissait de prendre à rebours les farouches Neknafa à partir du territoire limitrophe  des Meskala qui étaient alors sous domination du caïd Khobbane, un  adversaire d’Anflous. Les troupes françaises, me racontait mon père, étaient guidées par le future caïd M’barek, un cousin d’Anflous, qui s’était réfugié quelques années auparavant chez les Mtougga..Les canons étaient péniblement traînés dans un terrain chaotique via Bouriki jusqu’au sommet de la  colline où se trouve zaouite Ou Hassan qui fait face à la citadelle du caïd rebelle, et d’où on pouvait facilement la viser : « Une fois l’argent distribué, le général français s’avança avec ses troupes vers Neknafa au lieu dit Zaouite Ou Hassan. De là ils commencèrent à bombarder Dar Anflous, durant 36 heures d’affilée : commencés le jeudi les bombardements n’ont pris fin que le samedi. » précise le manuscrit .

L’armée française a dû traverser le défilée montagneux de Taqandout où elle était prise sous les feux nourris et croisés des guerriers d’Anflous :


- La situation était si périlleuse, me racontait mon père, qu’une fois parvenu la haut, la main que tendait le général français pour descendre de son cheval, tremblotait de peur.


La kasbah fut enlevée le 23 janvier 1913. Mohamed Anflous s’enfuit précipitamment pour aller se réfugier chez les Aït Aïssi, lassant à l’ennemi de gros approvisionnements en vivres, en armes, en munitions Mauser et Martini. Un vieillard  qui avait participé au baroud d’honneur d’Anflous raconte :


- Le samedi, dernier jour de la bataille, j’avais encore 12 000 balles stockées au fond de la grotte d’Imin Taqandout. Je m’en suis servi moi et les derniers soldats d’Anflous, de sorte qu’en arrivant à Tagoulla Ou Argan, je n’avais plus une seule balle...

 

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La grotte d'Imine Taqandout au loin, février 2010 (Ph.A.Mana)


Et voici maintenant l’épilogue de la bataille selon le manuscrit de Timsouriîne :


« Voyant que la situation empirait, que ses troupes diminuaient, le caïd Anflous qui avait obstrué le défilé de Taqandout, ordonna le repli sur les hauteurs de Timsouriîne où se trouve sa maison.Il s’enfuit alors vers la tribu des Aït Aïssi avec sa famille et ses derniers fidèles. Les français avec les traîtres à la nation qui les accompagnaient remontèrent vers la maison d’Anflous et la transformèrent en champ de ruines où on n’entend plus que le sinistre ululement   des hiboux et des corbeaux. Ils rasèrent les oliviers, brûlèrent les magasins, et portèrent même atteinte au maqâm de Sidi Mohamed Ben Sliman El Jazouli.

Ceci était arrivé en l’an 1330 de l’hégire correspondant à l’année 1913. »


Le bien nommé général brulard pratiqua alors la terre brûlée ; rasant et brûlant, des centaines d’oliviers qui entouraient la demeure caïdale.Depuis lors la résidence de ce dernier n’est plus habitée  que par les pigeons, les chouettes et les chacals, attestant que le temps du caïdalisme appartenait désormais aux oubliettes de l’histoire.


Cependant qu’au sud de Mogador, le caïd el Haj Lahcen, successeur de Guellouli avait levé une Harka et s’était dirigé sur Agadir. IL s’empare d’une partie de la ville et, devant un retour offensif des gens d’El Hiba, doit se replier à 12 kilomètres au Nord, sur la côte. Mais le croiseur français Du Chayla, envoyé de Mogador, vient le ravitailler en cartouches et accompagne sa marche le long de la côte : le 31 mai 1913 el Hadj Lahcen enlevait la citadelle d’Agadir. Ben Dahan, pacha de Tiznit, et Haïda Ou Mouiz, pacha de Taroudant, continuaient à mener contre les derniers dissidents d’El Hiba. Les différentes factions se neutralisant, les français se contentaient d’aider les uns contre les autres.La soumission du caïd Anflous, dés le début de l’année 1913, a porté un rude coup à ce qu’El Hiba pouvait conserver de prestige et de force.


La grotte d’Imine Taqandoute, comme le cénotaphe de Sidi Slimane el Jazouli, sont situés au cœur des Neknafa, non loin des ruines de Timsouriîne et de la demeure caïdale d’ Anflous transformée en champ de ruines par les bombardements de 1912 qui mirent fin non seulement au caïd Anflous, mais au caïdalisme tout court. Et maintenant islamisme et mondialisation galoppante, vont-ils mettre fin au maraboutisme et au confrérisme ? L’histoire nous le dira.


Selon le fqih de Timsourine, on doit la coupole originelle de Tazrout où reposait la dépouille d'El Jazouli à Hassan 1er (1873-1894) :

- On raconte que quand celui-ci est arrivé au niveau des citernes, il aurait enlevé ses babouches pour marcher pieds nus jusqu’au maqâm d’El Jazouli. Il ordonna alors que le bois de la coupole soit amené de Timsouriîne.

Laquelle coupole fut entièrement détruite par les bombardements français de 1912, et l’huile que ramenaient les pèlerins au sanctuaire s’est déversée à flot, au point dit-on, que l’oued ksob l’a rejeté à son embouchure au sud d’Essaouira. Par repentir l’allié des français qu’était le caïd M’barek la restaurera plus tard en faisant venir des artisans de Marrakech. Car lui disait-on :

«Aussi longtemps que le maqâm restera sans coupole, la tribu demeurera sans protecteur ».

Maintenant les oliveraies rasées par les français ont repoussé de plus belle autour des ruine de Timsouriîne comme l’avait prédit en son temps Tabagfat, la poétesse des Ait M’hand lors d’une compétition chantée qui l’opposa à Aïcha Ali, la poétesse des Ida Ou Khalf: toutes deux appartenaient à deux fractions rivales Neknafa. Leur compétition chantée eut lieu au moussem de Sidi Boulanouar (littéralement le marabout des lumières).

Tabagfat a dit :
Les feux attisés par Anflous enflammèrent la paille
Brûlant les grenouilles au milieu des broussailles
Mais il n’a pu éteindre l’incendie qui consuma les siens

Aïcha Ali lui répondit :

Ô gens de bien, reprenez vos biens !
Et vous, gens du âar, reprenez votre âar !
Anflous et Id Addi sont issus du même citronnier
Du même bigaradier et des mêmes racines
C’est sur leurs citadelles ruinées et leur sang versé qu’il faut pleurer
Non sur les oliviers brûlés, quis resurgiront aussitôt après l’ondée !

Elle fait allusion au caïd M’barek Id Addi, le cousin du caïd Anflous qui s’était réfugié chez les Mtouga avant de revenir dans le sillage de l’armée française comme nouveau caïd des Neknafa. La colonisation les a irrémédiablement séparée : Mohamed Anflous représentait le parti de l’indépendance qui s’opposa farouchement aux français, tandis que M’barek Id Addi était du côté français. Leur rivalité explique à elle seule tout le processus de colonisation du Maroc : fractionnement à l’infini d’une société segmentaire où les lefs opposés s’annulent mutuellement jusqu’au niveau du lignage. Les militaires français parlaient de la conquête du Maroc comme d’une grenade qu’il s’agissait de consommer graine après l’autre. Aujourd’hui, le château de l’un et de l’autre est une ruine dans les montagnes Haha.

A  Essaouira, on confisqua les belles demeures d’ Anflous : l’actuelle « Dar Souiri », transformée en « Cercle » (administration des affaires indigènes), et leur belle demeure de derb Ahl Agadir donnant sur les jardins de l’hôtel des îles,  transformée en résidence du contrôleur civil du protectorat.

Les caïds de la région avaient tous une maison à Essaouira : celles du caïd M’barek, du caïd Khoubban et du Caïd Tigzirine, se trouvaient au clan Est des Chébanates, du côté de la terre. Alors que les seigneurs de guerre et du désert, avaient leurs demeures et leurs entrepôts commerciaux au clan Ouest des Béni Antar, du côté de la mer.Expression d’une société segmentaire, cette opposition entre clan Est des Chebanates et clan Ouest des Béni Antar, se manifestait symboliquement chaque année lors du rituel de l’Achoura par une compétition chantée entre les deux clans de la ville.

Abdelkader MANA

 

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Ph. Y.Amchir
Abdelkader Mana, lors de la signature de son
Beau Livre:"Essaouira, perle de l'Atlantique"
2003

03:04 Écrit par elhajthami dans Histoire, le pays Haha | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : histoire, anflous; ould bihi; my abderrahman; hassan 1er | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

28/06/2010

Les Marqueteurs d'Essaouira

Les marqueteurs d’Essouira

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maâlam Tahar Mana, doyen des marqueteurs d'Essaouira (1910 - 2002)

« La forme du bois est changée si l’on en fait une table.

Néonmoins,la table reste bois, une chose ordinaire

et qui tombe sous les sens.Mais dés qu’elle se présente

comme marchandise, c’est une tout autre affaire.

A la fois saisissable et insaisissable,

il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol,elle se dresse

pour ainsi dire sur sa tête de bois, en face

des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres

que si elle se mettait à danser ».Karl Marx

 

Ma grand-mère paternelle Mina serait morte en 1919 de la diphtérie, affection qu’on appelait « Hnicha » (serpentine), qui tue par étouffement au niveau de la gorge. Mon père n’avait alors que dix ans, quand sur son lit de mort elle le confia à Abdessalam, le fils aîné de sa sœur, en ces termes :

- Tahar, mon fils est orphelin du père et bientôt il le sera de mère : il n’a que faire du cléricalisme, il faut lui trouver un travail manuel pour vivre.

 

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maâlem Tahar Mana dans son atelier de la Scala début des années 1980

C’est ainsi qu’Abdessalam allait confier mon père à l’un des premiers marqueteurs d’Essaouira : c’était juste à la fin de la première guerre mondiale. Ce maître confectionnait service de thé et cross de fusils en bois de noyer incrustés d’ivoire, pour la Maison royale et les consuls de la ville, comme en témoigne mon père dans un enregistrement de 1980 :

 

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Traces de mon père: dessins géométriques et rinceaux floraux

« L’un des pionniers de la marqueterie fut le cheikh Brik. Il était le maître de Hâjj Mad, mon initiateur à ce métier. Le père de ce dernier le voyant un jour traverser l’artère des forgerons, au retour d’une partie de chasse, en compagnie d’un autre chasseur, avec leur tenue de chasse et leurs sloughis, s’exclama :


- Et dire que je voulais en faire un clerc ! Le voilà qui traîne maintenant des sloughis derrière lui ! Que faire ?


Quelques jours plus tard, il le retira de l’école coranique, et le confia à cheikh Brik, pour qu’il apprenne le métier. Le jeune apprenti qui avait vu auparavant, en passant devant l’atelier, cheikh Brik, en train d’administrer une fessée à un apprenti, sur le madrier, fit tout pour ne pas mériter le même châtiment. Mais il ne fut jamais puni, pour la simple raison, qu’en tant qu’ancien étudiant d’école coranique ; il s’était rendu indispensable, en déchiffrant les missives que son maître recevait de la Maison royale. Ce dernier confectionnait des coffrets ornés de nacre, des services de thé, et des crosses à fusils en bois de noyer, aussi bien pour la Maison royale que pour les consuls qui vivaient alors à Essaouira. Je me souviens d’une réception que m’avait accordée le pacha de la ville, dans les années 1930, pour me demander de reproduire en thuya, ces anciens modèles en noyer. Il me disait alors que ces ustensiles appartenaient au sultan Moulay Abdelaziz. Au début la marqueterie se faisait au feu qui laisse des traces noires — semblables à l’encre de Chine — qui restent pour toujours. »


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Maâlam Tahar Mana avec ses amis artisans en pic-nique rituel (nzaha) dans la vallée de l'Ourbika


Des traces qui restent pour toujours : épreuve du feu, traces indélébiles, tel est le désir d’éternité, qui habite tout créateur.C’est pour nous les vivants que cette mémoire est importante, si tant soit peu que le deuil soit possible… Je ne sais plus, pour ma part, quel penseur grec avait donné cette définition de la mort : quand je suis là, elle n’est pas là, et quand elle est là, je ne suis pas là. Une consolation ? Peut-être. Mais les blessures de l’âme, l’absence de l’aimé, qui peut les soigner ? Cette éternelle quête du sens ?

Bien avant l’apparition de la marqueterie, ses fondateurs étaient ceux-là même qui ornaient les toits des mosquées et ceux des demeures caïdales, et qu’on appelait les Brachlia. Mon arrière-grand-père paternel était de ceux-là. Il avait effectué à au moins deux reprises le pèlerinage à La Mecque à pied. À son retour au pays Chiadmi, trouvant sa maison dévastée, il était allé se réfugier dans la tribu voisine où on lui accorda femme, bergerie et terre à labourer. C’est là que naquit mon grand – père paternel, qui sera cordonnier de son état et qui mourra assassiné sur une plage déserte entre Essaouira et Safi, attaqué probablement par des coupeurs de route, qui lui enviaient sa charge de babouches. Mais sa disparition demeure toujours un mystère. Son père  Hâjj Thami le Marrakchi, aurait été non seulement un paysan et un pèlerin, mais aussi un  Brachlia de Marrakech, c’est-à-dire un décorateur des toitures en bois peint ; il aurait été le décorateur de la toiture de Sidi Mogdoul, le saint patron d’Essaouira.

La peinture avait donc précèdé l’incrustation du bois. Alors que les dessins géométriques sont incontestablement d’inspiration islamique, le recours aux rinceaux (ou Tasjir) est d’inspration occidentale comme l’indique son autre nom Ârq Aâjam (racine chrétienne). Ce dernier modèle s’inspire de la nature dont l’Islam prohibe l’imitation. Quant aux motifs ornementeaux, ils résultent d’une créativité locale : la marqueterie est donc la synthèse obtenue par des générations d’artisans, à partir de la combinaison de modèle d’emprunts et de créativité locale.

 

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Peinture sur bois du Mokhazni Bentajer

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Peinture sur bois du ferrailleur, Asman Mustapha

Sur la table circulaire du marqueteur, comme dans la voûte intérieur d’une coupôle peinte par un Barchliya, tous les dessins sont organisés autour d’un noyau central et se basent essentiellement sur le principe de la symétrie. Une khotta (dessin géométrique) , rayonne à partir du centre et se caractérise par le nombre de rayons dits Isftown dans le jargon de la corporation des marquéteurs d’Essaouira, et l’espace entre deux rayons est dit Kandil (lanterne). On peut définir la Khotta – peinte par mon arrière grand père le Brachliya, puis incrustée par mon père le doyen des marquéteurs – comme étant un cercle formé de deux ou plusieurs carrés en rotation autour d’un même centre, dont chaque angle est traversé par deux rayons parallèles. Nous avons au total quatorze Khotta possible de la plus simple (l’hexagonale) à la plus complexe ( la Stinia) qui donne son nom au château du Glaoui à Marrakech. On retrouve là tous les chiffres magique rencontrés chez les Regraga : les quatre point cardinaux du carré magique, la forme circulaire du cycle temporel, comme me le disait souvent mon père :


Le temps tourne pour ceux qui obéissent comme pour ceux qui se révoltent

A lui, seuls les ignorants se fienti,

Combien de peuples y ont vécu dans le bonheur et l’insouciance

Et un jour, il les a sabré sans poignard !


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Maâlam Tahar Mana avec médaille de mérite de l'artisan

C’était un véritable rite d’initiation que le passage du statut de compagnon à celui de maître. A cette occasion se réunissait un conseil : l’Amine avec ses deux conseillers, le compagnon candidat et son ex-maître. On ne se cotentait pas des jugements qu’émettait ce dernier à l’égard de son disciple, on procédait à un examen municieux des ouvrages fabriqués par le candidat. On se renseignait sur sa moralité, le fameux Maâkoul. Ce n’est que lorsque ces conditions étaient requises que le titre de MAÎTRE, qui confère en même temps le droit d’ouvrir un atelier autonaume, lui fût atribué. On pourrait penser que ce système rigoureux était lié à l’intérêt qu’avait la corporation de limiter les candidatures possibles. Il était plutôt choisi pour une grande part par la qualité des ouvrages qui se faisaient naguère. La conception mentale est toujours plus rapide que la maîtrise gestuelle et le maître est justement celui qui est parvenu à transmettre de l’intelligence à ses gestes. L’apprentissage avec ses rites d’initiation qui ponctuaient le passage du statut d’apprenti à celui de compagnon et, enfin, de maître, visait cette pleinitude du geste où la main devient « pensée ».

Le premier maître de mon père fut Abdelkader El Eulj, un originaire d’Andalousie : il aurait sauvegardé la clé de la maison de ses ancêtres de Cordoue. Celle-ci était transmise de génération en génération dans l’improbable espoir de retrouver un jour le paradis perdu de l’Andalousie musulmane ! Et l’on dit que si la progéniture d’Abdelkader El Eulj, était mulâtre, c’est parce que lui, l’Andalou au blanc immaculé, s’était marié avec une esclave du fait que sa femme blanche était stérile.


Abdessalam, le tuteur de mon père disait à son maître en marquetterie :


-- Vous avez droit de vie et de mort sur ce garçon : si vous le tuez, nous sommes là pour fournir le linceul !

Un jour qu’il était aller chercher de l’eau à la fontaine publique pour son maître, celui-ci lui fracassa la cruche remplie d’eau sur la tête pour cause de retard.


Après cet incident, mon père a dû rejoindre un autre maître du nom de Hâjj Mad, enterré à la zaouïa de Moulay Abdelkader Jilali, où avait eu lieu la cérémonie funéraire au quarantième jour du décès de mon père, et où le fils d’Allam -le nachâr (scieur de madriers à la coopérative des marqueteurs)- avait distribué en guise d’hommage à l’assistance, la fiche artisanale de mon père.

 

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L'allée des marqueteurs

Hâjj Mad était à la fois marqueteur et marchand d’esclaves : sur les terrasses de la ville, on enduisait au henné le corps d’ébène des jeunes esclaves, pour les rendre « luisants » et « attrayants », afin de les vendre à un prix avantageux dans l’actuel marché aux grains (Rahba). Un jour Hâjj Mad voulu ausculter la dentition de l’un d’entre eux, et sans crier gare, celui-ci lui mordit la main jusqu’à l’os ! Maâlam Mahmoud Akherraz, le sacrificateur des Gnaoua qui vient de disparaître presque centenaire me confirmait ces faits :


« Un jour, je devais avoir entre huit et dix ans, je vis un esclave mordre le doigt d’un marchand qui l’avait introduit dans sa bouche pour examiner sa denture.Cela se passait vers 1920. Mon oncle maternel fut acheté au prix de soixante rials, à l’époque du caïd khobbane. Toutes les familles aisées de la ville avaient des servantes noires, les khdem, et des esclaves mâles, les abid. Dans ma jeunesse, les Noirs autour de moi parlaient un dialect africain que je ne comprenais pas. D’ailleurs, je ne comprends pas non plus certaines paroles des chants gnaoua. »


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L'atelier de mon père: le numéro 11 de l'allée des marqueteurs
Mon père accompagnait son maître Hâjj Mad aux veillées religieuses, en tenant d’une main l’ampleur de son burnous et de l’autre une lampe à huile d’olive, pour éclairer les sombres et tortueuses ruelles d’Essaouira d’alors. Il l’escorta ainsi à un mariage qui se tenait au Riad du négociant Hâjj Fayri ; où des musiciennes femmes étaient accompagnées d’un luthiste aveugle : Le musicien devait être toujours aveugle pour ne pas être ébloui par le charme satanique des femmes !


C’était au temps, où à la veille de la fête du sacrifice, les enfants chantaient encore la fameuse comptine dénommée Qûbaâ ( la pie ), qui fait partie de ce que Halbwachs appelait « les cadres sociaux de la mémoire »  :


Pie, ahah !

Carrelée, ahah !

Viande fraîche, ahah !

Et n’égorge, ahah !

Et ne dépèce, ahah !

Jusqu’à ce que vienne, ahah !

Moulay Ali, le doré !

Il a bu une sangsue,

Aussi grande que l’astre !

Pour guérir ? Ahah !

Sueur d’ensens, ahah !

Où est l’ensens ?

Chez l’herboriste !

Où est l’herboriste ?

Dans la cithar !

Patronne de la maison

Par-dessus l’olivier !

Cette maison est la maison de Dieu !

Et les disciples, esclaves d’Allah !

Donne moi quelque chose,

Si non, je pars,

En rampant,

Comme le serpent

Providentielle ! Haw ! Haw !

Sur l’olivier! Haw! Haw!

Cette maison est la maison de Dieu !

Libérez-nous ! Providencielle ! Haw ! Haw !


La maîtresse de la maison leur donnait alors un mélange de henné, de sel et d’orge, que le bélier devait avaler avant d’être sacrifier par Moulay Ali le doré. Actuellement ces comptines oubliées ne sont plus évoquées que par de vieux souiris, lorsqu’ils parlent des années folles de leur enfance. Après l’école coranique, les enfants étaient principalement déstinés à un travail manuel, la marqueterie, en particulier.

Tout à l’heure le peintre Zouzaf m’a convié à rejoindre Abdessadeq, ami de mon père et l’un des derniers marqueteurs d’Essaouira. Au quarantième jour de la mort de mon père, il m’avait fait écouter des enregistrements radio de mon père effectués au début des années quatre-vingts,c’est-à-dire à un moment où il fréquentait encore son atelier de la Scala, juste en face du vieux cinéma de la ville, actuellement fermé. Quand je quittais à l’entracte la salle obscure, la première silhouette que je voyais, les yeux encore éblouis, était celle de mon père sciant inlassablement le bois. Et combien de fois ne lui arrivait-il pas de revenir travailler jusqu’à tard la nuit juste pour que nous ne puissions manquer de rien. L’atelier où travaillait mon père respire à la fois la forêt du mont Amsiten que nous avons aimé ensemble par d’innombrables balades philosophiques, où l’adolescent que j’étais assaillait de questions le maître à penser qu’il fut pour moi : un artisan capable d’évoquer à la fois Al Maârri, le poète aveugle, mais ô combien clairvoyant, Al Ghazali surnommé « preuve de lIslam », et Socrate faisant face avec courage et dignité au breuvage à la ciguë… On avait aménagé les ateliers des marqueteurs dans ce qui tenait lieu de dépôt de canons et de munitions : devant chaque atelier, un anneau de fer où était attaché le cheval qui tirait le vieux canon jusqu’en haut de la rampe qui fait face à l’ennemi venu de l’océan des ténèbre.

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Maâlam Tahar Mana jaugeant un madrier de thuya (gaïza) à la coopérative des marqueteurs d'Essaouira

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Des madriers de thuya de cette taille n'existent plus dans les forêts de la région d'Essaouira: on va les chercher très loin dans la province de Taroudant. La région dispose pourtant d'une riche forêt de thuya notamment au mont Amsiten en pays Haha, au Sud d'Essaouira, mais depuis le début du XXème siècle à nos jours, cette forêt de thuya a été décimée par la coupe éffrénée, pour le charbon vendu à vil palors même que cette source d'énergie est devenue obsolète. Le précieux bois de thguya dont a besoin la marqueterie local est devenu rarissime - les arbres de thuya utilisés par les marqueteurs d'Essaouira constituent seulement 1% de la forêt existante- et les artisans douivent maintenant chercher leur précieuse matière première très loin ce qui hypothèque leur avenir concernant la disponibilité de cette précieuse et rarissime matière première!

Images de la coupe de la forêt de thuya au mont Amsiten en pays Haha

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De la coopérative des marqueteurs me revient surtout le souvenir de la fête de mars, qu'organisait la corporation, avec comme vedette Abibou le chantre du Malhûn local, boulanger de son état, célèbre surtout par sa petite taille et son humour caustique : il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans provoquer l'hilarité universelle.Je vois encore « BaghiTagine » (désir- de - tagine), décédé récemment, interpeller de l'estrade maâlam Tahar Mana, en le surnommant le « rossignol de la corporation », probablement pour l'habileté de son art puisqu'il n'avait pas une voix de ténor.

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Le légendaire maâlem Abdellah Abibou, grand ami de mon père devant l'éternel.Ce dessin a été réalisé à Casablanca, par un certain Albert(déssinateur de rue).le 25 décembre 1966, d'après une photo d'identité de l'interréssé, décédé à l'âge de 86 ans, en 1962, puisqu'il était né en 1876.
C'était l'un des plus grands connaisseurs du Malhun de la ville et du Maroc.Il était aussi connu par son humour costique. Son trésor de qasida demalhun (khazna), se trouvait caché dans une vieille valise, qui contenait 47 manuscrits de Malhun, ainsi que trois parchemins en cuire contenant chacun une qasida du genre malhun composé de son propre crû: l'une d'entre elle était dédiée à sa campgne Saâdia, la deuxième s'intitulait Sidi Yacine, le saint patron situé au bord de l'oued Ksob, non loin de Ghazoua. Et la troiième qasida , il l'avait composé en l'honneur du fils du tanneur Carel, à l'occasion de son anniversaire. Il avait tout le temps sur lui une taârija(tambourin) enduite de henné, dont il se servait pour déclamer les qasida du malhun. C'était un buveur impénitent, un bon vivant qui appréciait, la fine fleur du kif (on a sauvegarder sa pipe de kif jusqu'à une période récente), mais quand la "Sjia"(l'inspiration) était là, il n'écrivait pas lui-même la qasida, mais la dictait à son élève le bazariste et antiquaire Miloud Ben Ahmed Ben Miloud, dit "Ben Miloud " tout simplement
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Le 15 janvier 2003 je notait cette anecdote sur la cohabitation des religions  à propos du grand père de Ben Miloud : Le soir Ben Miloud m'a parlé du récit que me racontait mon père sur son grand -  père l'imam de la Zaouia des Regraga : « Le prêtre de l'église locale avait l'habitude de se rendre tôt à la plage de Safi, au nord d'Essaouira. Un jour il perdit un gousset plein de louis d'or, non loin de Bab Doukkala. Le grand- père de Ben Miloud, qui était imam à la Grande Mosquée, et qui avait lui aussi l'habitude de faire sa promenade matinale au bord de la mer, découvrit le gousset de louis d'or. Le jour même, il fit appel au crieur public pour annoncer au travers les artères de la ville, que « quiconque avait perdu un gousset ; doit se présenter devant l'imam de la Grande Mosquée pour donner son signalement et son contenu, afin qu'elle lui soit restituée. Le prêtre se présenta devant l'imam et retrouva effectivement son gousset  de Louis d'or intact ».

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Dimanche 27 juin 2010: Ben Miloud et Jean Claude Gans, curé d'Essaouira depuis 30 ans.Celui - ci m'apprend que l'ancienne église qui est située au coeurs de l'ancienne kasbah est d'origine Espagnole. Elle date de la fandation de la ville en 1765 et aurait été remplacée par l'actuel église où officie le père Jean Claude vers 1936.
J'ai déjà raconté cette anecdote concernant Ben Miloud et Georges Lapassade qui enquêtait alors sur le poète du Malhune d'Essaouira, Mohamed Ben Sghir: Un jour, au tout début des années 1980, le proviseur du lycée m'invita à une réunion prévue vers 16 heures à la Chambre du commerce, entre Georges Lapassade, et les connaisseurs du Malhoun de la ville. La réunion était provoquée par Georges qui enquêtait alors sur Ben Sghir, le chantre du malhoun souiri. A l'origine de cette enquête, un article où Hachmaoui et Lakhdar, résumaient la qasida de Lafjar (l'aube) de Ben Sghir sans donner le texte. Après cette réunion à la chambre du commerce, Georges m'embarqua dans l'enquête sur les traditions musicales d'Essaouira et de la région qu'il menait à l'issue du festival d'Essaouira (1981). Une fois à Paris il me faxa ce qui suit à propos de l'article controversé sur le malhoun :

« Ce qui choquait mon esprit de cartésien, y écrivait-il, c'est que nous avons découvert que le cahier d'un certain Saddiki (grand'père du prof. d'histoire du même nom) qu'il avait exposé au Musée et « commenté » était daté en réalité de 1920, et non de 1870 comme ils prétendaient, tirant argument de cela et du contenu du cahier, pour inventer une sorte de pléiade poétique souirie qui aurait eu pour mécène vers 1870, à Essaouira, Moulay Abderrahman ! C'est cela que je contestais beaucoup plus que l'origine souirie de B.Sghir. En effet, ce cahier contenait des qasida diverses, recueillies (peut-être) par le grand'père Saddiki au cours de ses voyages à Marrakech qui du coup devenait souiri ! Etant donné l'impossibilité d'avancer à Essaouira, j'ai fini par me décider d'aller consulter à Marrakech Maître Chlyeh, animateur d'une sorte d'Académie du malhoun. Il m'a fort bien reçu, bien informé et je crois (sans en être sûr) que la version de Lafjar que j'ai ensuite diffusé à Essaouira venait de lui »

Toute la démarche de l'enquête ethnographique de Georges Lapassade réside dans ce texte : alors qu'il demandait des informations sur Ben Sghir, au bazariste Ben Miloud, celui-ci était assis sur un vieux coffre qui contenait plein de qasida, dont celles de Ben Sghir ! C'est pour contourner cette rétention d'informations, ces réticences locales qu'il se voyait obligé de se rendre à Marrakech pour obtenir la fameuse qasida de Lafjar (l'aube) ! L'enquête pourrait durer des années, chaque été il revenait à la charge avec son obsession de chercheur et son doute cartésien pour reposer encore et toujours l'énigme Ben Sghir.

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Ben Miloud dont le bazar se trouve au coeur de la Kasbah, réside à la fameuse impasse de Derb Adouar, qu'évoquait le "Rzoun", le chant de la ville et où habitait l'artiste peintre Regraguia BENHILA et le luthiste "Tik-Tik" qui a été parmi les figurant du tournage d'Othello par Orsen Welles en 1949. Au début des années cinquante, le souvenir était encore vivace du tournage d'Othello par Orson Welles à Mogador. Le soir on le voyait souvent méditer sur la grande place du syndicat d'initiative. Dans le film, on reconnaît surtout « Tik-Tik » avec son luth au pied des remparts de la Scala de la mer. « Tik-Tik » est mort récemment en ivrogne à la vieille impasse d'Adouar qu'évoque en ces termes le rzoun, vieux chant de la ville :

Ô toi qui s'en vas vers Adouar

Emporte avec toi le Nouar

La rime est un jeu de mot entre « Adouar » (le nom de la sombre impasse supposée cacher les belles filles de la ville) et le « Nouar » (le bouquet de géranium et de basilic). Mon père me racontait qu'un jour Orson Welles se présenta à son atelier alors qu'il était en train de terminer une magnifique table en bois d'arar, décoré de dessins géométriques complexes et de rinceaux d'inspiration andalouse. Quand mon père dit à Orson Welles le prix de la table en question, le cinéaste américain en fut offusqué :

- À ce prix-là, lui dit-il, je briserais cette table sur ma tête plutôt que de la vendre !

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Dans mes souvenirs d'enfance, lorsque j'accompagnais mon père à la coopérative des marqueteurs, c'était toujours le père du sculpteur Allam, qui l'accueillait pour scier ses madriers de thuya sous les arcades et les bananiers. La coopérative est située au noyau primitif de la ville, là où résidaient les amines (contrôleurs) de la douane : à son entrée, on pouvait encore voir, il y a quelques années, les mangeoires où les amines du port attachaient leurs chevaux au retour de la porte de la marine, par où transitaient les marchandises de la terre à la mer et de la mer à la terre.

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Une des dernières traces du travail de mon père

Et maintenant le fils d’Allam me soumet une fiche technique sur mon père du temps du Protectorat. Cette fiche artisanale est établie par le directeur français de la coopérative le 15 juin 1951. Mon père avait alors 41 ans, ce qui veut dire qu’il était né, non pas en 1912, comme nous croyons jusqu’ici, mais en 1910. Il serait rentré à la corporation en 1920, à l’âge de 10 ans.Mon père fut d’abord apprenti, puis compagnon, avant de devenir lui-même maître artisan en 1936 avec son propre atelier — 24 m² . Il y disposait d’une caisse à gabaris (les Bratels) qu’il ressortait à l’occasion ; ce sont ses aides – mémoires techniques en quelque sorte.

 

 

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Affiche réalisée par Hussein Miloudi, pour le prix Tahar Mana du meilleurs produit en bois de thuya 2008, organisé à Essaouira, par le Sécrétariat d'Etat auprès du Ministère du tourisme et de l'artisanat. La remise des prix eut lieu dans la salle des fêtes au siège de la province d'Essaouira. On remit aussi le prix Nessim Loeub, pour le meilleur bijoutier de Mogador.

Les encouragement materiels et moreaux, le prestige dont jouissait maâlam Tahar, faisaient de lui un artiste. Sachant que son travail était apprécié à sa juste valeur il le faisait avec patience et amour. Il travaillait même la nuit, non pas comme aujourd’hui sous la pression du besoin, mais afin de retrouver l’isolement propice à l’inspiration. Il était, disait-il, à la recherche de sa Gana, l’état où l’esprit est possesseur de toutes ses facultés.Perfectionniste il l’était pour mériter de plein droit le titre de maâlam (maître) dont on l’affublait. Pour lui, la beauté n’était rien d’autre que l’équilibre parfait. Il s’opposait à l’artisan de la campagne qui n’était pas comme lui à la recherche de la finesse des formes, mais à celle de sa gourmandise et de sa vitalité naturelle.

 

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Quand je me rendais, enfant, à l’atelier de mon père, j’étais surtout fasciné par l’odeur des bois que décrit avec minutie cette fiche artisanale de 1951 : il avait 40 kg de loupe (racine de thuya) à 15 fr.le kg, 30 madriers de bois de thuya, à 150 F le madrier, trois morceaux de 5 kg de citronnier en provenance de Chichaoua, cinq rondins d’ébène (Taddoute) à 200 F le rondin, 1 litre venant du pays haha ; 40 boites de colle forte, et 2 litres d’alcool.

Telle est la matière première avec laquelle travaillait mon père. La fiche artisanale établie par Mr.Bouyou directeur de la coopérative des marqueteurs alors, précise aussi son outillage — avec la mention « insuffisant » : 4 établis, 2 varlopes, 4 marteaux, 4 ciseaux, 2 tenailles, 3 rabots, 3 serre-joints, 1 drille, 3 scies, 2 rabots à dents.

À partir de 1938 mon père était considéré comme maâlam (maître artisan), puisqu’il avait pour exécuter ses créations un « sanaâ » (compagnon) et un apprenti « matâllam » : son salaire hebdomadaire passait de 20 F en 1938 à 500 F en 1951. La fiche artisanale mentionne que le loyer de son atelier était de 210 F le trimestre et qu’il payait annuellement une patente de 570 F.

 

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Louzani, l’entraîneur national souiri né en 1942, me dit aujourd’hui que pour évaluer le véritable revenu de ton père alors, il faut savoir qu’au début des années 1950 le prix d’un kilo de mouton valait un dirham, et la consommation du poisson était quasiment gratuite pour les habitants de la ville. Mon père pouvait alors non seulement prendre en charge ses enfants — en 1951, notre aîné Abdelhamid venait de naître, et nous autres ses frères et sœurs nous n’étions pas encore de ce monde — mais aussi ceux de son demi-frère aîné Omar le poissonnier coléreux. Dans les ruelles étroites de la ville, on pouvait alors entendre les enfants chanter :


S’il n’y a pas de koumira ? Al- sardila !

S’il n’y a pas de sardila ? Al-koumira !


Autrement dit ; s’il n’y a pas de koumira,(baguette de pain), il y aura toujours la sardila (sardine), et vise versa.


Et certains soirs d’hiver, quand il rentrait à la maison sans le sou, mon père nous regroupait, nous, ses enfants, autour de lui, et nous conviait à lire en sa compagnie la Naçiria où le maître de Tamgroute incitait, les Marocains à résister à l’envahisseur portugais :


Faibles, nous sommes, mais par la grâce de Dieu, nous serons innombrables et puissants


Je me souviens d’une journée noire des années 1970, où l’on m’apprit que la police avait conduit mon père au commissariat pour le contraindre à payer ses impôts. Heureusement qu’on finit par le relâcher en fin de journée : c’est la seule fois de toute sa vie où il eut affaire au Makhzen. Omar son demi-frère, était aussi allergique au Makhzen. On raconte qu’il s’était installé un jour à Souk –Jdid en plein centre-ville, en désignant aux passants la notice d’impôt qu’il venait de recevoir :


- Ayez pitié, disait-il du Makhzen ; donnez-lui un peu de cet argent qu’il me réclame : ce n’est pas moi qui mendie, mais le Makhzen !

Les Marocains ont toujours été réticents à payer l’impôt au pouvoir central : on ne voyait pas en quoi cela était justifié. La fameuse coupure entre le pays du Makhzen et le pays de la Siba (l’anarchie), était due aux jacqueries paysannes contre le  tertib, cet impôt que le Makhzen prélevait sur le bétail et les moissons sans offrir quoi que ce soit en contrepartie à part ses expéditions punitives et ses petits despotes de caïds qu’il désignait à la tête des tribus.

 

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L’intérêt des artisans était lié à la bonne réputation de leur marchandise, d’où la nécessité d’une réglementation décidée plutôt par le corps de métier, qu’imposée de l’extérieur. Entouré de deux conseillés, l’AMINE intervenait selon la coutume pour résoudre trois sortes de conflits :

-Le conflit entre les artisans (un artisan n’avait pas le droit de séduire par l’attrait du gain, les compagnons de ses confrères, bénéficiant ainsi d’une formation à laquelle il n’avait nullement contribué).

- Entre artisans et bazaristes (la contrefaçon de modèles était prohibée si bien que chaque atlier se distinguait par la nature de ses ouvrages).

- Entre artisans et clients (chaque artisan avait son garant : son ex-maître, au cas où il n’honorait pas un contrat).

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Maintenant, la relève est assurée par des artistes-artisans, tel maâlem Hayat, Jazzman des Hamadcha et des Gnaoua. Ou encore des peintres-sculpteurs tel Saïd Ouarzaz:

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L'atelier Bungal où travaillait mon père dans les années 1930, renaît à nouveau de ses cendre après s'être transformé un certain temps, en café à billards.
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Le témoignage de maâlem Mtirek sur le samaâ judéo - musulman d'Essaouira

Aujourd'hui, le mercredi 13 janvier 2010, vers la mi-journée (journée brumeuse mais lumineuse) alors que je prenais un thé à la menthe à la terrasse du café Bachir qui donne sur la mer, je vois venir sur une chaise roulante, maâlem Mtirek, ami à mon père. Il est presque centenaire maintenant, mais sa mémoire reste vivace. Il se souvient de la veillée funèbre du 13 janvier 2003, organisée à la Zaouia de Moulay Abdelkader Jilali pour le quarantième jour du décès de mon père : « C'est là, me dit-il, qu'est enterré maâlem Mad, le maître artisan de ton père. Après avoir accompli son apprentissage auprès de lui, ton père était venu travailler chez Bungal dans les années 1930. Mon établi  ( manjra), le sien et celui de Ba Antar étaient mitoyens. Un jour, je me suis mis à déclamer des mawal (oratorios) . Une fois apaisé de mon extase, ton père qui écoutait à l'entrée de l'atelier est venu vers moi pour me dire sur le ton de la plaisanterie :

-         Maâlem ! Laisse les gens travailler au lieu de les extasier par ton mawal ! le chantier s'est  arrêté à cause de tes mawal  !

C'est ce mawal que je déclamais alors sur le mode de la Sika andalouse :

Ya Mawlay koun li wahdi,Li annani laka wahdaka

Wa biqalbika îndi,Min Jamâlikoum

la yandourou illa siwaakoum

Seigneur, soit pour moi tout seul

Parce que c'est à toi seul que je me suis dévoué !

Et mon cœur n'a plus de regards que pour ta splendeur !

A l'époque , poursuit maâlem Mtirek, tout le monde était mordu de mawal à Essaouira : le vendredi on allait animer des séances de samaâ, d'une zaouia, l'autre : la kettaniya, la darkaouiya, celle des Ghazaoua et celle de Moulay Abdelkader Jilali. Les Aïssaoua et les Hamadcha faisaient de même avec leur dhikr et leur hadhra à base de hautbois et d'instruments de percussion. On allait aussi chez les Gnaoua dont la zaouia était dirigée par El Kabrane (le caporal), un ancien militaire noir, qui parlait sénégalais et qui gardait l'hôpital du temps du docteur Bouvret. C'était un type très physique qui servait en même temps de videur lors des lila des Gnaoua : si quelqu'un sentait  l'alcool en arrivant à la zaouia de Sidna Boulal ; il le prenait à bras le corps comme un simple poulet et le jetait au loin, hors de l'enceinte sacrée. Les gens étaient véritablement « Ahl Allah » (des hommes ivres de Dieu). Nous avions notre propre orchestre de la musique andalouse, dont faisait partie Si Boujamaâ Aït Chelh, El Mahi, El Mamoune et un barbier . Les juifs avaient leur propre orchestre de musique andalouse: Chez eux un dénommé Solika faisait office de joueur de trier, il y avait aussi un rabbin qui jouait de la kamanja  et un autre du luth.  On allait aussi écouter les mawal chez la communauté israélite de la ville. Une fois alors que j'étais au mellah, au vestibule d'une maison juive où se déroulait un mariage, je me suis mis à déclamer un mawal à haute vois - j'avais alors une voix très forte qui porte au loin - et tout le monde s'est mis à courir dans tous les sens en disant : « Venez écouter cette belle voix d'un musulman ! ». A l'époque il y avait un tailleur parmi les musulmans dont j'ai oublié le nom, qui avait une voix tellement attendrissante, qu'elle paralysait quiconque venait à l'entendre. »

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L'apparition de la galerie Frederic Damgaard, au début des années 1980, a favorisé, l'éclosion de nouveaux talents qui font éclater les formes traditionnelles de l'esthétique, tout en s'en inspirant comme on le voit dans ce tableau.

L’apparition du BAZARISTE, intermédiaire nécessaire à l’artisan en période de crise et en saison morte, est la cause indirecte de la dispartion du système corporatif.Sa main mise sur le circuit commercial et sa concurrence déloyale sont générateurs de déséquilibres rendant caduque la discipline corporative. Pour survivre l’artisan est contraint de prendre des « avances » auprès du bazariste, alors que le produit n’est pas encore fini, et donc de le vendre à vil prix, puisqu’il ne peut pas attendre l’arrivée du client potentiel. En effet, avec la crise et le tarissement de la clientèle touristique nombre d’artisans ont été contraints, durant les années 1930, de subir la tutelle des bazaristes. Pour la première fois, ils furent assemblés par dizaine, pour produire dans une même manufacture, celle de Bungal. Ce « bailleur de fonds » (chkâ’yrî), prenait les commandes auprès des européens et les faisait exécuter par les artisans réunis dans sa manufacture. C’est ainsi qu’il fit éxécuter à mon père une scala miniature, qui fut exposée des années durant au syndicat d’initiative, avant de finir en morceaux, aux fourrières de la ville.

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Le numéro 11 : l'atelier de mon père, juste en face de l'ancien cinéma Scala
ex-consulat d'Allamagne au 19 ème siècle


Mais, dés que la crise cessa, cette manufacture s’évanouit aussi promptement qu’elle était apparue, et chaque artisan retrouva son autonomie. Ainsi, si le bazariste peut contrôler durablement le circuit commercial, il ne peut en faire autant pour la production, puisque l’artisan tend à être soudé à ses moyens de production comme l’escargot à sa coquille. Lorsque l’artisan vendait lui-même son propre ouvrage, il savait que sa réputation tenait à la qualité de ce qu’il produisait. Mais lorsqu’il fut obligé de passer par le bazariste, sa créativité s’émoussa, car ce dernier pouvait transmettre son modèle à d’autres artisans qui alors en faisaient des contre-façons. Par ailleurs la transmission intergénérationnelle du savoir artisanal devient de plus en plus défaillante : la pression des besoins fait que l’appreti se détache le plutôt possible de son maître alors qu’il n’a pas encore accompli tout le cycle d’apprentissage. C’est ainsi qu’on trouve actuellement des ateliers qui produisent exclusivement un seul article. Le jeune artisan complètement dépendant du bazariste est souvent condamné à vivre dans la marginalité et le célibat, comme le vieil artisan est condamné à mourir sur son outil de travail, à moin que sa descendance ne lui assure sa retraite.


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L'intérieur de l'atelier de mon père: au 18 ème siècle ,ces ateliers servaient  aux canoniers (tabjia) à y entreposer leurs boulets et canonsEn face de chaque atelier, existait un anneau de fer où on attachait les chevaux qui tiraient ces canons en haut de la rampe de la Scala de la mer.

Les corporations d’artisans constituait une très forte communauté unie dans le travail, la fête et, plus encore, l’épreuve. Ces membres se retouvaient dans le cadre de confréries religieuses et cette communion spirituelle renforçait la cohésion professionnelle. Pour leurs loisirs ils organisaient des Nzaha, sorte de piques – niques rituels, à l’ombre des mimosas de Diabet, aux environs immédiats d’Essaouira. C’est dire que la société traditionnelle maintenait l’équilibre entre les lieux du Maâkoul (honnêteté, sérieux) qu’étaient l’Atelier et la Mosquée et les lieux du Mzah (ludique), qu’était par exemple à Essaouira, Derb Laâzara (le quartier des célibataires). Avant l’avènement des moyens de transport moderne, ils se tenaient campagnie pour se rendre à Marrakech, souvent leur ville d’origine, comme le montre cette qasida du malhun de Ben Sghir intitulée « Bent el Ârâar » (la sculpture de thuya).

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Abdelkader MANA

10:36 Écrit par elhajthami dans Histoire, Mogador | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : mogador, histoire | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

30/05/2010

LE MAROC par le bout de la lorgnette

« LE MAROC, par le petit bout de la lorgnette »

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de Péroncel - Hugoz

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Après une longue carrière de journaliste, où il a été souvent envoyé spécial du MONDE au Maroc, Peroncel - Hugo, coule maintenant une retraite studieuse et paisible à Mohamédia, ayant constamment sa belle baie sous les yeux, entouré de vieux bouquins qui remontent pour l'essentiel au protectorat(1912-1956), qui l'aident à mieux appréhender le « cursus plus que bi- millénaire du maghrib-al-aqça

( Maghreb extrême) qu'il traduit par «l'Occident de l'Orient ». Ce qui sous entend, que de tous les pays arabo - musulmans, et à l'instar de la Turquie ; le MAROC est le plus proche de l'Occident. Les lectures édifiantes des anthropologues du protectorat, l'aident ainsi à remonter aux origines berbères de ces Mahométans de Mohamédia, si j'ose dire. Car comme disait Jean Genet, cet autre « captif amoureux » du Maroc, qui s'est fait enterrer à Larache : « Au Maghreb ; je n'ai rencontré que des Berbères ! »

Mohammedia, ville - dortoir sans histoire ?  Pas si sûr rétorque Peroncel - Hugoz, « Ne commettons pas l'erreur d'Albert Camus (1913 - 1960), pied - noir algérien, prix Nobel de littérature 1957 et qui avait publié,son petit guide pour les villes sans passé ! Faisant commencer l'Histoire  d'Oran , de  Constantine et d'Alger, plus que millénaire, avec l'irruption des Français en Algérie vers 1830 ! L'histoire de l'ancienne « Fédala », toponyme aux origines mystérieuses, quoiqu'elle semble commencer elle aussi avec la plantation de ses araucarias importés d'Amérique Latine par Lyautey, remonte en fait à la préhistoire, puisque près de la noire et coupante falaise fédalienne on a découvert des outils en silex et non loin de la kasbah, une grossière enclume rectangulaire comportant quatre cupules.,.

Par touches successives, accumulation de détails pris alternativement au passé et au présent, finissant à la longue par faire système, Percel Hugoz, nous dépeint ainsi un visage, celui du Maroc d'hier et d'aujourd'hui, en partant de cette kasbah fédalienne, cette « ville faisant un peu penser à Toulon, violente lumière africaine en plus ». Un saut par-dessus les années, permet par exemple à notre auteur de relater le passage, en 1700, d'un convoi de 716 têtes rebelles coupées, du côté de Marrakech, qu'on avait fait rouler devant le sultan Moulay Ismail, «avant que ce Roi-soleil enturbanné,n'ordonne qu'on aille les exposer, pour édification du vulgum pecus, sur les remparts de Fès un peu agitée. Ça les calmerait ! »

Le cortège de vingt - quatre mules partit donc à marche forcée, suivant la piste impériale côtière, franchissant le déjà vieux pont mais toujours solide pont portugais sur l'oued Mellah, avant Fedala, dépassant cette kasbah où les douze hommes de l'escorte, commandés par un certain Abdellah el Roussi - le sultan lui avait dit qu'il répondrait sur sa propre tête de l'arrivée à Fès de la totalité des 716 chefs tranchés...- , n'eurent que le temps de demander nuitamment un peu de boisson et de nourriture à la garnison, avant de repartir dans un infernal nuage de mouches. En effet, pour aller vite, on avait négligé  de faire procéder, comme d'habitude, au salage préalable des têtes par des spécialistes juifs de cette tâche (c'est d'ailleurs pour cela que les ghettos marocains s'appelèrent mellah, « saloir », jusqu'à leur disparition, par quasi extinction du judaïsme local entre 1950 et 2000).

C'est dire que nous revenons de loin ! Rien dans cette Medina-el-Ouroud, cette cité tapissée de fleurs, ne semble  échapper, aux investigations de notre reporter émerite, à commencer par un Guide de Mohamédia , publié sur papier glacé, avec force coquilles et adresses périmées, mais qui est parfois utile pour retrouver le téléphone de la Française, boulangerie- pâtisserie depuis 1954(avec la Tour Eiffel pour emblème) ou de la Superette berbère de Monica-Plage.... Même si, ajoute-il, « on y chercherait en vain l'enseigne, pourtant plus que quinquagénaire, du tailleur Max Benaroch, lequel présente aussi l'intérêt d'être le dernier juif de Mohamédia » !

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Dans cette optique tout est important à relever et analyser : pour ce féru de littérature, il s'agit autant d'investigations journalistique que d'observation participante de longue durée - l'enquête sur fédala - Mohémadia, lui a pris cinq ans(de 2005 à 2010) - comme celle pratiquée en son temps par un Branislow Malinowski , plantant sa tente au beau milieu des îles Trobriands, pour mieux connaître « les Argonautes du pacifique Occidental ». L'auteur est très sérieusement documenté, en ouvrages remontant à la période Lyautéenne, qu'il collectionne en parcourant les marchés aux puces et dont il aime s'entourer , publiant ceux d'entre eux pour qui il a un coup de coeur dans « la Bibliothèque Arabo - Berbère » , collection qu'il dirige aux éditions la Croisée des Chemins à Casablanca. Sa dernière réédition en date est celle des « lettres marocaines » de Hubert Lyautey dont notre auteur est un fervent admirateur. Entre les deux guerres, celui-ci aurait saisi comme « ennemi » le vapeur allemand Mogador, pour renforcer la marine marchande de Fédala !

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Moulay Hafid signant le traité du protectorat à Fès en 1912, en présence de Lyautey, d'après Roman Lazarev

C'est delà qu'il s'embarque secrètement, de nuit, le 18 décembre 1916 (en pleine guerre 14-18 !) à partir de la nouvelle darse fédalienne sur un des sous-marins français, afin d'échapper à un éventuel torpillage allemand en quittant le très exposé Casa. Ce « film d'espionnage », se poursuivra durant la deuxième guerre mondiale avec la fameuse opération  Torch , immortalisée par la fameuse chanson de Hussein Slaoui -  « Les Américains ont dit : « OK ! OK ! Quand même  bey, bey ! » - et que commémore encore au grand parc de Mohamédia, un large bloc de pierre, posé à même le gazon, portant sur un de ces côté, une dédicace aux combattants en arabe et à moitié effacée.

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Le sultan Moulay Youssef (1912 - 1927) en compagnie notamment du maréchal Lyautey, résident général de France dans l'Empire chérifien (1912 - 1925)

Cette dédicace pratiquement invisible( pour une opération qui a failli tourner au drame : les Américains auraient littéralement rasé Casablanca, si les Français n'ont pas cessé de s'opposer à leur avancée au bout de trois jours...) m'a été signalé in situ, lors d'une visite amicale où j'étais reçu par l'auteur, entouré de ses vieux bouquins dont celui traitant de l' Empire de Maroc,paru en 1846, de l'historien colonial français oublié, P. Christian où celui-ci raconte, les sept années de vaches maigres qu'a connu le Maroc, sous Mohamed III, années où pas une goutte d'eau n'est tombé entre 1775 et 1782 :

« A Fédala, sur les bords d'une mauvaise crique, Sidi Mohamed fit commencer une ville et ordonna à tous ceux qui voudraient prendre part à l'exportation du blé contenu dans un grand nombre de puits coniques, appelés matmora dans le Maroc, seraient tenus de construire une maison dans le voisinage. Les maures élevèrent de mauvaises baraques en pisé, et les abandonnèrent quand tout le blé fut mangé...En 1779, une épouvantable famine se déclara ;les récoltes ravagées par des sauterelles venues du Sud attaquèrent de toute part ; et les malheureux habitants, vivant au jour le jour, sans greniers publics, sans épargnes, se trouvèrent aux abois. Les bestiaux mourraient de faim dans les plaines aridifiées. L'année suivante fut encore plus désastreuse .Les gens périssaient par milliers.... »

Les historiens du XXème siècle, fouillant le règne de Mohamed III, ont estimé,  que la population marocaine, autour de 1780, passa de cinq à trois millions d'âmes, car à la disette s'était , comme souvent, ajouté la peste. Malgré de rigoureuses prescriptions mahométanes, on vit même réapparaître le cannibalisme...Il faudra attendre la spectaculaire remonté démographique du protectorat, due aux prophylaxies modernes vite popularisées, pour retrouver les cinq millions de sujets d'avant Mohamed III et bientôt les dépasser, doubler ce chiffre vers  1956, année de l'indépendance recouvrée, dépasser enfin les trente millions au tournant du nouveau millénaire.

L'ouvrage grouille ainsi d'observations minutieuses, patiemment recueillies durant cinq années, de 2005 à la parution de l'ouvrage en 2010, qui confinent parfois à  l'insolite et au saugrenu, mises en forme par une écriture incisive, acérée et pleines de malices, révélant des aspects étonnant d'une cité -dortoir apparemment sans histoire où la plupart des habitants viennent juste y dormir  pour repartir le lendemain à leurs lieux de travail, soit vers Casablanca ou  Rabat, empruntant pour se faire la vieille gare Art -déco, qui vient de disparaître, au grand regret de l'auteur, fervent admirateur de Lyautey, remplacée par « une structure à peau grise de verre », vouée, selon ministres et journalistes, spécialistes en parler creux, à être « un repère au sein de l'agglomération, avec effets structurants et entraînement positifs sur l'économie régionale »...

Une région devenue au fil des dernières années, comme l'un des fiefs du wahhabisme violent au Maroc, alors même qu'elle est constellée de marabouts, symbole de ce soufisme populaire où la ferveur religieuse est d'abord une affaire de cœur. Une région dont les premiers habitants étaient les hérétiques  Berghwatas et les transhumants Zénètes qui s'y étaient établis avec leur troupeaux de race mérinos,ces moutons à la laine ultralégère, dont le nom rappelle la dynastie islamo - berbère des Mérinides(1260-1412), ces pasteurs venus de l'Est, sous lesquels on a appris à tirer le meilleurs de la toison de ces ovins, et qui s'étaient établis depuis dans ces rivages, comme en témoignent les toponymes de Zénata et de Benoussi, par référence aux Branès (ceux qui portent le burnous, se rasent la tête et consomment le couscous) qui constituent avec les Botr, les deux premières branches de la nationalités Berbères au Maghreb.

Tels sont les premiers habitants de l'arrière pays de l'ancienne Fédala, baptisée Mohamédia au retour de Mohamed V, sur suggestion d'Abderrahim Bouabid, dit -on, cette ville des fleurs et des « mille palmiers », menacée à terme d'absorption par sa grosse voisine du Sud où « Sa Majesté Chérifienne a signé en 2006 l'acte de naissance d'une ville nouvelle d'un demi million d'âme, Zénata, qui devrait combler et assainir la « zone » incertaine courant entre Mohamédia et Casablanca. »-  depuis son intronisation en 1999, le roi y est venu plusieurs fois insitu , souligne l'auteur :

« Le volontarisme de Mohamed VI qui, fait inouï et inédit, s'est rendu impromptu, sans escorte, en 2006, en un « quartier spontané » de la pire espèce, dans l'aire casablancaise, avec son frère cadet, l'émir Rachid, ce volontarisme royal, pourra peut-être aider à solutionner enfin une question lancinante, pendante quasiment depuis le début de l'industrialisation marocaine vers 1920, et de l'exode rural qui ensuivit ; question sur laquelle l'abbé Pierre vint lui-même, en 1956, plancher devant Mohamed V, avant de reconnaître son impuissance...Ces visites - éclair , ces « plongées » au pas de charge, ont été entouré de la même ferveur populaire, sexes et âges confondus. Afin de toucher le roi, pour capter un peu de sa baraka, les gens courent le risque de passer sous les roues de sa limousine : « Jadis, on avait peur du roi,maintenant on a peur pour lui ! » : waer, el malik dyalna ! « il est chouette notre roi » en parler marocain jeune. Jamais chef de ce pays n'a sans doute porter autant d'espoirs, autant de responsabilités, donc que Mohamed VI. Allah fasse que ces énormes attentes, du Sahara au logement, de l'emploi à la valorisation nationale de l'Islam ne soient pas déçues ! ».

Royale visite qui témoigne de la volonté politique d'en finir avec ces plaies urbaines où l'islamisme extrémiste recrute ses kamikazes ; tâche exaltante mais aussi humainement pathétique puisqu'elle semble pratiquement impossible :  le bidonville « résorbé » ici, selon la terminologie administrative,  réapparaît aussitôt ailleurs...Mais si l'Etat ne peut pas venir au secours de toutes les familles marocaine à coup de décrets abstraits et de décisions gouvernementales lointaines, au moins chaque marocain peut rêvé que le Roi en personne veille sur son cas particulier : sa souffrance ne peut pas durer indéfiniment parce qu'en haut lieu on est attentif à son cas grâce à un réseau de moqadem , ces agents de quartier, surnommés « google », pour la qualité de leurs renseignements, ad hominem....

Principal employeur de cette cité des fleurs, la Samir est aussi son principal pollueur, aussi bien des airs que de la mer : ses campagnes, tambours battants, en faveur des espaces verts, n'y changeront rien !.... Et justement à propos de cette entreprise de raffinage pétrolier, l'auteur nous rapporte, cette information étonnante : les gens d'affaires, « bien informés » assurent à Casa, que le « vrai » propriétaire (de la Samir)est un mystérieux milliardaire éthiopien mahométan, le « cheik » Mohamed Amoudi, à présent sexagénaire et classé par le magazine états-unien Forbes au 77è rang des fortunes mondiales, avec quelques 10 milliards d'euros...

Autre surprenante information de ce « MAROC par le petit bout de la lorgnette »,  On croit même que les restes de Ben Barka seraient enterrés à Mohamédia : ce qui a pu nourrir cette croyance de quelques Benbarkistes, c'est que de 1961 à 1967, Le Sphinx, cet établissement fédalien de plaisir, fut géré par le truand français Georges Boucheseiche qui joua un rôle important dans la disparition de Ben Barka. Sans le chercher sans doute, Jacques Brel a immortalisé le Sphinx, comme l'a fait Jean Genet pour la Féria de Brest, dans Querelle ; ou le romancier marocain Mohamed Laftah(1946 - 2008), dans ses Demoiselles de Numidie, pour les anciens claques populaires de son pays, les bousbir. Et l'auteur féru d'analyse toponymiques, qui ne prend jamais un nom de lieu pour de l'argent comptant ajoute que ce bousbir, vient du prénom de Prosper Ferrieu, prononcé à l'arabe, langue sans p ni e . Cet héritier d'une famille de négociants lainiers longuedociens établie à Casablanca dès 1839, donc la plus ancienne lignée française connue de la Ville blanche, attacha sans le vouloir son prénom à l'amour vénal en y louant, aux abords de la Vieille - Médina, des parcelles qu'il y possédait et qui, sous - louées, virent s'établir des prostituées indigènes se destinant aussi bien à leurs compatriotes qu'aux soldats allogènes...

L'établissement fédalien de plaisir, à l'enseigne du monstre mythique de l'Egypte pharaonique, la maison close la plus courue de tout l'ensemble colonial français, « le plus célèbre bordel de la Terre », aurait été fréquenté par un certain Oufkir, le fastueux Pacha Glaoui de Marrakech, né en 1875 et qui s'est fait inhumé au mausolée de Sidi Sliman el Jazouli, l'un des sept saints de Marrakech en 1956 ; Philippe Boniface, type -même du latin viril souligne l'auteur : il aurait organisé une réunion politique secrète au Sphinx avec ses alliés anti- Mohamed V, dont le Glaoui justement, venu spécialement de son fief de Marrakech.

Le seul client connu du Sphinx qui eut l'audace de reconnaître haut et clair y être allé pour « consommer » autre chose que des rafraîchissements, est Jacques Brel(1929 - 1978) ,nous dit l'auteur. C'est d'ailleurs là qu'il rencontra Miche, sa future épouse...C'est probablement au cours de l'une de ses premières tournées au Maroc, fin des années 1950 - début des années 1960, que le chanteur -compositeur belge pris l'habitude de fréquenter régulièrement le Sphinx, ne le quittant que pour aller donner son tour de chant aux Arènes ou au Rialto à Casablanca ou encore au Casino de Fédala - mohamédia, « qu'en 1960 ou 1982,Brel composa, au gré des virages, sa fameuse Valse à mille temps » indiqua plus tard sur Radio - Rabat l'ancien arrangeur de la vedette, François Aubert. Mieux, Brel, dans la chanson Jef va jusqu'à citer nommément une patronne du Sphinx, « la Madame Andrée », chez laquelle le chanteur, nouveau Villon, invite à « aller voir les filles, paraît qu'y en a de nouvelles...Allez, viens Jef , viens, viens ! »

Et notre auteur de conclure sur ce chapitre à la fois romantique et nostalgique que, Brel, c'est évident, trouva ici des moments d'oubli et sans doute même de bonheur :

Je veux mourir ma vie avant qu'elle ne soit vieille

Entre le cul des filles et le cul des bouteilles

Dans la même veine, notre ami Mohamed Laftah qui est allé mourir au pays du Sphinx écrit dans ses Demoiselles de Numidie :

« La bouteille de champagne a été débouchée dans toutes les règles de l'art, par le garçon portant une veste bordeaux, une chemise immaculée avec nœud papillon, un pantalon en velours côtelé noir (...) C'est vers son box que Rose dirigea ses pas ( j'utilise le terme de box pour désigner la chambre personnelle , la loge de Rose, car (on est) dans un boxon...) C'était une jeune fille âgée d'à peine 19 ans, à la figure avenante, tout sourire, mais derrière cette façade de douceur et de gentillesse se cachait un monstre de férocité, de sadisme même etc. »

Quand Brel, le fidèle client Wallon de Madame   Andrée meurt, à la veille des années 1980, c'est le moment où le Sphinx, sentant la réprobation sociale monter nettement autour de lui, n'a plus vraiment le cœur à l'ouvrage. Il se néglige, il néglige surtout de renouveler son blond troupeau...Maintenant, on est en train de transformer le ci-devant sanctuaire du sexe en un « hôtel de charme »...C'est le cas de le dire, conclut ironiquement notre auteur...mais, cette fois, Eros sera en principe absent.

On découvre de nombreuses similitudes entre Mogador - Essaouira et Fedala - Mohamédia : les deux sites ont été visité par les phéniciens, comme l'atteste certains passages du Périple d'Hannon, véritable « acte de naissance de l'histoire du Maroc » d'après Jérôme Carcopino (1881- 1970), auteur du célèbre Maroc antique (1943). Le noyau primitif que constitue la kasbah dans les deux villes comprenait une église portugaise, en ruine à Mogador, elle a été transformée en mosquée à Fédala, vers 1770, au moment de la reprise de la place par le sultan Alaouite Mohamed III. Ce sont les portugais qui auraient introduit, d'après notre auteur, les oranges au Maroc à leur retour de Chine et c'est pour cette raison que nous désignons depuis lors ce Citrus aurantium, par tchina et bortoqâl...Chine et Portugal...

Si la paisible baie de Mohamédia avait accueilli jadis les navigateurs antiques et les bourlingueurs portugais, elles fut aussi, nous rappelle Peroncel - Hugoz, une rade où les corsaires salétans se réfugiaient, soit contre le mauvais temps, soit contre les entreprises de l'ennemi. Durant plus d'un siècle, le nom de Salé fit trembler l'Europe entière jusqu'à la lointaine Islande qui commémore encore de nos jours le raid de 1627 au cours duquel trente six îliens furent tués en résistant aux Barbaresques débarqués par surprise de trois caravelles, tandis que 240 autres islandais étaient enlevés pour être vendus comme esclaves au Maroc ou en Algérie. Le lieu du drame dans la petite île d'Heimaey, s'appelle depuis lors l'isthme des pillards. Ce brigandage fumant ne fut qu'un épisode parmi des dizaines d'autres du même tonneau commis par pinques, chébecs, galiotes, tartanes ou flibot (de l'Anglais fly-boat,bateau - mouche) arborant en proue « les babouches propitiatoires du Prophète »...

J'ai connu pour la première fois Mr. Peroncel-Hugo au colloque sur la culture marocaine qui s'est tenu à Taroudant en 1986. Je lui avait alors exprimé toute mon admiration pour la pertinence de ses  articles incisifs au Monde, dont je ne ratais aucun, parce qu'ils avaient une profondeur d'observation et une esthétique littéraire qui dépassaient le seul cadre journalistique. Je savais déjà, étant étudiant en ethnomusicologie à Aix en Provence, qu'il était davantage qu'un simple journaliste : en 1983, le tout universitaire d'Aix bruissait de son «  radeau de Mahomet » qui venait de paraître. Trois ans plus tard, au colloque de Taroudant, il me donna une leçon d'ethnographie mémorable : il ne faut pas, me disait-il, se contenter de simples compte rendu journalistiques, il faut aussi enquêter sur l'arrière plan somptueux des méchouis qu'on nous offrait, sous les tentes caïdales, arrosés de citernes de jus d'orange, gracieusement offert par les immenses fermes du Sieur Boufettas des environs de Taoudant! Lui journaliste me renvoyait déjà à ma chère ethnographie, celle-là même qu'il appréciera plus tard dans mes documentaires sur le Maroc profond et méconnu !

Des années plus tard, j'ai retrouvé à Casablanca , avec un immense plaisir, l'ami Peroncel - Hugo, escomptant de sa part, un profit d'abord littéraire : :il n'est pas un écrivain à lésiner sur la langue Française sa pureté et sa rigueur. Chose qui nous manque, nous autres marocains, qui avons à ces yeux beaucoup de qualité mais qu'il préfère nous affubler d' « apeupréisme », comme il me l'écrit depuis Casa, ce mois de mai 2010  en dédicace aux « Lettres marocaines de Lyautey » qu'il vient de publier dans la « Bibliothèque Arabo - Berbère » qu'il dirige : « Mon cher mana,   je serai moins dur pour les Marocains que ton maître Georges Lapassade : certains d'entre vous, Hassan II par exemple, ont su à leur manière...- poursuivre la politique de Lyautey, au moindre mal à mon avis, car elle vous a évité la stérilité donneuse de leçons du « socialisme arabe » - et vous a rendu le Sahara...De toute façon même si le Maréchal vous a nui, il lui sera beaucoup pardonné, car il vous a AIME, y compris dans vos défauts, à l'exception d'un seul car il est la cause de tous vos échecs : l'apeupréisme.... »

Ce concept d'apeuprésme, dont il nous affuble, m'avait tellement impressionné par sa justesse que je l'ai mis en exergue à un manuscrit, non publié à ce jour, que j'avais intitulé « l'aurore me fait signe » où je notais entre autre : Les heures de prière, sont les seuls moments de la vie sociale où la ponctualité est requise : partout ailleurs, on trouve mille et une excuses, pour battre en brèche la ponctualité. C'est en cela que la société marocaine demeure « une société sans horloge », c'est-à-dire sans ponctualité. Le fameux incha Allah ! Or la ponctualité, c'est la modernité. Ce dérèglement de l'horloge sociale, qu'on rencontre partout y compris dans les entreprises les plus modernes (de la télévision qui suspend mes documentaires ne respectant pas ses engagements, au non respect du timing de diffusion, à l'avion qui ne décolle pas à l'heure), on peut l'attribuer à cette ambivalence, cette ambiguïté,  que mon ami .Penroncel -.Hugoz appelle « l'apeuprêisme » des marocains .Bref, l'intrusion de l'irrationnel y compris dans les institutions les plus modernes. Nous sommes entrés de plein pied dans les temps moderne mais sans régler notre horloge saisonnière sur les fuseaux horaires de la modernité. « Ce décalage horaire » est cause d'immobilisme, de perte de temps et d'argent, comme on le constate d'une manière flagrante durant ce mois lunaire du ramadan 1429 (septembre 2008), où toutes les activités humaine sont au « ralenti », où toute les décisions sont en « instance » c'est-à-dire reportées sine die, et où tout semblent suspendu à l'heure de la rupture du jeun, y compris le caractère lunatique des jeûneurs

En correspondant du Monde au Maroc, Peroncel - Hugo était plus qu'un journaliste ; il était un observateur attentif à nos us et coutumes, regardant « par le bout de la lorgnette », c'est bien le cas de le dire, l'arrière boutique marocaine, autant que ce qu'on lui met sous le nez et au devant de la scène : les préparatifs du potlatch et du méchoui l'intéressait autant que les recommandations sur la culture marocaine, qui ont vu le jour au colloque de Taroudant et dont aucune n'a été mise en œuvre : ce qu'il y avait de plus vrai et de plus solide, c'était donc ce potlatch somptuaire !. En cela Peroncel - Hugoz avait raison de me conseiller de m'appuyer dans mes enquêtes sur l'investigation ethnologique plutôt que sur les subterfuges du journalisme qui se fait abstraction élogieuse et vide pour ne pas dire vrai.

En observant ce MAROC  « par le bout de la lorgnette », Peroncel -Hugoz, prend pour ainsi dire le poule de toute une psychologie collective, de tout un climat social , de toute une histoire oubliée, méconnue...C'est ce qui donne à son ouvrage une teneur consistante et une portée plus général que la simple description d'une « bourgade sans histoire ». Loin des artifices des cités touristiques et de leurs manifestations pseudo - culturelles parachutées d'en haut le temps d'un week-end, Mohamédia se révèle être ainsi un observatoire idéal de ce qui se trame au cœur de tout un pays.

Essaouira, le lundi 24 mai 2010

Abdelkader Mana

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11:52 Écrit par elhajthami dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : histoire, littérature | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook