ABDELKADER MANA statistiques du blog google analytic https://www.atinternet-solutions.com.

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/11/2009

Tapis - Tableaux

Tapis-Tableaux : l'art de l'indicible
Matière et manière

Par Abdelkader MANA | LE MATIN
Publié le : 14.11.2008 | 14h45


hanbel-melange.jpg
Mélange Hanbal

Des œuvres d'art, peuvent se faufiler à notre insu au milieu des objets utilitaires, jusqu'au jour où le regard exercé de l'expert vient les tirer de l'anonymat auquel ils étaient initialement destinées, pour nous révéler leur dignité .
Et c'est ce que nous propose Frédéric Damgaard, en publiant en ce mois de novembre 2008 un très beau livre sur l'art des femmes berbères au Maroc.
Il faut, en effet, avoir le regard exercé par une longue fréquentation des formes et des couleurs pour dénicher chez la femme berbère le tapis -tableau qui renvoie à l'art contemporain. Comme jadis il avait découvert des talents d'artiste chez des autodidactes d'Essaouira et de sa région, le désormais célèbre critique d'art Danois, nous propose maintenant sa collection de tissage rurale comme autant d'œuvres d'art.. Après Omar Khayam qui disait dans un célèbre quatrain :


tapimediouna1b.jpg
Tapis Médiouna


« Allège le pas, car le visage de la terre est recouvert des yeux des biens aimés disparus », on a envie de dire désormais à quiconque foule un tapis : « Faites attention ! Vous êtes peut-être en train de fouler une œuvre d'art ! »
En effet, au-delà de l'origine ethnographique de tel ou tel tapis ou tissage, ce qui frappe dans la collection du désormais célèbre critique d'art Danois, c'est d'abord la puissance d'expression des formes et des couleurs, qui séduit d'emblée le regard. On tombe immédiatement sous le charme magique de ces objets d'art, comme on reconnaît sans médiation la beauté d'un poème ou d'une partition musicale. Formes florales, anthropomorphiques, sinusoïdales ou géométriques, soupoudrées d'or, de rouge et de noir. Damgaard choisit volontairement de mettre en relief des détails pour souligner davantage la parenté explicite qui existe entre cet art des femmes rurales et l'art contemporain au Maroc et ailleurs.

Tapis2.jpg
Tapis - Tableau


Tapis - tableaux qui se prêtent à une double lecture horizontale et verticale ou parfois même le « défaut » de fabrication ou l'usure du temps contribuent à ce caractère insolite et indicible de l'art rural, qui se caractérise par la gourmandise de ses formes et sa transgression de la sacro-sainte règle de symétrie de l'art citadin. Chaque niveau est différent du suivant et le même motif n'est jamais reproduit sous la même forme et la même couleur : variation sur la même note musicale. Et toujours cette harmonie mystérieuse qui anime la structure d'ensemble malgré les contrastes apparents et l'interpénétration de l'horizontal d'avec le vertical.


tapis3.jpg
Tapis-tableau


Des couleurs chaudes comme l'amour et la tendresse féminine. Comme les noces d'été et les fêtes saisonnières. Comme les rêves au lendemain d'une nuit nuptiale. Et toujours ce bonheur de rêvasser sur ces surfaces chatoyantes comme au bord de l'eau et au voisinage du feu. Comme une traversée de champs dorés parsemés de marguerites et de coquelicots. On a l'impression de surprendre non pas une tisseuse mais une rêveuse qui tisse par ses fils d'or et de soie, son paradis imaginaire, son jardin secret. La fraîcheur de son regard à la levée des aubes resplendissantes et son éblouissement par les couleurs du crépuscule.


sanoussi pour tapis tableaux.jpg
Tableau-Tapis Mohamed Sanoussi



Énigmatique plaisir dont seul l'artiste a le secret. Qui oserait piétiner de tels œuvres, que pourtant la tisseuse destinait à un usage purement utilitaire, et à qui le regard expert d'un Damgaard, donne une dignité d'œuvre d'art. Comme dans une rêverie créatrice, La tisseuse passe d'une forme à l'autre, d'une couleur à l'autre, pour nous offrir en fin de parcours un tapis – tableau que ne renierait pas l'artiste d'avant-garde le plus contemporain qui soit. Musique silencieuse, émerveillement, moment de grâce. En somme une invitation à la rêverie visuelle, où rien n'est définitivement délimité à l'avance, où les formes en suspens semblent suggérer une continuité vers l'infini au-delà du cadre limité du tapis- tableau. Un espace de prière et pour la prière. Un art sacré donc. Mais aussi un art festif : jaune d'or, mauve pâle…Mais dans l'ensemble on ne sait pas de quelle poésie, de quel mystère, de quelle beauté tout cela est le signe..


tapis1003.jpg


On se dit : comment es-ce possible qu'avec un nombre si limité de signes, de symboles et de couleurs, on en est arrivé à ce langage de l'infini ? Chaque tapis – tableau est si différent de l'autre. Et chaque tapis – tableau transcende d'une manière si surprenante les déterminismes ethniques de son origine pour atteindre une expression esthétique universelle. Beauté intrinsèque. Esthétisme qui opère magiquement et immédiatement sur le regard. On est là aux origines de l'art contemporain marocain : mémoire tatouée, transfiguration des saisons printanières d'un pays berbère aux luminosités solaires. Voici donc l'hommage de l'homme venu du grand Nord à l'art des femmes berbères du grand Sud marocain.Le point commun entre la plupart des tapis présentés dans l'ouvrage est d'appartenir soit à des transhumants, soit à des nomades : Béni Mguild, Béni Waraïn, la région de Boujaâd, les Rehamna, les Oulad Bou Sbaâ, les Chiadma et Sidi Mokhtar qui fournit la khaïma aux Regraga pour leur pérégrinations printanières.


tapis alaham.jpg
Tapis Alaham


De là à déceler dans ces tapis berbères une influence saharienne, voire africaine, il n'y a qu'un pas que l'auteur franchit allègrement y compris à juste titre pour des montagnards sédentaires tel les Glawa dont le col de Telouat était connu pour être un lieu de passage obligé entre l'Univers saharien et africain au sud et l'univers méditerranéen au nord.


Bni jellidassen-beni warain.jpg
Transhumans Bni Jellidassen-Bni Waraïn


C'est principalement les deux courants culturellement marquants du monde berbère proprement dit. En effet, certains tapis présentés dans l'ouvrage évoque ces masques africains sous forme de croix superposées, des totem ou des scènes de chasse telles qu'on peut encore les voir aujourd'hui dans la grotte d'Agdez au Sahara, du temps où celui-ci était verdoyant et attirait pachydermes, autruches et chasseurs africains qu'on voit reproduits par des peintures rupestres.


médiouna à l'endroit.jpg


Tapis Médiouna


C'est que le Sahara a été non pas un obstacle mais plutôt un lieu de brassage et de métissage, entre les sédentaires Masmouda, les nomades Sanhaja, et le Soudan (le pays des noirs), bien avant l'arrivée des moulattamoune (ces porteurs de lithâm (voile), ces arabes maâqil Hassan, qui furent le fer de lance des Almoravides, et qui partirent à la conquête de l'Andalousie musulmane depuis les ribât, ces couvents – forteresses, du bord du fleuve Sénégal..
----------------------------------------------------------------------
Par delà les formes et les couleurs communes
L'ouvrage présente toutes les techniques du tissage au Maroc,depuis le tapis en laine du Moyen Atlas, en passant par le « Boucharouette » de la région de Boujaâd, le tissage broché Glawa, le tapis noué Aït Seghrouchen, jusqu'au couvertures hanbel Zemmour. Et cela concerne des objets de la vie quotidienne aussi variés que le tapis de selle,le sac, le sacoche, le coussin, la tente des nomades et des transhumants. Cela concerne le vestimentaire au féminin: telle la handira (cap de femme), la tadarrat (le voile de cérémonie), le tissus brodé d'Ighrem ou de Tata. Mais le vestimentaire se conjugue aussi au masculin : en commençant par la djellabah et la tunique de laine que portaient jadis les moines guerriers, en passant par de très beaux capuchons et bonnets de bergers de haute montagne.

bni warain 6.jpg
Tapis Bni waraïn


Des vêtements en laine épaisse pour affronter les rigueurs de l'hiver qui caractérise aussi bien les cimes enneigées de Bou Iblân chez les Béni Waraïn du nord-est que ceux des Glawa au sud-ouest. Là haut, il fait en effet très froid, de sorte que dès la tonte des moutons, les tisseuses berbères confectionnent d'épais tapis de laine pour isoler du sol, que des vêtements chauds pour protéger du vent glacial et sec qui balaie les cimes granitiques et dénudées.

 

Bni warain 7.jpg
Tapis Bni waraïne



On fait alors des provisions de navets pour des couscous bien gras.
Les berbères sont connus pour trois choses me disait mon père : le port du burnous, la consommation du couscous et les crânes rasés. D'où la nécessité de les couvrir de capuchons et de bonnets surtout quand il neige et quand il pleut. Mais que ces bonnets et ces capuchons soient hauts en couleurs ! Tel en a décidé la bergère à destination de son berger ! Un mode de vêtir qui n'appartient nullement au Musée de l'histoire, et dont la fonctionnalité est loin d'être simplement folklorique.

 

bni waraïn.jpg

Village Bni waraïne



Et quand en ces hautes cimes de l'Atlas les tisseuses homériques d'Iswal en pays Glawa se préparent aux rigueurs de l'hiver en fredonnant de frais refrains tout en maniant l'antique quenouille – les chants des tisseuses accompagnent tout le processus du tissage – on obtient alors des objets esthétiques plutôt qu'utilitaires.

tapis tableau.jpg

13:03 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Le temps des consuls

Le temps des consuls

Par Abdelkader ManaPhotos-0156.jpg

Hier, en passant devant le cimetière « rasé » de Bab Marrakech — il paraît que les musulmans ont le droit de raser les cimetières au bout de soixante-dix ans — et en particulier devant les trois palmiers où mon père disait qu’Abdessalam, son tuteur, était enterré ; j’ai passé plus d’un quart d’heure à lutter contre le trou de mémoire, pour retrouver le nom d’Abdessalam : trou de mémoire pour sépulture disparue. Devoir de mémoire envers mon père et ma mère. Le jour où je m’attaquerais à cette amnésie, ce jour-là, je pourrais peut-être m’autoproclamer « écrivain ».

 

port3.jpg


Abdesslam, l’homme à la sépulture disparue qui a élevé mon père vendait de la farine près de la minoterie Sandillon. Le nom de ce dernier figure dans la toute première alliance israelite de Mogador : les élèves de cette école étaient, en juillet 1905, au nombre de 206, dont un Français, le jeune Sandillon. Le local de l’école était au premier étage d’une maison de la nouvelle kasbah – l’actuel commissariat de police. La présence d’une seule école anglaise de filles créait une situation particulière aux enfants des autres nationalités qui étaient obligés de suivre ses cours, c’était le cas des filles de Mr Sandillon, le minotier français de la ville.
Ce Sandillon, dont je me sens si proche parce qu’il avait fondé au début du XXe siècle, le premier journal que Mogador ait jamais connu. À la fin des années 1980, quand je menais des recherches sur l’histoire de la ville, j’avais retrouvé dans un fichier de la bibliothèque de Rabat, la collection complète de ce journal ! Malheureusement, à chaque demande, le bibliothécaire revenait les mains désespérément vides, me disant que le journal avait disparu. C’était au moment même où la minoterie vacillait sous la violence des vents avant de disparaître à son tour.


Dix ans auparavant la veuve de Sandillon est revenue dans le sillage des nostalgiques français de Mogador.Ils étaient conviés à un somptueux dîner aux langoustes, dans l’ancienne résidence du contrôleur civil qui avait été confisquée par le protectorat au caïds Anflous après sa reddition en 1912, et qui appartient désormais à ce président du conseil municipal qui a pour coloration politique, les oranges. J’ai alors servi de traducteur à ce président araophone dans le style du vieux Makhzen, qui disait comprendre l’émotion de ces revenants, pour qui les rivages de Mogador symbolisaient les temps à jamais révolus de leur jeunesse. Madame Sandillon m’a prise alors à part pour me dire :
« Quand nous sommes arrivés en haut du promontoire d’Azelf, à la vue d’Essaouira au bord de l’eau, je ne pus m’empêcher de pleurer de désespoir ».

Et combien je comprends sa douleur. Je lui disais alors que selon mon père, à l’instar de son mari, il y avait un homme qui tenait boutique de chimères au quartier des Boukhara — où résida la garde noire de Moulay Ismaïl — et qui tenait un journal quotidien de tout ce qui se passait dans la ville : intempéries, hausses de prix, arrivée de caravanes, naufrage de marins …
À l’époque, il y avait encore des consuls européens dans la ville.Le citoyen Broussonet est le premier vice-consul français à Mogador Ce fut seulement en 1798, qu’il partit de Montpellier pour rejoindre son poste à Mogador : « je serais au comble de mes vœux , écrit-il si je pouvais être envoyé à Mogador ; c’est le lieu de passage des oiseaux qui viennent d’Europe, et la quantité de volaille qu’on y trouve est réellement prodigieuse. »
En y arrivant il y découvrit« d’immenses argans, dont on recueillait alors les fruits » ainsi que le thuia, dont on tire la résine de sardanaque ; « le thuia sandaraque ; le gommier, arbre important du genre de mimosa, dont on tire une gomme qui est un des objets du commerce du pays, que les arabes emploient en onguent dans les maladies cutanées ; un stapélia, leur sert d’aliment et grand nombre d’autres végétaux rares et inconnus. »

mouettes.jpg

Et au cinéma Scala, devant l’atelier de mon père, c’était le consulat d’Allemagne. Mon père me disait qu’en sa halle se tenait la criée des marchandises avariées en haute mer.Lors de l’une de ces criées, alors que la femme du consul d’Allemagne traversait le hall, l’un des participants à la criée n’avait plus d’yeux que pour ses beaux atours. Le consul qui présidait la séance se leva alors et jeta violemment l’importun dehors.
La femme du consul avait aussi un jeune soupirant qui venait jouer du luth chaque soir au pied de sa fenêtre. Lorsque le consul l’a su, il convoqua son père et mit un revolver sous son nez en le menaçant ainsi :
« Si jamais on me rapporte une nouvelle fois que ton fils est revenu jouer du luth sous les fenêtres de ma femme, il ne sera plus de ce monde ! »
Le père du soupirant s’empressa aussitôt d’envoyer son fils à Fès d’où il était originaire. Et mon père de poursuivre :

« Conformément à la volonté du consul, sa dépouille a été rapatriée sur un voilier vers l’Allemagne ».

Le négociant Touf El Âzz, dont nous avons hérité de la maison, faisait partie des actionnaires du voilier « Le Prophète », qui rapatria le cercueil du consul vers l’Allemagne(voir mon texte sur ce blog sur"le temps des consuls"). Et Abdessalam, le tuteur de mon père, avait vu partir le cercueil du consul d’Allemagne du port de Mogadors. Car il était l’une des sentinelles du port ou s’amoncelait les marchandises en partance vers l’Europe : blé, amandes, caroubes, plumes d’autruches, gomme de sardanac etc. Une nuit, le chef de la patrouille du port l’a interpellé ainsi en plein sommeil :

- Alors Abdessalam !

Et lui de répondre en sursautant :

- La gâchette est à mi-pente !

Depuis lors, on surnomma notre famille « Nass Talaâ » (mi-pente).

 

 

port.jpg


D’un précédent mariage, Mina, ma grand-mère paternelle avait eu le coléreux poissonnier Omar, le demi-frère de mon père. Son père s’appelait Ahmed et il était originaire d’une famille tunisienne du nom de « Mana ». Un jour, après avoir fait le marché, il entendit du vestibule, le chant des  chikhate à l’étage : il déposa alors son couffin et revint sur ses pas au port où il embarqua vers une destinée inconnue. Des années plus tard il revint à Sidi Mogdoul, saint patron de la ville, et de là demanda à voir Omar son fils : on se refusa à se plier à sa volonté de peur qu’il n’enlève l’enfant. Depuis lors, on ne l’a plus revu, mais il nous a laissé le nom de famille « Mana » plus élégant à porter que celui de « Nass Talaâ » (Mi-pente).


Je viens d’avoir de ma tante maternelle toujours vivante, les précisions suivantes : en fait c’est le père d’Abdessalam — qui portait le nom de « Hajoub Nass Talaâ » (Hajoub « mi-pente ») qui était la véritable sentinelle du port. De sa femme Zahra, il avait deux garçons : Abdessalam le marchand de farine de la minoterie Sandillon qui a élevé sévèrement mon père — il l’interpellait uniquement du surnom de « carross » (bghel) — et son frère Si Mohamed qui avait un jour embarqué sur un voilier en partance de Mogador pour ne plus revenir.

 

Tante Fatima me raconte aujourd’hui :

- Jusqu’à sa mort, la mère du disparu avait scruté l’horizon sous le vieux figuier de la porte de la marine, en espérant son retour à en devenir folle. Elle consultait souvent à ce sujet les voyantes : pouvaient-elles lui dire si, un jour, son fils allait revenir avant sa propre mort ?

Abdelkader MANA

haik-rempart.jpg

06:59 Écrit par elhajthami dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mogador, consuls, négoçiants | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

17/11/2009

Mohamed Sijilmassi

L’INVITE DU LUNDI

Le Docteur Mohamed Sijilmassi

mohamed-sijelmassi.jpg

Choisir notre destin, par rapport à notre histoire.

medium_Fatima_Hassan_El_Farouj.jpg
Fatima Hassamm , une artiste qu appreciait particulierement le Dr Mohamed Sijilmassi

Nous inaugurons ce lundi<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> une nouvelle chronique. Elle s’intitule « L’invité du lundi ». Ainsi donc, chaque lundi, « Maroc – Soir » engagera un entretien avec un homme ou une femme, du Maroc ou de l’étranger, appartenant au monde de la politique, de l’économie, des sciences ou de la culture. Cette rubrique, en ouvrant la voie à des talents de s’exprimer publiquement, nourrit l’ambition d’élargir l’horizon du débat serein et des connaissances enrichissantes. Notre premier invité est le Dr. Sijilmassi. Homme de science et de culture, il est pédiatre de profession. A ce titre, il a publié récemment un livre chez SODEN sur « les enfants du Maghreb », où il parle d’ailleurs de rites de passage et d’imaginaire, ce qui ne nous éloigne pas de ses préoccupations artistiques. Cependant, on sort avec l’impression frappante qu’on a rendu visite plus à un historien de l’art qu’à un médecin : son cabinet de travail est un véritable musée d’art moderne. Dans la salle d’attente, un gigantesque tableau de Fatima Hassan attire particulièrement l’attention. Il a d’ailleurs déjà publié un livre sur « la peinture marocaine », un autre sur « la calligraphie arabe » (en collaboration avec Abdelkébir Khatibi), enfin, il vient de publier son dernier livre sur « les arts traditionnels au Maroc ». L’auteur a d’ailleurs un nom prédestiné, puisque Sijilmassa était la capital économique et culturelle du Sahara dont l’art se caractérise par une certaine simplicité et une certaine austérité qui semble être justement les traits de caractère dominants du Dr. Sijilmassi. Son livre est un répertoire de la créativité des grands maâlam (maîtres - artisans). La conception mentale étant toujours plus rapide que la maîtrise gestuelle : le maître est justement celui qui est parvenu à transmettre de l’intelligence à ses gestes. L’apprentissage avec ses rites d’initiation qui ponctuent le passage du statut d’apprenti à celui de compagnon et, enfin de maître, vise cette plénitude du geste où la main devient pensée. L’œuvre du Dr. Sijilmassi, qui nous accorda cette interview, restitue admirablement cette pensée de synthèse qui fait à la fois la spécificité et l’universalité de l’art marocain.Entretien réalisé par Abdelkader MANA.


kacimi.jpg
Mohamed Kacimi, peintre et poete

Maroc Soir : L’art fait que les objets ont une âme ; c’est l’esprit qui se fait matière. Il semble même, d’après vos recherches, que les symboles qu’on retrouve dans la bijouterie et les tatouages ont une fonction magique de protection contre le mauvais œil, l’avortement et l’adultère…

Dr.Sijilmassi : Le tatouage porte la trace d’une culture qui s’imprime sur le corps et rend la peau médiatrice entre l’extérieur et l’intérieur de la personne tatouée. Lorsque des objets d’art sont décorés par les mêmes dessins que ceux des tatouages, il s’établit entre le corps et les objets une symbiose exceptionnelle, comme cela est le cas dans l’art rural marocain. D’autre part, le tatouage signifie l’appartenance à une même lignée et à une même tribu. Enfin le dessin d’un tatouage reste longtemps gravé en notre mémoire et marque l’entrée dans la vie.

Maroc Soir : Des fouilles archéologiques ont mis en évidence des vestiges phéniciens ; ont-ils eu un impact sur l’art traditionnel marocain ?

Dr.Sijilmassi : Il est difficile de le prouver. A mon avis l’art phénicien n’a pas été repris dans la vie quotidienne. Ce n’est qu’à partir de l’islamisation du Maroc qu’il y a eu un véritable renouveau et un enrichissement qui a crée un art original et autonome bien que s’inscrivant dans l’univers de l’art islamique. Dans la ville, il y a une manière de décorer qui est assez homogène ; elle s’inspire de cet art islamique dont l’Andalous n’est qu’une variante. Cette unité de style citadin vient de l’unité de la source : esthétique arabo –musulmane qui lui a donné naissance et qu’elle a enrichi. Cet art s’est d’abord développé dans l’architecture avant d’imprégner les autres  objets.

miloudi24.jpg
Hucein Miloudi

Maroc Soir : C’est l’art de la symétrie, de l’harmonie et de la répétition rituelle ?

Dr.Sijilmassi : Oui, car tout se ramène à Dieu, lignes épigraphiques, lignes florales et lignes géométriques s’unissent les unes aux autres et se répètent indéfiniment comme le nom d’Allah qu’égrène un chapelet…

Maroc Soir : entre le Maroc et l’Andalousie, la diffusion culturelle n’était pas à sens unique ?

Dr.Sijilmassi : Non. On parle par exemple de calligraphie maghrébine et andalouse. Les Almoravides ont épuré l’arabesque et innové dans le domaine architectural aussi bien au niveau des formes des surfaces décorées que des volumes. Il y a eu donc, un échange culturel au sens le plus profond du terme : recevoir et donner ce qu’on a imaginer soi – même.

Maroc Soir : Quelles étaient à votre avis les causes de cette créativité au Maroc ?

Dr.Sijilmassi : La créativité artistique n’est pas un  luxe contemplatif, mais une source d’équilibre et « d’écologie ». Créer et décorer un objet chez les Marocains rural et Saharien répondent à une nécessité fonctionnelle et immédiate d’abord, lointaine ensuite. Ce langage oublié, bien que codifié, répond à des moments forts de la vie, tout en s’inscrivant dans l’ordre islamique établi et ses innombrables interprétations sécurisantes. L’artiste – artisan grave le bois, martèle le cuivre, façonne le bijoux, dessine la poterie, fait et défait les nœuds du tapis, il envoie des messages de Rabat à Oujda, de Nador à Dakhla, sachant qu’il transmet par sa créativité un univers qui porte les pulsions de la vie et nous renseigne sur l’imaginaire des marocains et son évolution depuis la nuit des temps.

 

abb_art_cherkaoui_01.gif

Ahmed Cherkaoui un precurseur particulierement apprecie par Mohamed Sijilmassi

 

Maroc Soir : En dehors de ce que la géographie imprègne, il y a des raisons historiques au développement d’un certain style ?

Dr.Sijilmassi : En effet le Maroc est le seul pays à ne pas avoir subi l’occupation Ottomane qui a nivelé l’art dans toutes les contrées qu’elle a occupé même dans le domaine culinaire. Notre cuisine se distingue des autres pays arabo – islamiques.

Maroc Soir : Il est très connu que l’art dépend de la commande et que sans commande un genre artistique se meurt. Sachant que son travail était apprécié à sa juste valeur, le maâlam le faisait avec patience et amour.

Dr.Sijilmassi : Les mécènes sont les Rois, les princes et les intellectuels qui ont toujours encouragé la créativité artistique au Maroc. C’est avec Moulay Ismaël que les arts traditionnels ont connu un éclat et une créativité dont l’influence s’est perpétuée jusqu’au Maroc moderne. Et on assiste actuellement, sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Hassan II, à un retour aux sources et à la revalorisation de la tradition artistique. Nous en avons un exemple dans les magnifiques arabesques du Mausolée Mohamed V à Rabat, dans la mise en valeur des différents palais du Royaume qui ont été restaurés et enrichis par de nouveaux éléments décoratifs, leur rendant leur splendeur d’antan. Nous en avons aussi un exemple dans le magnifique musée du palais de Fès, où des objets d’art citadins, rural et Saharien, des peintures et des sculptures modernes ont été rassemblées sous les directives de SM Hassan II, pour offrir un panorama complet de la variété dans la créativité des artistes – artisans marocains.

Maroc Soir : L’artisan citadin était perfectionniste pour mériter de plein droit le titre de maâlem (maître) dont on l’affuble. Il s’oppose à l’artisan de la campagne qui n’est pas comme lui à la recherche de la finesse des formes mais à celle de leur gourmandise et de leur vitalité naturelle. On a l’impression qu’il y a la rigueur d’un côté et une liberté de l’autre ?

Dr.Sijilmassi : Cette différence est due au fait que dans la ville les artistes – artisans sont regroupés en corporation et l’artisan reste engagé dans la continuité de la tradition. On passe par tout un cycle d’apprentissage et par tout un rite d’initiation avant d’être reconnu comme maâlem .  Alors qu’à la campagne le contrôle social est plus relâché du fait de la dispersion de l’habitat, l’artiste – artisan évolue de lui – même et la créativité est plus libre et plus individuelle. Dans la campagne le maâlem n’est jugé que par le consommateur alors que dans la ville, il est jugé et par le consommateur et par la corporation. Il y a chez les ruraux une parfaite maîtrise de l’espace : ils osent remplir une surface de motifs qui ne se rapprochent pas les uns des autres en les plaçant délibérément asymétriques mais qui ne heurte pas le regard. Au contraire, il accroche et crée un échange entre le spectateur et l’objet qu’il observe.

Maroc Soir : La transmission intergénérationnelle du « savoir faire » devient de plus en plus défaillante. Mais du même coup les jeunes se libèrent des vieux carcans…

Dr.Sijilmassi : En effet, depuis quelques années, on assiste à un renouveau de l’artisanat du fait que les nouveaux artisans ont fréquenté l’école et se sont ouvert sur le monde. Certains émergent d’une manière significative. Je pense à Lamani, le céramiste de Safi – décédé il y a quelques années – qui avait travaillé à Sèvre en France, et de retour chez lui, il innové énormément dans le domaine de la poterie, à telle enseigne qu’on reconnaît sa signature uniquement par son style. La créativité dans les arts traditionnels continue. C’est pourquoi j’ai inséré volontairement dans mon livre des chefs d’œuvre récents qui n’ont rien à envier à ceux du XIXème siècle.

 

ahmed-cherkaoui-1934-1967-composition-1966-117456322836758.jpg

Ahmed CHERKAOUI

Maroc Soir : C’est cette créativité collective qui semble avoir inspirer beaucoup d’artistes contemporains ?

Dr.Sijilmassi :  L’exemple du peintre Cherkaoui est éloquent. Il a poussé très loin l’analyse d’objets traditionnels. En épurant de plus en plus le dessin, il vous restitue en deux traits les configurations d’une main ou celle d’un tapis rural. Belkahya s’est inspiré quant à lui, de l’art Saharien, Fatima Hassan choisit les thèmes de la vie quotidienne et Ouadghiri, l’imaginaire enraciné dans le centre populaire…

Maroc Soir : C’est un mouvement de retour aux sources, de réconciliation avec soi ?

Dr.Sijilmassi : Il faut d’abord retrouver son identité culturelle ensuite la laisser s’épanouir. Il y a toute une génération qui n’a pas connu le Protectorat et qui a une autre vision de la société en rupture avec celle des aînés, notamment dans le domaine des méthodes éducatives. Faire moderne, oui, mais tout en restant attaché aux traditions culturelles. Il y a tout un nouveau discours sur l’art populaire qui est revalorisant, tout en sachant qu’il y a nécessité d’innovation.

Maroc Soir : Prendre la technique tout en sauvegardant son âme ?...

Dr.Sijilmassi : Nous n’avons plus de complexe vis– à - vis  de l’occident. Notre intelligence est mûre et capable d’adopter la haute technologie. Maintenant nous sommes responsables de choisir notre destin, non pas par rapport à l’occident, mais par rapport à notre histoire.

Propos recueillis par Abdelkader Mana

 

picture.jpg
Regraguia  BENHILA

Entretien paru à Maroc – Soir du Lundi 10 novembre 1986-7 Rabia I, 1407-N°5155

09:45 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Driss Chraïbi

Linvité du lundi[i]

Driss Chraïbi

10261152_jpeg_preview_medium.jpg

Un immense éclat de rire critique

formes-etranges-el-jadida-maroc-1316172581-1215833.jpg
Au large d El Jadida
La première fois que j’ai rencontre Driss Chraïbi au carrefour du livre, je me suis dit : « Voilà un livre qui se promène au milieu des livres ! ». Mais en le lisant, je me suis rendu compte que pour lui la littérature, c’est la vie même. Pour lui, le roman  n’est pas théoriser ou conceptualiser mais essayer de dire par des mots frais ce qui se passe dans la vie.

Je pars donc en pèlerinage vers El Jadida pour le rencontrer comme on part en pèlerinage vers un marabout au milieu de son sanctuaire. Mais Driss Chraïbi est un marabout vivant. Au cours du voyage, je lis son « naissance à l’ aube ». Par quelle question faut-il commencer ? Le faire parler d’Oqbq Ibn Nafii et Tariq Ibn Ziad, ses héros ?  Des paysans et des montagnes qu’il aime et qu’ il décrit si bien ? On verra bien.

Du rire surtout et de l’humour, parce que de ses livres se dégage un immense éclat de rire critique. Le fleuve d’Oum Rbia est en cru, signe de bonnes augures, un moment de grâce et d’écriture pour ce fils de « la mère du printemps ». La mer est rouge, l ’Oum Rbia l’ a certainement fécondé. Au loin, au bout de la baie des araucarias se dressent comme des lances des guerriers d’ Oqba Ibn Nafii, vers le ciel gris. Le calme. Le silence. La paix sur la ville. Cet entretien a eu lieu en marchant a travers les ruelles d’ El Jadida, pas à pas, mot après mot du gîte ou l’ écrivain se terre pour écrire – Dieu je ne sais quoi !- a l’ école maternelle où se trouve son fils.

Entretien réalisé par Abdelkader MANA

citernebeau.jpg

Citernes portugaises de Mazagan

M.S. – On constate chez vous un grand intérêt pour l Islam et le monde paysan…

Driss Chraïbi – Moi je crois qu’on est arrive partout dans le monde et principalement dans notre pays – dans la sphère arabo - musulmane - à abandonner les idées pour revenir a la vie. De telle sorte que mes derniers livres comme « naissance à laube » ou « l’Oum Rbia » (la mère du printemps), portent non plus sur une idée ou une théorie, une simple vue de l’esprit mais sur l’homme. J’ai dû faire appel à l’imaginaire comme si j’avais abandonné cette misérable fin du vingtième siècle pour revenir très, très loin dans le passé.

M.S. – Vous avez horreur des concepts ?

Driss Chraïbi – Absolument. Je ne suis pas un homme abstrait du tout. Je suis un homme concret tel que vous me voyez.

M.S. – Vous aimez les mots qui giclent comme la vase de l’Oum Rbia sous vos pieds ?

Driss Chraïbi –  Oui. Les mots concrets avec un sens, un contenant et un contenu. Les mots qu’on puisse toucher, sentir, regarder ; qui ne s’adressent pas seulement au cerveau, qui soient reliés à la fois à notre passe millénaire et qui rejoignent l’an 2000.

M.S. – Peut-on explorer lhistoire, remonter lhorloge du temps par les mythes et les légendes et pas seulement en se référant à  Ibn khaldoun ?

Driss Chraïbi – Je dirai davantage, parce que les mythes et les légendes franchissent les siècles et deuxièmement ils sont la mémoire du peuple. Ibn Khaldoun est l’un de mes maîtres à penser mais il n’est lu que dans certain milieu. C’était un homme rigoureux qui appelait un chat un chat, qui traitait ses confrères écrivains de langue « kaddid »(viande boucanée). Seulement, c’était un homme de réflexion alors que les traditions populaires ont la vie plus dure que les livres.

M.S. – Donc il y a tout un pan de l’histoire que l’historien ignore ?

Driss Chraïbi – Oui, je crois. Mais je ne suis pas historien. Alors loin de moi cette idée ou cette prétention. Ce que je peux dire : Pour écrire « naissance à l’aube », j’ai lu énormément un livre d’Ibn Abdelhakam qui donnait d’un événement cinq ou six sources différentes. Donc cinq ou six interprétations différentes. J’ai commencé à écrire un livre qui collait a la réalité – « naissance à l’aube », c’est à dire « naissance à l’Andalousie » sous la conduite d’un personnage extraordinaire ; Tariq Ibn Ziad qui était Marocain, on suppose qu’il était berbère. Cette première version là, j’ai eu le courage de la brûler. Parce que c’était un roman historique. J’ai fait appel au rêve beaucoup plus loin que l’histoire. Et c’est la plus belle chose que chacun de nous porte en soi – c’est à dire la part du rêve qui rejoint ce que vous disiez tout à l’heure sur les mythes et les légendes qui surpassent et dépassent de très loin l’écrit.

M.S. –Comment travaillez-vous ?

Driss Chraïbi – J’écris des fois le matin très tôt ou bien encore deux heures et trois heures de l’après-midi ou à partir de onze heures du soir. Je commence par la fin du roman. Je me dis : « Tiens Driss, tu vas faire comme l’âne des Doukkala ; vas vers l’écurie, vas vers cette fin, « dabbar rasak » (débrouilles-toi). Je construis de plus en plus des personnages qui sont indépendants de moi. Ils ont leur autonomie, et chaque fois que je m’aperçois sur le plan de l’écriture qu’ils ne tiennent plus la route, j’interviens personnellement : j’ai le courage de prendre cette page-là, de la jeter au feu et de recommencer : c’est autrui, ce sont les personnages qui parlent. Je ne suis en fait que leur servant, leur porte voix et c’est ce qui explique le succès de certains livres.

M.S. –Qu’est-ce que ça veut dire pour vous la littérature, l’art ?

Driss Chraïbi – Ce n’est pas une entreprise d’Etat, ce n’est pas une entreprise collective – on a vu ce qu’était devenue la littérature sous Staline. La littérature ou la culture est une entreprise individuelle ; il faut retrousser ses manches et apporter sa pierre. On commence par une certaine critique. La critique pour elle-même lorsqu’elle devient négative est absolument stérile, et pour le créateur ou l’intellectuel et pour le monde dans lequel il vit. Moi, j’ai 60 ans. Je considère qu’étant revenu ici dans la terre de mes ancêtres, j’ai ma carrière qui commence et loin de moi toute affaire de critique, parce que j’ai résolu tous mes problèmes et que j’ai envie de construire. Un créateur c’est d’abord quelqu’un qui construit. D’abord pour lui-même ensuite pour les lecteurs à qui il s’adresse. Je n’aime pas les gens qui comptent sur l’Etat (Adawla). Nous devons, chacun de nous, compté sur soi-même. Je vous dis cela parce que j’étais en occident, loin de tout, sans aucune aide et me voici.

 

pt40737.jpg
Port d El Jadida
M.S. – Comment se déroule votre séjour à El Jadida ?

Driss Chraïbi – Vous voulez dire comment ça se passe mon séjour au Maroc ? J’ai eu la chance inouïe de visiter de fond en comble, de long en large, le Royaume de sa Majesté. Eh bien, c’est magnifique. Moi, je trouve que c’est absolument magnifique. Je vous dis magnifique, paisible, en toute liberté. Je vous le dis parce que j’ai un esprit lucide. C’est ce qui me permet de vous dire que nous vivons dans un pays appelé à devenir en l’an 2000 ; le pays par excellence de tout le monde Arabe. Je le sais et je le sais d’expérience.

M.S. – Au vu du fanatisme qui enflamme le monde ; le gouvernement de Sa Majesté mène une politique de dialogue et de tolérance qu’en pensez vous ?

Driss Chraïbi – Je l’ai dis il y a quelques jours à la faculté des lettres de Mohammadia – où j’ai donné une conférence devant une salle comble d’étudiants – et j’ai eu chaud au cœur. Chaud au cœur. J’ai dis simplement que nous sommes début janvier, qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, que je souhaitais une bonne année à mon auditoire et qu’en premier lieu, ma première pensée va vers notre Souverain à qui j’adresse – par la voie du journal Maroc - Soir – mon salut d’humble et de fidèle serviteur. Je le soutiens à 100% ; premièrement parce qu’il a su maintenir l’unité du pays, deuxièmement parce qu’il a donné de ce pays une image internationale et troisièmement il est notre Commandeur des Croyants. Et ceci, sans flatter personne, je continue à ne faire que de la littérature.

pt22258.jpg
Barques d El Jadida

M.S. –Es-ce que vous n’aimeriez pas que vos livres soient aussi enseigner au Maroc ?

Driss Chraïbi – Mais ils sont enseignés au Maroc ! Ça,

ça,me frappe. C’est ce que j’ai dis dans les C.P.R., les facultés, les C.C.F. Certains livres qui sont des brûlots, qui sont assez critiques, comme « le passé simple » par exemple. Mais il y a longtemps qu’ils sont enseignés ici dans le Royaume. Donc ça prouve que ce pays est extrêmement libéral. Imaginez un livre comme « Le fleuve détourné » de Rachid Mimouni ? Mais il est interdit en Algérie !

M.S. – Il y a une constante dans toute votre œuvre depuis « le passé simple » : votre rapport paradoxal à la religion ?

Driss Chraïbi – Je ne m’interroges pas quand j’écris un livre. Vous voyez, le problème de l’Islam ne devait pas poser problème. Il pose problème pour l’Occident, pour moi, non. Simplement, je m’insurge devant certains pays – que je ne veux pas nommer – qui donnent une triste image de l’Islam. Un triste pays comme par exemple l’Iran. Ce qui ne peut que renforcer certains pays du monde occidental qui ont horreur du monde islamique. Dans tout ce que cela comporte : à la fois la religion, une façon de vivre et une culture. Ce qui renforce les sionistes.

M.S. –On peut supposer d’après certains passages de vos livres que vous considérez la religion comme un ensemble de contraintes irrationnelles ?

Driss Chraïbi – Oui, moi, je me base sur l’Islam premier qui dit textuellement : « En Islam point de contraintes ». c’est tout. D’autre part, on m’a interrogé assez souvent autour de mon long périple, qui a duré trois mois à travers le Royaume du Maroc – et quel beau Royaume !- on m’a interrogé sur l’Islam. Et j’ai toujours répondu que l’Islam est une affaire personnelle entre l’homme et son créateur. C’est tout.

M.S. – Vous vous élevez contre le fanatisme ?

Driss Chraïbi – Absolument. Probablement parce que je ne suis pas fanatique moi-même. J’appelle fanatique quelqu’un qui est angoissé, qui doute de lui. Je ne doute pas de moi, je n’ai pas d’angoisse et je me trouve dans un pays islamique – ici au Maroc – qui a toujours été premièrement le bastion de l’islam – il n’y a qu’à lire l’histoire – et deuxièmement un pays extrêmement tolérant.

M.S. – On ne peut s’empêcher d’éclater de rire en lisant certains de vos passages ; par le côté humoristique vous êtes un peu notre Charles Dickens ?

Driss Chraïbi – Certains de mes livres je les écris en riant. Il se trouve que le rire et l’humour portent beaucoup plus loin que la violence et l’agressivité. Probablement parce que j’ai encore toutes mes dents que je n’ai pas encore envie d’écrire mes mémoires. Au contraire, mes prochaines œuvres – des contes pour enfants que je vais adapter pour la RTM, que je veux publier aux éditions la SODEN – sont des contes pour enfants qui font « mourir de rire » (pas littéralement). Ce ne sont pas des contes édifiants, moralisants etc. L’humour qui éclate est une preuve de bonne santé.

962.jpg

M.S. – Dans « le passé simple » vous dites qu’il y a un rapport entre l’éducation au Msid et le succès des marocains dans la course à pied : comme en atteste Aouita…

Driss Chraïbi – Ça, c’est de l’humour. Mais de l’humour féroce. C’est à dire que la plante des pieds avec les falaka a été tellement mise à l’épreuve que le macadam ou la piste ne fait absolument pus aucun mal à la plante  des pieds. Ça forme le caractère des gens. C’est de l’humour noir. Dans « enquête au pays », il y a un fellah qui est là, debout en pleine chaleur – 40° à l’ombre – dans un champs avec des épines mais les pieds nues.

M.S. – Ce n’est pas les épines du chiendents ?

Driss Chraïbi –Les chiendents de l’humanité !

 

pt53047.jpg
cavaliers Doukkala

M.S. – On s’approche maintenant de la maternelle où étudie votre enfant…

Driss Chraïbi – Oui, pourquoi Maroc – Soir ne ferait-il donc pas d’enquête sur les maternelles ?

M.S. – On en fera incha’Allah.

Driss Chraïbi – La maman de mon enfant est britannique : première langue, l’Anglais. Chez nous, en France nous parlons français et lorsqu’il est arrivé ici, je l’ai inscrit voici trois mois dans un jardin d’enfants où l’arabe classique est devenu son moteur, son problème numéro 1. Il se lève le matin, répète, révise avec sa maman l’arabe classique que j’ai étudié mais qu’après 30 ans d’absence, j’ai du oublié. Cela m’a donné l’idée de faire un film que j’intitulerai «An 2000 ». Ce film va être produit entièrement par le service culturel de l’ambassade de France – pourquoi pas ? – que je réaliserai et que j’offrirai par la suite à la RTM –pourquoi pas ? Le sujet est très simple : je vais filmer la journée de trois enfants : le mien qui est tout blanc. Une petite fille marocaine et un petit garçon khamri, à travers leur journée d’enfants. Puisqu’ils sont d’origines différentes, ça sera donc trois provinces différentes. Ça me permettra de filmer El Jadida et les Doukkala, Tétouan et sa province et Fès. De ces trois enfants il y aura le rappel par voix off des ancêtres depuis les temps les plus reculés. La ligne conductrice est celle-ci : lorsque ces enfants auront vingt ans. Donc le titre du film est « Maroc 2000 ».

 

El%20Jadida%20(1).jpg

 

M.S. – Nous voilà arrivés à la maternelle, je vois votre enfant jouer avec ses petits camarades.

Driss Chraïbi – Oui, Yacine, le âfrit est habillé en vert. Je joue avec mes enfants parce que je les ai crées : je suis à la fois leur père et leur copain. En même temps, je me ressource auprès d’eux, je recharge ma soif de vivre dans leur jeunesse.

5262a162.jpg

M.S. – Faites-moi visiter la maternelle.

Driss Chraïbi – Nous sommes en janvier 1987, le temps est loin où j’allais dans ma première école le msid que j’ai critiqué au « passé simple » parce que la méthode éducative était « apprendre sous la contrainte »…

M.S. – La falaka ?

Driss Chraïbi –Oui. Il n’y a pas de falaka ici. Les murs sont couverts de peinture comme vous pouvez vous en rendre compte. Il y a l’ABCD en Français mais également le lif, lam, jim, ha en langue Arabe. Vous avez de petites tables sous forme de fleurs ; une idée géniale. De temps en temps, je viens ici lorsque je suis bloqué dans un chapitre particulièrement ardu de mes livres. Je viens m’asseoir sur une petite chaise de 30 centimètres à côté des enfants et je me trouve parfaitement heureux comme si je recommençais ma vie. Parce qu’un livre aussi beau soit-il me laisse toujours sur ma faim et je me dis : « Tiens, il faut aller vers plus de sincérité, plus d’authenticité, plus de beauté. » Vous avez vu tout à l’heure la salle de repos avec vidéo etc. Il y a la salle de peinture où les enfants sur un thème choisi donnent libre court à leur imagination. C’est à dire, si on dit : « Tiens, dessines- moi un escargot », l’enseignant ne voit aucun inconvénient à ce que l’enfant dessine la mer ou l’arbre. On cultive aussi l’expression gestuelle ou de jeux, de telle sorte que depuis que nous sommes ici, ça fait un quart d’heure, l’enfant qui est très attaché à moi, ne m’accorde aucune importance et est parfaitement intégré aux autres. Cette méthode d’enseignement développe le sens communautaire chez les enfants. Ils forment un groupe de filles et de garçons.

M.S. – Qu’en dites vous Monsieur le directeur ?

Le directeur. – La méthode consiste à laisser l’enfant libre pour s’épanouir ; nous le laissons faire ce qu’il veut tout en le surveillant…

M.S. – Avez-vous lu des livres de Driss Chraïbi ?

Le directeur. – J’ai lu son dernier livre : c’est différent de son livre très connu « le passé simple » : c’est un autre Français, c’est pas tout à fait la même chose.

Driss Chraïbi – Ne vous en faites pas Monsieur le directeur ; mon prochain bouquin, je vais vous l’écrire en un seul exemplaire, uniquement pour vous. Ça , c’est de l’humour.

Propos recueillis par Abdelkader Mana

 

arton20927.jpg

C’est le 15 juillet 1926, à Mazagan (El Jadida) sur la côte atlantique, qu’est né Driss CHRAÏBI, auteur d’une vingtaine d’ouvrages traduits dans le monde entier.

 

En 1954, à l’âge de 28 ans, il publie chez Gallimard, « Le passé simple », son ouvrage le plus célèbre .

 

En 1967, la revue marocaine d’avant garde « Souffles », que dirigeait le poète Abdellatif Laâbi, et dans laquelle écrivaient entre autre, Tahar Ben Jelloun et Mohamed Kheir Eddine, consacre l’un de ses premiers numéro à Driss CHAÏBI.

 

En 1987, après 30 années d’exile, Driss CHRAÏBI, rentre au Maroc, le visite de fond en comble pendant trois mois et revient en pèlerin à El Jadida, lieu de sa naissance et de ses racines profondes.

 

Le dimanche 4 avril 2007, Driss CHRAÏBI s’éteint à l’âge de 81 ans dans le Dôme au sud-est de la France.

 


 

 



[i] Entretien paru a Maroc-Soir, le lundi 19 janvier 1987- 18 Joumada 1407.

01:35 Écrit par elhajthami dans Entretien | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : hommage | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

16/11/2009

Mémoire en devenir...

Abdelkébir KHATIBI

« Une mémoire en devenir »

En me rendant d’Essaouira à Casablanca, le lundi 16 mars 2009, je suis profondément bouleversé par l’annonce de la mort de mon ami Abdelkébir KHATIBI. Ce qui m’a le plus bouleversé, c’est d’avoir au bout du fil sa fille éplorée : « Ils vont l’enterré au cimetière des martyres ! » me disait-elle. De lui, j’ai voulu m’entretenir avec n’importe qui. En me disant quelque peu coupable : il faut écrire quelque chose. Mais quoi ? Mon immense tristesse et ma solitude de plus en plus grande. Une amie m’a cependant conseillé de ne pas renoncer à exprimer à chaud, ma tristesse, sans qu’il y ait là ni culpabilité ni narcissisme de ma part : partager – faire part- de notre sensible expérience, et quelles que soient les couleurs qui lui viennent, à notre sensibilité, si tel est le sens de notre humaine humanité. En un mot « faire un travail sur soi » et sur sa « mémoire en devenir », comme me le conseillait Abdelkébir KHATIBI, lui-même.

 

kha_1.jpg


J’avais travaillé avec lui à la revue Signes du Présent[1] en 1988, où j’ai publié « Sociétés sans horloge », mon étude comparative entre « Les Argonautes du pacifique occidental » de Bronislaw Malinovski et le Daour des Regraga auquel je venais de participer. Dans cette étude j’écrivais entre autre : Dans cette énorme roue qu’est le temps, les vies humaines ne constituent que des jalons qui se succèdent de génération en génération jusqu’à l’horizon des siècles qui se perdent. Les Regraga s’obstinent à tourner autour du printemps : on a du mal à percevoir chez eux, le temps qui passe, les hommes qui s’en vont dans le silence. Il y a donc plusieurs « revenir » : celui des saisons, celui du rituel, celui du mythe et celui des revenants comme le note le romancier marocain Abdelkebir Khatibi :

« La tradition est le revenir de ce qui est oublié. Ce revenir doit être retenu et questionné pour qu’il nous indique le chemin des morts qui parlent. Que dit la tradition – toute la tradition ? Elle dit le séjour du divin dans le cœur et la raison des hommes. Ce séjour, la métaphysique l’a recueilli dès l’éveil de la pensée. La métaphysique est en quelque sorte, le ciel spirituel de la tradition ».

 

khatibi.jpg

Invité à un colloque de poésie en Italie, Abdelkébir Khatibi, m’avait alors confié son propre bureau à l’Institut Universitaire de la Recherche Scientifique pour y écrire mon étude qui sera publiée cette même année au n°4 de Signes du présent, consacré au temps et à la culture technique. Abdelkébir Khatibi y publiait un intermède intitulé « Jeux de hasard et de langage ». Il m’avait également chargé d’un compte rendu d’ouvrages d’auteurs ayant traité du temps : l’horloge hydraulique de Fès d’après un document arabe d’Al Jazari, l’horloge chinoise d’après Nedham, l’attracteur universel d’après Ilia Prigogine, prix Nobel de Chimie... A son retour d’Italie, il m’avait confié que pour lui « le temps, c’est la vie ».

Cette collaboration qui m’avait permis de publier ma seule étude véritablement scientifique, n’est pas née du hasard : comme il me l’a confié lui –même, mon étude comparative avait pour arrière plan « tout un livre » et surtout tout un travail de terrain qui a duré quatre années auprès des Regraga en pays Chiadma, soit de 1984 à 1988. Mais ma première rencontre avec Abdelkébir remonte à 1987, quand en tant que journaliste, j’ai publié le 12 janvier à Maroc Soir, notre entretien intitulé :« Notre mémoire est une richesse, prenons-la en charge » . On y décelait déjà sa préoccupation du temps qu’il s’agisse de l’eternel retour ou le temps irréversible de la mort et de l’histoire :


Maroc soir. – Dans votre dernier recueil « Dédicace à l’année qui vienne », il y a un rapport au temps cosmique et saisonnier, au temps amoureux. L’année, l’anniversaire, le mois, le jour, la clarté à partir des lois propres de la poésie. Donc dédicace à l’année qui vient. Vous rejoignez un peu les rites de passage qui font partie de notre culture...


Abdelkébir Khatibi : Oui, c’est d’ailleurs une poésie ritualisée. Dans le deuxième poème, il est dit : « Ritualiser chaque mot en son cadre d’or ». Ritualiser, en faire une cérémonie et que le principe de ces poèmes c’est donc fonder la poésie sur des gestes qui existent dans notre société aussi. C'est-à-dire le rite, le retour des fêtes, des années...


Maroc-Soir. – Mais il n’y a pas de rites sans musique. Marcel Mauss disait : « L’homme est un animal rythmique ». Vous parlez vous-même de la musique du silence, je vous cite : « Cette belle idée de l’art rendue humblement au silence des choses »...


Abdelkébir Khatibi : Oui, j’essaie dans la mesure de mes moyens de retrouver ce que j’appelle « une mémoire en devenir ». C’est qu’il y a toute une richesse en nous que nous ignorons. Parce que nous imitons trop vite soit la poésie des autres soit l’écriture des autres. Alors qu’en nous, dans notre sensibilité il y a une part très riche mais à côté de nous. Alors, comment peu à peu découvrir cette mémoire en devenir ? C’est un travail sur soi. Il n’y a pas d’autres voies que de travailler sur soi – je ne parle pas simplement affectivement et au jour le jour, régler les problèmes de l’économie, du travail. Mais je pense aussi au travail sur soi, quand on est artiste. Ce travail sur soi demande de puiser dans sa force et de la reconnaître, de lui donner sa place.


Maroc-Soir.- Dans les pays Arabes les rapports entre hommes et femmes sont entourés de trop d’interdits...


Abdelkébir Khatibi : Il ne faut pas exagérer, il y a des choses qui sont dites, d’autres silencieuses. Chaque société a des règles sur l’interdit, sur la parole interdite. Mais pour quelqu’un qui lit au second degré ; il trouve toujours qu’on parle d’une certaine manière d’une société. Si vous lisez par exemple « L’anthologie de la poésie Esquimau », vous allez trouver partout cette métaphore ; en parlant d’une femme, le poète dit : « Vous êtes belle comme un petit phoque ». Evidemment pour un arabe ça ne veut rien dire le « petit phoque ». Lui, il a parlé de gazelle, d’oiseaux, de colombe ou, de métaphores végétales différentes. Donc la représentation de l’amour sous forme poétique change.


Maroc-Soir.- La tradition n’est pas seulement ces « mort qui nous parlent » ; la tradition retrouvée et travaillée peut devenir une nouvelle source de créativité...


Abdelkébir Khatibi : Ah oui, moi j’irai assez loin – et je crois que j’ai eu l’occasion de le dire devant l’Union des Ecrivains Marocains – que dans la tradition poétique marocaine ( c’est la poésie populaire Arabe, Berbère) est de très loin la plus importante, la plus adaptée à notre imaginaire. Je considère Sidi Abderrahman el-Majdoub comme le meilleur poète Marocain jusqu’à maintenant. La poésie populaire dans ses différentes composantes – la plaine, la côte, la montagne – peut entrer dans une mémoire en devenir. Par exemple l’audio-visuel – qui n’est pas encore techniquement avancé chez nous – s’il veut travailler sérieusement devrait entrer en contact grâce à des artistes, avec l’art et la culture populaire. C’est une chose qui n’est pas encore faite. Donc au lieu que la culture populaire soit simplement décorative ou folklorisée ; elle est partie prenante de l’avenir et de la mémoire en devenir. Elle peut donner naissance – grâce à des artistes et des poètes – à de nouvelles formes artistiques. Je vais vous donner un exemple qui n’est pas Marocain : le grand pianiste Chopin – l’un des plus grands écouté dans le monde – avait écrit la plupart de ses partitions à partir des airs populaires polonais, et il en a fait une musique internationale et mondiale. Il a fait la synthèse entre la musique classique et la musique populaire. A mon avis, c’est un travail sur nous, c’est de prendre en charge toutes les stratifications de notre mémoire qui est une richesse.


Maroc-Soir – Les représentations paysannes sont parfois poétiques comme ce jeune fellah qui me dit : « La coccinelle nait simplement de la rosée du blé » ?

Abdelkébir Khatibi : C’est très beau ce qu’il dit sur la coccinelle. Ça me fait penser à une coccinelle qui a fait tout le voyage du Sud de Suède en train avec moi. Elle était là dans le wagon. On a pris le ferry boat pour traverser et elle a disparu. Une coccinelle qui a donc passé les frontières à sa manière sans passeport. On pouvait faire un conte sur les coccinelles qui traversent les frontières. La coccinelle en arabe, en berbère, en français, est une métaphore d’autre chose.

Maroc-Soir – Un autre fellah me fait cette réflexion : « Il y a deux types d’esprits. Ceux qui sont soit mâle soit femelle sont stériles. Seuls ceux qui sont à la fois mâle et femelle fécondent les idées ». Je vous rapporte ces propos parce qu’ils me font penser à certaines de vos réflexions sur l’androgyne.

Abdelkébir Khatibi : Dans ma tête, l’androgynie c’est une manière de vouloir faire un. C’est l’amour lui-même. C’est la tentation de l’amour de faire un et en fait il y a un et un, ça fait deux. Il y a une sexualisation. Et il y a trois, le troisième étant l’enfant. Donc, l’amour, c’est vouloir faire de trois l’un. Ce qui est évidemment une tentation mythique de l’androgyne depuis longtemps. Il faut bien mettre les choses au point entre la réalité et l’imaginaire mythique. L’androgyne pour moi c’est le mythe de l’unité de l’amour, c’est tout.

Maroc-Soir – Un conteur populaire me dit un jour :  Le jour de la résurrection même les analphabètes retrouveront la faculté d’écrire ; l’indexe sera leur plume, la bouche leur encrier et le linceul la page blanche. Comme le miracle coranique avait commencé pour le Prophète par l’impératif : « Lis ! », le miracle de la résurrection commencera pour chacun d’entre nous par l’impératif : « écris ! ». Qu’en pensez-vous ?

Abdelkébir Khatibi : On peut interpréter de différentes manières. Je ne suivrais pas sa manière d’interpréter. Mais par exemple, symboliquement l’enfant apprend la langue, il naît au monde en tant que corps et puis il naît au langage en apprenant le premier mot, son nom propre, le nom propre de sa mère, son père, son entourage et il entre dans le langage comme naissance. Une résurrection dans ce sens là, parce qu’elle permet de rentrer dans un autre ordre du symbolique qui change les choses dans le sens où l’activité de l’écrit a sa loi propre. C’est une activité qui laisse des traces, qui durent et qui entrent dans une mémoire et dans une généalogie de textes, qui se transmet de siècles en siècle. Donc, la résurrection c’est la survie aussi de textes dans ce sens là.


Suite donc à cet entretien paru à Maroc Soir le lundi 12 janvier 1987,Abdelkébir Khatibi m’avait confié son bureau en 1988 pour le suivi rédactionnel du numéro sur le Temps de la revue Signes du Présent. En son absence, j’ai reçu dans son propre bureau deux invités de marque: Noayiki Sawada qui préparait pour la revue Gendaïshiso de Tokyo un numéro consacré à l’Islam (qui paraîtra l’année suivante, 1989) où il va traduire en japonais le chapitre de « Maghreb pluriel »qu’Abdelkébir Khatibi avait consacré à « la sexualité dans le Coran » . Le chercheur japonais m’a semblé un arabisant très au fait des textes d’Ibn Khaldoune. J’ai également reçu l’économiste Habib El Malki, juste avant qu’il ne devient ministre de l’agriculture : Il était venu chercher ses contributions dans d’anciens numéros du Bulletin Economique et Social du Maroc. A l’époque Mohamed Kably venait de publier son ouvrage « Société, pouvoir et religion au Maroc, à la fin du Moyen –Age » dont Abdelkébir Khatibi me disait tout le bien en me recommandant vivement sa lecture : « C’est un ouvrage majeur sur les mérinides » me disait-il. L’historien des mérinide avait d’ailleurs contribué à un ouvrage collectif dirigé par Abdelkébir Khatibi sur les Ecrivains marocains (du protectorat à 1945), paru à Paris en 1975 aux éditions Sindbad.


Que ce soit pour les ouvrages collectifs ou pour la revue Signes du Présent, Abdelkébir Khatibi privilégiait toujours les collaborations ponctuelles sur un thème donné avec tel ou tel chercheur ou écrivain en fonction de ses compétences. Il avait donc une activité multiple et travaillait simultanément sur plusieurs projets à la fois : tout en préparant le n° 4 de Signes du Présent avec l’équipe maroco française de Rabat, il travaillait sur la traduction en japonais de son texte sur « la sexualité dans le Coran », et participait au colloque de poésie en Italie. Cette même année de 1988 Khatibi publie un texte intitulé Andalûcias, avec une introduction de Jean Goytisolo accompagné de 8 sérigraphies de E.Arroyo, F. Belkahya, M.Chabaa, L.R.Gordillo, J.Hermandez, M.Kacimi, A.Sadouk et A.Saura. Andalûcias, était écris en trois langues (arabe, espagnol, français) et destiné en série limité à l’Exposition Universelle qui s’est tenu au pavillon du Maroc à Séville, en septembre 1992. Tel que je l’ai connu, Abdelkébir KHATIBI débordait d’activité au point qu’il lui manquait du temps pour tout faire. Et en même temps, il était toujours disponible et accueillant.

Le dernier entretien que j’ai eu avec lui, en tant que journaliste et que j’ai publié dans l’hebdomadaire Le Temps du Maroc, n°63, du 10 au 16 janvier 1997, avait comme titre cette déclaration qu’il m’avait faite :« A la fin de ce siècle, nous avons à nous positionner par rapport à nous- même et par rapport au monde ». C’est un esthète à l’esprit éveillé en permanence qui vient de nous quitter, en nous laissant une œuvre immense et novatrice que nous devons étudier et méditer pour prendre en charge notre mémoire en devenir.


Abdelkader M A N A



[1] Avec une seule thématique par numéro, Signes du Présent , revue scientifique et culturelle, se voulait plus moderne et plus attrayante, que son ancêtre Le Bulletin Economique et Social du Maroc. Tous deux étaient d’ailleurs dirigés par Abdelkébir Khatibi.

 

16:34 Écrit par elhajthami dans hommage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hommage | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Nostalgie

Le goût de l’anis et de la nostalgie

mouettes-essaouira.jpg

Les mouettes sont des vagues qui prennent leur  envol

Et les vagues, des mouettes qui grondent

Quand on  brise une vague

Une aile vous pénètre profondément

Et quand on brise une aile

Une  vague vous pénètre profondément

Ecoutez les trois mouettes briser leurs oeufs

Comme si la mer surgissait du sable pour la première fois

Avec comme notes musicales : l’éclosion d’œufs de mouettes

Moubarak Raji

Le destin étrange d’une famille qui fit partie de mon enfance me revient d’une manière lancinante et nostalgique. Il s’agit de la belle Jraïfiya, de son compagnon Moulay El Fatka, et leur fils Choukri : un trio de légende au destin pathétique. Tout d’abord Jraïfiya, qui a vendu au cours des années 1970 l’actuelle « Villa Maroc », pour des clopinettes, avant de se retirer à Agadir, où elle mourra plus de chagrin que de maladie. Il faut dire qu’au temps des tournages d’Othello sur les remparts de la ville, Jraïfiya était la Desdemona incarnée de Mogador. L’actuelle Villa-Maroc, lui tenait lieu de maison close. C’était paraît-il, une beauté aux charmes irrésistibles. Ceux qui avaient du pouvoir et de l’argent trouvaient auprès d’elle l’idylle apaisante qui flattait leur ego. Il fallait littéralement se ruiner pour honorer la table de Jraïfiya et faire partie du cercle étroit qui accède à ses charmes et à ceux de ces filles. Le pacha  borgne faisait partie de ces heureux élus qui venaient savourer les bonnes choses de la vie en s’enivrant de vin fin, en écoutant les classiques du Tarab Oriental, telles Oum Kaltoum et Smahan des années trentes. Ce même pacha borgne qui avait droit aux plaisirs de la maison close de Jraïfiya pouvait s’ériger le lendemain dans son bureau en juge et bon gardien de la morale de la cité !

Du temps de Jraïfiya, les plus beaux fruits étaient destinés à la clientèle sélective qui avait accès à sa maison close. Dans mon enfance, j’ai pu connaître de près son mari, Moulay El Fatka, parce que ce personnage haut en couleur était un compagnon bucolique de « Dadda Brahim », le chauffeur d’autocar et mari de ma tante maternelle, chez qui je passais mes vacances d’été à Casablanca.

Ma tante maternelle habitait alors dans la médina d’Essaouira du côté de la Scala de la mer — la maison même où était né Bouganim Ami, l’auteur du « Récit du Mellah », comme il me l’a indiqué lui-même lors de son bref séjour de 1998. Une maison avec patio où la lumière venait d’en haut. Et moi tout petit au deuxième étage regardant le vide à travers des moucharabiehs et répétant la chanson en vogue à la radio :


Cest pour toi que je chante

Ô fille de la médina !


Ma tante a dû déménager par la suite à Casablanca, d’abord à la maison de Derb Sultan — juste à côté du marché et des escaliers du chemin de fer, là où tout petit je me suis perdu un jour me retrouvant aux mains d’une inconnue dénommée l’« Aârifa », représentant le pouvoir municipal dans le quartier des Hobous, ensuite au quartier de villas dénommé France-Ville.  Dadda Brahim a dû y accéder en signe d’amélioration de son niveau économique, aussi à un moment où ces quartiers chics étaient en voie de marocanisation après le départ des Français. Da Brahim travaillait alors aux transports intervilles du Grand – Sud que possédaient les Aït Mzal, issus d’une grande tribu du Souss qui avait prospéré d’abord dans le commerce caravanier avant de s’adonner au transport des voyageurs, reliant par autocar Tafraout à Casablanca.


A l’alliance israélite où j’étudiais, on m’accorda alors de beaux livres pour enfant, que je n’ai pu recevoir à l’estrade, mais que Zagouri, mon institutrice, me fit alors venir chez le pâtissier Driss, où j’ai eu droit et aux Beaux Livres et à un gâteau au chocolat ! Je lui ai menti, en lui disant que je n’ai pas pu assisté à la remise des prix parce que j’étais parti à Chichaoua ! En réalité l’appel de la plage et des vacances étaient plus forts, surtout quand les élèves se mettaient à chanter à la récréation dans la cour :


« Gai gai l’écolier, c’est demain les vacances...

Adieu ma petite maîtresse qui m’a donné le prix

Et quand je suis en classe qui m’a fait tant pleurer !

Passons par la fenêtre cassons tous les carreaux,

Cassons la gueule du maître avec des coups de belgha (babouches)


Pratiquement chaque été, juste après avoir chanté à l’école israélite ce fameux chant des adieux, je me rendais en vacances à France - ville chez ma tante. Là où j’ai connu, à la puberté, mon premier amour, à la lumière duquel je lisais tous les grands amours de la littérature, depuis les maux du jeune Werther de Goethe, jusqu’au « Premier amour » de Tourgueniev. Je la vois encore tricotant sous l’oranger de la villa, les yeux baissés mais brûlant à la fois sous mes regards ardents et les chants dOum Kaltoum scandant au crépuscule les quatrains d’un Khayyam sur la vanité des jours sans amour… J’étais fou dAmina, ma cousine si proche et si inaccessible ! J’en rêvais à chaque retour de Casablanca en regardant la haie des eucalyptus que traversait l’autocar dirigé par son père, et en écoutant la voix mélancolique d’une Asmahan ! Elle était brune, à la chevelure et aux yeux ardents « dun tel noir, ô mes frères, quils mont ravi », comme disait le vieux chant de la ville.


Da Brahim, son père, arrivait souvent le soir avec des moutons entiers, qu’il achetait aux bouchers en cours de route, si bien que le réfrigérateur était toujours plein de nourriture et surtout d’une odeur d’alcool tellement agréable, qui m’intrigua longtemps avant que je ne découvre sur le tard que c’était de l’arôme d’anis qui émanait des bouteilles de Ricard. Cette odeur d’anis, si caractéristique, je l’ai toujours identifiée à la présence, dans la charmante villa de France –Ville — qui a vu éclore mon premier amour — de Da-Brahim revenant de ses lointains et incessants voyages et surtout avec celle du loufoque et corpulent Moulay El Fatka, que je croisais au bain – douches le lendemain au sortir de longues veillées bucoliques avec Da-Brahim, passées à boire du Ricard à l’odeur d’anis , qui me donnait tant de rêves paradisiaques et olfactifs.


En rentrant un soir d’un long voyage entre Tafraout et Casablanca, Da Brahim mourut très jeune au début des années soixante-dix. Ma tante meurtrie, nous dira le lendemain, qu’il s’était levé pour aller au bain, et qu’au retour, il s’est endormi pour ne plus se réveiller. Ce jour-là je m’isolai sous un abricotier de la paisible demeure de France-Ville et je me mis sans me rendre compte à rédiger le premier texte de ma vie : un poème au goût d’anis et d’amertume, inspiré par la fin de mon premier et dernier amour.


De la cirrhose du foie Da Brahim était mort, et la mort est d’autant plus injuste qu’elle retire à notre affection des êtres si jeunes. Des années plus tard,  son compagnon de veillées bucolique mourut à son tour de la même cirrhose de foie. Il laissa un fils unique qui lui ressemblait à tous égards aussi bien par son caractère loufoque que pour son amour du vin et de la vie qu’il croquait à pleines dents. C’était Choukri le fils de Jraïfiya et de Moulay El Fatka.

Dans les années soixante-dix, à Essaouira, c’était le temps des hippies. Et Jraïfiya qui avait déjà perdu ses charmes d’antan, leur louait les innombrables pièces de son ex-maison close de la kasbah. Son fils, Choukri, profitait en bon adolescent de la présence de ces curieux locataires aux cheveux longs et aux regards hagards, venus fuir les images de la guerre du Vietnam, dans le sillage de Jimmy Hendrix et du Living Théâtre : « Love and peace » était leur mot d’ordre, « trip » et nudisme était leur mode de vie entre le village de Diabet et l’embouchure de l’oued Ksob. Choukri profitait donc de la présence de ces curieux locataires pour s’approvisionner en gadgets de toutes sortes : cela allait de la montre électronique, en passant par le T-shirt et les espadrilles de luxe. Objet que les autres adolescents s’empressaient de lui dérober à la première occasion, notamment quand il se mettait sous la douche. C’était le temps heureux où l’on se retrouvait aux cabines de la plage, qui étaient organisées en forme d’« arêtes de poisson » de sorte que la plage communiquait avec le grand boulevard qui tenait lieu d’allée des Anglais, aux déambulations méditerranéennes, où le jeune Choukri se distinguait particulièrement par son humour caustique quasi naturel. On voyait bien que la vie n’était pour lui – comme pour ses parents -  que plaisirs épicuriens. Il n’avait aucune idée de l’effort et de la souffrance. Et pourtant, c’est par des souffrances atroces – un cancer de la gorge dont des métastases s’étendirent à la langue en phase finale — qu’il finira prématurément sa brève existence à Agadir où il s’était exilé avec sa mère — sa vie ne fut qu’une longue veillée nocturne consacrée au rire, au tabac et à l’alcool au goût d’anis et de nostalgie.

Essaouira reste une « veuve déchue qui se souvient de sa gloire », me disait mon père. Une ville hantée par les fantômes du passé comme l’exprime dans ce récit fantastique mon ami le jeune poète Moubarek Raji :

Ici, je ris, je pleurs, je bois et je m’adresse au lointain ami, au vieux grillon dans l’âme. Es-ce que les mers des villes pauvres se vendent maintenant comme des chats siamois ?! Riez poissons de thon ! Criez, amis fantômes ! Riez araignées de mer ! Mouillez-vous d’eau salée, ombres anciennes !

Ce qui reste de l’île, c’est d’abord cette prison à ciel ouvert, recouverte de toiles d’araignée, telle une tombe de silence avec son tapis d’algues vertes et ses vestiges de murex ayant échappé aux filets des anciens pêcheurs…

Il m’importe de beaucoup le devenir de cette île. De savoir comment elle s’est envolée pierre par pierre. Au point qu’il n’en reste plus que cette prison, prisonnière de sa propre histoire. On y aurait découvert des squelettes enchaînés. Pourquoi ces chaînes pèsent – elles encore sur ces squelettes ? Ont –elles peur que leurs fantômes soient des revenants parmi les hommes ?

Il y a aussi cet homme étrange qui, depuis des lustres s’ingénie à nourrir les mouettes à l’aube, et qui ornait la porte de son échoppe de fleurs sauvages ainsi que d’un vieux squelette de mouette, comme il aurait aimé qu’on orne sa propre tombe.

Ici personne ne se soucie de l’heure qu’il est. Même l’horloge à coq n’annonce plus l’aube, car si le coq a toujours sa queue, il n’a plus de tête.« La mer n’est plus à sa place ! » avait murmuré Ringo à chaque table du café Bab Laâchour. « Depuis trois mois que je suis sur cette chaise, et mon café est toujours chaud. Trois mois ou six ans, quelle importance ! »

Tous les clients du café, montrent du doigts la prison de l’île :

- Elle s’approche ! Dans une heure l’île sera devant Bab Laâchour ! Elle y est déjà !Les barrières de sa prison s’élevaient au ciel. Les oiseaux de l’île en deviennent prisonniers. Certains clients du café nous rassuraient qu’ils avaient déjà entendu parler de ce papillon qui rêvait d’être homme et de cet homme qui rêvait d’être papillon…


Quand on s’éloigne d’Essaouira, c’est toujours sous forme de mouette qu’on la retrouve ! Leurs envol au crépuscule, leur envol au ras des vagues et au – dessus des mâts, sont la réincarnation des légendes et des mythologies marines , comme le souligne si bien Moubarek Raji, le jeune poète contemporain de la ville :


Les mouettes sont des vagues qui prennent leur  envol

Et les vagues, des mouettes qui grondent

Quand on  brise une vague

Une aile vous pénètre profondément

Et quand on brise une aile

Une  vague vous pénètre profondément

Ecoutez les trois mouettes briser leurs oeufs

Comme si la mer surgissait du sable pour la première fois

Avec comme notes musicales : l’éclosion d’œufs de mouettes


On a retrouvé chez Ghorba, le vieux cordonnier disparu, qui pendant le Ramadan  du haut des minarets enchantait la ville, par les airs séraphiques de son hautbois, seul instrument de musique admis, à l’exclusion de tous les autres, considérés comme étant diaboliques en ce temps d’abstinence, un manuscrit légué par Saddiq, poète de la ville, ayant vécu au XIXème siècle : on a dégagé, tel un talisman, un poème dédié à « Aylal et Aylala » (goéland et mouette).


Ce poème est le seul à être sauvegardé de la khazna perdue de Ghorba. Le terme khazna désigne le trésor de manuscrits contenant les qasida de malhûn, que les connaisseurs consevent jalousement au fond d’un coffre. Ghora le cordonnier d’Essaouira, le hautboïste virtuose, l’adepte des Hamadcha, qui a perdu un œil lors d’une compétition chantée du rzoun de l’achoura, était l’un des principaux khazzan (conservateurs) des qasidas du genre malhûn. Il refusait d’en transmettre le contenu à ceux qui enquêtaient au début des années 1980 sur les paroles oubliées d’Essaouira, jusqu’au jour où après sa mort, sa vétuste boutique de cordonnier s’effondra engloutissant à jamais sous les décombre, tout le trésor poétique qu’il conservait si jalousement.


. Que raconte le poète à travers cette qasida-talisman, d’« Aylal » et d’« Aylala » ? La légende d’un couple de mouettes ayant niché au dessus de la terrasse où vivait le poète de ces îles purpuraires où n’existaient que le sable et le vent. Ils finirent par focaliser son attention d’autant plus que goélands et mouettes étaient nombreux à s’élever en nuées successives au dessus de sa tête :


Tout commença  avec un couple de mouettes

Qui s’en vint bâtir son nid au dessus de ma  terrasse

Leurs robes blanchâtres scintillaient tels les sommets  enneigés

Et le burnous gris du bien – aimé virevoltait dans les cieux

Fascination  de tout ce qui est cloué au sol pour tout ce qui vole

Un jour le mâle  s’est envolé pour ne plus revenir

Vint alors un chaton menaçant qui se hissa vers le nid

Restée seule que peut faire la mouette au milieu des tempêtes ?!

Qu’elle s’envole ou qu’elle demeure, ses petits seront  la proie du félin,

Ses jacassements emplissent alors les fortifications du port

Des centaines d’oiseaux survolèrent l’éplorée

Le  félin  disparu, le vent  tomba, et mon âme s’apaisa

C’est ce  qui arrive  à celle qui a vendu sa ceinture d’or

Permettant à l’inconnu de  dérober ce qu’elle a de plus précieux

Elle a beau  lancé des appels de détresse, personne n’y répond

C’est un poète – conteur qui composa cette qasida sur la mouette

Comme il en aurait composé sur l’abeille ou la flamme effilochée

Interroge – toi plutôt sur le sens des symboles

Prends une lampe et va  déchiffrer à ton  tour les symboles de la vie

Ne fais aucune confiance au temps, Ô toi qui comprend !

Il fait d’une hutte un château

Et d’un palais une ruines ensablées dans la baie !


Pour ce poète comme pour le  magicien de la terre qu’était Boujamaâ Lakhdar, les représentations de la nature – salamandre, gazelle, mouette, abeille, etc.- sont souvent des symboles anthropomorphiques dont il faut déceler le sens au-delà des apparences. Une mouette n’est pas une mouette, elle est pour l’artiste peintre le symbole même de la ville. Le dernier tableau peint par Boujamaâ Lakhdar, avant sa disparition en 1989, représentait une mouette fantastique portant sur ses ailes les  signes et les symboles magiques de la ville.

Abdelkader MANA

15:16 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mogador, nostalgie, poésie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook