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28/04/2010

Les Regraga revisités (5ème partie)

Les Regraga revisités

Cinquième partie

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Abdelkader Mana

Mon ami Ahmed, le porteur d’eau, a passé la nuit dernière dans une fête de chikhates en bas de la montagne. Lalla Beit Allah est une étape antique, une étape très ancienne et enracinée dans le  daour. En haut de la montagne on a aménagé un espace circulaire où seront déposés les énormes plats de noyer de couscous  multicolores et féeriques de la zaouïa de Sakyat qui se compose de quatre fractions. Une espèce de karkour (enclos de pierres sacrées), y entourent l’espace où est plantée la kHaima. Juste à côté, d’autres enclos où sont plantées des tentes. La taïfa, réside pour sa part dans l’enceinte même du temple que surmonte une coupole blanche à la forme d’un sein fécond.

 

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Je vois qu’on a déjà harnaché la jument devant le sanctuaire : bientôt, il y aura la distribution des offrandes et le départ vers la prochaine étape dans le plat pays des Mtafi l’haouf, où je compte quitter le daour. En même temps, j’ai rencontré mon ami le Moqadem de Mzilat qui me dit :

- Pourquoi quitter le daour alors que tu es mon invité à l’étape de Mzilat et que Belachgar t’invite à l’étape suivante de Tikten ? La taïfa passera cette nuit en bas de la montagne à Sidi Abdellah Sakyati et la khaïma, au plat pays des M’tafi l’haouf. ».

L’esprit de Georges m’encourage à continuer. Le terrain, toujours le terrain. Malinowski le disait à propos du circuit Trobriandais : une fois dans la Kula, toujours dans la Kula ; une fois dans le daour, toujours dans le daour, jusqu’au vertige. J’ai une autre raison pour ne pas abandonner la partie : le désir de découvrir l’étape excentrique de Sidi Mohamed Marzouq que je n’ai jamais visité auparavant. Enfin de compte, il faut que je tienne le coup comme prévu au moins jusqu’à Tafetacht avant de rentrer à Essaouira. Donc, dans une semaine, huit jours, ce qui n’est pas énorme. D’autant plus que j’ai pris maintenant plus de couleurs et que j’ai plus d’aisance à me mouvoir. J’ai aussi décidé, une fois pour toute d’arrêter de fumer. Il faut s’attendre, aux effets bénéfiques du daour dans les jours qui viennent.

A côté de l’enclos de la khaïma, dispute entre membres d’une même zaouïa, celle des Mrameur,  pour le partage  de la ziara monétaire qu’on leur accordé la veille au hameau où ils étaient invités à dîner et à passer la nuit. L’enquête redémarre : maintenant que je n’ai plus d’appareil photos, je m’intéresse davantage au sens profond des choses, à l’esprit même qui anime l’institution du daour : le circuit monétaire, les dons , les contre dons sans lesquelles l’institution cesserait d’exister. Je reprends l’enquête là où elle a été laissée en suspend il y a plus de vingt ans de cela. Le complément d’enquête, c’est ne plus s’occuper de photos, ce qui n’est pas mon domaine, mais observer, interpréter ce qui se dit, ce qui se fait. Le sens des évènements et des jours ou comme dirait Georges Lapassade, le plus important est d’être là, de participer au déroulement du daour en prenant soin de tout noter in vivo.

 

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Sur le plateau circulaire de lalla Beit Allah, au milieu d’une indescriptible bousculade, on procède finalement à la distribution des offrandes. C’est un moment essentiel du daour, du cercle temporel et spatial et de sa circulation. On demande aux membres de la zaouïa de Sakyat qui ont déposé leurs offrandes au plateau circulaire d’en descendre, pour permettre leur répartition aux zaouïas récipiendaires. Telle gasaâ est accordée à la zaouïa des Retnana. Telle autre à la  zaouïa de Talmest. Offrandes magnifiques, de vrais cadeaux. Puis vient le tour de  Krate et de toutes les autres zaouïas bénéficières.

En cours de route, vers la nouvelle étape, l’écuyer de la taïfa m’a conseiller de ne pas  suivre la fiancée de l’eau à la zaouïa de Sakyat où elle va passer la nuit et d’aller plutôt avec les gens de la khaïma : toujours cette opposition entre le clan de l’Est et le clan de l’Ouest qui avait si vivement frappé et amusé jadis Georges Lapassade !

En arrivant à Mtafi l’haouf j’avais envie de partir immédiatement à Essaouira, heureusement que mes affaires sont restés avec la khaïma qui n’est pas encore arrivée ; ce qui fait que je suis obligé de les attendre. On plante les tentes. J’ai participé avec d’autres à l’érection de la khaïma . C’est le Moqadem de Tikten qui m’a convié à y participer. Signe de mon acceptation comme membre à part entière des membres de la khaïma.

Le muézin appel au maghrib : la prière du crépuscule à Mtafi l’haouf. On continue ici et là à planter les tentes, mais le campement est déjà bien structuré et bien dressé. Altercation entre deux campeurs à propos d’une même place : répétition à l’identique du même conflit observé il y a déjà plus de vingt ans. Les jeunes qui suivent le daour sont tous de Safi. Culturellement Safi fait partie des Regraga autant qu’Essaouira, voir davantage. Or ce qui anime le daour, c’est l’aïta, ce genre musical propre aux plaines atlantique qui constitue le cerveau musical de Safi et qui reste marginal dans le système culturel souiri où les derniers vestiges de l’aïta étaient relégués au vieux Mellah délabré...

A  Mtafi L’haouf, la mouna sera présentée par les joidra qui sont une fraction des Njoum la tribu-servante de cette étape. Alors qu’à Lalla Beit Allah, c’est une zaouïa qui accueille les autres, en leur accordant le gîte et le couvert ; chez les Njoum, c’est plutôt une tribu-servante qui reçoit leur baraka : entre zaouïas, c’est don  contre don. Un échange différé dans le temps : ce qu’on vous offre à cette étape vous le rendrez plus tard lorsqu’on arrivera chez vous. Par contre l’échange entre biens matériels des tribus servantes, et  bien symbolique des zaouïas -leur baraka, leur madad- est immédiat.

 

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Le pèlerinage circulaire tel qu'imaginé par Hamza Fakir

A Mtafi l’haouf, les joidra offrent dîner et petit déjeuner. Et c’est une autre fraction Njoum, les Ahl l’oued (les gens de l’oued) qui offrira la gasaâ demain .Korati lahbib  m’explique , que le daour se scindera désormais en deux  : la khaïma ira à Mzilat et la taïfa à Sidi M’hamed Marzouq et ce n’est qu’à l’étape de M’rameur qu’ils seront à nouveau réunis:

- A partir d’ici, le daour se répartira en deux moitiés : la khaïma ira à Mzilat puis à Tikten et la taïfa partira de Tikten vers Sidi M’hamed Marzouq. C’est là que de la région de Marrakech, les Oulad Sid Zouine , ainsi qu’une fraction de Hmar, leur apportent monnaie et beurre rance. Le sanctuaire de Sid Zouine et sa vieille medersa où étudient quelques 400 taleb(étudiant en théologie) se trouve à l’Oudaya aux environs de Marrakech.. Jadis en guise d’offrandes les Oulad Sid Zouine apportaient une grande amphore remplie de beurre ronce, car de son vivant leur ancêtre rendait visite aux Regraga à cette étape de Sidi Mohamed Marzouq. Après quoi, la taïfa et la khaïma se retrouvent  à nouveau à Mrameur, étape à partir de laquelle ils continuent ensemble le même chemin jusqu’à la fin du périple.

Malgré cette exception, la mouna est offerte à cette étape excentrique par la tribu HART qui  est une tribu Chiadma.

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Tikten à l'aube
Pour accompagner la taïfa à Sidi Mohamed Marzouq , le départ est prévu à 7 heure du matin à la zaouïa de Tikten. Autrement dit, nous allons passé la journée de demain aux Mtafi l’haouf, et la nuit du lundi au mardi à Tikten d’où on partira de bonheur avec les gens de la taïfa à Sidi Mohamed Zerouq.Au crépuscule la fiancée de l’eau avec la taïfa font leur rentrée à la mosquée de Tikten.

Ce soir la khaïma sera à Mzilate. Je continuerai pour ma part vers Tikten. Je pars finalement en carriole seule à Tikten au milieu des champs fleuris. A mon arrivée à Sidi Hmar Chantouf, j’ai trouvé sous les oliviers des gouraân venus des Abda. Les enfants de mon ami Si Hamid Lachgar qui n’est plus de ce monde, m’accueillent bien. On me dit que Tikten sera animée par les chikhates trois nuits de suite : le lundi, le mardi et le mercredi.

 

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Si Hamid Lachgar, le moqadem de la zaouia de Tikten, mort en 2007 le jour même où le roi s’était rendu à cette localité pour y inaugurer la nouvelle route ainsi que l’électrification rurale de nombreux villages..

En suivant le daour au début des années 1980, je suis passé par Sidi Hmar Chantouf en ayant comme compagnon et ami Si Hamid Lachgar l’ancien Moqadem de Tikten qui est décédé en 2007 qui me prenait sous son aile protectrice : je marchais derrière son mulet et c’était un homme extraordinaire, un homme généreux, un homme foncièrement bon. Il m’avait toujours accueilli avec le sourire sans contrepartie, comme un membre de sa propre famille. Alors que j’ai promis offrandes et sacrifices sans que Dieu fasse que la promesse soit tenue ; ils m’accueillent invariéto avec la même chaleur humaine, la même hospitalité, la même gentillesse. A son propos je notais le Dimanche 2 Avril 1984 :

En  traversant le col qui sépare le Sahel (la côte à l’Ouest) de la kabla (le continent à l’Est). Le moqadem de Tikten jette un regard derrière lui : « Ici, nous vous disons adieu, ô généreux gens du Sahel ! »

Si Hamid Lachgar, moqadem de la zauia de Tikten m’offre sa jument :

- Sois le bienvenu parmi nous. Les Regraga sont des fokra, des alliés du Prophète alors que nous sommes des chorfa qui ont des liens de sang avec lui. Nous sommes devenus Regraga par simple attribution.

La baraka est transmissible génétiquement mais aussi par hiba (attribution magique). Le moqadem de Tikten poursuit :

- Le daour des Regraga dure depuis des siècles. Il est hors de portée de toute virtualité de dénigrement. Tous les sultans du Maroc nous ont accordé des dahirs et ont reconnu notre baraka, notre droit au tribut ; ils nous ont protégés contre quiconque a mis en doute , notre pouvoir. Nous traversons maintenant le territoire de nos « serviteurs » de Taoubalt, tribu venue du Sahara.

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La veuve du défunt porte encore le voile blanc en signe de deuil

Ce soir lundi 13 avril 2009, la taïfa passe la nuit dans la mosquée. Elle est accueillie par la zaouïa de Tikten tandis que la khaïma passe la nuit à Mzilate. Et demain matin la khaïma arrive ici à la zaouïa de Tikten et la taïfa ira à Sidi Mohamed Marzouq.Le milliardaire Chaâbi a donné cette année une somptueuse réception à l'étape de Mzilat.
Le gendre de notre hote, hamid Lachgar ,fait l’appel à la prière de la nuit à la manière orientale : l’islamisme égyptien est arrivé jusqu’à ce bout du monde . De ce fait,Tikten est relieé spirituellement à la Haute Egypte. Même si le maraboutisme reste prédominant, il est pour ainsi dire teinté d’islamisme.Notre Egyptien qui travaille et vit en France est en train d’accueillir aujourd’hui les Regraga : on est des citoyens du monde maintenant. On est joignable partout –sauf à certaines étapes du daour . On est certes marocains, égyptiens, français etc. mais on est avant tout citoyens du monde , parce que le monde est devenu un petit village.Le muezzin oriental m’apprend qu’il existe en haute Egypte un pèlerinage semblable à celui des Regraga, qu’il y a beaucoup de marocains établis en Egypte, au cours des siècles et des siècles, puis que la route du pèlerinage passe obligatoirement par le pays des Pharaons. Ainsi, le sanctuaire de l’un des plus éminents soufis marocains se trouve non loin d’Egypte : il s’agit de celui d’Ahmed Zerrouq que la mort avait surpris à Mestara en Lybie . Il était né en 1442 dans la tribu des Branès au nord de Taza où est enterré son fils.Dans sa quête du savoir théologique et mystique, son itinéraire est celui des maîtres spirituels de son temps. Après s’être imprégner de l’ordre mystique de la Chadiliya et du savoir théologique de la Qaraouiyne de Fès, il se rendit en pèlerinage au Moyen Atlas auprès du maître Soufi Sidi Yaâla, puis Sidi Bou Medienne de Tlemcen, delà à Bougie où il aura ses premiers disciples. A son retour de la Mecque, il s’établit dans l’ancienne oasis libyenne de Mestara, où il mourut dans sa retraite en 1494. Pour les amis de la légende, c’est plutôt le fils qui serait enterré en bordure de la Méditerranée en Libye, et c’est le père qui serait enterré chez les Branès, où sa dépouille aurait été amenée de Fès sur le dos d’une jument : « Vous m’enterrerez là où s’arrêtera ma jument. » Celle-ci s’est arrêtée là où il y a maintenant la zaouïa de Sidi Ahmed Zerrouq – un ordre mystique jadis florissant, aujourd’hui éteint -qui jouait un rôle d’étape de caravane entre Fès et Melilla : la route Fès – Taza allait autrefois jusqu’à Melilla. Florissante au Moyen âge cette voie est citée par Ibn Battouta qui l’a suivi. C’est par elle que s’introduisit à Fès le velours vénitien que l’on y retrouve encore. Si à partir de l’occupation française en 1914,la Zaouïa a perdu son rôle d’étape de caravane, entre Fès et Melilla,  elle continue d’être un lieu de pèlerinage fréquenté au mois d’août par la communauté émigrée originaire des Branès et des Tsoul .Moussem qui a lieu au mois d’août , après la période des moissons,et qui dure trois jours, : toutes les tribus y affluent. Les cavaliers Branès, Tsoul et Ghiata, l'animent.
Beaucoup de pèlerins notamment le maître du samaâ qui est enterré en Egypte, passaient par Meknès, le couloir de Taza :  parce que c’était la route du pèlerinage.Comme tout le monde sait, la position de la médina de Taza, comme couloir de passage entre l’Est et l’Ouest du Maghreb, en faisait une étape où s’arrêtaient des personnages de renommée en provenance de l’Andalousie comme Lissan Eddin Ibn El Khatib, qui est un poète arabe connu. Il y est venu d’Andalousie avec ses coutumes, ses traditions et sa culture.Il y a également le célèbre séjour du grand voyageur Ibn Battouta, lors de son retour de Chine. Il est notoire qu’il  existe ici une ruelle qui porte métaphoriquement son nom : c’est « Derb Cinî »(la ruelle du Chinois) C’est qu’Ibn Batouta était arrivé à la médina à la suite de son voyage en Chine, c’est pourquoi les gens l’appelaient le chinois..Et la ruelle fut baptisée « ruelle du Chinois » parce qu’Ibn Batouta y avait résidé. ».Taza, était en liaison directe avec l’Andalousie via Sebta.: les poètes et mystiques andalous du 14ème siècle passaient par Taza pour se rendre à Tlemcen, à Bougie ou à Oran.  C’est lors d’un séjour à Taza que le célèbre vizir Grenadin Lissân Eddin Ibn El Khatib avait appris le décès de sa mère en Andalousie.Lissân Eddin Ibn El Khatib la chantait aini :

Taza le célèbre pays où les jardins  reverdissent

Pays où l’air est bon, où  l’eau est abondante

Pays où la beauté est  resplendissante…

 

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Le cadet du défunt que j'ai connu encore enfant en 1984 est maintenant père de deux enfants

Le Maroc et l’Andalousie musulmane ont des relations très anciennes avec l’Orient et en particulier avec l’Egypte..D'après leur légende dorée, les Regraga seraient passé par l'Alexandire après leur visite au Prophète et c'est à partir de l'Andalousie que les sept saint fondateurs auraient pris une nef grâce à laquelle ils acostèrent à Agoz à l'embouchure de l'oued Tensift...

C’est à la tête de quatre cent pèlerins que de retour de la Mecque est mort en Egypte ,le 6 octobre 1269, Al Shushtouri le grand mystique andalou qui marqua de son passage le Ribât de Taza. .Maître du samaâ , poète mystique andalou, né à Cadix vers 1203, ayant d’abord vécu au Maroc, avant de voyager en Orient. Ce fut un des grands Washâh mystiques, qui parcourait les marchés et les foires en s’accompagnant d’un instrument en chantant ses Mouwashahâtes andalouses:

« Un cheikh du pays de Meknès

A travers les souks va chantant

En quoi les hommes ont-ils à faire avec moi

En quoi ai-je à faire avec eux ?... »

Au milieu du sixième siècle de l’hégire,Ibn El Hassan Shoushtouri, ce grand poète soufi, ce maître du Samaâ’ ,  est passé par Taza , en tant que lieu de transit reliant l’Orient à l’Occident musulman. .Lors de ce voyages qui le conduisait d’Andalousie au pays d’Algérie, où il se rendait alors à Bougie où résidait le grand mystique Ibn Sabaâïn, il a composé des poèmes dont il me souvient de celui – ci où il dit :

J’ai  porté la coupe

A l’ombre apaisante des jardins

Ce fut dans une citadelle à l’Est de Fès

Douce était ma joie, vifs mes souvenirs

Au point que j’en oublie les miens

J’ai quitté la patrie pour la demeure des biens aimés

Où on m’a  servi la coupe divine.

Shoshtari n’a cessé de traduire pour ces disciples cette idée, d’un avertissement divin heurtant l’âme comme un choc impérieux. Dieu nous attire à Lui, par une sorte d’aimantation magnétique qui finit par « briser le talisman » corporel où l’âme est prisonnière ici – bas. Dieu frappa sans relâche à la porte de l’âme, à quoi elle ne peut que répondre par un cri bref, un tressaillement « comme la voix qui réveille celui qui dort ».Ce qui reste de Shoshtari, comme des maîtres spirituels qui lui ont succéder depuis, c’est cette actualisation poignante de l’instant, où ils veulent nous faire rejoindre l’éternel. « L’instant est une coquille de nacre close ; quand les vagues l’auront jetée sur la grève de l’éternité, ses valves s’ouvriront ». Il n’en disait pas davantage pour laisser comprendre qu’alors on verra dans quelles coquilles les instants passés avec Dieu ont engendré la Perle de l’Union.Ce à quoi fait échos NIYAZI MISRI, poète mystique turc du 17ème siècle :« Après avoir voguer sur la mer de l’esprit dans la barque matérielle de mon corps, J’ai habité le palais de ce corps, qu’il soit renversé et détruit ; ».OUI, l’instant est une coquille de nacre  close ; quand les vagues l’auront jeté sur la grève  de l’éternité, ses valves s’ouvriront.
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hospitalité légendaire
La présence de l'esprit du défunt n'est jamais aussi forte que lors du passages des pèlerins -tourneurs qu'il avait l'habitude de recevoir avec faste

Située au nord de Taza, la tribu actuelle des Branès  d’où est issu Ahmed Zerrouq est un résidu de l’une des deux grandes familles qui ont constitué jadis la nationalité berbère : les Botr et les Branès. Ibn Khaldoun, revient souvent sur cette dichotomie, qui lui sert à la fois à classer les tribus et à ordonner l’histoire du Maghreb, lorsqu’il évoque les évènements de la conquête arabe à la fin du 7ème siècle. C’est à ce moment là qu’entre en scène le chef berbère Koceila qui appartient au groupe ethnique des Branès et à la tribu des Âwraba.

Koceila est l’un des trois héros de l’histoire de la conquête, avec Uqba et la Kahéna. C’est sous son règne que les Âwraba ont résisté à la conquête arabe : Kceila El Âwrabi est à l’origine de la mort d’Oqba Ibn Nafiî. Grisé par sa victoire Koceila s’empara de Kairouan en 683. L’armée arabe le poursuivit jusqu’à Moulouya, et ses soldats Âwraba ne s’arrêtèrent qu’à Volubilis. Beaucoup d’entre eux iront par la suite s’établir dans la région de Taza où on les trouve toujours, dans cette contrée verdoyante du pré rif, où poussent drus l’herbe et le bois épais et où après que les fellahs aient entré leur moisson, des fêtes saisonnières ont lieu  à « Barria »(l’oléastre géant sous lequel les berbères Awraba auraient prêté allégeance à Idriss 1er en lui accordant l’une de leur fille). Ceux-ci commémorent encore de nos jours, pendant une semaine, chaque 12  août, le passage  d’Idriss 1er par leur territoire. A son arrivée d’Orient Idriss 1er aurait, en effet, rencontré le chef des Awraba sous cet oléastre dénommé « Barria », où se tient chaque année, au mois d’août, une fête patronale :

« Ce moussem qui dure une semaine, me confie maître Abdelkader Zeroual qui en est le maître de cérémonie, est le lieu de rassemblement des récitants du saint Coran. On y fait des prières rogatoires, des appels à la miséricorde divine chaque fois que la pluie fait défaut.  Toutes les sourates sont psalmodiées en ce moussem qui dure une semaine entière. Les gens de tribus qui y affluent de partout, y sont gracieusement approvisionnés en nourritures. Les offrandes sont accordées pour plaire à Dieu seul. C’est peut-être la seule région du Maroc, où on t’accorde encore l’hospitalité au nom de Dieu. L’état de grâce, a toujours caractérisé le pardon de « Barria » de sa naissance à nos jours. Le surplus d’offrandes est confié au garant du parvis sacré, pour approvisionner le moussem de l’année suivante, en nourritures et en  sacrifices. La tribu se charge de compléter cet approvisionnement. C’est dans cette région qu’était arrivé Moulay Idris, et c’est ici même qu’Abdelhamid, le chef des Awraba lui avait accordé sa fille Kenza. Enfin, c’est de là, que Moulay Idris avait commencé sa conquête du Maroc, jusqu’à son arrivée dans la région de Zerhoun, Volubilis actuellement. »

 

L’arbre géant sous lequel, Moulay Idris aurait reçu la main de Kenza, la mère du fondateur de Fès, est à associer à l’arbre cosmique symbole de régénérescence printanière et d’éternelle jeunesse.

C’est sous cet arbre sacré dit-on, que le chef des Awraba aurait accordé sa fille Kenza à Idris 1er. Pour cette raison les Awraba se considèrent encore de nos jours, comme les gendres de Moulay Idris et en tirent une certaine fierté. C’est de là qu’il serait allé fonder la dynastie Idrisside à Volubilis.C’est une coalition de tribus berbères, dont les Awraba constituaient le noyau qui appuya la cause d’Idris 1er. En tout cas, celui qui est connu comme le fondateur de la dynastie  Idrisside au Maroc fut proclamé Imam par les Awraba en l’an 789. Voici ce que nous dit « Rawd Al-Qirtâs »à ce sujet :

« L’Imam Idriss, premier imam souverain du Maghreb, se montra en public dans la ville d’Oualily (Volubilis), le vendredi quatrième jour du mois du ramadan de l’année 172. La tribu des Aouraba fut la première à le saluer souverain ; elle lui donna le commandement et la direction du culte, de la guerre et des biens. Aouraba était à cette époque la plus grande des tribus du Maghreb ; puissante et nombreuse, elle était terrible dans les combats. De toute part on venait en foule lui rendre hommage. Bientôt devenu puissant, il se mit à la tête d’une immense armée composée des principaux d’entre les Zénèta, Awraba, Sanhaja et Houara. »

C’est cet évènement initial que ce moussem de Barria (l’olivier sauvage) est sensé commémorer au temps des raisins et des figues. Les Branès possèdent encore la hampe et la soie du premier étendard que Moulay Idris avait confié à ses alliés berbères Awraba à Volubilis. Les berbères accueillirent Moulay Idris avec enthousiasme, car la croyance populaire en la baraka des descendants du Prophète était déjà bien enracinée au Maroc.Lorsque Idriss 1ER , fuyant les Omméiades, s’est réfugié au Maroc pour se fixer à Volubilis, parmi les tribus berbères gagnées à sa cause à la fin de l’année 788, on cite les Ghiata et les Miknassa. C’est probablement sous le règne d’Idriss 1er que les Miknassa commencèrent la construction de Taza. A la mort d’Idriss II survenue en 827 ou 828, ses douze fils se partagèrent le Royaume, l’aîné Mohamed garda pour lui le territoire de Fès et donna à son frère Daoud le pays des Tsoul, des Houara, des Riata, des Meknassa avec Taza.

 

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Le fils aîné du défunt qui lui a succédé  en tant que moqadem de la zaouia de Tikten

Il est à remarqué qu’aucun saint Regragui n’est mentionné dans ce nord-est marocain : ce qui conforte mon hypothèse que leurs sept saints ont rencontré plutôt le Prophète berbère Salih Ibn Tarif des Barghouata au bord de l’oued Bou Regraga d’où dérive leur nom qui signifie « les clapotis ».De ce fait leur prétendu visite au Prophète Mohammed s’inscrit dans la lignée de ce qu’on peut appeler leur légende doré : on trouve des tombeaux de saints Regraga chez les Seksawa du Haut Atlas, dans le Sous et même au Sahara, mais aucune mention n’est faite de leur saint à l’Est sur la route du pèlerinage à la Mecque.J’écris ainsi le soir du vendredi 10 avril 2009 :

Et pour ce qui est du nom des Regraga(les clapotis), il est probable qu’il dérive de celui de Bou-reg-reg, le fleuve qui coule entre les villes de Salé et de Rabat. C’est au bord de ce fleuve, que les sept saints berbères Regraga, auraient probablement rencontré le Prophète des Berghwatas, qui enseignait alors un Coran en berbère. Leur légende dorée dit d’ailleurs que ce « Prophète s’est adressé à eux en berbère... » Dans cette hypothèse ils auraient rencontré au bord de Bou Reg-reg, le Prophète berbère des Berghwata, dont le territoire s’étendait entre l’Oued Tensift au sud et l’Oued Sebou au nord. . Le Prophète dont il s’agit est Salih Ibn Tarif qui aurait prêché le Coran en berbère et créer un embryon d’Etat en l’an 127 (744).

Contre ce royaume hérétiques des Barghwata, les Regraga se rallièrent aux almoravides sous la conduite d’Abdellah Ibn Yacine, comme nous le racontait leur corpulent et loufoque « mythologue » que j’ai connu avec Georges Lapassade dans les années 1980, et qui a complètement disparu du daour depuis lors, probablement pour raison d’âge. C’est sur la rive Sud du Bou-Reg-reg  que les almoravides ont fondé Rabat au XIè siècle. Ce ribât était alors occupé d’une façon permanente par de pieux volontaires mobilisés par le djihad contre les incursions des hérétiques Berghwatas. Selon le géographe et historien El-Bekri, Ben Yacine ne périt qu’après avoir conquis Sijilmassa, Aghmat, le Sous entier, l’Oued Noun et le désert. Sous la conduite de son successeur Youssef ben Tachfine, les Almoravides allaient faire la conquête du Maghreb et soumettre ensuite toute l’Espagne musulmane : leur empire s’étendra de la Mauritanie et du Maroc actuels à l’Andalousie, au Nord, et à la région de Tlemcen, à l’Est.

Que reste –t-il de ces péripéties historiques, auxquelles les Regraga auraient participé jadis ? Des légendes rapportées dans leur fameuse Ifriqiya. Elles remontent à ce qu’on a convenu d’appeler « les siècles obscures du Maghreb » et comporte donc beaucoup d’énigmes. Une des méthodes de recherche initiée par Georges Lapassade, était justement de dénicher de telles énigmes et de s’en servir comme fil conducteur à la recherche historiographique de terrain.

 

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Tikten à l'aube


Lors de mon séjour chez les Ghiata pour les besoins d’un documentaire que j’ai intitulé « la danse du baroud », Ba Cheïkh  me dit:

« Qu’Allah nous préserve des écarts du langage ! Amis ! Ce carnaval  légué  par nos ancêtres et  parents, continuons à le fêter ! Nous l’avions fêté avec feu Ali Zeroual, avec Mohamed Bougrine, que Dieu ait son âme, et avec Ba Chiboub qui a soixante dix ou quatre vingt ans. J’ai joué avec Mestari Driss qui était presque centenaire, et je continue à apprendre aux jeunes. Ce carnaval a lieu chez nous à la fête du sacrifice. Au dixième jour après le sacrifice. Je dormais – seul Dieu ne dort jamais – et je me voyais en rêve masqué dans une mascarade comme celle-ci. Quand l’Aïd el Kébir arrive, on sacrifie une victime, et après avoir consommé méchoui et grillades, je m’accoutre de cette manière, je rassemble autour de moi les badauds, et je m’en vais de hameau en hameau où les villageois nous accueillent avec des offrandes : si quelqu’un souffre de rhumatisme par exemple, nous ne le soignons pas de notre propre volonté, mais par celle du Seigneur. Par la grâce d’Allah. Nous ne faisons que prier pour le malade. S’il guérit par la grâce divine, il offrira bouc et bélier.On lui demande :

- l’amèneras tu avec ses cornes ?

- Oncle Ba Cheïkh, il sera avec ses cornes !

Et Dieu accorde sa guérison. Ce n’est pas à moi que cette grâce appartient. Parmi cette assistance, chacun qu’il soit jeune ou vieux, possède sa propre baraka auprès de son Seigneur. Chacun sa part de grâce divine, qu’il mobilise en prières pour ce malade. On nous offre des céréales, on nous offre de l’orge, on nous offre des béliers. On va au devant des bienfaiteurs et ils nous accueillent avec joie. »

A la fin de la tournée aumônière, « Ba Cheïkh » et ses acolytes de la mascarade organisent à leurs tour un énorme potlatch, où tous les villageois sont conviés à festoyer : aux dons des villageois succède le contre – don des acteurs de la mascarade, mais cette fois démasqué. A la fête du sacrifice succède le pic -nique rituel et printanier de la « Nzaha ».  Ces offrandes sont recueillis par ces personnages burlesques et masquées au cours des tournées aumônières qu’ils effectuent en allant se produire devant chacun des hameaux qui composent la fraction de tribu Ghiata, comme c’est le cas ici à Ibachiyn, douar appartenant à la fraction de tribu dite « Ahl Dawla ». Ces Ahl Dawla, sont des berbères au langage très métissé du fait de leur voisinage immédiat avec les Béni Warayen. Ils sont la preuve que les berbères du Nord-Est, tel les Ghiata et les Branès, ont été plus précocement touchés par l’arabisation que ceux du sud marocain. Les Ghiata [1], les Branès et les Bni Ouarayen représentent les vieilles populations stables de ces montagnes.

Au cours de sa promenade villageoise Ba Cheïkh fait mine d’effrayer les femmes et les enfants. La promenade de Boujloud commence le deuxième jour de l’Aïd El Kébir. On lui donne souvent le sobriquet de Herrema le « décrépit ».Ba Cheïkh(littéralement le vieillard des vieillards), simule un individu  parvenu à l’extrême limite de la vieillesse, courbé sous le poids des ans, portant en guise de masque une petite toison percée de trous pour les yeux, la bouche et plaquée sur la  figure. Il porte un sac renfermant une provision de cendres aux lieux des sonnantes et trébuchantes. Escortés de musiciens, les deux vieux, s’arrêtent devant les maisons se livrent à toutes sortes de facéties tandis que l’orchestre emplit le village de ses notes discordantes. [2]

Dans l’usage du djebel, il est un usage curieux : celui qui consiste à saupoudrer de cendre la barbe des gens. Le sens du rite est assez énigmatique. Peut-on le considérer comme un charme de pluie ; la cendre symbolisant la terre calcinée par la chaleur solaire ?

Chez les Branès de la région de Taza du côté Jbala, les acteurs sont au nombre d’une dizaine : Ba Cheïkh, le chef, Souna et Abida, deux personnages féminin, esclaves du maître, Ba Abbou et des juifs colporteurs suivis de leurs enfants. Chez les Tsoul, ce sont également Ba Cheïkh et sa femme Souna , sa captive Dada et son mari Azi, deux jeunes esclaves, Ba Abbou, le colporteur, Bghila , la mule, et Hallouf, le sanglier.Le vieux des mascarades est parfois accompagné d’une vieille aussi chargée d’ans que lui, qui passe pour son épouse :Ba Cheïkh et sa Souna. Dans ce pays la fraja se réduit même la plupart du temps à l’exhibition de ce couple, sans doute parce qu’il possède dans l’âme populaire des racines plus fortes et plus anciennes que les autre figures. Ce vieux couple mime des scènes partout les mêmes : la vieille d’humeur acariâtre se refuse aux amours séniles de son époux qui, devant un public amusé, tente de lui donner des preuves d’une ardeur depuis longtemps éteinte.

Voici donc un personnage féminin d’identification peu commode. Les Ghiata l’appellent Souna.. C’est un jeune homme imberbe, à la figure pouponne que l’on choisi pour le représenter. On le vêt de beaux vêtements de femmes : on le promène à travers les douars au son des tambourins ; on l’arrête au seuil de chaque maison devant laquelle la belle Souna danse en se trémoussant des épaules et des hanches. Elle recueille à ce jeu beaucoup d’argent. Finalement, elle s’exhibe dans le cercle de danseurs qui prennent part à ce carnaval par lequel se terminent les fêtes de l’Aïd El Kébir. Souna personnifie-t-elle, quelque déesse de fécondité ? Certaines légendes berbères parlent d’une « fiancée du tombeau », qui pourrait être la Souna du carnaval. C’était au temps de sa vie humaine une femme de grande beauté, mais ses mœurs abominables  lui firent encourir la colère divine. Condamnée à courir, la nuit, à travers le vaste cimetière, elle trébuche à chaque pas sur les tombes dont le nombre va en s’augmentant à l’infini. Chaque matin à l’aurore, épuisée par sa course nocturne, elle redescend dans son froid suaire où elle repose tout le jour au milieu des morts. Et ainsi se poursuivra sa course macabre jusqu’au jour du Jugement, où l’attend un châtiment pire encore.

.Un personnage identique existe chez les Bni Warayene voisins qui célèbrent également leur carnaval à l’Aïd El Kébir. En effet, parmi les types carnavalesques figure la soi-disant « fiancée de Bou jloud », Taslit ou Bou Jloud représentée par un homme déguisée en femme vêtue d’une magnifique handira. Cette Taslit fait son apparition dans le douar dés l’égorgement du premier mouton. A sa vue, hommes et femmes sortent des tentes et l’accueillent de leurs quolibets. La fiancée se jette sur les spectateurs, et frappe brutalement celui qu’elle parvient à saisir et qu’elle ne relâche  que sur l’intervention des parents et des tolbas venus se prosterner devant elle, les mains liées derrière le dos.[3]



[1] Sauf la fraction montagnarde des Ahel Doula, les Ghiata ne parlent plus la langue berbère. Ils sont en réalité bilingues.

[2] Pour Laoust, la cérémonie dont Ba Cheïkh évoque le souvenir d’une époque antérieure à l’invention du labourage où les berbères menaient la vie pastorale et où ils pratiquaient le culte du bélier, comme personnification du Dieu protecteur du troupeau. La victime sacralisée par son sacrifice, possède une baraka, sa peau en particulier jouit de la faculté  de guérir toutes sortes d’affections cutanée. On suspend les cornes aux arbres fruitiers, plus particulièrement aux grenadiers, dans le but d’augmenter la récolte de fruits.

[3] A la fin du 19ème siècle Frazer vit dans cette succession de sacrifice suivit de mascarade, dans cette juxtaposition de la douleur et de la liesse accompagnant la mort et la résurrection d’un Dieu de la végétation. Ainsi la nature fut régulièrement renouvelée, par cette célébration saisonnière. Dans « la victime et ses masques » Abdellah Hammoudi , nous dit à propos de la mascarade de l’Aïd El Kébir, que les travestissements des règles  ordinaires qui s’y jouent répondent à l’inversion du temps dans un rite de passage par quoi se marquent les deux orientations contradictoires de la durée : le temps qui part et celui qui arrive. Le théâtre des masques inverse les rôles et les faits et gestes de la vie quotidienne.. Dans la mascarade, l’autre prend successivement visage d’esclave, de juif et de femme.

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Ce soir comme il y a vingt cinq ans, je vais assister aux chikhates qui vont se produire. En attendant le début de la soirée, j’assiste à une ksara de jeune safiots avec leur outar, en notant qu’ à Essaouira le cerveau musical de la ville est le guenbri des  Gnaoua, alors qu’à Safi, c’est plutôt loutar de l’aïta. La soirée se déroulera chez les voisins de Hamid Lachgar, où les jeunes Safiots viennent de sacrifier deux moutons. A l’entrée un pressoir à huile. Le propriétaire de la maison, qui est le muezzin du village est un cousin de Hamid Lachgar.

L’animateur de la soirée venu spécialement de Safi avec sa troupe, c’est le cheikh Sopa aux yeux bleus claires. Il est venu me dire qu’on s’est vu en ce même endroit, il y a plus de dix ans de cela, du temps où le Moqadem Hamid Lachgar était encore en vie. J’ai déjà une longue histoire avec les Regraga avec toutes ces rencontres et ce retour du même : je croyais que la troupe animatrice, ce sont ces jeunes improvisateurs venus de Safi, mais finalement la troupe de chikhates, c’est toujours la même sous la direction du même violoniste, Monsieur Sopa : il était dans une pièce à côté en train de préparer force pipes de kif avec sa troupe : c’est le point commun avec les Gnaoua ; eux aussi passent l’après midi qui précèdent la lila à s’enivrer d’adjuvent rituels, le kif en particulier.

 

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Un violoniste doit connaître aussi bien l’ancien que le nouveau répertoire. En cela sa mémoire ressemble à la charge du colporteur (attar), chez qui les femmes des hameaux éloignés trouvent tout ce qu’elles désirent. Dans sa version traditionnelle, l’aïta des ports exaltait les expéditions et le courage des chevaliers et de leurs chefs, les grands caïds. Rahal, le vieux chansonnier de la grande source, a ouvert les yeux sur une aïta qu’on appelait  la gazelle des chasseurs :

En éperonnant le fauve (al Bargui),

Elle m’a piqué au cœur.

Combien de porteurs d’étendards

Ont accompagné les chevaliers errants ?

Par les temps d’anarchie (siba), les porteurs d’étendards ouvraient la marche aux escouades de chevaliers intraitables qui allaient d’une expédition punitive à l’autre (les fameuses harka) apporter la victoire et la notoriété à leur tribu et à leur Caïd. L’une des aïta les plus célèbres ne porte-t-elle pas comme titre, « le déferlement des chevaux sur les chevaux » ? Elle relate par le menu une expédition punitive :

Dans la tourmente et la poussière

À Ben Guerir, tout s’envole.

Des charrettes pour les blessés !

Les aveugles sont délaissés.

Où sont passés les gros moutons ?

Où sont passés les beaux chevaux ?

Au souk de Larbaâ, le moussem devient Harka

Tentes et mâts sont foulés aux pieds.

Bataille du jeudi s’achève le vendredi.

Nous en voulons à la déchéance des jours

Qui font des Chorfa de simples hommes du commun.


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C’est surtout lors des moussems-fêtes foraines à la fois commerciales et religieuses, réunissant plusieurs tribus autour d’un sanctuaire, généralement après la période des moissons - qu’ont lieu les manifestations collectives les plus éclatantes :

Moi aussi, El Hâjj Bouchaïb

J’irai au moussem le cœur en fête

D’une tente immense, je planterai les piquets

Et de tapis multicolores, je couvrirai l’intérieur.

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Autant que la chevalerie, la thématique agraire est importante ici, comme le souligne Ali, le violoniste du Mzab :

- La première fois, que j’ai pris le violon, j’ai chanté les graines de grenade, qui débutent ainsi :

Au ciel, ils ont suspendu la vigne

Sa propriétaire est en transe

Et son propriétaire un musicien.

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En connaisseur, l’un des invités me dit :

- Si tu veux savourer la vraie aïta, il te faut l’écouter sous la tente des moussems, assis sur une natte, avec une pierre pour seul oreiller, et pour toute lumière, une lampe à pétrole. C’est là que l’aïta se manifeste, et pas à travers l’écran du téléviseur. Pour écouter l’aïta dans sa vérité, aucun artifice ne doit s’interposer entre toi et les musiciens : ni ampli, ni microphone, ni lumière électrique.

La participation, voilà le mot-clé. Il n’y a pas de frontières entre orchestre et spectateur, car ils sont dans une certaine mesure interchangeables. On participe aussi aux frais de la fête collective, par le biais des loghrama, ces billets de monnaie qui permettent de gratifier la beauté de la danse et du chant. Et s’il y a un trait commun à toutes ces tribus arabophones, malgré les nuances existant entre leur personnalité de base, leur territoire, et leur répertoire marsaoui,haouzi,ou zaâri- c’est bien l’esprit de la fête, qu’on appelle ici nachate, et pour lequel, certains sont prêts à consentir des sacrifices qui leur font frôler la ruine :

 

Ô Baba Driss vends ton jardin

Et viens t’amuser !

 

On signale que beaucoup de fils d’anciens caïds ont dilapidé leur héritage dans les fêtes des chikhate.chikhate, afin d’affirmer leur puissance et leur prestige. Ce comportement ostentatoire est également un héritage : l’une des attributions des caïds des plaines céréalières était d’organiser pour leur tribu de grands cérémonials de cavaliers et de préstige.

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L’aïta était à l’origine un appel au secours de Dieu contre les forces incontrôlées de la nature et contre l’injustice des hommes. Aujourd’hui l’aïta est d’abord et avant tout un appel à reconnaître le droit de cité à la chair contre les froides exigences de la norme. L’amerg, chant poétique berbère, procède ici par allusion. L’aïta au contraire, désigne sans pudeur l’objet du désir :

 

Ma part de l’interdit,

Je ne l’ai pas encore vendue.

 

À première vue cette libre expression du désir paraît récente. Elle serait due à la modernité. Cependant, elle nous semble en réalité aussi vieille que l’aïta elle-même.
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Progressivement les langues se délient, les barrières sociales sautent. On passe du vouvoiement au tutoiement. Les invités se mettent à danser à tour de rôle avec la chikhate de leur choix :

 

Ton œil, mon œil

Enlace-la pour qu’elle t’enlace

L’aurore me fait signe

Le bien-aimé craint la séparation.

 

Un admirateur se lève. Il pose un billet sur le front de sa danseuse préférée. Et ainsi commence ce qu’on appelle  Loghrama. Un rival fait de même en misant davantage. Le processus fait ainsi boule-de-neige. Il devient difficile pour les participants mâles, de se soustraire à cette obligation, sans se déconsidérer aux yeux des femmes : la richesse consumée est l’un des attributs de la virilité. Si le groupe est homogène ; quelques billets suffisent. Mais si dans la séance, il existe deux personnalités rivales c’est la surenchère des billets de banque, non seulement pour conquérir la plus belle danseuse mais pour avoir le leadership dans le groupe. C’est à qui ruinera l’autre en se ruinant lui-même. C’est la dépense gratuite, festive, et pour le prestige. L’écrivain Georges Bataille met en relation, sur un autre sujet ; l’érotisme, la mort, et ce qu’il appelle la « consumation ».

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Chez les Romains, des prostituées sacrées vendaient leurs charmes au bénéfice de la divinité, dans son temple. Il est possible que les chikhate soient les héritières de cette antique tradition méditerranéenne.

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Au coeur de la nuit, on entame le répertoire sacré du Saken et un descendant de Sidi Rahal de s'emparer d'un bouillard pour boire du feu en état de transe:
La captation de ces effluves bienveillants a besoin d’une théâtralisation rituelle accompagnée de musique pour faire « monter » le « saken » (l’habitant surnaturel).
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6h.30. Mardi 14 avril 2009

 

Réveil avec les chants des oiseaux. Je suis d’abord attiré par la lune blafarde au firmament au dessus du village. Elle représente pour moi la sérénité et un peu plus loin, je remarque un oiseau qui nettoie ses ailes sur un fil électrique : l’électrification rurale est arrivée ici avec la visite royale en 2007, le moment même où Hamid Lachgar décède.

 

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Je pars tout à l’heure avec la taïfa à Sidi Mohamed Marzouq et ce n’est que demain, qu’il y aura ici la présence des cavaliers de la tribu Hart.

 

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Je rejoins les membres de la taïfa en train de prendre leur petit déjeuner sous un muret. L’écuyer me dit à propos de celui qui leur offre le petit déjeuner :

 

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- Si Mustapha est notre ami. Cela fait deux ans qu’il nous offre le petit déjeuner mais cette tradition perdurera de génération en génération ! Après le petit déjeuner nous allons prendre cette piste longue d’une vingtaine de kilomètres.

 

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Ils sont partis plus vite et plus loin que moi, alors que je peine à courir après eux alourdi par mon sac sur le lit de l’oued desséché et rocailleux. A un certain moment le jeune Moqadem a ordonné à l’écuyer de m’attendre avec son âne pour m’alléger de mon sac pour que je puisse les rattraper plus vite. Le lit de l’oued est trop rocailleux pour accélérer le pas. La plus adéquate métaphore pour décrire le daour est le passage d’un train : il y en a ceux qui conduisent le train et qui l’accompagnent du début à la fin, mais tous les autres ne font que prendre le train en cours de route pour l’accompagner quelques stations avant de redescendre plus loin. Il y a les accompagnateurs permanents que sont les petits groupes de la khaïma et de la taïfa qui sont toujours là, mais tous les autres ne sont que des accompagnateurs et des participants provisoires, qui cèdent leur place à de nouveaux arrivants qui reprennent le relais en accompagnant le daour. Le parcours du temps, le train du printemps.

 

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Nous quittons le lit rocailleux de l’oued pour rejoindre enfin la route qui mène à Sidi Mohamed Zerrouq. La taïfa continue son chemin à pas cadencé : ça roule comme une horloge ; ils doivent être à l’heure où les gens les attendent à chaque étape. Ils ne peuvent pas donc retarder la marche pour m’attendre. Mine de rien, le parcours est pour ainsi chronométré : chaque minute voir chaque seconde compte, l’aiguille du daour ne doit surtout pas s’arrêter pour arriver à temps à l’heure zénithale où aura lieu la distribution des offrandes. Ce n’est pas comme en ville où les rendez vous sont des bluff, reportés continuellement à plus tard, où les temps morts ne cesses de s’accumuler dans notre vie. Ici tout est réglé par l’horloge du printemps.

 

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Une camionnette s’arrête et me prend avec des pèlerines qui vont aussi au daour de Sidi Mohamed Marzouq, les mains enduites de henné en espérant y rencontrer l’élu de leur vie. Encore une fois le fameux tmarsit, la fameuse caprification !
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Nous arrivons enfin à l'étape de Sidi Mohamed Marzouq!
C'est ici que se fait la jonction entre les sept saints berbère Regraga
et les sept saints de Marrakech.
C’est Moulay Ismaïl qui institua la ziara aux Sebatou Rijal de Marrakech pour faire pièce aux sept saint Regraga.

Le porteur d’eau au visage tacheté de vitiligo m’apprend , qu’à cette étape , les serviteurs viennent du Haouz de Marrakech : il s’agit de la tribu Hmar et de la zaouïa  de Sid Zouin . Curieusement, ces pèlerins en provenance de Sid Zouine opèrent la jonction entre les sept saints berbères Regraga et les Sabâtou Rijal de Marrakech. Ces derniers prirent à Marrakech une telle notoriété que cette expression devint comme un second nom de la ville. On dit par exemple : « je vais aux Sebatou Rijal » pour indiquer que l’on se rend à Marrakech. Les sept saints de Marrakech n’ont de commun que le lieu de leur sépulture. ;  ils sont venus de pays parfois éloignés, et ont été séparé dans le temps et dans l’espace, puisque la date de leur mort s’échelonne entre l’année 1148, date de la mort du Cadi Âyad, et celle de 1528, date de la mort de Sidi Abdellah El Ghazouâni, dit « Moul Laqsour » ou encore « Moul Tabaâ », le titulaire du sceau. C’est de ce sanctuaire de Moul Laqsour que part au cinquième jour du Mouloud, la chamelle qu’offrent les tanneurs de Marrakech à Moulay Brahim, « l’oiseau des cimes ».

La visite aux Sebatou Rijal se faisait suivant un parcours circulaire, qui commence au Sud – Est de la médina, s’achève au Sud – Ouest. Le Cheïkh el Kamel, le maître des Aïssaoua, au moment d’atteindre sa plénitude spirituelle, Bou Rouaïn qui l’accompagnait lui dit :

- Il faut que tu te rendes au pèlerinage des Sabatou Rijal pour mériter le sceau de la sainteté.

Au moment de rendre l’âme, Sidi Ben Sliman  a légué son pouvoir à Sidi Abdelaziz, en lui disant : un jour viendra un saint homme que tu reconnaîtras, et à qui tu remettras ce legs. En arrivant à Moul Laqsour, le Cheïkh el Kamel s’installa parmi eux : on su alors que c’était Lui qui devait venir récupérer son legs spirituel.

Une qasida énumère ainsi les sept saints de Marrakech :

L’hôte de Dieu, réclame le secours des sept saints, nos Seigneurs.

Je commence par le vertueux Sidi Youssef Ben Ali qui ne nous abandonne jamaist.

Au Cadi Âyad, nous demandons intercession pour notre délivrance.

Ô Sebti, ô Ben Abbas, sauves nous, aux heures sombres !

El Jazouli l’élu,  rend heureux quiconque sei rend auprès de lui.

Tabaâ, l’envoyé,  guérira de son remède nos foyers

Le titulaire du sceau a dit : « Banni soit tout porte malheur ! »

Ô assemblée des braves ! Exhaussez nos vœux ! Guérissez nos maux !

Pour clore ces suppliques, il est bon d’évoquer l’Imam Souhaïli.

Tels sont, les sept saints de Marrakech.

Cette qasida cite entre autre, l’Imam El Jazouli, l’auteur de Dalili El Khayrate, qui réveilla la ferveur religieuse des marocains contre l’incursion portugaise sur les côtes. La coalition groupée autour de lui contre l’envahisseur, fut pour beaucoup dans l’abolition de la dynastie mérinide, laissant ainsi toute latitude aux chorfa Saâdien pour instaurer une nouvelle dynastie sur les débris de l’ancienne. Il mourut en 1465 à Afoughhal près de Had Dra en pays Chiadma. Une fois devenu Souverain , le Saâdien Moulay Ahmed El Aâraj, ordonna le transfert de sa dépouilles ainsi que celle de son père , du lieu dit d’Afoughal à Marrakech, où il figure parmi les sept saints.

Autre patron de Marrakech :El ghazouani, « le titulaire du sceau ». Il était devenu si célèbre que le Souverain Wattasside, Abou Abdellah Mohamed dit Al Bourtoughali, le fit arrêter au Habt dans des conditions mystérieuses. Libéré, il s’établira par la suite à Marrakech, à la fois pour fuir les Portugais qui débarquent à Azemmour en 1513 et pour y soutenir la fortune naissante des Saâdiens. Son maître spirituel était le Cheikh Sidi Abdelaziz Tabaâ qui naquit à Marrakech où il était marchand de soie. Appelé à Fès pour y enseigner dans la capitale Mérinide, il alla loger à la médersa Attarine. Les habitants y accourir de toute part pour recevoir sa bénédiction. Mais ayant reconnu dans la foule le Cheikh Abou Al Hassan Al Andalûssi, il vint à Lui, le prit par la main et l’installa à sa place ; puis il demanda qu’on lui amena son cheval pour retourner à Marrakech. Il y mourut en 1508 et fut enterré près de la mosquée de Ben Youssef.

Sidi Bel Abbas Sabti, est considéré comme le saint patron de Marrakech. Averroès qui avait envoyé à Marrakech un docteur de Cordoue pour s’informer de sa doctrine , jugea que celle –ci était basée sur le principe que  « la vie de l’homme se fait par la charité ».Il est considéré comme le protecteur des aveugles qui se maintiennent en vie beaucoup plus par leurs prières que par la charité. La vie de Sidi Bel Abbès , fut dominée par la confiance en Dieu, Attawakkûl. Il quitta Ceuta où il était né en 1130 et vint s’établir à Marrakech sous le règne de Yaâqoub El Mansour l’Almohade. Ce dernier fut surnommé « Al Mansour »(le victorieux) après avoir défit les chrétiens d’Andalousie dans la bataille d’Alarcos le 18 juillet 1195.

À la fin de sa vie le sultan Almohad fut saisi d’une crise mystique et fit mander Abou Médian, le pôle spirituel de son temps. Le cheikh vivait alors à Bougie. Malgré son grand âge il se mit en route pour rejoindre le Sultan à Marrakech. Arrivé à El Ubbad près de Tlemcen, il sentait que sa fin est prochaine. Il dit alors aux hommes de Yaâqûb El Mansour :

- Allez dire au Sultan que son salut est entre les mains de Sidi Bel Abbès.

Ces paroles furent rapportées à Yaâqûb El Mansour, qui fit rechercher Sidi Bel Abbès et en fit son directeur spirituel.

De tout temps, la ville de Marrakech était renommée pour le grand nombre de Ouali qui reposaient dans son enceinte et qui justifiait le dicton « Marrakech, terre des saints »

 

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Nous sommes ici dans la tribu Hart, limitrophe de Hmar et des Oulad Jerrar( Hart fait partie du pays Chiadma, et les deux autres du Haouz de Marrakech). C’est la zaouïa de Sidi Mohamed Marzouq qui offre la provision à cette étape sans recevoir de contre don puisqu’elle ne fait pas partie des zaouïas Regraga qui accompagnent le daour. C’est donc un cas de figure singulier que cette zaouïa excentrique de Sidi Mohamed Marzouq : une zaouïa servante au service des Regraga, puisqu’elle leur accorde la mouna pour recevoir leur bénédiction. Il s’agit de rapports sociaux de protection entre une zaouïa servante et les Regraga. Quant à la tribu Hart, elle anime plutôt l’étape de Mrameur par ses cavaliers .Quelqu’un me dit d’aller vers l’oliveraie pour y rencontrer Oulad Sid Zouine, en y arrivant je tombe plutôt sur Ahmed l’ancien Moqadem de la taïfa, avec son fils Abdelhaq - Tous deux étaient habillés de djellabas immaculées- il me dit :

- Comment va le tmarsit (la caprification) ?

C’est à la fois un hommage et un reproche. Un hommage ambiguë donc et un reproche ambiguë aussi.

Un peu plus loin quelqu’un de la tribu Hart me demande d’où je suis et comme je répond d’Essaouira, il m’interroge à nouveau :

- Essaouira de la mer ?

 

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Maintenant que j’ai récupéré mon sac auprès des gens de la taïfa, et donc ma liberté. Je peux partir à tout moment vers Essaouira : Souirt Labhar comme ils disent : Essaouira de la mer. Parce qu’il y a d’autres Essaouira plus enclavées dans la terre : la sucrerie saâdienne au bord de l’oued ksob au cœur de l’arganeraie et l’Essaouira des Mrameur où se retrouvent les cavaliers Hart avec leurs chevaux à l’ombre de l’oliveraie, qu’on appelle souirt Mrameur.

 

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Cette étape de Sidi Mohamed Marzouq est surtout marquée par la forte présence des fantassins qu’on appelle rma. En générale, ils se rendent aux étapes les plus importantes telle Sidi Hsein Moul Bab de la province de Safi,e d’Essaouira ou encore l’étape de clôture.

 

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Les fantassins se composent de deux fractions : ceux de Sidi Bou Laâlam et ceux d’Akermoud.

 

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Sur le circuit de pèlerinage des sept saints berbères Regraga Korati Lahbib m’apporte ces précisions :

- Aujourd’hui, mardi 14 la  khaïma arrive à Tikten au moment où la taïfa  quitte cette étape pour se rendre à Sidi Mohamed Marzouq. Le mardi est donc animé simultanément par deux daour : celui de Sidi Mohamed Marzouq et celui de Sidi Hmar Chantouf(« poile de carotte », le saint patron de la zaouïa de Tikten). A son retour de Sidi Mohamed Marzouq la taïfa passe par Sidi Bou M’âïza (le saint patron protecteur du cheptel de  caprins), traverse à nouveau la zaouïa de Tikten avant de rejoindre Souirt Mrameur. Le mercredi 15 avril, la taïfa et la Khaïma se retrouvent ainsi à l’ombre des oliveraies de Mrameur où ils sont accueillis par les cavalier Hart. Et le jeudi le daour sera  a Moul’Ghiran (le patron des grottes).

 

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Au retour, dans une Peck- up , la jeune fille au main enduises de henné prend mon téléphone portable et me remet le sien. Elle me dit qu’elle est de Mzilat où elle devient parfois difficilement joignable en raison de l’absence du réseau. Elle pense que les Regraga viennent de lui accorder le prince charmant tant attendu : le fameux tmarsit, encore et toujours, cette caprification qui rend possible la renaissance du printemps.

Chérif Regragui m’informe de son désir de rejoindre les Regraga à une étape où ceux-ci passeraient deux jours successivement, afin qu’il puisse planter une tente caïdale où il les recevrait  somptueusement avec sacrifice de deux béliers (cette occasion ne se présentera finalement qu’à l’étape de Sidi Saïd Sabek, le premier à rencontrer le Prophète, selon leur légende dorée ).

« D’ici vendredi, les Regraga eux-mêmes  nous indiqueront l’endroit le plus approprié, lui répondis-je. Mais on a beau téléphoné  à korati Lahbib (qui l’a couvert à Sidi Kacem du turban de la baraka, avec ses poussières et ses sueurs accumulées lors des précédentes étapes), il demeure injoignable parce que le daour traverse des « hors-zones ».Cependant je me permets de vous signaler les étapes suivantes où les Regraga passent deux jours de suite :

 

1. Sidi Abdellah Ben Saïd : mardi 21 et mercredi 22 avril 2009.

2. Sidi Abdellah Ben Wasmine : samedi 25 et dimanche 26 avril.

3. Et la clôture  : samedi 25 et dimanche 26 avril 2009.

 

Cependant, si vous trouvez ces étapes trop éloignées dans le temps, on pourra choisir celle de Tikten (mardi 14 avril 2009).où j’ai des amis. » Il s’agit, des descendants de Sidi Hmar Chantouf, le marabout à la chevelure « poiles de carottes » qui aurait vécu sous les Saadiens.

Finalement, les objectifs que nous poursuivons s’avèrent complètement divergents, dans la mesure où je suis d’abord préoccupé par les images à prendre pour le beau livre, alors que ce descendant de Sidi Wasmine,  semble plutôt  répondre à un impérieux appel de ses racines, escomptant, à terme, créer une espèce de « fondation  Regraga », qui aurait un centre de documentation, au sanctuaire même de Sidi Wasmine au sommet de la montagne de fer !

 

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Chérif Regragui en jaune entouré du moqadem de la khaïma en blanc et du porteur d'eau avec le coq du sacrifice devant le sanctuaire de Sidi Saïd Sabek qui a devancé les septs berbères chez le Prophète

Au cours de ma première entrevue à Marrakech avec Chérif Regragui, un beau jour de l’hiver 2009, il m’a appris trois choses intéressantes que lui racontait son père :

 

1. Que les Regraga partageaient leurs offrandes et leurs sacrifices mais pas les ziara que les pèlerins introduisent au tronc de la khaïma : à la fin du daour ce tronc était transporté au sommet du djebel Hadid, au sanctuaire de Sidi Wasmine où on procédait au partage de la ziara monétaire.

2. Que, les sultans du Maroc avaient l’habitude d’offrir le taureau noir le plus puissant du Royaume aux Regraga,

3. Que, simultanément au déroulement du daour au pays Chiadma, un autre a lieu à kénitra . Car les descendants des Regraga sont établis depuis fort longtemps entre Salé et Kénitra, c'est-à-dire en bordure du Bou-Regreg (le clapotis).

 

 

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Ahmed, le porteur d'eau des Regraga à Sidi Saïd Sabek

Dimanche 19 avril 2009.

Une fois à Sidi Saïd Sabek, notre mécène se met à distribuer force aumônes et à en mettre autant au tronc de la khaïma. En guise de bénédiction les Moqadem présents lui offrent un coq blanc qu’il confie provisoirement au porteur d’eau. Celui-ci, déduisant aux signes extérieurs de richesse de notre protecteur, de possibles accointances avec le makhzen, lui demande aussitôt d’intercéder à son profit : étrange échange entre pouvoir temporel et pouvoir magico-sacral Le soir même, au cours d’un repas communiel, le coq de la baraka, fut consommé au couscous  aux sept légumes,.

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Abdelkader Mana

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26/04/2010

Coup de coeur

L'épave d'une patera

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Je publie en cette note de « coup de cœur » ces  images d'une épave échouée au Cap Sim que vient de m'envoyer mon ami Herve Decker que j'ai connu a Essaouira dans les années quatre vingt lorsque je rédigeais mon livre d'histoire sur la ville. Il s'agit en fait d'une patera marocaine - elle porte le nom de Sidi Mogdoul en arabe!- echouée sur les rivages Andalouses de Tarifa comme vient de me le preciser Herve par un nouveau message:

Salut  mon cher   
Je t'ai fait parvenir la photo de cette barque de pèche devenue "patera " du cote espagnol, c'est un témoignage .Cette épave est a Tarifa en face de Tanger  sur la cote espagnol, ce en quoi elle est d un intérêt certain.  Je suis a l'aéroport de bristol UK   et  j'attends un avion pour Malaga pour rentrer ce soir sur l'Espagne   je devrais  faire un tour  a Essaouira très bientôt bon courage

Precedemment il nous avait ecrit:

Salut à toi Mana,

Bloqué en terre Anglaise, je consulte ton journal toujours avec grand plaisir. Je te signale que le chercheur Desanges rapporte  une observation d'Elien qui peut être rapprochée de celle de Pline selon laquelle « les lions comprennent la langue des Maures » (Desanges : "Le témoignage masqué sur Juba   II et les troubles de Gétulie" ) .Peut - on rapprocher ce texte de la tradition qui accorderait à Sidi Mogdoul  la  vertu d'avoir  parlé a un  lion et sauvé  la ville ?

j'ai récupéré les bancs de cette épave pour les mettre dans le jardin de ma maison de compagne en faisant un rapprochement avec ton texte déjà ancien sur Cap Sim .... Tes photos sur les mouettes et les figures d'Essaouira m'ont incite à commencer la constitution d'une liste que j'intitule «  Ceux de Mogador » . Elle trouve son origine dans la documentation que j'ai consultée à ce sujet depuis fort longtemps. A l époque il n'y avait pas encore Internet ni de portable comme tu t'en souviens ....elle reste a compléter .Continue,  nous comptons sur toi cher Mana. Ton ami de Mogador. De :herve decker <canal16marine@hotmail.com

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C'est vraiment curieux que cette patera echouee sur les rivages Espagnols porte lisiblement en arabe le nom de "Sidi Mogdoul"!

C'est mon ami Hervé qui  le premier m'avait signalé et fourni  la correspondance de Louis Chénier, consul de France auprès de Mohamed III et père du grand poète du même nom . En prologue a mon livre d'histoire de la ville j'avais alors mis en exergue sa citation suivante en date du 15 décembre 1769 :

«  L'Empereur est arrive a Mogador au commencement du mois passe. Il a vu avec toute la tendresse d'un auteur la ville dont il a pose lui-même les fondements. Il a fait établir une batterie respectable a l'entrée du port et fait réparer tant bien que mal quelques fortifications, que le temps avait déjà dégradées. Sa Majesté doit partir a la fin de ce mois pour retourner a Maroc. » Comme le soulignait Louis Chénier, la ville n'a pas émergée lentement des méandres du Moyen Age : elle est née de la volanté du Prince. On appelait alors Marrakech « Maroc » et Essaouira devait être son avant - port. En effet, pour marquer son désire de faire d'Essaouira le principal port sur l'Océan, Sidi Mohamed Ben Abdellah  commença par bâtir un mur sur les rochers au bord de l'eau. Il fit inscrire la bénédiction du Prophète en lettres coufiques  sur la pierre de taille arrachée au flanc de cette ile qui n'est rattachée au continent que par une lagune.

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Suite a la remarque d'un internaute sur l'emploi du mot "coufique' nous publions cette transcrition en lettre coufique (ou koufique) qui figure sur la tour Est de la Scala du port d'Essaouira. Ce type d'écriture géometrique est appelé "koufique" par référence a la ville Syrienne de Koufa d'ou est originaire ce type de calligraphie . La trascription de "barakat Mohamed" symbolisait la bénediction du Prophete sur la cite des alisées.

Herve Decker est un authentique amoureux de Mogador, un oiseau migrateur qui revient périodiquement a cette ile exactement comme les faucons d'Éléonore qui traversent tout l'espace océane qui sépare les iles Britanniques des iles pupuraires de Mogador pour venir y nicher a chaque mois d'avril.  C'est le marin dans l'âme, qui s'occupait alors de la restauration de l'actuelle 'Villa Maroc' que l'Anglais James venait d'acquérir auprès de Jrayfia avant son départ définitif pour Agadir ou celle-ci allait mourir de chagrin : dans les années cinquante sa maison close abritait les plus belles filles du Maroc au bons plaisirs des Pachas de l'époque et dis -it-on , Orson Welles en personne y venait se délasser de ses fastidieuses journées de tournage d'Othello. Herve Decker a toujours été convaincu que si on effectuait des plongées sous marines dans la baie de Sidi Mogdoul, on y découvrirait quelques antiques épaves. Une ile aux trésors donc ! Il ne croyait pas si bien dire le bon Decker : tout récemment au parages du rocher dit « taffa ou Gharrabou » (l'abris de la pirogue, en berbère) , des marins ont pris dans leurs filets deux magnifiques amphores antiques intactes recouvertes seulement de coquillages et d'algues !

Abdelkader Mana

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16:06 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : poèsie, photographie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

23/04/2010

Abd-el-krim le mystérieux

Abd -el-Krim le mystérieux

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Mohamed - Si Mohand dans le Rif- Ben Abd-el-krim El Khattabi était né en 1882. De ses années d'enfance et de jeunesse, on sait sans plus, qu'il les passa dans la maison d'Ajdir, à l'ombre de son père. Le grand tournant pour lui, fut à n'en pas douter, le séjour  effectué à Fès. Après trois ans d'étude dans la mosquée Qaraxiyine, il était devenu en 1915, le na'ib du qadi qudat du Presidio espagnol de Melilla. Quand il quitta Melilla à la fin de la 1ère guerre mondiale, pour n'y jamais retourner, et rentra chez lui, à Ajdir, il était déjà un protonationaliste marocain.

Mohamed Ben Abd el-Krim venait chaque année fêter la fin du Ramadan et profiter de son congé pour épauler son père. Un officier turc, émissaire clandestin, vint voir Abd el-Krim à Ajdir, en novembre 1914. Le visiteur voulait savoir si l'on pouvait au Maroc même, espérer un appui pour une action contre la France, à partir des régions que l'Espagne, dans sa zone n'occupait pas encore. Il lui fut répondu, qu'avec l'aide matérielle fournie par la Turquie de Mustafa  Ata Turk , il serait très facile de soulever le Rif.

Sous le titre « Abd el Krim, le mystérieux », le correspondant du Bulletin de l'Afrique Française à Madrid, écrit le 5 septembre 1921 : « Le personnage devient de plus en plus énigmatique et on a bien du mal à comprendre comment le commandement de Melilla ne se préoccupe pas plus de le surveiller ou de s'en faire un auxiliaire.Des faits très caractéristiques permettent de se rendre compte qu'on ne se trouve pas en face d'un fanatique vulgaire, préoccupé surtout de rapines faciles, aidé de son frère, qui étudia durant trois ans, à Madrid, pour préparer son entrée à l'Ecole des Ingénieurs de Mines, il donne l'impression de s'efforcer de donner aux hordes rifaines une organisation inusité dans ces régions. Il tient à donner à ses adversaires l'impression qu'il est  au courant des usages de la guerre entre pays civilisés : les prisonniers sont bien traités et ont toute la liberté pour donner des nouvelles à leurs familles ; lorsqu'il rend le cadavre du colonel Morales ; avant de faire déposer son cercueil sur la petite plage de Sidi Idris, il le fait envelopper d'un drapeau espagnol et ordonne de saluer la dépouille mortelle du malheureux chef de la police indigène par des salves et les marins de la canonnière espagnole le voient s'incliner dans un dernier salut à celui qui fut son ami avant de devenir son adversaire. C'est à Abd-el-Krim et grâce à l'escorte qu'il envoya à Mont Arruit, que le général Navarro doit d'être encore vivant.»

C'est le 27 février 1920 que le Cadi Abd el - Krim avait franchi le rubican comme l'annonce en quelques mots un télégramme de Nokour[1] : « Si Mohand el Khattabi et son oncle Abdessalam avaient quitté Ajdir et faisaient route vers la « Harka », mot qui désignait les formations de Marocains en armes. Autrement dit Si Mohand et son oncle étaient montés au front[2]. Désormais le Cadi Abd el-krim commandait au front. « Plutôt la mort, répétait Abd el-krim, que de se rendre aux espanols ». Ces derniers envisageaient de relier Melilla à la baie d'Al Huceima par voie de terre[3]. Pour leur barrer la route, fin janvier 1921, quelques centaines de combattants Beni Ouariyaghel vinrent s'établir sur la hauteur du Jebel El Qama. Ils faisaient face aux nouvelles positions  espagnols, dont Anoual, la principale et la plus proche. C'est au Jbel El Qama , de février à mai 1921, que s'affermit le pouvoir de Mohamed Ben Abd el krim sur les tribus du Rif. Il imposa tant chez les siens, les Beni Ouariyaghel, que chez les Temsamane, une justice sociale qu'il exerça lui-même selon le « Chraa », loi de l'Islam.

Quasiment prisonnière dans sa ceinture de fortifications, Melilla, jadis, ne respirait que par la mer, d'où tout le nécessaire de la vie quotidienne devait lui parvenir. Mais en dix ans, grâce aux progrès de la conquête, elle était devenue capitale d'une région représentant, de l'oued Kert à la basse Moulouya, et du Guerrouaou à la pointe des trois fourches, plusieurs milliers de kilomètres carrés. Manquant de tout naguère, y compris l'eau courante, elle trouvait maintenant, dans cet arrière pays, les conditions lui permettant de se peupler et de s'étendre en vue de recevoir une forte armée d'occupation. Durant sept ans, entre 1912 et 1919, sous Jordana et sous le général Aizpuru, commandant de Melilla à la veille de la guerre du Rif, deux progressions eurent lieu vers le Sud : sur les étendues plates des Beni Bou Yahi et de leurs voisins Metalsa. Le territoire conquis est maintenant parsemé de positions, de garnisons, de points de colonisation que reliaient, des routes, des pistes et même une voie ferrée, offrait pour la manœuvre toutes les ressources dont peut user la stratégie. Beranguer avait dès 1919, dressé un plan pour une occupation de la région de Tafersit ou la localité de Dar Drius servirait de pivot pour la manœuvre au Nord, tandis qu'à  Ben Taieb, Tafersit et Azib Midar, des positions colmateraient sur son flanc gauche toutes les issues de la montagne qui menaçaient la progression. Ce fut le plan qu'en arrivant, eut à exécuter le général Silvestre. Le premier band prévu devait conduire à Sidi Driss, sur l'embouchure de l'Amekrane, à une dizaine de kilomètres vers le Nord d'Anoual. Situé sur la côte, la position à établir là bas formerait une base rapprochée, où lui viendrait ensuite, par la voie maritime, le gros de son ravitaillement.

Dans le numéro du Liberal du 23 septembre 1921, on peut lire :

« On ne s'expliquera pas en Europe comment une armée d 24 000 hommes avec son artillerie, ses aéroplanes et ses mitrailleuses ait pu être maltraitée par une horde de montagnards. Ceux qui comparent avec une légèreté inconcevable, pour nous consoler,l'évènement de Melilla à d'autres qui se déroulèrent dans la zone française, nous couvrent de ridicule. Précisément, en ce moment, a eu lieu un fait qui contraste rudement avec ce que les Espagnols lamentent : l'inauguration du chemin de fer de Taza à Fès qui traverse une vaste région peuplée par les tribus les plus guerrières de tout le Maroc. »

Ajdir est aujourd'hui la résidence d'Abd - el - Krim , l'organisateur du soulèvement de juillet dernier. Que se passe - t - il exactement entre Abd - el - krim et le général Silvestre ? Le général, beau sabreur, n'avait que du mépris pour ses adversaires et on peut supposer que des prétentions à une autonomie plus ou moins étendue du Rif central, ne devait pas trouver auprès de lui un accueil très favorable ; Abd - el - krim l'apprit à ses dépends, on a même raconté que le général le malmena rudement. Le cadet fut rappelé précipitamment à Madrid et revint à la maison paternelle d'Ajdir.

C'est peut - être à ce moment là que germa, dans l'esprit d'Abd - el - krim, l'idée de s'opposer à la marche en avant du Général Silvestre d'abord, pour se venger des mauvais traitements qu'il avait reçu et aussi pour essayer de conquérir par la force ce qu'on lui avait refusé : l'indépendances des Bén Ouaryaghel et la libre disposition des richesses du sous sol, dont les Allemands lui avaient appris à apprécier la valeur.

Si les Espagnols veulent rechercher quelles sont les origines du soulèvement qui débuta par la défaite de  Dhar Ouberran et eu son couronnement un mois plus tard, à Anoual, à Nador, à Selouane, à Mont Arruit, ils devront se donner la peine de remonter à une dizaine d'années, alors qu'ils marquaient le pas sur les rives du Kert et que les frères Manesmann, plus heureux prospectaient la région d'Al Huceima sous la protection du père d'Abd - el - krim.

Mémoires d'Abde el-krim[1]

Recueillies par Roger - Mathieu, sur le « Abda » qui le menait en exil :

« Mon père mourut à Ajdir. Son corps repose actuellement dans le sanctuaire de Sidi Mohamed Ben Ali...Les espagnols venaient d'occuper Dhar Ouberran, en pays Tamsamane, point stratégique et politique de toute première importance. Je me proposais sur le champ, de leur disputer cette position. La partie était risquée. Je disposais à cette heure, de 300 guerriers. Je revins me mettre à leur tête. Et malgré ma pauvreté en munitions, je déclenchais la contre attaque. Après un combat des plus durs, ma troupe réoccupa Dhar Ouberran.

Dans cette première grande bataille, les Espagnols avaient perdu 400 hommes dont 2 capitaines et 4 lieutenants. Quant au butin, il fut précieux pour nous : une batterie de 65 de montagne, des fusils Mauser tout neufs, environ 60 000 cartouches, des obus, des médicaments et des vivres de campagne ! Et vraiment tout cela n'était rien encore en comparaison de l'effet moral de cette victoire. Notre succès était si imprévu, si peu vraisemblable, que les Espagnols ne s'étaient même pas fortifiés à Dhar Ouberran. Et notre action avait été si rapidement menée que les troupes Rifaines ne comptaient pas plus de huit ou neuf morts, alors qu'ils en déploraient eux quatre cents. Encouragées par la victoire, nos troupes, maintenant voulaient attaquer. Et si bien, que de leur propre initiative, elles dessinaient déjà une offensive en direction d'Anoual et de Sidi Driss.

L'effet avait été considérable. Tandis que la population située dans la zone en retrait des troupes espagnoles, ayant vu la débandade de celle - ci s'apprêtait à la rébellion, toutes les autres fractions du pays Tamsaman se joignaient spontanément à nous. A cette heure commençait à se constituer le bloc rifain. Ne voulant pas succomber à l'erreur qui avait été funeste à nos ennemis, nous fortifions les positions conquises dont la ligne passe par Sidi Driss et devant Anoual et Tizi Azza.

Les Espagnols avaient massé à Igherriben, au Sud d'Anoual, une colonne extrêmement forte qui constituait en quelque sorte les avant postes de l'armée Sylvestre, dont le quartier général était à Anoual. J'étais informé que le ravitaillement des troupes espagnoles était défectueux, que peut - être même il ne s'opérait déjà plus, et que celles -ci n'avaient que pour quatre jours de vivres. Je savais aussi à quelle inquiétude elle était en proie, s'attendant d'une minute à l'autre, à voir  se soulever contre elle la population du pays qu'elle occupait. Pour accroître leur angoisse et rendre leu situation plus critique, je décide de couper leur communication avec Tizi Azza, leur base de ravitaillement. Et brusquement j'occupe la côte entre Anoual et Igherriben.

Effrayé des conséquences de cette manœuvre, le général Sylvestre ordonne immédiatement d'engager une opération désespérée, à gros effectifs. Il met en ligne environ 10 000 hommes, avec cavalerie et artillerie. Je ne dispose, moi, que de 1000 guerriers, mais, en seconde ligne, j'ai maintenant des réserves et l'appoint de tout le pays.

La bataille d'Anoual  va durer du 21 au 26 juillet 1921, menée par le seul courage et le bon sens. La bataille est acharnée. Chaque jour le général Sylvestre attaque, et de jour en jour avec plus de violence. Mais nos guerriers se sont fortifiés. Et ils ont un avantage capital : ils n'offrent pas de prises à l'ennemi, tandis que les Espagnols qui manoeuvrent en formations massives, éprouvent de lourdes pertes. Et tous les jours nous réalisons un riche butin.

Le 25 juillet 1921, manquant de tout, nos ennemis doivent évacuer Igherriben qu'ils avaient réussi à réoccuper un instant. La reprise de cette position nous procure des stocks imports d'armes et de munitions. Nous faisons là nos premiers prisonniers dans cette affaire, dix ou quinze, et nous ramenons des canons.

Chacun des combats livrés au cours de ces journées est cruel pour les Espagnols. Car afin de sauver le plus possible de matériel, ils contre - attaquent en se repliant et, chaque fois leurs pertes sont sévères.

Dans la matinée du 26, leur défaite apparaît inévitable. Le général Sylvestre donne l'ordre d'évacuer, non seulement Anoual, mais tous les postes de la région. Au fur et à mesure de notre avance, je me suis rendu compte qu'il avait dû y être condamné, sans doute moins par notre pression que par le soulèvement des tribus qui le prenaient à revers.

En effet, durant cette évacuation, il n'y eut pour ainsi dire point de baroud. L'armée Espagnole battait en retraite, littéralement affolée, dans un désarroi si complet que nos guerriers eux - mêmes avaient de la peine, en progressant si rapidement, à croire à la réalité de leur victoire, à la catastrophe où sombrait l'ennemi. Plus de cents postes tombent ainsi entre les mains de nos soldats !

Partout la campagne est jonchée de cadavres et de blessés qui se lamentent et qui rient grâce.

Les Espagnols se replient en désordre dans la direction de Melilla. L'enthousiasme de mes guerriers est à son comble, mais leur désir de vengeance est tel qu'il me faut les menacer de mort pour les empêcher de massacrer les blessés.

Le désastre d' Anoual nous rapportait 200 canons, 20 000 fusils, d'incalculables stocks d'obus et des millions de cartouches, des automobiles, des camions ; des approvisionnements en vivre à ne savoir qu'en faire ; des médicaments, du matériel de campement ; en somme l'Espagne nous fournissait, du jour au lendemain, tout ce qui nous manquait pour équiper une armée et organiser une guerre de grande envergure !

Nous avions fait 700 prisonniers. Les Espagnols avaient à déplorer 15 000 tués et blessés. Parmi les tués se trouvait un Espagnol que j'avais beaucoup aimé, le seul d'ailleurs qui m'eût compris : le colonel Moralès. Respectueusement, je fis transporter son corps à Melilla. On n'a pas manqué de dire par la suite, que c'était de ma part une habilité pour me rapprocher des Espagnols. Il ne s'agit là que du suprême hommage à un ennemi intelligent et loyal. Tout autre commentaire serait indigne de lui et de moi.

Quant aux conditions de la mort du général Sylvestre, qui succomba au cours de la bataille avec son état - major, je ne les connais point. C'est un petit Rifain qui vint nous informé qu'il avait découvert le corps d'un général tombé au milieu de ses officiers, et il me remit son ceinturon et ses étoiles. Quand je parcouru le terrain, à la fin du combat, il me fut impossible sur ses indications, de retrouver le corps et d'identifier les restes du général.

Nous dirigeâmes les prisonniers, partie sur Anoual, partie sur Ajdir. Et durant les premiers temps de leur captivité, c'est grâce à l'énorme ravitaillement pris à l'ennemi que nous avons pu les nourrir et leur éviter des privations.

A l'issue de la bataille de Mont -Aruit , j'étais parvenu sous les murs de Melilla[2]. Je m'y arrêtai. La prudence s'imposait. Avec la dernière énergie, je recommandais à mes troupes et aux contingents nouveaux venus de ne point massacrer ni maltraité les prisonniers. Mais je leur recommandais, aussi énergiquement, de ne pas occuper Melilla, pour ne pas créer des complications internationales. De cela je me repends amèrement. Ce fut ma grosse erreur. Oui, nous avons commis la plus lourde faute en n'occupant pas Melilla ! Nous pouvions le faire sans difficulté. J'ai manqué ce jour là, de clairvoyance politique nécessaire. Et à plus ou moins longue échéance, tout ce qui a suivi a été la conséquence de cette erreur.»

Au sommet du Jbal Qama,les rifains firent le grand serment de demeurer unis et de se battre jusqu'au bout. Les auteurs du serment d'El Qama, « frappaient » ainsi la première effigie du chef de guerre, qui deviendrait Abd el krim de l'histoire.

Abdelkader Mana

[1] Bien au-delà de l'oued Kert, dans la tribu des Metalsa, où s'est replié le Chérif Mohamed Amezian, en novembre 1909, l'Espagne disposait de deux bases insulaires qui lui servaient d'observatoires : le rocher de Badis et celui de Nokour. De celui-ci surtout, au territoire des Beqqioua et des Beni Ouaryaghel tout proche, avait fini par s'établir ouvertement un va et vient de marchandises et de personnes qui, en plus des nouvelles qu'il permettait de recueillir, faisait,en soi, par ses fluctuation, office de baromètre de l'attitude Rifaine vis-à-vis de l'Espagne. La fraction Aït Khattab des Beni Ouariaghel se situe précisément, autour de la bourgade d'Ajdir, exactement en face de l'îlot de Nokour.

[2] Un fait nouveau, que ni les chefs militaires en poste au Maroc, ni les autorités péninsulaires n'ont estimé à sa juste valeur, change les données de l'affrontement : la capacité de résistance des Rifains s'est décuplée avec l'entrée en jeu, après la mort de son père d'un nouveau chef de grande envergure, Abd el krim. Et bientôt se produit le desastre.

[3] Pendant que le général Beranguer progressait sur la côte Ouest, le général Fernandez Silvestre avait pour mission d'avancer depuis Melilla vers Al Huceima.

11:17 Écrit par elhajthami dans Le couloir de Taza | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : le couloir de taza, histoire, guerre du rif | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook