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18/08/2010

Musique et plaisir au Sahara

Les poètes errants

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Au Sahara on raconte l’histoire d’un vieil homme dont le goût pour la musique était resté si vif qu’il se glissait en cachette vers la tente où les jeunes gens se divertissaient avec les griots, tente où il ne pouvait apparaître publiquement en raison de son âge. Ne pouvant répondre directement aux moqueries de la jeunesse, il le fit par l’intermédiaire d’un quatrain qu’il donna à chanter aux musiciens :

Il m’a fallu aller vers la musique

Certes, ce n’est plus de mon âge

Je suis trop vieux, mais l’épée de pur acier

Le vent l’aiguise, la rajeunit

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La poésie Hassani est d’abord un chant produit et chanté par ces  « Iggaoun » dont l’art s’apparente à la fois aux griots africains, aux bardes Berbères et aux poètes arabes de la période anté-islamique.Le Cheikh Ma El Aïnine (mort en 1910 à Tiznit, après avoir édifier une zaouia à Smara) était né en 1830 dans le Hod, un des principaux émirats du désert avec celui d’Adrar, de Trarza, de Tagant ; berceau de la musique savante  des griots sahariens, ces poètes errants. La Mauritanie est le pays de ces « Iggaoun », ces griots, poètes - musiciens qui de tout temps remontaient en grand nombre vers la mythique  seguiet el hamra ,  jusqu’aux portes du Sahara au marché des chameaux de Guelmim où ils sont fêtés avec faste par  l’hospitalité, et par l’offrande. Ces poètes errants allaient de campement en campement, pour chanter les louanges des chefs des grandes tentes du Sahara. Pour accueillir  les invités, pour les mettre à l’aise, on leur sert le thé et le lait de la chamelle engraissée, aux rythmes et aux parfums qui enivrent. Ainsi parlait le poète Hassani de ce signe distinctif d’hospitalité et de convivialité qui revêt une place particulièrement importante dans l’art de vivre saharien. :

De la tente dressée s’élèvent

La fumée des festins, les  chants,

Et les troublantes beautés de Satan !

Voici qu’arrivent les bardes avec leur luth

Ils sont comblés de bijoux et de soyeux tissus

On leur offre méharis et  chevaux racés !

Filles pudiques et belles,

Vous êtes la parure de nos tentes!

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Paul Bowls avait donc raison de parler du « Thé au Sahara » : avec le lait de chamelle coupé d’eau qu’on appelle Tazrag , c’est aussi la meilleurs manière d’étancher sa soif sous l’accablant soleil du désert.
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Comme ce fut le cas chez les anciens arabes, dans la société Hassani, chaque familles d’artistes dépend d’une tribu particulière,. Elle est dite « la famille de telle tribu ». Chaque tribu dispose ainsi de ses propres musiciens et poètes qui sont pour ainsi dire ses portes parole au niveau de la société toute entière. Ces artistes dont l’art est codifié par des règles, sont les « Iggaoun », qui jouent ainsi un rôle particulier au sein de leur tribu. Ces familles d’artistes ont un degré de compétence variable d’une tribu l’autre, ce qui est somme toute normal pour des musiciens. Il y a en effet des musiciens qui ont atteint des sommets et qui font l’objet d’admiration aussi bien chez les gens de leur tribu que chez les gens en dehors d’elle. Ces artistes accomplis sont reconnus aussi bien au Sahara qu’en Mauritanie. C’est le cas de ces familles qu’on appelle « Ahl Aïdda » et « Ahl Abba » qui sont au sommet au niveau de la poésie. On donne l’exemple de la tribu T’kenta : les poètes de cette tribu, leur chant harmonieux, et leur maîtrise musicale sont tels qu’il sont reconnus unanimement comme les meilleurs dans toute la société nomade Hassani.

Je suis venu sans prévenir

Et j’ai trouvé le thé déjà servi par mon hôte

Que Dieu bénisse le chef de tente qui le sert

De même que le caravanier venu de loin qui en boit

L’ensemble instrumental Hassani se dénomme « Azaouan », et le chant « haoul » par référence à l’empreinte profonde qu’il laisse chez l’auditoire comparable à la notion de tarab chez les anciens d’Arabie avec comme soubassement, les valeurs nomades d’honneur et d’hospitalité…Dans ces attachantes étendues solitaires, été comme hiver, s’est développé un art musical complexe  en particulier à l’ombre des émirs des Trarza et des Brakna dont l’influence englobe l’antique Lamtouna, le pays de ces hommes voilés du désert où l’art musical est indissociable de l’art poétique. A poésie raffinée, musique savante.

Voici le puissant mâle

Se pavanant au milieu des chamelles !

Ô miracle du progrès !

Des véhicules tous terrains gardent maintenant le troupeau :

Cahotant sur les dunes !

Sur leurs sveltes montures, les guerriers paradent

Protégeant l’immense troupeau, de la rapine,

De la peur et des coupeurs de routes.

Quel beau pays où  de tout temps

Les poètes  surgissent de  nulle part !

 

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La zaouia du cheikh Ma el Aïnin à Smara

La seguiet el hamra se jette dans la mer. C’est« Foum el Oued », le delta de la seguiet el hamra, avec ses méandres d’eaux dormantes aux reflets d’acier serpentant vers la mer. Voilà tout ce qui existait avant que ne surgisse non loin de là, la ville de Laâyoun et avec elle la sédentarisation des nomades. Ce paysage austère et pluvieux revêt des allures poétiques pour l’épilogue d’un chant nomade :

Nos gîtes de campagne,

Sont dressés là - même où sont nos racines

Sur cette étendue désertique  frappée d’éclaires.

Doux rêve d’hiver, sous  la fine pluie et sous la tente

Parfum d’herbes sèches, s’évaporant du milieu des oueds.

Lointaines rumeur des bêtes sauvages.

Cérémonial de thé, entre complices de l’aube.

Crépitement de flammes consumant des brindilles desséchées

Et avec le jour d’hiver qui point

Chaque amant rejoint la tente des siens.

Le « tbal » est l’instrument de percussion le plus emblématique du Sahara. Il est composé d’une peau tendue et tendre. Toute la troupe de musique dépend, de la percussion du « Tbal ». Mais nous avons aussi des instruments de musique qui sont venus de Mauritanie, telle que la harpe appelée «Ardine »dont joue la femme et le luth appelé « Tidinite » dont joue l’homme. « Ardine » est très répondue en Afrique subsaharienne .Le recours à cette harpe Africaine est un effet du métissage culturel avec l’Afrique Noire. C’est le résultat d’ un métissage culturel qui est issu historiquement des rapports anciens  existants entre le Sahara et le reste de l’Afrique .

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La zaouia du cheikh Ma el Aïnin à Smara

C’est à la seguiet el hamra , que nous avons rencontré Abba Ould Baddou, l’un des meilleurs musiciens de Tidinit, puisque son oncle est le grand poète de la tribu Kanta, mort en 1958. Tous deux issus de la grande lignée de griots dont l’origine remonte à Saddoum Wal N’dartou , célèbre musicien et poète errant du 18ème siècle.Il nous a joué des morceaux de la Tidinit, ce luth à quatre cordes dont joue exclusivement les hommes par opposition à la harpe dénommée Ardine dont joue les femmes.La caisse de Tidinit est creusée dans une pièce de bois unique de forme allongée mesurant 40 à 50 centimètres de long, rappelle étrangement le gunbri des Gnaoua. La table d’harmonie est en peau de bœuf, non tannée. Le manche s’appuie d’un côté sur le bord de la caisse et de l’autre, il est retenu par la peau elle-même dont il est étroitement solidaire. On distingue les deux cordes médianes qui sont les plus longues sur lesquelles le musicien joue la mélodie et les deux cordes les plus courtes qui sont situées de part et d’autre des premières. Les cordes sont plus pressées dans la noirceur et sont plus souvent à vide dans la blancheur. Dans la noirceur, l’échelle modale est plus complexe : elle comprend plus de degrés mobiles. Les griots disent que la noirceur est plus touffue, plus confuse. La blancheur plus clair et plus simple.

Sur le plan des formes musicales, la musique au Sahara présente deux aspects :

Un aspect blanc, Janba Lbayda considéré comme plus doux et plus agréable. Et un aspect noir, Janba Lkahla, qui cherche moins à plaire qu’à exciter. Le premier correspond à la fonction de divertissement de la musique, plus adapté au Ghazal , aux chansons d’amour. Le second est plus adapté à la guerre et aux honneurs. Ici, le nom des partitions musicales vient souvent des lieux et des circonstances qui l’ont vu naître. Raison pour laquelle ces noms nous semblent à la fois étranges et indéchiffrables. C’est le cas du sous mode musical de la « voie blanche » (Janba Lbayda), qui porte le nom du pâturage où ce morceau de musique est né. Comme il y a un autre sous mode musical appelé la foudre en raison de son enthousiasme guerrier.

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Les Sahraouis ont un système musical complexe où ils distinguent cinq modes et quelques vingt huit sous modes. Il y a aussi le mode musical tacheté qui est un mélange entre la voie blanche et la voie noire. Il combine entre noirceur et blancheur. De plus, il est possible de passer insensiblement de la noirceur à la blancheur. Par exemple dans karr, en abandonnant progressivement l’usage du ré et en accentuant celui du mi.  Enfin, il y a pour chaque mode musical un moment approprié de la journée :
  • La voie blanche : de l’aube à la mi - journée.
  • La voie noire : du crépuscule au milieu de la nuit.
  • Et Labteit, du milieu de la nuit au levé du soleil. Le Ghazal, poème lyrique et le madh, les louanges, sont des états de grâce à qui le mode musical labteit convient le mieux. Ce mode musical est généralement associé à la tristesse et à la nostalgie.

Chaque mode musical fait entrer l’auditeur dans un univers sonore et affectif particulier. Les modes se subdivisent à leur tour en sous modes, qui les « colorent » d’une manière particulière en renforçant les sentiments qui leur sont associés. Cette « coloration » varie du noir au blanc. Est senti comme « blanc », ce qui donne une impression de douceur, comme le timbre des voix féminines et comme « noir » ce qui donne une impression de force tel le cri du chameau. L’épilogue de ces modes musicaux  est dénommé « labteït ». Dés que le luthiste de Tidinite, ou maintenant l’orgue électrique , entame tel ou tel mode musical, l’oreille éduquée du chanteur sait exactement quels types de chants convient le mieux : il comprend . Dés les premières notes, qu’on est passé d’un mode musical à un autre. L’exécution musicale change et la versification qui l’accompagne aussi. Du début à la fin, les modes musicaux sont déclinés selon un ordre précis : au cours d’un concert les modes doivent toujours être joué dans l’ordre. Chaque mode est associé à un sentiment. Il prend une coloration affective qui va du noir au blanc. On passe ainsi par gradation du sous mode  Noir dit « Lakhal » au sous mode Blanc dit « Labyad ».Prenons l’exemple du prélude dit « Ibnou Wahib », il correspond à un état affectif très différent de celui qui caractérise l’épilogue dit « Labteït » .De sorte que ce qui se chante en l’un ne peut se chanter en l’autre, au risque de provoquer une dissonance. Il faut que le contenu du poème ait la même coloration affective que le mode musical où il est chanté.

 

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Les cantatrices du désert

La cantatrice accomplie se reconnaît à la parfaite homogénéité qui existe entre sa technique vocale et instrumentale. Non seulement son luth parle clairement, mais aussi elle imite parfaitement le luth avec sa voix. Le chant est dénommé « haoul » par référence à l’empreinte profonde qu’il laisse chez l’auditoire comparable à la notion de tarab chez les orientaux.

 

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Originaire de la tribu des Oulad Tidrarine, dont il est l’un des principaux poètes, Abba Mohamed Rouijel, a dédié cette qasida à Sektou la fameuse cantatrice de Mauritanie:

Sektou, la plus belle des voix !

Celle qui ne cesse d’embellir chaque jour davantage !

Nul ne peut égaler ton  jeu de harpe

Le bon Dieu qui t’a  distingué par une belle apparence

Eloignera de toi les mauvais oeils  et les regards jaloux !

Tout en toi est grâce et  beauté ;

Si tu es belle pour ce que tu révèles,

Tu  es encore plus belle pour ce que tu dissimules !

Tes mains enduites de henné, tes doigts fins et effilés

Sont faits pour caresser  la harpe,

Tressant  musique et  poésie !

C’est ta belle  voix qui  ouvre les veillées musicales du désert

Parcourant  avec une aisance incomparable

Versifications  nomades et modes musicaux sahariens :

J’ai nommé Baygui, Âddal et Fâqû

J’ai nommé Sayni, Karr, et N’tamass

J’ai nommé Lakhal, Mraïmida et Nyama

Le  cliquetis de ta chevillière accompagne ta harpe

C’est à toi, digne héritière du  grand Saddoun Wal N’dartou

Que je dédie   mes poèmes !

Et à  ceux qui me le  reprocheraient, je réponds :

De tes immenses mérites, je n’ai encore rien révélé…

 

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C’est au 18ème siècle que Saddûm Wall N’dartou allia la forme poétique de la qasida à un nouveau style musical divisé en deux voies, l’une blanche et l’autre noire :Le premier style musical est de caractère arabe, et le second est inspiré de la musique des noirs. D’ailleurs plusieurs sous-modes portent des noms soudanais comme celui de « Sayni Bambara ».Le griot, autrefois, était attaché au service d’une famille noble dont il partageait étroitement la vie. Maintenant il appartient à tout le monde, c'est-à-dire à ceux qui le payent et non à ceux qui le faisaient vivre. Autrefois, considérés comme mémoire collective de leur tribu, maintenant, ces griots qu’on appelle « Iggaouen », ici comme en Mauritanie, sont devenus plus perméables aux influences poétiques et aux modes instrumentales venus d’ailleurs. L’émergence d’une parole poétique féminine, auparavant tenue pour secrète, et de nos jours articulée à haute voix, transmise sur les ondes de la station régionale de Laâyoun, constitue une rupture dans le statut de la femme Sahraouie. La divulgation des textes poétiques féminins, est corrélative des mouvements de sédentarisation et d’urbanisation.

 

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Les griots et les cantatrices quittent ainsi les campements du désert pour une vie plus urbaine où ils ont plus l’occasion de se reproduire, en tant que groupe folk saharien, mêlant les instruments de musique traditionnels aux instruments électriques modernes.

Abdelkader Mana

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03:21 Écrit par elhajthami dans Documentaire, Musique, Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : sahara | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Le chant des chameliers

Le chant des chameliers

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Par Abdelkader Mana

En souvenir de ma mère et de mon père qui étaient encore de ce monde lors de la rédaction de ce texte pour les documentaires "le chant des chameliers" et "les poètes errants"


Les anciens égyptiens appelaient le pays berbère maghrébin Tahennou , c'est-à-dire le pays des hommes libres qui s’enduisent le corps au henné. Dans le dessin au henné saharien ce qui est significatif, ce n’est pas le plein mais le vide. Le henné ne vient pas souligner le motif lui – même mais ses marges tout autour. De sorte que le sens s’inscrit dans le vide et non dans le plein. Mais c’est dans cette dialectique entre le vide et le plein que s’inscrit le symbole de la pensée nomade. De la même manière, le Sahara, en tant que pays nomade ne peut être compris que dans un permanent échange avec le monde sédentaire.

O belle fille, remets – moi ma tunique bleue

Car moi aussi je vais me rendre à la grande fête de walata !

 

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Le R'guiss, la danse de feu et de flamme de la Guedra de Guelimim

La fête autour de la grosse timbale est l’occasion de réjouissances et de danses, de R’guiss.  Pour les femmes cette danse met particulièrement en valeur la gestuelle de la main et les envolées de la chevelure. Elle est généralement précédée par un rituel de henné et de tresse de chevelure en vue du r’guiss, la danse des bouts du corps, des doigts et des tresses : on prend particulièrement soins de la chevelure de la future mariée qu’on tresse à la manière africaine. Seuls peuvent prendre part à la danse les vierges, les jeunes veuves et les divorcées. Jamais une femme mariée. C’est une magnifique occasion pour les jeunes gens de choisir leur fiancée. C’est aussi l’occasion pour les hommes de parader devant les femmes et de montrer leurs talents de chanteurs et de poètes :

Désert, comme tu es vaste !

Et comme pénible la traversée de tes immenses espaces.

Désert traversé par un jeune chamelier monté sur un méhari

Qui a vaincu la famine et la soif.

Quelle peine se donne ce jeune chamelier

Pour se rapprocher de celle qui m’a percé de ses cils

Elle a une chevelure abondante qui retombe sur sa poitrine

Avec des tresses comme des épis et des mèches qui s’éparpillent

Une chevelure tombant sur un sein qu’on devine sous une robe échancrée

Un désert où manque la fille de ma génération

Un désert aux immensités sans fin qui nous sépare

Des demeures de celle au double bracelet

Sa taille est celle d’un palmier femelle aux longues palmes retombantes

Nourri dans un terrain plat et bien travaillé

Où coule l’eau qui n’est pas gêné par le sable.

Un désert traversé seulement par un jeune homme

Qui se dit prêt à tout affronter pour rejoindre celle à la robe écarlate.

Le collier au cou comme un vaisseau dont on déploie les voiles

Sa monture va courir vers celle qui a les doigts teints de henné.

Un désert où nulle part aucun son ne se fait entendre

Aucune voix ne vient d’aucune dune

C’est cette étendue vide qui me sépare de ma bien aimée

Pour traverser ce désert, il faut un jeune homme

Monté sur un méhari bien dressé

Et l’étape est si longue qu’il doit la commencer la nuit.

Cette monture est un étalon dont la généalogie est connue pour dix générations

Et sa mère est une chamelle d’une race aussi noble

Que celle du père d’entre les plus belles chamelles

Ce méhari a été élevé dans une plaine

Où l’herbe a poussé dés les premières pluies

C’est un chameau qui allait paître parmi les gazelles

Ces maîtres l’ont amené à l’apogée de la canicule

Il court avec ardeur attiré par une flamme qui le brûle

Comme elle a brûlé son maître.

Son maître et lui ont partagé le même secret

Mon Dieu ! Raccourci la distance qui me sépare de l’ami !

Si tu avais la chance, la confiance et l’audace

Tu te jetterais dans les profondeurs de la mer !

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Au Sahara, le chant des chameliers, al-haoul, est désigné ainsi non pas par sa vertu intrinsèque, mais par l’émotion esthétique, par la terreur sacrée qu’il provoque chez l’auditeur. Al-haoul est également synonyme de cette nostalgie qu’éprouve le chamelier en découvrant avec désolation que du campement de la bien aimée, il ne reste plus que des ruines. C’est ce qui a d’ailleurs donné naissance à un genre poétique typiquement nomade, celui des pleureuses des ruines qu’on appelle Atlal. A ces chants de chameliers, nous dit Ghazali, même les chameaux sont sensibles, au point qu’en les entendant, ils en oublient le poids de leur charge et qu’ainsi excités, ils tendent leurs cous et n’ont plus d’oreilles que pour le chanteur, ils sont capable de se tuer à force de courir. Or nous dit Ghazali, ces chants de chameliers ne sont rien d’autre que des poèmes pourvus de sons agréables et de mélodies mesurées.

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La troupe de la Guedra de Guelmim: la porte du Sahara

La pourpre Gétule

Presse le pas vers la bien aimée

O troupeau de chameaux en quête de pâturages !

Suit le zéphire qui souffle d’Ouest en Est

C’est au bord de l’Océan que les herbes sont abondantes

 

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Le Tbal instrument de guerre, instrument sacré

C’est en effet, le long de la côte que les brouillards fréquents et les influences marines rendent les pâturages relativement abondants. Sur toute la côte marocaine, les auteurs anciens évoquent « la pourpre Gétule ». A hauteur de l’île fortunée, la plus importante des îles Canaries, certains archéologues identifient la mythique île de Cernée entre Cap Tarfaya et Cap Bojador. D’autres la situe au niveau de l’île de Mogador. Sur ces rivages, la présence de monceaux de coquillages purpura haemastoma et de murex , nous apportent la preuve d’une industrie très active, sur toute la côte marocaine, évoquée par les auteurs anciens lorsqu’ils citent « la pourpre Gétule ». On sait combien les Romains du temps de Juba II, ont recherché ce précieux coquillage qui secrète la pourpre et quelle teinture renommée on fabriquait avec ce produit de la mer. Des textes de l’époque romaine mentionnent des pêcheries et des ateliers sur divers points du littorale marocain vraisemblablement sur l’île de Mogador et à l’embouchure  de la Seguiet el Hamra( la source couleur pourpre). Horace et Ovide, vantaient les vêtements somptueux teints de pourpre Gétule. On appelait Gétule, les populations Berbères nomades qui vivaient au Sud des provinces romaines d’Afrique. On peut donc admettre que la pourpre Gétule provenait de la côte Atlantique du Maroc. Cette teinture dont les nuances allaient du rouge au violet et au bleu verdâtre, dont on imprégnait les étoffes de laine et de soie était si estimée. Pomponius Mêla, nous dit à ce propos :

« Les rivages que parcourent les Négrites et les Gétules ne sont pas complètement stériles : ils produisent le purpura et le murex qui donnent une teinte d’excellente qualité, célèbre partout où on pratique l’industrie de teinturerie. »

Le trafic transsaharien entre Gétules, les Berbères du Maroc, dont nous parlent les auteurs antiques et les éthiopiens du Bilad Soudan, le pays des Noirs, remonte certes à l’antiquité, mais il n’a pris véritablement son essor qu’avec l’avènement de la conquête arabe du Maghreb au huitième siècle. Il connaîtra une poussée considérable sous les Almoravides et les Almohades. Il ne fait pas de doute que c’est la quête de l’or qui fait traverser aux marocains le Sahara pour rejoindre le pays des Noirs. Cette route qui menait au Sénégal et au royaume de Shanghai passait à travers les Regraga, les Gzoula et les Sanhaja.

La voie blanche et la voie noire

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La zaouia du Cheikh Ma El Aïnin à Smara

Oued Eddahab tira son nom de l’or que transportaient depuis l’antiquité les caravanes arabes en provenance de « Bilad Soudan » (le pays des noirs). Pour la même raison le territoire fut surnommé « Rio de Oro » par les portugais, en raison de l’or que les habitants du Sahara atlantique y donnèrent aux portugais pour racheter quelques captifs. « Dans tout ce pays , écrivais le chroniqueur portugais Gomès, il n’y a pas d’autres chemins sûrs que ceux du bord de la mer. Les Maures ne se dirigeaient que par les vents, comme on fait sur mer. »

Le métissage Soudano – Berbère, chez les poètes – musiciens du Sahara, du nom d’Iggaoun a produit la répartition de leur chant en « voie blanche » (Janba Lbayda), et « voie noire » (Janba Lkahla). La « voie noire » serait d’origine africaine, elle est marquée par des rythmes chauds. Et « la voie blanche » serait d’origine arabe  et se distingue par des rythmes apaisés. Le mode musical africain – dit pentatonique – reste cependant dominant. On cite ce poète qui se trouvait en dehors du Sahara, dans les terres de Foullan au Soudan et qui avait ressenti de la nostalgie pour sa terre d’origine. Dans sa poésie il prie le seigneur de le transporter de l’Afrique Noir où il se trouvait, et de le ramener à cette terre, sa terre.

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Ibn Battouta  a pu témoigner de ce métissage culturel entre les Baydan le nomades blancs du Sahara et Noirs du Mali :

« Le jour des deux fêtes, écrivait – il, on prépare pour Dougha un fauteuil élevé, sur lequel il s’assied, il touche un instrument de musique fait avec des roseaux et pourvu de grelots à sa partie inférieure. Il chante une poésie à l’éloge du Souverain, où il est question de ses entreprises guerrières, de ses exploits, de ses hauts faits. Ses épouses et ses femmes esclaves chantent avec lui et jouent avec des arcs. Ensuite viennent les enfants ou jeunes gens, les disciples de Dougha, ils jouent, sautent en l’air. Le Souverain ordonne de lui faire un beau présent. On apporte une bourse renfermant deux cent Mithqâls(pièce de monnaie en or). Le lendemain, chacun suivant ses moyens fait à Dougha un cadeau. On m’a assuré que c’est là une habitude très ancienne, antérieure à l’introduction de l’islamisme parmi ces peuples »

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La zaouia du Cheikh Ma El Aïnin à Smara

Pour la société nomade, le chant Hassani se divise en deux parties :La première composante  concerne ces familles spécialisées dans le chant Hassani et que nous appelons « Iggaoun ». Ils héritent de cet art de père en fils. Ils chantent en suivant un ordre précis de versification  et de modes musicaux sahariens. Ces modes musicaux se composent des cinq parties suivantes : Karr, Fâqû , Lakhâl, Labyad, et enfin Labteït. Chacun de ces modes musicaux sahariens se décompose à son tour en deux sous – modes qui sont soit « blanchi » soit « noirci ».

La description de leur système modal par les Sahraouis sent un peu la construction intellectuelle mais elle ne manque pas de poésie :  Le premier mode karr , est associé aux premiers âges de la vie, à la joie, au plaisir, c’est là qu’on chante les louanges du Prophète. Puis vient avec Fâqû la vigueur associée à des idées de fierté.. Sénima correspond à l’âge mûr et à des sentiments variés allant de l’amour à la tristesse. Enfin labteït , avec la vieillesse, apporte la nostalgie, la poésie du souvenir.

Abdelkader Mana

03:16 Écrit par elhajthami dans Documentaire, Musique, Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sahara | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Jazouli

Dérive au piton rocheux d’El Jazouli

 

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Coupôle blanche au sommet de la bétyle de Tazrout (Ph.A.Mana, février 2010)


Essaouira le jeudi 13 août 2008.

J’ai décidé de me rendre chez les Neknafa en pays Hahî, pour y enquêter sur le maqâm (mansion) d’El Jazouli, en appliquant l’enquête ethnographique à un sujet historique.A la gare routière un courtier répète inlassablement : Agadir !Agadir ! J’ai pris cette direction en s’arrêtant à Tidzi, de là j’ai empreinté une longue route serpentant au milieu de vallées fauves et déséchées jusqu’à Sebt Neknafa, souk hebdomadaire qui se tient chaque samedi et qui était vide ce jour-là. Je me suis rendu ensuite à Talaïnt, source thermale découverte récemment au bord de l’oued ksob, où les pèlerins observent une cure de plusieurs jours en s’abreuvant abondamment de son eau minérale sensée les débarrasser de leurs calculs.

 

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Affluent de l'Oued Ksob en Neknafa
Je note dans mon journal du jeudi 28 août 2008 : Lalla n’est plus. Elle est morte très tôt ce matin et sera inhumé à Marrakech vers la mi-journée. Elle rejoint ainsi mon père et ma mère que Dieu lui fasse miséricorde. Avec sa disparition, c’est la fin de toute une génération : celle qui nous rattachait encore à nos terres d’origine.
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La dérive del'auteur en pays Neknafa

Une fois sur place, on me proposa à prix modique une chambrette donnant sur la source chaude et l’oued ksob. Celui-ci a sa source au lieudit Igrunzar sur les hauts plateaux Mtougga, traverse ensuite les innombrables ravins du pays Hahî avant de se jeter à la mer près d’Essaouira. C’est son eau qui jadis irrigua les plantations saâdiennes de canne à sucre situées en aval, non loin de là. Ces plantations de canne, auxquelles s’est substitué aujourd’hui l’arganier, entouraient jadis, l’ancienne sucrerie de Souira Qdima, dont on peut encore admirer, les splendides aqueducs en pisée, au cœur des Ida Ou Gord. La source thermale se situe donc au bord de l’oued ksob, à la lisière des Ida Ou Gord et des Neknafa, tous deux faisant partie des douze tribus Haha.


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L'un des paysans qui coupent la canne de roseau pour les paniers
et les toitures de leurs maison me confectionne une flûte enchantée du pays Haha

Après avoir commandé un tagine de bouc à l’huile d’argan au cafetier, j’ai passé la nuit sur une natte. La petite chambrette ayant emmagasiné toutes les chaleurs d’août, j’ai laissé la porte grande ouverte sur les étoiles. Dehors, pleine lune, chiens errants, coassement de grenouilles, flûte enchantée du pays Hahî, trépignements de danseurs, applaudissements saccadés, youyous enthousiasmées de femmes berbères, rumeur au loin. Purification du corps, repos de l’esprit. J’espère me débarrasser ici de ce qui m’obstrue la vue de l’aube, pour être à nouveau admis à l’écriture.

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Réveil à l’aube, marche, vers l’intérieur des terres, toujours en direction du soleil levant. Marche solitaire, par sentiers muletiers, oueds desséchés et falaises rocheuses où s’accrochent miraculeusement de squelettiques et noueuses racines d’arganiers. Paysage austère, terroir sévère, pays de moines guerriers.
Après le plat pays, les premiers escarpements de l’Atlas occidental au niveau des canyons granitiques de lalla Taqandout.

 

Le site de la grotte d'Imine Taqandout en images

 

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La grotte d'Imine Taqandout, février 2010, Ph. A.Mana

Je marque une pose à la grotte d’Imin Taqandout, pour voir si la troglodyte que j’y avais rencontré jadis, y réside toujours.Sa mère, la tenancière des lieux, me dit que la belle bergère aux yeux verts et au corps élancé était finalement partie avec un jeune émigré dans un pays lointain et inconnu. Je lui demande si on pratique toujours l’Istikhara, cet oracle des génies de la grotte ?
Elle me répond que tout cela n’est que légendes. Les anciennes divinités sont ainsi reléguées au rang de génies, les anciennes religions à celui de magie.

 

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L'orifice qu'on doit traverser au fond de la grotte

Curieuse dénégation ethnographique, de la part de la tenancière même des lieux. Celle-là même que j’ai vu pratiquer, lors d’une précédente visite, le bain lustral au fond d’une pièce sombre de la grotte : après avoir chauffer à blanc deux fers à cheval, elle les étouffe dans un récipient rempli d’eau, qu’elle déverse ensuite sur le corps du pèlerin mis à nu : le feu, l’eau, purification du corps et de l’âme de ce bas monde et de ses souillures. Le fer éloigne les esprits, le fer à cheval porte bonheur, c’est pourquoi on le met sur les portes des maisons.

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Les pèlerins préparent un couscous au poulet qu'ils ont sacrifié
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Vue de l'intérieur de la grotte

Il y avait aussi au fond de la grotte, un tout petit orifice creusé dans la roche : le traverser sans encombre est signe de piété filiale, et maudit soit-il, celui qui s’y bloque ! Toujours ces satanés rites de passage, cette symbolique de la mort suivie de résurrection et de re-naissance. Mais depuis que des personnes corpulentes s’y étaient trouvées prisonnières, l’orifice a été condamné pour toujours. Plus de renaissance magique du ventre même de la terre nourricière!

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En quittant la grotte; les escarpements qui mènent au cénotaphe d'El Jazouli
Le pèlerinage à la grotte est sensé guérir les possédés : lalla taqandout qui l’habite Artsawal (elle parle) aux djinns. Elle leur dit : « Que vous a fait un tel pour mériter vos foudres ? » Et les djinns de délivrer la personne qu’ils possèdent. Beaucoup de ceux qui sont « atteints » guérissent de la sorte, généralement après une nuit d’incubation dans la grotte. Une entité surnaturelle masculine du nom de Sidi Abderrahman, y réside également.Elle aussi recourt au « parlé en état de transe », qu’on appelle ici Awal , qu’on retrouve chez les voyantes médiumniques des gnaoua sous le nom de « N’taq » (la voyance, le parlé en état modifié de conscience).

 

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C’est en traversant le mont Tama à l’aube, que je me suis rendu en pèlerinage avec ma mère, pour la première fois à la grotte d’Imine Taqandoute. J’étais encore enfant et je montais le robuste mulet de mon oncle Mohamad. J’avais l’impression que le mulet qui me transportait était en prise directe avec les énergies telluriques de la montagne, avec ses pentes abruptes, ses blocs de granits, ses arganiers noueux, et ses sentiers serpentant, tantôt vers le haut tantôt vers le bas.

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Tas de pierres sacrées (Karkour)


Une fois parvenu à la grotte hantée d’esprits, je me souviens surtout du sacrifice d’un bouc noir, et du fait qu’on m’obligea à passer au travers d’un étroit orifice au fond de la grotte : ce qui constitua pour moi, comme une seconde naissance. Imine – Taqandout est au pays hahî, ce qu’est la grotte de Sidi – Ali – Saïeh (l’errant) au sommet de la montagne de fer est au pays chiadmî, le pays de mon père. Mon enfance a été ainsi bercée autant par le paganisme de mes ancêtres que par les grands mystiques du Sud marocain qui ont marqué mon père : le Cheikh Naçiri de Tamgroute et Sidi Slimane el Jazouli.

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Karkour

Le sacré se manifeste ici de multiples manières : par le culte de la grotte, celui des amas de pierres sacrées (karkour), celui des arganiers et des oliviers sauvages, celui de la sainte source, et de la bétyle d’ogresse, et enfin par le maqâm(mansion) de celui qu’on appelle en cette montagne berbère Sidi M’hand Ou Sliman El Jazouli, l’auteur de Dalil el khayrate, qui réveilla la ferveur religieuse des marocains contre l’incursion portugaise sur les côtes. La coalition groupée autour de lui contre l’envahisseur, fut pour beaucoup dans le renversement de la dynastie mérinide, laissant ainsi toute latitude aux chérifs Saâdiens pour instaurer une nouvelle dynastie sur les débris de l’ancienne. Il mourut assassiné en 1465 à Afoughhal près de Had – Dra, en pays Chiadmî. Des historiens affirment qu’il fut empoisoné par les mérinides

 

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Bétyle et karkour

Je continue mon ascension solitaire vers le piton rocheux de Tazroute (« rocher » en berbère) au sommet duquel scintille la blanche coupole d’El Jazouli. Je traverse d’abord Tagoulla Ou Argan (amphore d’argan), cette arganeraie sauvage qui pousse sur une cuvette sous forme d’anse , avant de prendre d’assaut le haut lieu et son sanctuaire. En cours de route, je marque une pose à Asserg N’Taghzount (le bétyle d’ogresse) ; stèle rocheuse sur laquelle, nous dit-on, se dressent les femmes stériles désirant un enfant. Sous les regards médusés des bergers et de leurs troupeaux de chèvres, elles s’écrient : « Ô, mes enfants ! ».Si jamais à ce moment précis, des oiseaux noirs les survolent ; c’est signe de bon augure. Si non les présages des cieux seraient réservés. Elles y font halte à chaque r corvée d’eau à la « sainte source », en chantant :

Asserg N’taghzount, aygan agourram
Ourat t’sar n’tou, oura ghat’anfal
Oudanna ghid nazri, atid n’aslay

Ô bétyle d’ogresse ! Tu es notre lieu saint.
Jamais, on ne t’oubliera ! Jamais, on ne te délaissera !
A chaque fois qu’on passera par ici,
On s’arrêtera à notre bétyle d’ogresse!

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Asserg N'taghzount (la bétyle d'ogresse)

 

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En 1984, à mon retour du daour , je faisais état de ma découverte de « fiancées pétrifiées » laâroussa makchoufa, à lalla Beit Allah au mont Sakyat et au sommet du djebel Hadid, ce qui permettait à Géorges Lappassade de faire le lien avec le bétyle phénicien découvert sur l’île . Il écrivait alors dans un article parut au mois de décembre 1985 :

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Bétyle et ex-voto suspendus à l'arganier sacré
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Doum (dont on confectionne la tente sacrée des Regraga)
au pied d'un arganier sacré

« Beaucoup d’objets qui témoignent d’une haute antiquité ont quitté l’île pour rejoindre le Musée d’Archéologie de Rabat. Mais un de ces objets est resté dans l’île. C’est une grande pierre jadis dressée dans le ciel. On trouve partout des bétyles datant d’une époque précédant les grandes religions monothéistes : il y en avait dans l’Arabie d’avant l’Islam. Le mythe de lalla Beit Allah chez les Regraga n’est pas sans rapport avec ces anciens cultes : on sait qu’il correspond, à des pierres dressées, qui furent ensuite recouvertes d’une toiture. C’est aussi le cas de « la fiancée pétrifiée », sur le djebel Hadid sur la route d’Essaouira à Safi. On ne doit pas, par conséquent suivre la tradition orale qui traduit « Beit Allah », par « Maison de Dieu », pour interpréter ce mythe hagiographique, il faut au contraire faire l’hypothèse d’un lieu de culte « mégalithique » lequel, sans remonter nécessairement à la préhistoire, ni d’ailleurs, pour ce lieu là, aux Phéniciens, a certainement précédé l’islamisation de la région des Chiadma. Pour le moment le Musée ne possède comme signe des Phéniciens que le fameux symbole de tanit que représente la fébule berbère en forme de triangle et qui figure comme armoirie de Tiznit ».

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Tazrout, le piton rocheux d'El Jazouli vu de loin (Ph.A.Mana, fév.2010)


Tazrout , le gigantesque rocher qui se dresse au ciel et que surplombe le sanctuaire, est probablement un ancien bétyle. Il est entouré de deux autres rochers effilés qui se dressent à des hauteurs vertigineuses, qui donnent vaguement l’impression des formes anthropomorphiques (figures de singes et de lions sculptées dans le rocher), et dont la base est transformée en habitat troglodyte, sont probablement d’anciens bétyles également. Le maqâm d’El Jazouli couronne pour ainsi dire un ancien lieu de culte mégalithique berbère. Une sorte d’islamisation du paganisme. Sous le marabout,la mégalithe : c’est cela l’islam berbère,ou la berbérisation de l’islam si l’on préfère.

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Tazrout: le piton-bétyle d'El Jazouli vu deprès


Les sources écrites utilisent improprement à son égard soit le terme Taghzout soit celui de Taçrout. On peut lire par exemple à ce sujet :

« En vertu de sa baraka qui apporterait la victoire, Le cercueil de Jazouli fut promené dans le Sud marocain par l’agitateur Omar Sayyaf el Maghiti ach-Chiadmi. A la mort de ce dernier, la dépouille mortelle d’El Jazouli fut enterrée à Taghzout (au lieu de Tazrout), puis enlevé par les gens d’Afoughal, qui l’inhumèrent chez eux. Mohamed el-Aaraj le Saâdien le fit transférer à Marrakech où il trouva enfin le repos. »

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Bétyle-troglodytes


L’auteur andalous Mohamed çalih, utilise quant à lui le terme de Taçrout :

« L’Imam Ben Sliman Essamlali El-djazouli,est né dans l’extrême Sous dans la fraction des Semlala de la tribu de Djazoula, au commencement du IXè siècle de l’hégire ; il mourut à Tankourt dans le Sous vers 1465 et fut enterré d’abord à Taçrout (c'est-à-dire, notre Tazrout des Neknafa), puis à Afoughal. Enfin une soixantaine d’années après sa mort, son corps fut transporté à Marrakech sur l’ordre du premier sultan Saâdien Abou Âbbas Ahmed El Aâredj, où il fut inhumé à Riad Laârous. »

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à l'assaut du piton rocheux
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Le sentier de verdure qui mène au sanctuaire
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Les fondations rocheuses du sanctuaire

La méthode ethnographique, c'est-à-dire le terrain, permet non seulement de rétablir le véritale toponyme du site de tazrout (le « rocher » en berbère),mais de découvrir qu’il s’agit en fait d’un bétyle et même de plusieurs se dressant au ciel dans un paysage fauve, attestant d’un ancien site mégalithique berbère.

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Des escaliers taillés dans le rocher


On aurait enterré jadis al-Jazouli à cet endroit inaccessible de Tazrout pour préserver ses reliques du vol. Car il y a bien eu « guerre des reliques » entre Haha et Chiadma, à en croire le moqaddam de la source chaude :

- Du temps des luttes intertribales entre Neknafa, Mtougga, et Chiadma, les uns et les autres cherchaient à l’ensevelir sur leur territoire pour bénéficier de sa baraka. On croyait alors que la tribu qui en aurait pris possession aurait la prééminence sur les autres.

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Une pèlerine quitte la coupole d'El Jazouli au sommet de Tazrout
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La maison du fquih
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La salle mortuaire

Selon Ibn Âskar, « à la mort du cheikh, le cercueil fut déposé au milieu d’une raoudha (un cimetière) dans un endroit appelé ribât ; il ne fut pas mis en terre. Le caïd, par crainte d’un enlèvement le faisait garder : chaque nuit le caïd faisait brûler un moudd d’huile et la lumière, en atteignant au loin, éclairait les chemins et les voyageurs qui les suivaient. Le corps du cheikh reposa dans ce pays jusqu’au jour où il fut emporté à Marrakech. Lors du transfert du corps d’Al-Jazouli à Marrakech, soixante dix sept ans après sa mort, on constata que rien n’était changé en lui. Les Saâdiens montèrent sur le trône en l’an 930(J.C. 1523-1524). C’est Al Aâraj, le premier de cette dynastie ; qui ordonna le transfert à Marrakech de l’imam Al-Jazouli pour qu’il soit enterré à Riyâdh – Al- Ârous, à l’intérieur de la ville. Sur sa tombe on éleva un monument splendide et grandiose. »

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La coupole d'El Jazouli vue de l'intérieur

La mémoire d’Al-Jazouli sera revendiquée de bonne heure par la dynastie saâdienne, en la personne du fondateur Mohamed El-Qâ’îm venu depuis le Draâ et se faisant enterrer à Afoughal en 927/1517, près du corps du saint martyre, empoisonné sur ordre des mérinides. Une fois devenu souverain du Maroc, le Saâdien Moulay Ahmed Al Aâraj, ordonna le transfert des dépouilles de son père et de celle de l’imam El Jazouli, du lieu dit d’Afoughal à Marrakech où ce dernier figure parmi les sept saints de la ville.
Cette vénération particulière des Saâdiens pour El Jazouli s’explique de deux façons : c’est aux zaouia issues de ce cheikh que les Saâdiens ont dû leur élévation au trône d’une part, et d’autre part l’importance du tombeau de El Jazouli était telle que les sultans de la nouvelle dynastie croyaient sans doute préférable d’avoir dans leur capitale un sanctuaire qui était un véritable centre de ralliement.

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La coupole vue de l'extérieur avec les pièces où séjournent les étudiants en théologie
de la médersa de Tazrout


En remontant toujours plus haut, le défilée rocailleux de Taqandout, débouche sur la « sainte source » (l’aïn tagourramt), que surplombe un vieux arganier. Deux paysans y puisent une eau de roche, à la fois fraîche et pure. Le plus vieux me dit :

- Ben Sliman El Jazouli, le saint protecteur du pays a disparu, il y a cinq siècles et demi de cela. Il est dit « dou qabrein » (le saint aux deux tombeaux) parce qu’il a un sanctuaire ici, et un autre à Marrakech. Sa dépouille fut transférée à Marrakech , soixante quinze ans après sa mort.Il luttait contre les portugais. Il enseignait le Coran et le Jihad. Les deux armes de l’époque. Après sa mort, on s’est mis à transporter ses reliques pour vaincre grâce à leur baraka au Jihad.

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L'étudiant en théologie à la médersa de Tazrout (février 1010, Ph.A.Mana)


L’influence portugaise se heurta, devant Mogador, à une résistance don’t l’âme fut l’organisation maraboutique des regraga. Les affrontements entre Portugais et Berbères Haha devaient se poursuivre au delà de 1506.L’âme de la résistance locale à l’influence portugaise fut regraga, sous la direction du mouvement jazoulite don’t le fondateur, l’imam Al Jazouli, s’établit au lieu dit Afoughal, près de Had – Draa, où il prêcha la guerre sainte contre les chrétiens, avec une telle foi qu’il eut bientôt réuni plus de douze mille disciples de toutes les tribus du Maroc. Après avoir séjourné à Fès, Tit et Safi, El Jazouli se retira à la campagne dans les tribus Haha et Chiadma, non loin du mysticisme Regraga qui depuis 771 (1370) existe à l’embouchure de l’oued Tensift.

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L'accès au cénotaphe d'ElJazouli, puisque sa dépouille a été transférée à Marrakech


L’enseignement de Jazouli et de ses nombreux disciples a profité du mouvement de rénovation religieuse causé par l’invasion portugaise et y a gagné une telle notoriété et une telle autorité que la tariqa Jazouliya a fait oublier la tariqa Chadiliya don’t elle procède et l’a complètement remplacé au Maroc.

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Les figues de barbarie de Tazrout (Ph.A.Mana, fév.2010)
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Chez les Neknafa, on lui consacrait jadis une frairie de trois jours à chaque mi-septembre julienne. Du temps du protectorat, le caïd M’barek y sacrifiait taureau avec Ahwach et fantasia.Maintenant, il semblerait que son affluence est beaucoup moins importante. Parmi ses disciples, on cite Abdelaziz Tabaâ, l’un des sept saints de Marrakech, qui fut le maître spirituel de Sidi Hmad Ou Moussa dans le Sous et de Sidi Saïd Ou Abdenaïm le grand saint des Aït Daoud en pays Hahî. D’après un acte recueilli chez les Mtougga, ce dernier, après avoir fonder une « principauté maraboutique » dans le Sous, convoqua à son chevet les Haha et les Mtougga à la fin de ses jours. Après une pieuse homélie, il les requit de la célébration annuelle d’un maârouf au début du mois de « mars berbère », mars’ajâmi(sic). Ils acquiescèrent dans un grand élan de contrition. Et chaque tribu de s’engager spontanément à verser aux descendants du saint, qui de l’orge, qui du beurre ou de l’huile. L’ensemble est qualifié de khidma, « service » et churût, « stipulation ». Cela se passe dans le courant du Xe siècle de l’hégire, c’est-à-dire au XVIè siècle. Le texte indique le processus habituel de ces engagements de groupe à patron. On retrouve là ces mêmes rapports sociaux de protection que nous avons découvert ailleurs entre saints Regraga et tribus-servantes Chiadma lors du pèlerinage circulaire du printemps.

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Maison - troglodyte de Tazrout, Ph.A.Mana
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Après m’avoir offert l’hospitalité d’usage, le fqih en charge du maqâm, me lit une brève biographie de l’auteur de Dalil El Khaïrate :

Jazouli était né dans la fraction des Semlala de la tribu des Jazoula de l’Extrême –Sud marocain. Il était donc de souche berbère. Il étudia à Fès, mais c’est au ribat des B. Amghar, à Tît, au Sud d’El Jadida, qu’il s’initia aux doctrines de Chadili, ramenées d’Orient par d’autres Cheikhs du Sud marocain. Sous les saâdiens, un marabout des B.Arous, descendant de Moulay Abdessalam b.Mechich, conduisit les contingents des Jbala à la Bataille des Trois Rois. Sa victoire accrut son prestige et il ramena la doctrine jazoulite dans sa montagne natale. C’est désormais de Jazouli que se réclameront tous les fondateurs de confréries, et la tariqa chadiliya au Maroc ne sera plus guère nommée que tariqa jazouliya. Les pérégrinations post mortem de Jazouli montrent de quel prestige il jouissait dans le Sud marocain. Pour cette raison on lui attribue un rôle central dans le développement des zaouia et des turuq (voies soufies), durant le 16ème et 17ème siècle.

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Signe de passage de pèlerins, borne de champs


C’est au cours de son séjour studieux à Fès qu’Al-Jazouli rencontra une autre figure du mysticisme marocain. Il s’agit de Sidi Ahmed Zerrouq El Bernoussi né dans la tribu des Branès aux environs de Taza en 1442. Dans sa quête du savoir théologique et mystique, l’itinéraire de ce dernier est celui des maîtres spirituels de son temps. Après s’être imprégner de l’ordre mystique de la Chadiliya et du savoir théologique de la Qaraouiyne de Fès, il se rendit en pèlerinage au Moyen Atlas auprès du maître Soufi Sidi Yaâla, puis Sidi Bou Medienne de Tlemcen, de là à Bougie où il aura ses premiers disciples. A son retour de la Mecque , il s’établit dans l’ancienne oasis libyenne de Mestara, où il mourut dans sa retraite en 1494. Pour les amis de la légende, c’est plutôt le fils qui serait enterré en bordure de la Méditerranée en Libye, et c’est le père qui serait enterré chez les Branès, où sa dépouille aurait été amenée de Fès sur une jument. Malgré le cursus commun, de ces deux pérégrinant et maîtres spirituels, c’est finalement al-Jazouli qui aura le plus de prégnance sur le maraboutisme marocain, en particulier auprès des Regraga, qu’il entraîna dans le jihad contre les incursions portugaises sur les côtes, et auprès de la confrérie des Hamacha don’t le maître spirituel se réclamait du Jazoulisme.

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Sculpture


Sur cet Islam maraboutique et confrérique voici ce que nous dit Jacques Berque :
« Il arrive en effet que, par un échange très compréhensif, le confrérisme prenne appui sur des marabouts et les marabouts sur une confrérie. Dans les deux cas, le résultat sera le même sur le terrain : on aura cet établissement pieux : la zaouia. La plupart de ces zaouia procèdent de quelques grands saints du haut Moyen Âge, disons de la retombée des siècles d’or de l’Islam. Citons par exemple celle du Cheikh Abd al-Qâdir al-Jîlânî de Bagdad, d’Abou Median de Tlemcen, mort à l’extrême fin du XIIè siècle, du cheikh Abûl’Hassan al-Châdhulî qui rénova l’exercice du mysticisme populaire dans le courant du XIIIè siècle. Périodiquement ces écoles s’affaissent. Elles requièrent alors une rénovation, qui donne parfois naissance à des écoles dérivées ou dissidentes. Le fameux Mohamed al-Jazûlî, originaire des Idaw Semlal de l’Anti-Atlas (mort en 1473/4), a laissé un wird (formulaire d’oraisons), le Dalâ’il al-khayrât, que j’ai vu moi-même psalmodier par un cercle de vieillards assis sous une accaciée géante dans le lointain Darfour. Le cheikh Zerrûq (1442-1494), qui étudia à Fès, puis fixé à Bougie, et de là émigré sur la côte des Syrtes exerça une influence si profonde qu’il n’est guère aujourd’hui de congrégation qui ne le compte parmi ses références ou asnâd. Le Maroc et son extrême Sud paraissent avoir constitué le foyer le plus constant de ces mouvements...Le cheikh Ben Nâcer (mort en 1669) fonda à Tamgrout dans le Draâ, l’ordre Nâcirîya...Disons qu’à l’encontre d’une opinion trop répondue aujourd’hui, l’Islam des marabouts et des confréries a généralement assumé, pendant un demi siècle au moins après la conquête d’Alger, une résistance violente ou sournoise, don’t l’Islam citadin, par la force des choses, était généralement incapable. »

Les amandiers sont mauves juste avant d'éclore

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Amendier sacré centenaire (Ph.A.Mana)
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A l’issue de cette dérive au piton rocheux d’El Jazouji, comme jadis à l’issue de mon pèlerinage chez les Regraga, j’ai traversé le mont Tama pour la rejoindre à la vallée de Tlit. Elle m’accueillit comme d’habitude avec profusion de nourritures et de pastèques rafraîchissantes. Je ne savais pas encore que c’était la dernière fois que je la voyais vivante. Le lendemain, très affaiblie, on l’a transféré du pays Hahî à Marrakech, exactement comme ce fut le cas jadis pour Jazouli.

Tout un village est édifié là haut autour du maqâm que prolonge une medersa qui prodigue un enseignement religieux semblable à celui de la medersa çaffârîn (relieurs) de Fès, où l’Imam avait fait ses études au temps des mérinides et qui sera plus tard le prototype de toutes les medersa du Maroc.
D’après Ibn Âskar :

« L’auteur de Dalaïl el Khaïrat qui suivit au début à Fès les cours de la Madrasa çaffârîn, occupait une chambre dans laquelle, dit-on, il ne laissait entrer personne. Apprenant la chose, son père se dit en lui-même :

- Il ferme la chambre parce qu’elle renferme quelque trésor.
Et il quitte son pays de Semlala dans le Sous, se rendit à Fès auprès de son fils et lui demanda de le laisser entrer dans la chambre. El Jazouli accéda à son désir ; sur les murs, de tous les côtés, étaient écrits ces mots :

« La mort ! La mort ! La mort ! »

Le père comprit alors les pensées qui hantaient son fils ; il se fit des reproches à lui-même :

- Considère, se dit-il, les pensées de ton fils et les tiennes !
Il prit congé de lui et revint à son pays d’origine. »

La mort hantait également Fatima, la sœur aînée de ma mère, que nous appelons affectueusement « lalla », notre marraine à tous. Comme Sidi Sliman El Jazouli, elle était également originaire, par sa mère, de la tribu des Semlala dans le Sous. Elle avait acheté il y a quelques mois déjà son propre linceul, le déposant au milieu, des tolbas qui firent festin et oraison funèbre au hameau de Tlit, où elle s’est retirée ces dernières années. Elle n’avait qu’un seul vœux : mourir dans la dignité, en finir par une mort aussi subite qu’une cruche qui se briserait d’un coup à la margelle d’un puit.

Abdelkader MANA

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03:08 Écrit par elhajthami dans Histoire, le pays Haha, religion | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : histoire, jazouli; neknafa; saadien, haha | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook