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04/05/2010

Les Gnaoua : l'exorciste et la possédée

Lexorciste et la possédée

 


L’éclairé est celui qui est emporté par la parole divine,
le possédé est celui qui est atteint par les djinns, et le fou est celui qui est atteint dans son corps.

Je rencontre ce soir mon cousin Ahmed, l’aîné de ses frères et qui fait partie depuis la fin des années 1960 de la Tariqa Boutchichia, dont le maître spirituel se trouve à Madagh dans la fertile plaine de Triffas à la frontière algéro-marocaine, là où l’émir Abdelkader s’était replié après l’occupation de l’Algérie par la France en 1830. Je dis à Ahmed :

- Pourquoi tu as délaissé la fille que tu avais eue avec ta première femme originaire d’Essaouira ?
- C’est sa mère qui a toujours refusé que ma fille rencontre ses demi-frères que j’ai eus avec ma seconde femme. Elle ne cesse de me jeter des mauvais sorts, en enterrant mon sort au cimetière.
- « Comment l’as-tu su, alors qu’elle vit à Essaouira et que toi tu vis à Casablanca ?
- Par l’intermédiaire d’un fqih de Marrakech et plus précisément par son « khabir »…
- Qu’est-ce que ce « khabir », ce n’est pas Élie le Khadir ?
- C’est le djinn qui lui chuchotte à l’oreille ce qui se trame contre moi dans les cimetières d’Essaouira ».

Le fqih a le même pouvoir de voyance, grâce au Khabîr — l’équivalent de l’agent de renseignement chez les jnûn, puisque le mot Khabîr dérive des Mokhabarates, l’équivalent du Mossad et de la C.I.A. dans le monde arabe - que la voyante médiumnique des Gnaoua, qui, en état de transe devient le médium d’une entité surnaturelle parlant par sa bouche pour indiquer aux possédès consultants le diagnostic et le remède.

J’ai connu dans les années soixante-dix Larbi, le menuisier de notre quartier qui était épris de football, et qui avait fini par errer pieds nus dans les ruelles de la ville, jusqu’à ce que sa famille décide de le rapatrier définitivement à son bled d’origine dans les environs d’Essaouira. On disait alors qu’il s’était amouraché d’une femme voilée, et que celle-ci avait emprisonné son âme en l’enterrant sous forme de tortue au cimetière. Pour qu’il puisse retrouver la raison il fallait absolument deterrer la tortue enterrée vivante au royaume des morts.
L’univers des djinns fait partie de ce vaste domaine, de l’imaginaire collectif où il est difficile de faire la part du fantastique de celle de la divagation mentale. Par analogie, il est le reflet de notre monde débarrassé des obstacles de la vie réelle et peuplé d’entités « volantes » qui se métamorphosent à volonté en toutes sortes d’identités animales parlantes.
D’après l’exorciste gnaoui, un chat n’est pas un chat et un chien n’est pas un chien :
« Là-bas près de la montagne où a disparu Chamharouch, il n’existe pas de vrai chat, ni de vrai chien : si tu vois un chien, sache que c’est un melk, si tu vois un chat, sache que c’est un melk, si tu vois un serpent, sache que c’est un melk ; présente-lui ton taslim (soumission) et tu n’auras rien à craindre ».
Dans la croyance populaire, toute maladie est due à une entité surnaturelle malfaisante qui s’introduit dans le corps : le possédé est le « cheval » de l’esprit possesseur (melk). Dans ce cas, on recourt soit à la musicothérapie du groupe et c’est une « transe de possession », soit aux soins de l’exorciste pour expulser l’intrus et c’est une « crise de possession ». Cet état de transe est induit, par contagion ou par imitation au cours de la séance à laquelle le possédé assiste. C’est une possession non pas par des « esprits impurs » mais par les mlouk qui sont sacrés.

La captation de ces effluves bienveillants a besoin d’une théâtralisation rituelle accompagnée de musique pour faire « monter » le « saken » (l’habitant surnaturel). On n’intervient pas lorsque quelqu’un est saisi de transe ; il faut aller jusqu’au bout ; au bout de quoi ? Au bout de la crise, au bout des nœuds qui sclérosent le corps et l’esprit. Cette forme de conscience altérée et frappée de mutisme ; la parole lui revient lorsque les instruments de musique se taisent. Qauant à la possession par les esprits impurs, elle fait appel au sriî (séance d’exorcisme) pour expulser l’intrus.
On appelle « sriî », l’opération par laquelle les spécialistes qui manient les « autres gens » expulsent le djinn qui « habite » l’individu. Cette expulsion se fait par la négociation qui est, en fait, une cure par la parole et par la flagellation. D’ailleurs, l’une des acceptions du mot Sriî signifie « battre », « vaincre » quelqu’un, ici, ce quelqu’un est le jinn possesseur qui s’exprime par la bouche du possédé. La flagellation a pour fonction de provoquer la détente en libérant les tensions (en les « dénouant » dirait le magicien).
Deux conditions sont nécessaires et suffisantes au déclenchement de la crise de possession : la rencontre de la nya et du horm. La nya est un concept à double signification ; c’est à la fois l’intention de guérir et la croyance en l’efficacité du « bricolage mythologique ». La nya vaut l’acte : comme pour Spinoza « la pensée de Dieu, c’est déjà Dieu », pour la thérapie traditionnelle :
« Croire qu’on est guéri, est déjà la guérison ».
Le bricolage mythologique et l’outillage rituel ont pour fonction d’ancrer cette croyance. L’exorciste ne peut à lui seul, déclencher une crise de possession sur commande ; il est tributaire du parvis sacré de la zaouïa : le horm qui fonctionne comme déclencheur de crise ainsi que le divan du psychanalyste. Dès que les possédés franchissent l’enceinte sacrée de Sidi Yahya qui commande aux génies aériens, dont il fait lui-même partie ils se tordent aux pieds des maîtres des lieux.
C’est ce à quoi nous avons assisté à Marrakech ; la patiente est étendue et, à califourchon sur son ventre, l’exorciste gnaoui est assisté, pour la maîtriser, par ses auxiliaires humains et surnaturels. Nous avons assisté à une véritable séance d’accouchement-vomissement du diable par la voie orale. Le silence de mort qui règne parmi l’assistance, révèle l’angoisse d’être contaminé par l’invisible ; cela met au bord de la transe à laquelle on n’échappe que par le subterfuge de la rationalité et de la dérision.

L’enjeu consiste à arracher l’invisible aux entrailles de la victime. Même si ce n’est pas un accouchement naturel, il préfigure l’angoisse de la naissance que l’espèce a connue à l’aube de la vie.
« Chamharouch, ordonne l’exorciste, travaille avec les divins qui ont peur d’Allah. Les choses de Satan sont « haram » (tabou), celles de Chamharouch sont « halal » (licites) ».

La sourate des djinns dit :

« Il y avait des mâles parmi les musulmans qui cherchaient la protection des mâles parmi les djinns et ceux-ci augmentaient la folie des hommes ».

Le Sriî n’est possible que si l’exorciste, comme le ou la « possédé(e) » n’est plus qu’une écorce « charnelle » (khachba) dont l’âme est le jinn possesseur, et l’exorciste ne peut officier qu’au moment où il est lui-même « rempli » par les « autres gens ». Alors il entre en négociations ardues avec le diable en recourant tantôt à la menace, tantôt aux promesses ; c’est une suggestion à large spectre.
Non, il n’offrira pas au djinn en contrepartie de son départ le repas salé, mais le miel sucré dont Allah seul connaît le procédé de fabrication, mais le sang d’une victime expiatoire à corne et de préférence de pelage noir, mais la semoule des premières moissons que les Berbères mélangent à l’huile d’argan.
Pour expulser « l’intrus », l’exorciste use du pouvoir suggestif des mots. Car tous les champs de l’activité humaine sont entraînés dans le cercle magique des symboles et des mots. « Je veux qu’on transcrive le nom du djinn, dit-il, pour pouvoir l’emprisonner au tribunal de Chamharouch et en délivrer la jeune femme qu’il tourmente ». En agissant sur le nom, l’exorciste compte agir du même coup sur le djinn qui le porte. Il n’y a pas de distinction possible entre signifié et signifiant : ils se confondent comme la valeur et la marchandise dans la théorie de la fétichisations. Le concept populaire de faksa évoque l’effet psychologique de certains mots : ainsi le terme h’chouma relève beaucoup plus de l’anthropologie pathologique que son équivalent honte qui se rapporte plutôt à l’individu. Un simple mot peut déclencher la joie ou faire régner la tristesse ; par des « négociations avec l’invisible », l’exorciste guérit et par des incantations magiques les Regraga font tomber la pluie ou éloignent le sanglier qui s’attaque au maïs, aux moineaux qui s’enivrent de raisins et de figues.
On connaît l’importance du verbe chez les peuples sémites : le verbe est puissance et de la parole divine est né le monde. Il est représenté par le calame dont nous parle le Coran :

« Noun, Par le calame et par ce qu’ils écrivent ! Grâce à la faveur de ton Seigneur, tu n’es pas un possédé ! »

Cependant la parole à elle seule ne suffit pas : « il faut être initié et dire la basmala (formule de conjuration) si l’on veut guérir par la grâce d’Allah tout ce qu’on touche ; sinon, on risque de se faire mal à soi-même, explique l’exorciste, depuis mon jeune âge, j’ai été élevé par les jnûn ; c’est au pèlerinage de Sidi Yahya guérisseur des possédés que j’ai perdu la vue en nageant dans son lac hanté. Depuis, j’ai voyagé dans toutes les contrées du Maroc ; lorsque lesdjinns ont décidé que je devais être leur serviteur, je le suis devenu malgré moi. Depuis, je fais partie de ce « hal » et je possède le secret de ces gens ».

Les propos sur les djinns, ombres fuyantes de l’imaginaire, nous renseignent beaucoup plus sur celui qui y croit que sur les djinns eux-mêmes.
Abdelkader MANA

12:43 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Je vous félicite pour votre critique. c'est un vrai boulot d'écriture. Poursuivez .

Écrit par : MichelB | 13/08/2014

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