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04/05/2010

Les Gnaoua : l'exorciste et la possédée

Lexorciste et la possédée

 


L’éclairé est celui qui est emporté par la parole divine,
le possédé est celui qui est atteint par les djinns, et le fou est celui qui est atteint dans son corps.

Je rencontre ce soir mon cousin Ahmed, l’aîné de ses frères et qui fait partie depuis la fin des années 1960 de la Tariqa Boutchichia, dont le maître spirituel se trouve à Madagh dans la fertile plaine de Triffas à la frontière algéro-marocaine, là où l’émir Abdelkader s’était replié après l’occupation de l’Algérie par la France en 1830. Je dis à Ahmed :

- Pourquoi tu as délaissé la fille que tu avais eue avec ta première femme originaire d’Essaouira ?
- C’est sa mère qui a toujours refusé que ma fille rencontre ses demi-frères que j’ai eus avec ma seconde femme. Elle ne cesse de me jeter des mauvais sorts, en enterrant mon sort au cimetière.
- « Comment l’as-tu su, alors qu’elle vit à Essaouira et que toi tu vis à Casablanca ?
- Par l’intermédiaire d’un fqih de Marrakech et plus précisément par son « khabir »…
- Qu’est-ce que ce « khabir », ce n’est pas Élie le Khadir ?
- C’est le djinn qui lui chuchotte à l’oreille ce qui se trame contre moi dans les cimetières d’Essaouira ».

Le fqih a le même pouvoir de voyance, grâce au Khabîr — l’équivalent de l’agent de renseignement chez les jnûn, puisque le mot Khabîr dérive des Mokhabarates, l’équivalent du Mossad et de la C.I.A. dans le monde arabe - que la voyante médiumnique des Gnaoua, qui, en état de transe devient le médium d’une entité surnaturelle parlant par sa bouche pour indiquer aux possédès consultants le diagnostic et le remède.

J’ai connu dans les années soixante-dix Larbi, le menuisier de notre quartier qui était épris de football, et qui avait fini par errer pieds nus dans les ruelles de la ville, jusqu’à ce que sa famille décide de le rapatrier définitivement à son bled d’origine dans les environs d’Essaouira. On disait alors qu’il s’était amouraché d’une femme voilée, et que celle-ci avait emprisonné son âme en l’enterrant sous forme de tortue au cimetière. Pour qu’il puisse retrouver la raison il fallait absolument deterrer la tortue enterrée vivante au royaume des morts.
L’univers des djinns fait partie de ce vaste domaine, de l’imaginaire collectif où il est difficile de faire la part du fantastique de celle de la divagation mentale. Par analogie, il est le reflet de notre monde débarrassé des obstacles de la vie réelle et peuplé d’entités « volantes » qui se métamorphosent à volonté en toutes sortes d’identités animales parlantes.
D’après l’exorciste gnaoui, un chat n’est pas un chat et un chien n’est pas un chien :
« Là-bas près de la montagne où a disparu Chamharouch, il n’existe pas de vrai chat, ni de vrai chien : si tu vois un chien, sache que c’est un melk, si tu vois un chat, sache que c’est un melk, si tu vois un serpent, sache que c’est un melk ; présente-lui ton taslim (soumission) et tu n’auras rien à craindre ».
Dans la croyance populaire, toute maladie est due à une entité surnaturelle malfaisante qui s’introduit dans le corps : le possédé est le « cheval » de l’esprit possesseur (melk). Dans ce cas, on recourt soit à la musicothérapie du groupe et c’est une « transe de possession », soit aux soins de l’exorciste pour expulser l’intrus et c’est une « crise de possession ». Cet état de transe est induit, par contagion ou par imitation au cours de la séance à laquelle le possédé assiste. C’est une possession non pas par des « esprits impurs » mais par les mlouk qui sont sacrés.

La captation de ces effluves bienveillants a besoin d’une théâtralisation rituelle accompagnée de musique pour faire « monter » le « saken » (l’habitant surnaturel). On n’intervient pas lorsque quelqu’un est saisi de transe ; il faut aller jusqu’au bout ; au bout de quoi ? Au bout de la crise, au bout des nœuds qui sclérosent le corps et l’esprit. Cette forme de conscience altérée et frappée de mutisme ; la parole lui revient lorsque les instruments de musique se taisent. Qauant à la possession par les esprits impurs, elle fait appel au sriî (séance d’exorcisme) pour expulser l’intrus.
On appelle « sriî », l’opération par laquelle les spécialistes qui manient les « autres gens » expulsent le djinn qui « habite » l’individu. Cette expulsion se fait par la négociation qui est, en fait, une cure par la parole et par la flagellation. D’ailleurs, l’une des acceptions du mot Sriî signifie « battre », « vaincre » quelqu’un, ici, ce quelqu’un est le jinn possesseur qui s’exprime par la bouche du possédé. La flagellation a pour fonction de provoquer la détente en libérant les tensions (en les « dénouant » dirait le magicien).
Deux conditions sont nécessaires et suffisantes au déclenchement de la crise de possession : la rencontre de la nya et du horm. La nya est un concept à double signification ; c’est à la fois l’intention de guérir et la croyance en l’efficacité du « bricolage mythologique ». La nya vaut l’acte : comme pour Spinoza « la pensée de Dieu, c’est déjà Dieu », pour la thérapie traditionnelle :
« Croire qu’on est guéri, est déjà la guérison ».
Le bricolage mythologique et l’outillage rituel ont pour fonction d’ancrer cette croyance. L’exorciste ne peut à lui seul, déclencher une crise de possession sur commande ; il est tributaire du parvis sacré de la zaouïa : le horm qui fonctionne comme déclencheur de crise ainsi que le divan du psychanalyste. Dès que les possédés franchissent l’enceinte sacrée de Sidi Yahya qui commande aux génies aériens, dont il fait lui-même partie ils se tordent aux pieds des maîtres des lieux.
C’est ce à quoi nous avons assisté à Marrakech ; la patiente est étendue et, à califourchon sur son ventre, l’exorciste gnaoui est assisté, pour la maîtriser, par ses auxiliaires humains et surnaturels. Nous avons assisté à une véritable séance d’accouchement-vomissement du diable par la voie orale. Le silence de mort qui règne parmi l’assistance, révèle l’angoisse d’être contaminé par l’invisible ; cela met au bord de la transe à laquelle on n’échappe que par le subterfuge de la rationalité et de la dérision.

L’enjeu consiste à arracher l’invisible aux entrailles de la victime. Même si ce n’est pas un accouchement naturel, il préfigure l’angoisse de la naissance que l’espèce a connue à l’aube de la vie.
« Chamharouch, ordonne l’exorciste, travaille avec les divins qui ont peur d’Allah. Les choses de Satan sont « haram » (tabou), celles de Chamharouch sont « halal » (licites) ».

La sourate des djinns dit :

« Il y avait des mâles parmi les musulmans qui cherchaient la protection des mâles parmi les djinns et ceux-ci augmentaient la folie des hommes ».

Le Sriî n’est possible que si l’exorciste, comme le ou la « possédé(e) » n’est plus qu’une écorce « charnelle » (khachba) dont l’âme est le jinn possesseur, et l’exorciste ne peut officier qu’au moment où il est lui-même « rempli » par les « autres gens ». Alors il entre en négociations ardues avec le diable en recourant tantôt à la menace, tantôt aux promesses ; c’est une suggestion à large spectre.
Non, il n’offrira pas au djinn en contrepartie de son départ le repas salé, mais le miel sucré dont Allah seul connaît le procédé de fabrication, mais le sang d’une victime expiatoire à corne et de préférence de pelage noir, mais la semoule des premières moissons que les Berbères mélangent à l’huile d’argan.
Pour expulser « l’intrus », l’exorciste use du pouvoir suggestif des mots. Car tous les champs de l’activité humaine sont entraînés dans le cercle magique des symboles et des mots. « Je veux qu’on transcrive le nom du djinn, dit-il, pour pouvoir l’emprisonner au tribunal de Chamharouch et en délivrer la jeune femme qu’il tourmente ». En agissant sur le nom, l’exorciste compte agir du même coup sur le djinn qui le porte. Il n’y a pas de distinction possible entre signifié et signifiant : ils se confondent comme la valeur et la marchandise dans la théorie de la fétichisations. Le concept populaire de faksa évoque l’effet psychologique de certains mots : ainsi le terme h’chouma relève beaucoup plus de l’anthropologie pathologique que son équivalent honte qui se rapporte plutôt à l’individu. Un simple mot peut déclencher la joie ou faire régner la tristesse ; par des « négociations avec l’invisible », l’exorciste guérit et par des incantations magiques les Regraga font tomber la pluie ou éloignent le sanglier qui s’attaque au maïs, aux moineaux qui s’enivrent de raisins et de figues.
On connaît l’importance du verbe chez les peuples sémites : le verbe est puissance et de la parole divine est né le monde. Il est représenté par le calame dont nous parle le Coran :

« Noun, Par le calame et par ce qu’ils écrivent ! Grâce à la faveur de ton Seigneur, tu n’es pas un possédé ! »

Cependant la parole à elle seule ne suffit pas : « il faut être initié et dire la basmala (formule de conjuration) si l’on veut guérir par la grâce d’Allah tout ce qu’on touche ; sinon, on risque de se faire mal à soi-même, explique l’exorciste, depuis mon jeune âge, j’ai été élevé par les jnûn ; c’est au pèlerinage de Sidi Yahya guérisseur des possédés que j’ai perdu la vue en nageant dans son lac hanté. Depuis, j’ai voyagé dans toutes les contrées du Maroc ; lorsque lesdjinns ont décidé que je devais être leur serviteur, je le suis devenu malgré moi. Depuis, je fais partie de ce « hal » et je possède le secret de ces gens ».

Les propos sur les djinns, ombres fuyantes de l’imaginaire, nous renseignent beaucoup plus sur celui qui y croit que sur les djinns eux-mêmes.
Abdelkader MANA

12:43 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les couleurs de la transe

Les couleurs de la Transe

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Tout, soudain, danse dans la ville habitée [1]: hommes, femmes, oiseaux, enfants, vieillards. Les youyous fusent dans la lumière éclatante. Essaouira, ville à dimension humaine, habitée par le hal ! Véritable « port de transe » où crotales et tambours font battre le cœur de l’Afrique, en un dialogue sublime qui tantôt s’élève jusqu’aux sphères célestes, tantôt s’abîme dans les profondeurs de la mer.

 

Etendards en tête avec le taureau du sacrifice, la procession a quitté la zaouia de Sidna Boulal [2]au début de l’après-midi. Des rangées de danseurs s’improvisent dans les rues, les joueurs de crotales et les tambourinaires avancent en ligne à petits pas, se font face, se rapprochent puis s’écartent pour se rapprocher encore, suivant le rythme de la musique.

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Se plaçant entre le taureau du sacrifice et les musiciens, voici les voyantes au géranium et au basilic qui implorent Allah : «  guéris-nous, ô Seigneur ! » Lentement, elles avancent au rythme omniprésent de la musique. En tête de la procession, les deux étendards, le vert et le rouge, puis vient le taureau noir que suivent les enfants aux yeux émerveillés. Dans les rues étroites, pleines de poussière, de couleurs, de lumières, la circulation est bloquée. On prie, on fait appel à la baraka qui guérit : « Laâfou ya Moulana » (guéris-nous, Ô Seigneur !)

Dans le labyrinthe des rues la procession continue d’avancer.

Partout est la danse, offrande de musique, promesse de hal[3] .On se désaltère aux gargoulettes parfumées aux feuilles de menthe. Les voyantes aspergent d’eau de rose la foule des curieux et des adeptes. Le hal habite les murs, la foi exalte les remparts, les ruines parlent de ceux qui ne sont plus. Oubli du temps présent, oubli du monde. L’immémorial illumine le ciel et, toute puissante, la musique ressuscite le lent et noble déhanchement des caravanes en marche.

On fait halte un moment devant le sanctuaire du Pôle de l’Orient. Dans la clarté du jour la procession investit la cité du son grave du tambour, du martèlement des crotales.

Dis-nous, ô arbre immobile !

Entends-tu les sons graves qui

Accompagnent le taureau vers le repos éternel ?

Son sang va jaillir comme jaillissent en  geysers de brume

les chevaux marins de la houle violente.

Corps broyé par les vagues.

Rôde la mort, la mort sereine et brutale.

En échos à la prière cosmique du firmament,

Des ombres en oraison se répondent dans la pâle clarté du crépuscule.

 

D’un côté le tumulte des vagues, l’immensité de l’océan ; de l’autre le bruit assourdissant des tambours. Infinité des mystères, mystère de l’infini. Des goélands voguent au rythme du vent, des essaims d’hirondelles planent au dessus du cortège. Les musiciens pénètrent avec vacarme dans l’enceinte sacrée. L’homme préposé au sacrifice serre les pattes antérieures du taureau. Une foule immense envahit la place.

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L’instant est solennel. Les femmes se pressent sur la terrasse. Les jambes des danseurs trépignent, les youyous des femmes vrillent l’air. Le sacrificateur lave les pattes antérieures, les pattes postérieures, puis le dos, le sexe et la queue de l’animal. Il l’encens de la fumée du benjoin s’élevant d’un petit braséro, le culbute à terre et l’oriente vers la Mecque. Aux appels au Prophète succèdent les youyous des femmes.

Des femmes, fronts baissés sur les bols, trempent leurs lèvres dans le lait ; quand elles relèvent la tête, rien n’apparaît sous le voile si non l’éclat de leurs yeux agrandis par le khol [4]. Au centre de la place une cohorte de voyantes déposent leur bouquets de géraniums et de basilic. Deux joueurs de tambours et cinq joueurs de crotales ne cessent de tourner autour de la place du sacrifice. Le chant modulé par le maâllem est repris par la foule. Deux danseurs inscrivent de grands huit syncopés autour de la fontaine, un joueur de crotales se place entre les deux comme pour les encourager.

Le taureau est au repos sous la coupole verte. Venant du centre où murmure la fontaine, les résonances frénétiques, vont s’amplifiant dans l’espace clos de l’enceinte sacrée. Les goélands volent haut dans le ciel bleu qui pâlit. Le soleil décline sur l’océan. Un chien noir aboie au pied de la citadelle. Le vent mugissant fait trembler les fenêtres closes. La ville frémit comme un corps vivant sous le fracas des vagues. L’étoile polaire scintille à l’horizon. Violent mugissement, plainte pathétique de la houle qui gémit et qui pleure.

 

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Le maître des musiciens pose le tambour, prend en main le guenbri. Le sacrificateur ôte au taureau les étoffes aux couleurs de la transe, sur lesquels il pose un instant les couteaux du sacrifice afin qu’ils s’imprègnent du pouvoir magique des génies de l’abattoir. Alors s’élève le chant :

« Il n’y a aucun dieu, en dehors de Dieu ! »

Danse haletante autour du taureau en attente de son destin. Le soir monte au milieu de la mer, le hal descend sur la place. Les musiciens de l’ombre, les musiciens de la nuit accélèrent le rythme qui se fait lancinant. Tambours qui battent, crotales qui s’entrechoquent, youyous des femmes. Sublime transe sous l’éblouissante lumière !

Vêtu de rouge, le sacrificateur mime le roi des génies des abattoirs qui l’habite, en effectuant la danse des couteaux. La lune apparaît dans le ciel encore clair. La gorge du taureau est tranchée. Son sang encore fumant est recueilli dans une bassine. De cette énergie vitale, on asperge, au couteau, les couleurs des mlouks, le guenbri, les crotales. Une femme tombe en transe. Apportez l’encens ! Majid danse dans les nuages. Les esprits des nuages le saisissent. Il tombe du haut de la terrasse. Brûlez de l’encens, couvrez-le de noir. Son cœur a sombré à l’appel des esprits qui le possèdent. Combien n’a-t-il pas erré au pays des Noirs ! As-tu vu d’où les esprits des nuages l’ont fait tomber ? Il n’a pu résister à leur appel. S’il résiste ses os lui feront mal. La transe chasse les impuretés avec la sueur, la transe délivre.

 

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Un peu plus haut les vagues, et la ville serait engloutie par la mer. Le sang jaillit à gros flots de la blessure ouverte. Le retrait du ressac marin fait apparaître d’énormes précipices : gouffre glacial où s’engloutit le soir qui tombe, les prières et les paroles sont emportées par le vent.

On clôt le sacrifice par une prière qui évoque les servitudes d’antan :

« Nous sommes des esclaves à la peau fraîchement marquée.

Soyez témoins de ces marques, elles ne s’effaceront jamais »

Maintenant, le maâllem est seul à jouer mais tous les assistants accompagnent le son du guenbri en battant des mains. On vient d’entamer la partie ludique des kouyou, qui se déroule en deux temps : d’abord les Fils des Bambara, où on rythme uniquement des mains et du son du guenbri les évolutions des danseurs qui se lèvent et dansent à tour de rôle. Vient ensuite la Noukcha, où les crotales accompagnent le guenbri et la danse est collective.

Celle-ci revêt un aspect théâtral. Le danseur doit à la fois danser et mimer toutes sortes de rôles ; celui en particulier, de l’esclave enchaîné, ou de la femme enceinte qui va vendre son enfant. Il doit aussi représenter les bêtes sauvages et les anciens totems des clans. Toutes les tribus de l’ancien Soudan sont évoquées ainsi que la mémoire de l’exile des ancêtres.

 

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La condition d’esclave est évoquée : un danseur aux pieds liés par un foulard saute comme pour se libérer de ses liens ; on compare la condition du maître et celle de l’esclave, on moque et on plaint à la fois la vie de servitude :

 

Allah, Allah, notre Seigneur !

Oncle Bara le pauvre,

Voici son destin de pauvre :

Madame boit le thé, monsieur boit le thé,

Et Bara se rince les yeux,

Le maître mange la viande,

La maîtresse mange la viande,

Et oncle Bara, grignote les os...

 

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On commence par la parodie, le jeu et le rire pour se préparer au tragique de la possession :

 

Soudani kouyou

Soudani ya Yamma

Dada Yamma Ya Toudra

Mon frère est venu de Tombouctou!

Soudani Ya Yamma

Hé !Lalla Ya Toudra

Ils nous ont amené du Soudan

Ils nous ont amené de Guinée

Ils nous ont amené des Bambara !

 

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Théâtralité des gestes, danse en cercle, frénésie du rythme : prière pour les esclaves et les hommes libres de la Séguia rouge.

Danse balancée et gracieuse : offrande pour la beauté du geste.

Bangara, bangara....

Pirouettes et balancements rythmiques du danseur solo sur place. En chœur :

Amara Moussaoui

Sidi Ya Rijal Allah…

 

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La danse est splendide, alerte et entraînante. Le Gnaoui danse, le sourire au lèvre : magie de l’Afrique et de ses rythmes !

On invoque le soudanais Yamma et les fils des Bambara. Trois danseurs se lèvent et épaule contre épaule, se rapprochent

puis s’éloignent du maâllem à pas comptés – flux et reflux.

Le guenbri poursuit son solo tandis que les trois danseurs battentle sol de leurs pieds nus.

Echange grave et sonore entre guenbri et pieds qui trépignent :

« Saha Kouyou ! », lance le maâllem.

 

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Les danseurs s’approchent, frappent à l’unisson le sol d’un seul coup du pied droit, reculent et se reprennent à battre le sol,

à la manière des claquettes américaines. On cesse de chanter pour mieux prêté l’oreille au rythme des mains et des pieds

qui battent le sol et brassent l’air. Le bruit de la plante des pieds s’harmonise avec le registre bas du guenbri.

Pour la danse du chasseur, une gazelle traverse l’imaginaire poursuivie par un homme-tigre en transe.

La soirée commence :demain, le monde renaîtra de ses cendres grâce à la magie des musiciens guérisseurs

et au pouvoir de leur imaginaire éclaté...

 

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Voici les couleurs des mlouk, génies de l’au-delà, esprits de la nuit. Les sept couleurs de l’arc en ciel,

ont chez les Gnaoua,une signification magico-sacrale clairement définie :

à chaque devise musicale correspond une entité surnaturelle,et à chaque entité surnaturelle une couleur particulière.

Ainsi au milieu de la nuit, les Gnaoua procèdent à « l’ouverturede la place »(ftouh Rahba)

pour marquer le passage de la réalité ordinaire à la réalité extraordinaire :

l’invocation des entités surnaturelles.

La lila est un voyage dans l’océan de la transe et les esprits évoqués sont des étapes,des haltes dans la nuit.

 

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On commence par l’invocation des  Jilala , génies que dirige le pôle de l’Orient, et qui porte la couleur blanche.

Les entités surnaturelles marines, les  Moussaoui portent la couleur de la mer, comme les samaoui, entités célestes sont vêtus

du bleu du ciel. Si les chorfa vous habitent, vous porterez la couleur verte de l’Islam.

Avec la devise musicale de Sidi Hammou,on porte la couleur rouge du sacrifice.

 

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La possession par les « gens de la forêt et des nuages », est symbolisée par le noir.

On invoque également les entités surnaturelles féminines qui provoquent des transes de diverses couleurs. :

le jaune de lalla Mira,le violet de lalla Malika, le rouge de la berbère et le noir d’Aïcha Kandicha

(de Kadoucha, la déesse de la mer ?), qui possèdela voyance, et celle-ci prédit l’avenir en état de transe.

Bouderbala (le porteur de la tunique rapiécée du vagabond) fait la synthèsede toutes les couleurs.

La tunique rapiécée des anciens n’est pas portée par n’importe qui :

elle est le symbole de l’errance et de l’illumination divine qui s’y attache.

Après les Jilala, on passe à Bouderbala.

Le danseur qui « joue ce rôle », au sens presquethéâtral du terme, porte une tunique de toutes les couleurs

 

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et un grand couffin rapiécé. On l’invoque par ce chant :

 

« Ô l’homme en haillons,

Tel est l’état des possédés,

L’homme à la canne et aux vieux habits,

Tel est l’état des possédés ».

 

Vient ensuite le moment des moussaouiyne, couleur bleue clair, commandés par Sidi Moussa,

maître de la mer et protecteurdes marins.

 

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On effectue la danse au bol magique, et les danseurs qui portent un foulard bleu font aussi le simulacre de nager.

Quand on invoque la devise Bala Matimba, les danseurs s’aspergent d’eau. On chante :

« Ô Sidi Moussa, ô gardien du port,

Ô Bouria[5], poisson de rocher,

Ô Bouria, poisson de marée,

Je vous demande protection,

Ô hommes de l’île,

Je vous demande protection,

Ô maîtres de la côte,

Je vous présente autant de prières qu’il y a d’eau,

Autant de prières qu’il y a de poissons dans la mer. »

 


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Cette poésie marine est offerte à Sidi Moussa, que certains auteurs présentent comme

une version populairede Moïse qui commande les eaux.

Après les moussaouiyine viennent les smaouiyine,dont la couleur est le bleu foncé ;

on évoque ici les devises Moussa Barkiyou, Barri ya Berri,

Jab el-Ma et Ya Allah Samaoui.

Le maâlem hamida Boussou[6] porte le nom d’un melk marin

qui le possède lorsqu’il était jeune.

Les Gnaoua chantent ainsi cette devise :

 

« Me voilà, ô Boussou !

Boussou à l’hameçon,

Boussou au filet de pêche,

Boussou le pêcheur,

Boussou le poisson. »

 

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On passe ensuite à la mehella[7] des rouges de Sidi hammou, le maître du sang et des abattoirs.

Le pacha hammou porte le couteau du boucher et une chéchia ; il parle de sacrifices.

Ceux qu’il possède at qui dansent avec des poignards

dans le melk de Sidi Goumi ne courent aucun danger :

« Tu vois le sang jaillir, dit maâlem Mahmoud Guinéa,

mais à la fin de la danse tu ne trouve plusaucune trace de sang.

Le danseur est insensible au poignard

parce que Sidi hammou le protège lorsqu’il danse... »

 

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Dans le melk hammouda, tous les Gnaoua mangent du miel.

On commence par mettre un peu de miel sur la peau du guenbri,

on en induit aussi les crotales avant d’en offrir au maâlem et à chacun des Gnaoua.

 

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Viennent ensuite les fils de la forêt vêtus de noir et particulièrement violents.

Parmi les esprits noirs de la forêt, il y a aussil’ogre Bariando .

On fait le simulacre de le capturer en lui enroulant une grosse chaîne autour du cou.

Il essaie de se libérer, maison le retient de chaque côté.

C’est le symbole de la traite des esclaves volés et deleur asservissement.

Il y a Haoussa, appelé l’enchaîné, qui se frappe la poitrine.

Il y a Segou Balaychi, qui se couvre du pelage d’un moutonet danse avec

une canne noireautour d’un plateau d’orge et de sucre,

dans lequel les jeddaba[8] mangent commedes esclaves ou des animaux.

 

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Ensuite vient successivement :

 

§ Tamarmania, dont le jeddab avale des aiguilles.

§ Jini Yata, que l’on couvre d’une serviette noire.

§ Koulou M’bara, dont on frappe le dos avec une lanière de cuir.

§ Bao Bao, Sidi Madani, le chasseur possédé de la forêt.

§ Joujou Nama, dont les jeddaba mangent de la viande crue.

On invoque encore d’autres mlouk, dont le plus impressionnant est

Gouban Bou Gangi,qui se frappe la tête d’un mortierde huit kilos.

Ceci ne va pas sans accidents, à en croire maâlem Abdessalam Belghiti,

qui animait les lila de khaddouj Bent Yahya,la plus grande voyante d’Essaouira,

et qui a assisté à la mort d’un adepte, Tabboza, à la fin d’une lila.

 

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Dés qu’on aborde la devise musicale

Goubani Bou Gangi,ceux qui ne sont pas Gnaoua quittent la place.

Après les esprits noirsde la forêt vient le tour des chorfa , dont la couleur est le vert.

On commence par Sidi Lahcen, suivi de Sidi Boubker et de Sidi Ali.

Lors de cette devise, on danse avec un grand sabre.

On évoque Moulay Abdellah ben Hsain, le « saint » de Tamesloht, ainsi que

Moulay Brahim, le « saint » de la montagne, dit « l’oiseau des cimes ».

A la fin des chorfa, on invoque Foullani, les hommes de Dieu du Soudan :

 

« Hayii Foullani, ô mon père !

Hayii Soudanais, ô mon père !

Foullani, ô Seigneur,

Bambrani, ô Seigneur ! »

 

Les danses de possession se terminent par les génies de sexe féminin,

aux couleurs variées :jaune, rouge, violet et noir.

On brûle des encens divers et on asperge les danseurs avec de l’eau de rose.

On évoque d’abord lalla Aïcha, la noire, ensuitelalla Rkiya,

la rouge, puis lalla Mira, la jaune et lalla Malika la noire.

Lalla Mira, s’en prend tout particulièrement aux voyageurs.

Elle aime les promenades au crépuscule, et c’est à ce moment là qu’elle est dangereuse.

Les gens qui dansent ce melk rient beaucoup

et les gens qui pleurent sont particulièrement vulnérables à ses attaques.

 

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Ces quatre premières entités féminines sont suivies par huit autres dont la couleur

est le noir.La plus redoutable estAïcha Qandicha.

Pour l’accueillir, on éteint la lumière et la danseuse qui en est possédée se met à prédire.

On verse de l’eau eton fait semblant de laver le linge avec la plante des pieds,

car Aïcha Qandicharéside dans les oueds, les mers et les flaques d’eau.

On termine la série en invoquant les esprits féminins berbères.

On sert une soupe d’orge aux participants :

c’est la fin de la lila.

Le maître dépose le guenbri, et l’azoukay ramasse tout le matériel.

Laârifa reprend son panier de cauris, de pierres du delta du Nil

et d’ébène des profondeurs du Soudan.

Après leur transe, les adeptes se sentent mieux et sollicitent pour les absents

leur partde barouk.A l’horizon, l’aube se met à poindre.

La transe et les génies qui la provoquent se dissipent

avec la lumière du nouveau jour qui nait.


Abdelkader MANA

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[1] Au milieu des années 1980,  j’ai participé à une lila des Gnaoua  à Essaouira  dont  je relate ici le déroulement ainsi que la succession des devises musicales et les couleurs de la transe telles que je les ai observés alors.

[2] Essaouira est la seule ville au Maroc où les Gnaoua disposent d’une zaouïa : partout ailleurs leur culte a un caractère domiciliaire. L’édifice de la zaouïa dédiée à Sidna Bilal, premier muézin noir du Prophète, semble dater du XVIIIè siècle. Il servait de lieu de rassemblement aux esclaves qui y célébraient leur fête. Ceux-ci vivaient alors hors des murs, au nord de la kasbah, dans des casemates bâties au milieu des dunes. On raconte que là vivait un maître du guenbri, maâllem Salem, qui appartenait à un négociant, Allal Jouâ, dont une rue de la médina porte encore le nom. Celui-ci vendait la cire et possédait au moins sept esclaves qu’il traitait comme ses propres enfants. Allal Jouâ n’était pas comme les autres commerçants qui obligeaient leurs esclaves à décharger les barcasses au port. Lui, il leur apprenait à travailler comme maçons et comme graveurs sur pierres. C’est ainsi que maâllem Salem était devenu une sorte d’ingénieur, un sourcier. S’il disait aux ouvriers de creuser à l’endroit qu’il leur indiquait, immanquablement ils tombaient sur de l’eau. On le nomma moqadem des Gnaoua. Il entoura le lieu de culte, alors une simple mzara, de quatre murs. C’est ainsi qu’est née la zaouïa de Sidna Bilal, au cœur même de la médina d’Essaouira, du côté de la mer.

[3] Hal : La transe ; état de celui qui est possédé par la transe. La confrérie des Ghazaoua chante le hal en ces termes :

Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !

Le hal qui me fait trembler !

Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;

Ô homme ! Que sa tête est encore vide

Ses ailes n’ont pas de plumes

Et sa maison n’a pas d’enceinte

Son jardin n’a pas de palmier

Celui qui est parfait, la calomnie ne l’effleure pas

Sidi Ahmed Ben Ali le wali

Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !

Sidi Ahmed et Sidi Mohamed

Ayez pitié de nous. »

 

[4] Khol : pour noircir les cils et les sourcils. Les femmes utilisent aussi l’ écorce de noyer pour la denture, le rouge à lèvre de Fès et le hargouss (extrait d’une mixture à base de vapeur de benjoin blanc et de bois de santal, donnant un parfum aux vertus aphrodisiaques particulièrement puissantes qui enrobait le corps de la femme pendant une semaine entière,  dit-on.

[5] la mer en se retirant laissait derrière elle, dans les interstices des rochers, de petits poissons couleur d’algues dénommés  bouris probablement par la population d’origine africaine de la ville parce qu’il existe effectivement une divinité africaine du nom de « Bouri » : au cours du rituel de la Lila, il existe un esprit possesseur (melk) où le possédé danse avec un bol d’eau de mer contenant ce petit poisson des rochers .

 

 

[6] Selon l’explorateur et photographe danois S.E.Sokkelund, on appelle « Boussou » un peuple riverain du Niger, ainsi que les Africains travaillant au port d’Accra au Ghana. Ces hommes de la mer sont les « Boussou ».

[7] Cohorte de génies.

[8] Pluriel de Jeddab, danseur en transe qui peut avaler de l’eau bouillante sans peine, comme les Oulad Sidi Rahal.

12:30 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

12/12/2009

Le moussem des Hamadcha

Le moussem des Hamadcha

 

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Procession des Hamadcha a Essaouira

 

 

Hamdouchi, tourneur sur bois de son état,rencontré à Sidi Mogdoul, me dit en préparant sa pipe de kif : "Tout ce qui brûle au feu n’est pas impur. Jadis, on cachait le kif dans  le tambour.Le moqadem disait : « Fumez où bon vous semble, sauf dans la salle de prière. ».Nous gens du hal, nous avons besoin de fumer jusqu’à ce que nos yeux soient hors des orbites pour pouvoir chanter et faire monter le saken (l’habitant surnaturel) ».

 

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Le Herraz des Hamadcha par Boujamaâ Lakhar

En 1983, j’avais assisté au moussem des Hamadcha, en notant son déroulement au jour le jour :

 

Le 31 août 1983, 17 heures.

Des rumeurs musicales me parviennent de loin : c’est la procession des Hamadcha à Souk – Jdid. À mesure qu’on s’approche de la zaouïa, la musique devient frénétique. Après avoir franchi la porte sur la place du sacrifice et des danseurs sacrés, l’animal est encensé avec du benjoin (jaoui). Le public l’entoure et la musique continue. On fait tomber l’animal pour l’égorger, le public s’agite, la musique devient frénétique et les femmes sur la terrasse poussent des appels au Prophète et des youyous. C’est la première dbiha. La seconde aura lieu lorsque les taïfa invités seront là. Le moqaddem des Hamadcha (boucher de son état) aiguise son couteau en adressant un regard lointain vers le ciel. Il ordonne qu’on oriente la tête du taureau vers La Mecque. Puis, pieusement, d’un geste circulaire, il bénit l’assistance. En ce moment la musique parvient au sommet de la passion ; c’est le mode « daoui hali » (guéris-moi de ma transe), le moqaddem tranche la gorge du taureau. Lorsque les entrailles de l’animal sacrifié sont vidées la musique cesse brutalement.

 

C’est la vente aux enchères, de certaines parties de l’animal, qui commence. D’abord les pieds antérieurs puis postérieurs. Quelqu’un dans l’assistance demande un morceau du cœur. On lui rappelle que le cœur a été envoyé pour la baraka du gouverneur. L’un des sympathisants des Hamadcha s’approche du moqadem pour lui rappeler qu’il faut aussi envoyer un peu de baraka sacrificielle au nouveau conseil municipal (Union Constitutionnelle.) qui a contribué cette année à la subvention du moussem et supprimé les quêtes aumonières.

À ce moment-là, une femme descend de la terrasse et fait irruption parmi les hommes. Vieille et pauvre, elle propose timidement trois dirhams pour avoir sa part du  barouk . Celui qui dirige les enchères la regarde avec dédain et continue son travail. La rate est vendue 5 DH, puis un morceau de gorge rapporte 13 DH. La queue 18,50 DH et le sexe de l’animal 10,50 DH. Pour ce dernier morceau l’un des participants aux enchères commente : « Je ne l’achète pas en été, c’est un aliment chaud, valable surtout en hiver ».

« Les enchères ne sont pas tellement brillantes cette année », me dit un habitué des Hamadcha.

- Pourquoi ? lui dis-je.

- Parce qu’on a supprimé les quêtes dans les rues qui servaient aussi comme publicité au moussem.

Il y a peut-être d’autres raisons à cette désaffection. Dans la zaouïa des Hamadcha, on constate pour la première fois une floraison inhabituelle de drapeaux, entourant le portrait de Sidi Mohamed Ben Abdellah (le fondateur de la ville) qui symbolise ici l’association  portant son nom et qui a donné naissance récemment à la section locale du nouveau parti (Union Constitutionnelle).

Un peu plus tard, le hautboïste Dabachi m’explique :

- La musique un peu triste qu’on a jouée tout à l’heure, c’est la Nouba du Rasd puis on a joué Qoddam Ârqâjam.

Khalili intervient pour préciser :

- Les paroles qui accompagnent la mise à mort du taureau commencent ainsi :

 

Ah que ma patience est limitée !

Et que mon corps et mon cœur sont épuisés !

 

Au moment de sortir les entrailles de l’animal, on avait joué Qoddam El Maya. Et à la fin de la Dbiha, les musiciens avaient entamé l’air joyeux du Haddari. Ce morceau de musique rituelle fait aussi partie du Saken des Aïssaoua où il accompagne le moment de la frissa (consommation rituelle de la viande crue chez les Aïssaoua).

On me dit que les quatre morceaux de musique andalouse qui accompagnent le sacrifice chez les Hamadcha sont joués dans d’autres rites de passage tels que ceux de la circoncision ou de la défloraison qui fait passer la mariée du statut de jeunes filles à celui de femme. Dans les trois rites de passage (moussem, circoncision, mariage) cette musique rituelle accompagne l’apparition dangereuse du sang.

 

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Georges Lapassade et Gianni de Martino
devant la zaouia des Hamadcha, sis rue Ibn Khaldoune

 

1er septembre 1983 à 10 h 30.

Ce matin, je passe par hasard près de la rue Ibn – Khaldoun. Les Hamadcha d’Essaouira sont devant la porte de la zaouïa ; ils se préparent à accueillir la taïfa de Safi qui doit arriver par le car Chkouri à Bab Doukkala. La taïfa d’Essaouira marche maintenant vers Bab-Doukkala.En tête le drapeau rouge des Dghoughiine et l’étendard vert des  Allaliyne ; à cet étendard sont accrochés deux serviettes blanches ; quelqu’un me dit que des femmes ont apporté ces serviettes qui représentent leur  âar  (leur demande de protection adressée au wali Sidi Ali Ben Hamdouch). Mais selon un autre informateur ces serviettes blanches appartiennent à la moqadima de la zaouïa ; elles symbolisent la paix et la fraternité entre les deux taïfas qui vont se rencontrer.

J’ai interrogé tout à l’heure un Hamdouchi sur le pourquoi de la présence hier, dans le cortège, du drapeau bleu de Sidi Mohamed Ben Aïssa (de la confrérie des Aïssaoua). Il m’a répondu ceci :

« Sidi Mohamed Ben Aïssa est le cousin de Sidi Ali Ben Hamdouch ; et celui qui les séparerait aurait la chair dissociée de ses os ».

Ce lien est en réalité à interpréter à partir de la silsila (chaîne) mystique, pôle de l’Occident soufi auquel sont rattachées les deux confréries.

Les Dghoughiine disciples de Sidi Ahmed Dghoughi  constituent la partie la plus violente de la confrérie et du rituel des Hamadcha. Ils se frappent et se mutilent avec des hachettes nommées Chakrya, avec des baguettes de bois fixées sur un cerceau de fer formant le h’mal et avec des boulets de canon nommés zerzbana. Ils sont, dans l’orchestre, ceux qui frappent le herraz. Leur étendard est rouge, couleur  sang.

Le drapeau vert appartient aux Allaliyne disciples plus directs de Sidi Ali Ben Hamdouch. Ils sont, dans l’orchestre, les musiciens du hautbois (ghaïta) et dans la jedba, danse sacrée, les danseurs qui ne se frappent pas, ne se mutilent pas. Les Dghoughiyne se caractérisent ainsi par le fait de frapper (frapper sa tête ou le herraz) tandis que les Allaliyne se caractérisent par le souffle (souffler dans la ghaïta, souffler en dansant).

Au moment où les deux taïfas se rencontrent à Bab Doukkala elles jouent ensemble dans le mode gharbaoui

Les portes étendards d’Essaouira inclinent leurs drapeaux en signe de bienvenue. Puis les deux taïfa se dirigent vers la zaouïa. Quand ils sont proches de la zaouïa, ils commencent à jouer ce qu’ils appellent le zouak : c’est une phase intermédiaire où l’orchestre cherche un passage entre deux modes. En rentrant dans la zaouïa on joue Maâboud Allah (prière à Dieu). L’accueil se fait chaleureux, avec des embrassades fraternelles ; on offre aux invités les dattes et le lait traditionnels.

 

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La quête aumonière des Hamadcha, d'après Roman Lazarev

Nuit du 1er septembre.

Les membres de la taïfa accueillis durant la journée dorment dans la zaouïa sur la place sacrée et les pièces adjacentes à celle de la prière. D’autres chuchotent On attend l’arrivée imminente d’agents d’autorité Dans la salle de prière, au milieu de l’encens, les madihin et les notables lisent maintenant, silencieusement le Coran. La salle de prière est entièrement recouverte de tapis rouges. On voit à la qualité des coussins que tout un côté est réservé aux invités d’honneur [].

 

Vendredi 2 septembre.

À 9 heures, ce matin, le cortège des Hamadcha se dirige par Bab Doukkala vers la résidence du gouverneur de la province d’Essaouira. En tête les quatre étendards. La taïfa d’Essaouira est suivie des taïfas de Taroudant, Safi,Marrakech,Tamazt, et Demnate. Ils avancent en dansant. Devant l’entrée de la résidence une taïfa danse en attendant la sortie de la taïfa d’Essaouira qui est reçue par le gouverneur.

La taïfa d’Essaouira sort un peu plus tard avec un taureau noir et un mouton pour un sacrifice. Vient ensuite le conseil municipal en tenue de cérémonie. L’atmosphère est vite surchauffée : youyous des femmes et musique de plus en plus accélérée des Hamadcha. Mais d’un signe cette musique cesse, et le silence succède au bruit. On récite publiquement avec le public, une prière.

À 10 h 15 le cortège s’ébranle en direction de la médina. En tête du cortège, un Gnaoui de Marrakech joue avec des couteaux qu’il passe sur sa langue et ses bras sans se blesser. Derrière ce Gnaoui vient le taureau noir, tenu à la corde par un Hamdouchi. Puis le mouton. Et les étendards. Suit le groupe des femmes Haddarate avec, à leur tête, la moqadma des Hamadcha portant un bol de henné dans lequel elle trompe son doigt de temps en temps pour mettre une marque au henné dans la paume de la main des croyants. Suivent les Dghoughiyne de Demnate. Leur moqadem m’explique qu’ils sont pour la plupart des forgerons et des fellahs :

- « Pour devenir Dghoughi me dit-il, il faut apporter à la zaouïa de Zerhoun une galette de seigle et une galette d’orge, puis dormir dans le sous-sol de cette zaouïa ». Durant cette séance d’incubation paraît dans le rêve soit Aïcha Qandicha démente de la mer soit le marabout en personne pour vous ordonner de vous fracasser la tête avec tel ou tel instrument rituel sans risque pour votre santé.

Au centre de la médina, au moment où la musique rituelle atteint son comble, l’un des Dghoughi est brusquement atteint d’une crise. Il se tord par terre en implorant qu’on lui donne immédiatement sa Chakriya (hachette). Le boucher qui porte dans son couffin ces instruments redoutables, lui en offre deux. Alors, il se lève, jette son turban par terre et sautillant – comme s’il a les deux pieds liés par une corde imaginaire – il se met au rytme musical à frapper le sommet de son crâne. Les yeux hagards, le visage ensanglanté ; il laisse sur son passage une traînée de gouttes de sang. Le public fasciné s’écarte sur son passage. Ses confrères lui arrachent ces instruments d’automutilation rituelle en déversent du jus de citron sur ses blessures. Les musiciens devancés par la course folle de tout à l’heure, s’approchent à nouveau et leur saken enflamme un autre Dghoughi. Il a l’air d’un vieux boucher de campagne : la barbiche blanche mais la tête forte. Il a le corps trapu et fort des montagnards berbères. Tenant deux h’mal – une dizaine de baguettes de bois, autour d’un cerceau de fer – il frappe le sol et menace le public pour qu’il s’écarte. Il tend l’oreille pour saisir le meilleur moment musical inducteur du surnaturel et de la transe.

 

2 septembre (suite). À 19 heures le soir.

Dans la zaouïa, le groupe d’Essaouira s’est mêlé en partie à celui de Marrakech. Cela forme maintenant un cortège de 18 musiciens. C’est plus que nécessaire pour créer l’atmosphère enflammée du saken. Pour la première fois une jeune fille de 15 ans tombe en transe. On la transporte alors de la terrasse jusqu’à la place où jusqu’ici se trouvaient les hommes seulement.

Le ciel est encore du bleu du jour agonisant. On allume des bols de terre contenant de l’huile d’olive, des mèches, qui se trouvent au milieu de la place. Le Dghoughi de Demnnate se frappe la tête. Pour la première fois des gens du public tombent en transe. Un jeune homme de 18 ans perd le contrôle de ses gestes. Une autre jeune fille se roule par terre en pleurant. Elle retire son peignoir que prend sa sœur qui l’accompagne et qui paraît plus étonnée d’être parmi les hommes que de l’état de sa sœur. Un boucher me dit plus tard que la possession de cette fille cessera avec le mariage. Le public l’observe avec sympathie et compréhension. Non pas en tant que cas pathologique, mais en tant que personne en contact avec le surnaturel. La jeune fille s’effondre dès que la musique cesse. Le public se précipite autour d’elle. Dakki, le jeune hautboïste d’Essaouira leur dit :

 

« Eloignez-vous, elle n’a rien, c’est seulement le hal, apportez le brasero et l’encens »

 

Après avoir respiré ce parfum, elle sort de sa transe et va se reposer.

 

Le 3 septembre 1983, 7 heures du soir.

Au centre du rituel : la démente de la mer. Déjà, hier soir, j’ai remarqué au milieu de la place sacrée plusieurs bols de poterie autour de l’égout. Ils contiennent de l’huile d’olive, du sucre, des œufs et autres produits magiques. Le soir on les allume.

- De quoi s’agit-il ?

Le Hamdouchi auquel je m’adresse me répond rapidement comme pour cacher une vérité honteuse :

- Ce sont les femmes qui déposent ces bols-là.

Je m’approche d’un groupe de Hamadcha et je leur demande des précisions sur le même sujet. J’obtiens successivement les réponses suivantes :

- On se sert des cendres qui restent pour les maladies de la peau.

- La personne qui a subi une injustice allume un bol pour que son ennemi se consume de la même manière.

- Ces lumières sont en offrande à Aïcha Qandicha qui habite l’égout et s’assouvit du sang sacrificiel. On lui fait cette offrande lumineuse pour l’empêcher de nuire aux danseurs de la place sacrée.

Je demande à un Marrakchi :

- Pourquoi dans votre taïfa il existe deux personnages qui se mutilent l’un au couteau l’autre au feu ?

- Tous deux sont des Gnaoua venus chez les Hamadcha par ordre d’Aïcha Qandicha. C’est elle qui les protège des métaux et du feu.

Il faut remarquer que par leur métier, les Gnaoua et les Hamadcha qui se mutilent ont tous des rapports avec les métaux et le feu : forgerons, bouchers et coiffeurs pratiquant la circoncision. Pour plus de précision, je demande au même Hamdouchi :

- Est-ce que dans votre répertoire il existe des paroles qui font allusion à Aïcha Qandicha ?

- Elle apparaît dans la phase chaude du rituel. Et habite l’individu en état de transe. Dans la hadhra, on chante :

 

Aïcha la folle met le henné

Tant que dureront les jours

Elle se livrera pour boire

La part de Dieu et de son Prophète.

 

Les bols qu’on apporte au crépuscule sont appelés Sabhya (la matinale) parce qu’ils restent allumés jusqu’à l’heure du sort. Cette lumière offerte au saint devrait illuminer l’obscurité de la tombe :

 

Vieillard comme le blé déjà mûr,

Voilà le temps des moissons qui arrive !

Dieu ! Que faire la dernière nuit de la solitude ?

Lorsque toute lumière s’éteint sauf la tienne !

 

 

Le 4 septembre 1983

Le moment du saken le plus intense de ce moussem s’est produit durant la visite du président du conseil municipal. Comme si chaque participant au rituel voulait être regardé par l’homme charismatique. Il y a là une sorte de jeu de séduction et une collusion entre le pouvoir, la musique et le sacré. Mais cette affectation a cassé la transe. La musique pourtant intense n’a pas induit la transe comme d’habitude.

C’est au cours de ce moussem des Hamadcha que j’ai compris que la musique populaire est surtout une musique sacrée. Le mythe fondateur lui-même est musical. Sidi Ali Ben Hamdouch est allé avec son herraz dans un mariage. Il a joué et chanté un air de musique sacrée. Les gens séduits le suivirent jusqu’à la zaouïa et c’est ainsi qu’est née la confrérie.

 

5 septembre 1983

Après le moussem des Hamadcha, au cours de ma dérive dans la ville, je demandais à ceux qui ne participent pas leur opinion sur le moussem qui vient de se dérouler. Les réticences des vieux citadins proviennent d’un changement dans le rituel. Alors que chez les jeunes modernistes on assiste à une attitude de rejet. À titre d’exemple nous reproduisons les quatre réactions suivantes :

R1 (ancien citadin menuisier) :

« Je n’ai pas assisté au moussem car les gens du hal –de la transe-  sont tous morts. À l’époque de Si Omar le hautboïste que Dieu ait son âme il n’y avait pas de failles dans le flux musical. Maintenant les musiciens essouflés se font remplacés par d’autres, ce qui fait que des « trous » cassent l’élan musical. Jadis les femmes en transe tombaient de la terrasse. Maintenant, à peine à t-on commencé un chant de dhikr que déjà on entame la partie musicale de la hadhra. : c’est comme un film de karaté où la bagarre se déclenche dès la première scène sans raison. Le rituel est désordonné parce que les gens du hal ne sont plus là ».

R2 (ancien citadin, écrivain public) :

« Je n’ai pas assisté cette année, parce qu’il y a trop de tapage et de foule qui ne permettent plus de savourer dans le calme les morceaux de saken ».

Les réactions des jeunes sont différentes :

R3 (jeune fonctionnaire) :

« Moi, je ne vais jamais au moussem ; je préfère la plage et le bar ».

R4 (jeune fonctionnaire) :

« Ce moussem est une résurrection de la mythologie qui nous replonge au Moyen-Âge ».

 

Abdelkader MANA

22:46 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook