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31/05/2011

Le port de Tombouctou

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    Essaouira avait un rôle de transit entre l’Afrique et l’Europe, c’est pour cela qu’on l’a surnommé « le port de Tombouctou ». Ici les caravanes de Tombouctou prolongeaient les caravelles de la lointaine Europe. Les populations  noires sont venues en deux vagues : la première vague est venue pour travailler dans la sucrerie saâdienne de l’oued ksob à la fin du 16ème siècle et au début du 17ème siècle. Ces anciens esclaves noirs se sont intégrés progressivement à la société berbère où on les appelle « ganga » du nom de leur gros tambour. Au bord de l’oued ksob, les saâdiens avaient établi un pressoir de canne à sucre qui a fonctionné régulièrement de 1578 à 1603 où travaillait essentiellement une main d’œuvre servile noire. D’après el oufrâni , le marbre apporté d’Italie était payé en sucre poids pour poids. Maintenant, l’arganier s’est substitué à la canne à sucre : on voit encore l’emplacement de la chute d’eau et les traces de frottement laissées par la roue hydraulique. Sur une grande distance, de splendides aqueducs, targa, en pisée, actuellement desséchés acheminaient l’eau depuis la source chaude d’irghan, jusqu’à la sucrerie.

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Feu Wisaâd lors du repas communiel des Ganga de Tamanar

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       La deuxième vague est celle des gnaoua d’Essaouira qui date de la fin du 18ème siècle. Dans leur chant boulila (le maître de la nuit), on retrouve encore le souvenir  de bilad soudan (le pays des noirs et sa traite négrière. Ces noirs ont été employés à l’édification du port comme en témoigne Georges Höst en 1764 : « Sidi Mohamed Ben Abdellah s’employa à construire une nouvelle ville à Souira ou Mogador et envoya cent livres de fer et quelques nègres. Ce qui marqua le début de cet endroit curieux. » Le sultan pensait ainsi disposer d’un port bien défendu et accessible toute l’année à ses navires. Alors que les ports du nord étaient pratiquement inabordables en dehors de la saison de pluie à cause de leur ensablement. Le sultan fonda un chantier naval en même temps que le port. Et en 1768, sa flotte était composée de 12 bateaux de tailles différentes armés de deux cent quarante et un canons.

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Tambour de feu, cette voix/voie des dieux africains

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    Vers la fin de la période des moissons,  avant de célébrer leur fête annuelle, ou maârouf, les ganga  font une longue tournée aumônière dans tout le pays Haha et bien au-delà. Les rassemblements diurnes et saisonniers de ces ganga ont un but avant tout thérapeutique : on cherche à provoquer la guérison par des séances musicales, en se servant exclusivement des tambours et des crotales. Lors de leur fête annuelle, ces adeptes de « Lalla Mimouna » sacrifient un bouc noir. Ce qui donne lieu à un repas communiel à base d’huile d’argan, d’amendes et de miel. C’est par leur tambour, cette voix des dieux africains, que les Berbères identifient ces « ganga », terme qui signifie justement « gros tambour ». Ce métissage de la berbérité et de la négritude est illustré magistralement par leur danse collective qui tient à la fois de l’ahwach berbère et du tempo africain.

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       C’est en s’inspirant du culte de possession des gnaoua et de la magie de leurs couleurs que le peintre Tabal a pu développer un art singulier : une peinture inspirée de la spiritualité et de la rythmique de l’Afrique profonde. Une ethno- peinture où les couleurs sont associées aux esprits des éléments de la nature et àleurs principes vitaux : le feu, le vent, l’eau, mais aussi le lait,le sang, le soleil, la lune, l’hiver, l’été, la nuit, le jour, le monde des vivants et celui des morts.

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      Issu des gangas berbères par son père, le peintre Tabal fut dans sa jeunesse initié au culte des gnaoua citadins. L’imaginaire ganga fils du soleil et des saisons, s’associe chez lui à celui des gnaoua fils de la lune et de la nuit. Il porte en lui, le pouvoir de l’androgyne qui crée l’harmonie entre les devises musicales et les couleurs de l’arc en ciel. Sa fécondité créatrice lui vient de cette unité intérieure. « Tes tableaux font peur ! » lui dit un jour un ami. Il voulait signifier par là qu’ils lui paraissaient mystérieux. Son père lui avait laissé sa bête de somme en lui disant : « Prends – la pour travailler. Et si tu n’accepte pas de faire ce métier, vends-la ». Tabal a beaucoup réfléchi. Il n’a pas vendu l’âne. Il s’en est servi pour travailler. Il allait dans les hameaux des environs en suivant les traces de son père qui avait coutume de dire : « Si tu suis ton chemin, il finira toujours par te mener quelque part ».

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      A la mort du père, Tabal prit son petit âne et son grand tambour et s’en alla cheminer par les mêmes sentiers et les mêmes collines : les arbres et les pierres le reconnurent, les enfants aussi. Entre deux tournées, de retour chez lui, il prit un jour une planche et commença à peindre le visage de son père pour en conserver la mémoire. Dans son esprit, la peinture ressuscite les morts. Les fleurs violacées et lumineuses qui ont frappé son regard au bord de la rivière l’inspirent quand il se met à peindre. Quand il est possédé par les génies de la peinture et par leur enthousiasme, ses tableaux deviennent comme une rivière en crue qui l’inspire et le stimule. Quand du haut de la montagne , il assiste à son débordement et qu’il voit tout ce qu’elle charrie : les arbres déracinés, les cadavres d’animaux, l’agneau les pattes en l’air, la tête du chameau disparaissant sous les eaux ; il éprouve alors le besoin de retenir tout cela en le fixant sur la toile.

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     Tabal est un peintre de la mémoire, la sienne propre et celle de la diaspora noire. Ses tableaux sont autre chose que de simples tableaux. Car, ils sont habités par les esprits possesseurs : ceux de ces ancêtres, ceux de l’esclavage. La danse rituelle des anciens africains anime sa peinture. S’il exprime par sa peinture une imagerie africaine traditionnelle, avec ses crocodiles, ses singes, ses autruches et ses masques rituels . Cela est dû non pas à une volonté consciente mais à son identité de noir. L’Afrique en tant qu’horizon de sentiments et d’art parle en lui. Il est comme un médium possédé par la culture de ses ancêtres déportés. Les esprits qui l’habitent sont ceux des anciens rois d’Afrique et des puissances fauves de la savane. Pour comprendre les rapports qu’il entretien avec la transe et les couleurs, il faut se souvenir que pour les gnaoua, les couleurs ne sont pas seulement cet enchantement de lumière dont se pare la nature pour nous éblouir , nous séduire. Mais qu’ils sont d’abord les couleurs des génies invoqués au cours des nuits rituelles. Elles sont en correspondance symbolique avec les encens et les devises musicales des esprits surnaturels par qui leurs adeptes en état de transe sont possédés.

musique      Avec le rythme du tambour, cette voix des dieux africains et la plainte sourde du guenbri, Tabal reçoit la bénédiction de ses ancêtres et la visite de leurs esprits. Le rythme du tambour s’harmonise merveilleusement avec ses sculptures : « Je sculpte comme je frappe le tambour » dit-il.  Tabal a peint l’endurance et la fatigue des chemins de traverse, l’amusement des enfants aux hameaux éloignés, les fêtes foraines, les épines qui lui ont écorché les pieds, la forêt verte et ocre au pays de l’arganier. Cet arbre aux racines profondes , au tronc tourmenté et à l’écorce en peau de serpent, qui pouvait vivre jusqu’à deux cent cinquante ans et qui serait le dernier survivant de la famille des sapotacées, répondu au Maroc à l’ère tertiaire ; ce qui en fait un véritable arbre fossile.  

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    L’errance est parfois difficile et dangereuse. Le samedi, Tabal travaillait dans les environs de had dra pour se rapprocher du souk qui a lieu le lendemain. Il allait aussi à Sidi Ali Maâchou dont les descendants guérissent la rage. Les chorfa du marabout l’accueillirent bien. Ils lui donnèrent à boire et à manger. Il dormait à la belle étoile à côté du sanctuaire. Cependant, une nuit qu’il a dormi à l’intérieur du marabout, il rêva qu’il était en train de peindre des jardins. Par ce rêve, il comprit alors que de la peinture lui viendra beaucoup de bien : « Le pinceau, dit-il, je le tiens d’une main ferme, tandis que ma tête s’envole ! »

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La femme de Tabal

     Qui dit rituel, dit théâtralisation, mise en scène. C’est à la talaâ(celle qui fait « monter » les esprits), ou voyante médiumnique qu’on fait appel quand quelqu’un est possédé par les djinns. Elle utilise les cauris et les cauquillages pour la divination comme l’a pu constater Edmond Doutté au tout début du 20ème siècle : « J’ai retrouvé, aux environs de Mogador, les devineresses qui prédisent l’avenir avec des coquillages et que Diégo de Torres, observait déjà en 1550. Ce sont des femmes négro-berbères qui prétendent faire parler les térébratules fossiles. »   

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Tabal chez Zaïda Guinéa, voyante médiumnique décédée depuis lors

 Grâce à leur autel des mlouk, leur plateau de cauris du Nil du Soudan ; les voyante médiumniques déterminent ainsi la nature et l’origine de l’esprit possesseur. Le remède consiste soit en pèlerinage à Sidi Chamharouch, le sultan des djinns en haut Atlas, ou la grotte – figuier d’Aïcha kandicha au mont zerhoun, surtout au mouloud, soit l’organisation d’une nuit rituel. Dans les deux, il faut toujours un sacrifice. Au moment de la consultation, la voyante est un simple médium, puis qu’elle est elle-même possédée par son melk, son esprit possesseur.

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   Après la procession et le sacrifice commence à l’intérieur de la zaouïa, la partie préliminaire qu’on appelle Kouyou. Du guenbri, le maâlem , se sert à la fois comme instrument à corde et comme instrument à percussion : tirant sur la corde tout en frappant la peau. La partie ludique des Kouyou se déroule en deux temps : les Oulad Bombara d’abord : au cours de cette phase, on évoque essentiellement la condition d’esclave et on se livre au jeu énigmatique dénommé « la quête du chamelier ». Vient ensuite la Nekcha , la danse rythmée par la plante des pieds, à la manière des claquettes américaines, accompagnée du guenbri où l’on rythme uniquement des mains. Magie de l’Afrique et de ses rythmes !

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Feu Mahmoud Akherraz, le sacrificateur des Gnaoua

   On commence par la parodie, le jeu et le rire pour se préparer au tragique de la transe de possession. Vers minuit, après la longue pose qui suit la phase ludique des Kouyou, on en vient enfin au sérieux de la transe. Les encens et les couleurs, chacun au nombre de sept, sont en correspondance symbolique avec les sept cohortes des génies possesseurs qui provoquent les transes rituelles. Ce panthéon des gnaoua est composé de saints de l’Islam maghrébin et des génies de l’Afrique Noire ou mlouk. On passe d’une mehella, bataillon de génies à une autre : la mehella des bleus succède à celle des blancs, la mehella des verts suit celle des rouges : les bataillons de génies succèdent aux bataillons de génies .La lila est un voyage où on refait un monde qui a été édifié en un instant où le temps n’existait pas.Les gnaoua travaillent sur les sept couleurs : quand les gens tombent malades , c’est qu’il y en a une qui ne va pas. Le rituel est finalement une mise en ordre spirituel des énergies cosmiques perturbées. A l’horizon, l’aube se met à poindre. La transe et les génies qui la provoquent se dissipent avec la lumière du nouveau jour qui point.  Abdelkader Manamusique

23:18 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : musique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Lumiière d'Afrique

Jean Louis Miège et le noble métier d’historien

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                 Le vendredi 24 juillet 1987,je rends comte à Maroc - Soir de l’Université d’été de Mohammadia en publiant des entretiens avec Haïm Zafrani, Germaine Ayache , dont celui – ci avec Jean Louis Miège (voir fac simili) . En guise de présentation j’écrivais : Parmi les participants, nous avons rencontré l’éminent historien qui a publié en cinq tomes (éd. P.U.F.), l’histoire des relations entre le Maroc et l’Europe du XVII et XIXème siècle. Il s’agit du professeur Jean Louis Miège, né à rabat, qui a formé de nombreux historiens marocains et qui dirige actuellement trois thèses de doctorat d’Etat de jeunes chercheurs marocains dont l’une porte justement sur 1912. Dans cet entretien Jean Louis Miège nous parle de Mogador où est née sa femme, de son attachement à ses racines marocaines, du commerce transsaharien, du judaïsme marocain et du long ébranlement qui va conduire au protectorat.

histoire

  Q. Vous avez consacré de longs passages à Mogador dans votre œuvre concernant les rapports entre l’Europe et le Maroc au XVIII et XIX ème siècle.

 J.L.Miège : J’en parle également dans un livre collectif consacré aux principales villes du Maroc. On avait demandé à un certain nombre d’auteurs – Sefrioui, boujean, Deverdain…- de faire un chapitre chacun consacré à une ville. Je me souviens que Boujean avait fait Meknès et moi-même j’ai fait la partie consacrée à Casablanca – que j’habitais – et à Essaouira ; Mogador à l’époque. L’ouvrage s’appelle « dans la lumière des cités Africaines ». Il a été couronné par l’Académie des Sciences d’Outre Mer paru dans les années 1955 et c’est assez peu connu.

histoire

 Q. qu’est ce que vous avez révélé dans ce livre de Mogador ?

 J.L.Miège : Ce livre a été un peu le complément de ce que j’écrivais alors concernant l’histoire de la ville et qui étaient des écris d’érudition, d’historien, fondés sur des archives. Là, c’était le livre d’un amoureux de la ville, donc c’est beaucoup plus la partie affective, esthétique, des sentiments que la ville éveillait en moi ; c’est beaucoup plus personnelle d’une certaine façon que les autres travaux qui sont d’érudition.

 Q.  vous êtes le spécialiste des rapports entre l’Europe et le le Maroc au XIXème siècle : la ville était devenue d’une importance circonscrite et locale. On se demande pourquoi Mièg accorde tant d’intérêt pour l’histoire d’une petite ville au XIXème siècle ?

 J.L.Miège : Evidemment le destin de l’histoire a fait que Mogador a été un petit peu marginalisée par rapport aux nouveaux courants commerciaux alors que justement l’intérêt que j’ai vu dans la ville, c’était l’importance qu’elle avait joué dés sa création et au début du XIX ème siècle et c’est au fond cette histoire à la fois de son ascension et peut – être les débuts de son déclin par sa grande rivale qui allait entièrement l’éclipser – Casablanca – qui m’a fait m’attacher à elle. Parce qu’on voyait une ville naître , se développer et s’épanouir – et avec une très grande originalité – et on sentait déjà cette ville commencer de s’engourdir parce que l’histoire va la laisser un peu en marge des nouveaux courants.

 histoire

Q. Dans votre livre vous signalez que la ville était victime de la découverte de la machine à vapeur et de l’occupation de Tindouf à la fin du siècle dernier ?

 J.L.Miège : Oui, ce sont à la fois des raisons techniques , des modifications des communications à vapeur qui ont fait que le port a décliné et puis c’est évidemment qu’il a été coupé progressivement de l’arrière pays profond ; c'est-à-dire de ce trafic à travers le Sahara, avec l’Afrique Noire dont Mogador était tête de pont.

histoire

  Q. Ce commerce transsaharien démontre qu’il y a des liens profonds entre le Maroc et l’Afrique et surtout entre le nord du pays et le Sahara marocain.

 J.L.Miège : Oui, il est indéniable qu’à travers toute l’histoire, on parle toujours évidemment de la conquête marocaine de Tombouctou de l’époque saâdienne, qui a vu le plus brillant moment des contacts. Mais à travers toute l’histoire ces contacts, qu’ils aient eu lieu plus vers l’Est par le Tafilalet et la grandeur de Sijimassa, ou qu’il ait eu lieu plus vers l’Ouest avec l’émergence justement de Mogador, ont toujours été, d’une extrême importance du point de vue humain, économique et culturel. Ce que je crois avoir – et mes travaux ultérieurs l’ont confirmé – démontré ; c’est le réveil de ce commerce transsaharien au début du XIXème siècle. Et contrairement à ce qu’on pouvait imaginer ; ce n’est pas au XVIIIème siècle que le commerce a décliné mais très à la fin, à la deuxième moitié du XIXème siècle. Et donc les rapports ont été peut – être plus étroits au début du XIXème siècle qu’ils n’avaient été pendant beaucoup de périodes antérieures. Ce qui fait l’importance de la « révolution », en quelque sorte, que cette interruption a pu amené puisque c’était un commerce en plein essor qui avait doublé, triplé, en l’espace de quelques années ; qui ensuite s’est brusquement amenuisé et qui s’est reporté alors très à l’Est ; c'est-à-dire vers la Libye qui a été l’héritière de ce commerce ou plus à l’Est encore vers la mer rouge et à la péninsule arabe.

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Q. Dernièrement, kakon, natif d’Essaouira a écrit sur la ville un livre intitulé « la porte du lion », Edmond Amran El Maleh a écrit « Parcourt immobile » où on retrouve cette nostalgie pour la ville, Haïm Zafrani en parle également…Comment expliquez – vous cette nostalgie de la communauté juive pour sa ville malgré le départ ?

 J.L.Miège : Je pense que vous pouvez poser la question à mon ami Haïm Zafrani qui vient d’arriver à l’Université d’été de Mohammadia. Nous en avons justement beaucoup parlé aujourd’hui au déjeuner. Je pense que cette nostalgie tient d’abord d’une façon générale à la nostalgie qu’on a de ses racines. Et moi-même né à Rabat et ayant une famille qui a vécue 60 ans au Maroc ; je ne peux manquer d’avoir de la nostalgie de mes racines. Je pense ensuite, que cette communauté avait une très profonde originalité, parce qu’elle est à la fois très marocaine, très enracinée mais également très ouverte sur l’extérieur, très vivante et il y a eu là une petite civilisation – j’oserai dire dans la grande civilisation séfarade Judéo – Arabe et plus spécialement Judéo – Marocaine. Et il y a eu une micro - civilisation particulière de Mogador qui tenait justement à ces particularités et peut être à une teinte Anglaise due à quelques Gibraltariens qui apportaient une touche supplémentaire et que cette synthèse d’éléments, ce décore si particulier de la ville si belle de  Mogador, qui avait crée cette petite civilisation Judéo – Marocano – Mogadorienne ou Essaouirienne oserai – je dire.

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Q. Dans ce symposium estival ; les historiens se sont mis d’accord pour parler de la pénétration coloniale à partir de la Bataille d’Isly, où le Prince de Joinville avait justement bombardé Mogador en 1844…

 J.L.Miège : Oui, comme vous le dites très justement, cette marginalisation un peu de Mogador,  isly, les rapports avec l’Algérie, la frontière de l’Est…Retiennent peut – être plus maintenant dans le subconscient Marocain de place que le Sud ou cette période. Je crois surtout que le Maroc n’étant plus à l’époque une puissance maritime ; le fait de cette bataille terrestre qui fut une grande bataille a plus fortement marqué les esprits qu’un bombardement maritime. Et peut être il aurait fallu commencer quelques décennies plutôt et justement à la fondation de Mogador.

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  Q. C’est quand même à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle que les puissances ; l’Angleterre, la France, l’Espagne, l’Allemagne ont commencé à préparer le protectorat du Maroc ?

 J.L.Miège : Si vous voulez. Je pense qu’il y a le véritable tournant, la période absolument décisive et très circonscrite et très courte dans l’histoire en réalité. Elle se prolonge ensuite, l’ébranlement est long. Mais, c’est en six ou sept ans que tout le destin du Maroc se joue et bascule. C’est entre le traité de commerce avec l’Angleterre en 1857 ; c’est la guerre de Tétouan en 1859 et le traité de 1860 et c’est le traité avec la France de 1863 – D’une part l’intervention des trois grands partenaires, l’Allemagne , la France et l’Espagne et d’autre part la triple action économique avec le traité commercial, militaire et politique. Avec la guerre de Tétouan et le traité Espano – marocain et social avec la convention avec la France qui étend la protection et qui modifie l’équilibre de la société marocaine. Alors on a trois ébranlements : diplomatique, économique et social qui ont eu lieu au même moment. Le reste, ce sont les efforts entrecroisés et la suite de ces trois choses presque corrélatifs en l’espace de six ans seulement.

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Q. On a dit aussi , sur le plan de la politique intérieure, que c’est aussi au fait que la bourgeoisie marocaine refusait de contribuer aux dettes contractées par le Mkhzen en recourant le cas échéant à la protection étrangère. On a pu dire que le protectorat du pays a débuté par le protectorat des individus. Qu’en pensez vous ?

 J.L.Miège : Je pense qu’il y a un peu de vrai. On peut le constater objectivement. On ne peut pas porter de jugement de valeur.Car à distance et avec les travaux de tous les historiens qui se font depuis des décennies ; nous voyons comment l’histoire s’est déroulée. Mais les contemporains ne pouvaient pas avoir conscience de la portée d’un acte individuel qui était un acte d’intérêt matériel, de sauvegarde matérielle immédiate dont la portée n’a été qu’à longue durée mais par l’accumulation de ces décisions individuelles. Donc, il n’y avait pas du tout de prise de conscience qu’amènerait ce passage sous la protection individuellement, d’une puissance étrangère. Mais ces effets accumulés et additionnés le long des décennies a bien manifestement été très néfaste au pays : il a ouvert la porte au protectorat proprement dit et non plus à la protection des personnes.

 Q. Est-ce que l’historien peut recourir au concept de la segmentarité qu’utilise l’ethnologue ou la sociologie pour expliquer la facilité de cette pénétration ?

 J.L.Miège : D’abord, je dirai, qu’il n’y a pas de cloisons : nous sommes des spécialistes mais nous nous ignorons jamais les uns les autres. Il n’y a pas de cloisons entre les sciences humaines. Il est bien évident que le sociologue ne peut pas se passer de l’historien que l’ethnologue de l’anthropologue etc. Je contesterai peut – être un petit peu le mot de « facilité de pénétration », car tous les travaux montrent la lenteur de cette pénétration. Ma modeste contribution a montré que le protectorat n’avait pas éclaté brusquement mais qu’il avait été précédé par cette insidieuse, cette  lente pénétration et dislocation d’une société pendant près de 60 et 70 ans et aussi – tous les travaux le montrent aujourd’hui – d’une longue et lente et forte résistance à cette pénétration. Donc, ce n’était pas une pénétration facile. Ça a été le long accouchement d’une nouvelle société.

histoire Q.Donc vous pensez que c’est une explication un peu facile que de dire que les travaux universitaires de tel ou tel ont aidé à mieux connaître le pays et à savoir mieux le dominer ?

 J.L.Miège : Vous savez comme dit un de mes collègues Lacoste – directeur de la revue de géographie Eurodote -  la géographie n’est pas innocente, aucune science n’est en soi innocente : on peut se servir de la psychologie pour faire la guerre, de la géographie pour aider les guerriers, des travaux des historiens pour faire de la propagande politique. Donc, que ces travaux aient été utilisés, ils l’ont été comme l’étaient les travaux des arabisants ; des gens qui connaissent mieux la société pour mieux la contrôler. Mis je ne pense pas qu’ils aient été d’abord téléguidés préalablement avec cette volonté et qu’ils aient été rédigé par leurs auteurs dans la perspective d’une pénétration. Mais qu’ils aient été utilisé ? Très certainement. Dans la vie atuelle combien de découvertes pacifiques sont utilisées par les militaires et vise versa. Ce sont des connaissances globales qu’on utilise à un moment donné.

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Q. Des historiens Marocains participant à ce symposium avancent qu’on a négligé, les sources arabes de l’histoire Marocaine…

 J.L.Miège : Je pense que c’est exacte. Je ferai simplement trois remarques : d’une part ces archives ont été très longtemps peu lisibles et d’accès très difficile. Ils sont souvent moins riche qu’on ne l’espérait. Donc, c’est un des apports nouveaux mais tardifs de l’historiographie. Deuxièmement, en tant qu’historien, je dirai que pour moi, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises sources. Il peut y avoir de bonnes archives locales si elles sont bien interprétées et si elles sont justes ; comme il peut y avoir de mauvaises archives extérieures mais également de bonnes archives extérieures lorsque l’homme était honnête et a bien connu le pays. Donc, notre métier d’historien est d’utiliser toutes les sources d’archives en les contrôlant les unes par les autres, en leur appliquant à toutes les mêmes critères sans vouloir par leur origine les valoriser les unes par rapport aux autres. Ce qui est important ce n’est pas d’où elles viennent ; c’est le contenu de la réalité qu’ils abordent. Ceci dit, je crois que l’expansion de la recherche historique passe désormais de plus en plus par ces découvertes , ces publications et cette exploitation des manuscrits et des archives locales. Encore faudrait – il que la forêt ne soit pas cachée par l’arbre et qu’on n’arrive pas à une micro histoire  à partir de petits documents que l’on survalorise parce qu’ils sont des documents locaux. Je crois qu’il faut un équilibre comme dans toutes les sciences de l’histoire spécifique, du Maroc mais replacée – nous en parlons tout à l’heure à propos du commerce saharien – dans l’histoire mondiale ; ce sont de grands courants dont on ne peut pas exclure le Maroc.  Propos recueillis par Abdelkader Mana

histoire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Les illustrations de Patrice LAURIOZ nous dépeignent un pays enchanteur aux trainées de poudres salées et pourpre...

19:18 Écrit par elhajthami dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

30/05/2011

Cap Sim

Les sept vagues de l’aube

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Essaouira, le 9 août 2003

J’ai marché, marché à n’en pas finir, depuis la baie immense et lumineuse d’Essaouira, jusqu’au-delà du cap Sim, sans rencontrer âme qui vive, hormis quelques tourterelles perchés aux branchages squelettiques et desséchés des mimosas. Car les dunes de sable sont d’une brûlure insupportables. J’arrive enfin à la crique où finit le cap Sim et où commence la baie sauvage et préhistorique de Kawki. C’est à ce moment-là — après m’être baigné dans l’océan glacial d’un bleu turquoise – qu’au bruissement des vagues, et sous le soleil zénithal, j’ai enfin le déclic salvateur : je proposerai à la revue française Immédiatement un article sur la jeune poésie du zajal dans le Sud marocain. Le cap Sim et le Zajal. Béni soit le cap Sim pour m’avoir fait une telle offrande de poésie.

poèsie

 La mer

Je ne l’ai pas trouvée là où elle posait ses mains

Où est partie la mer ce matin ?

Était-ce un poète qui serait passé par là ?

La mouette

Il n’a pas trouvé sur quoi écrire son désarroi

Était-ce un poète qui serait passé par là ?

De deux coquillages,

Une pierre de sagesse me parvient

En se roulant vers moi

Était-ce un poète qui serait passé par là ?

Il se demandait le long du fleuve :

Était-ce

Un poète

Qui serait

Passé

Par

?

poèsie

 Je me suis rendu au cap Sim, puis à Kawki. Cela fait un trajet de vingt-cinq kilomètres à pied par une côte sauvage et magnifique. Bien entendu, je pense très fort à mon père décédé le 14 décembre 2002, qui est à l’origine de mon projet d’écriture : sauver de la ruine, les fragiles empreintes de ceux que nous aimons, c’est ne pas les perdre totalement. Et voilà, qu’à mi-parcours, je tombe sur un coquillage rare dans les parages, et pas n’importe lequel : une nacre . C’est le type même de ces coquillages avec lesquels mon père décorait les tables d’arar (thuya) durant toute sa vie de labeurs, de sueurs et de prières. Chez les Argonautes du Pacifique occidental aussi, la circulation des coquillages souleva (blanc) et mwali (rouge) signifie, d’une certaine manière, le retour de la mémoire des morts. Pour quiconque, une telle rencontre nacrée est simple coïncidence, pour moi, c’est l’esprit toujours vivant de mon père, qui m’envoie ainsi ce message cosmique pour apaiser ma désolation et ma solitude.

 

poèsie OUI, « l’instant est une coquille de nacre close ; quand les vagues l’auront jeté sur la grève de l’éternité, ses valves s’ouvriront. » Shoshtari

Un peu plus loin, au milieu du cap Sim, je découvre une plante médicinale du nom vernaculaire d’ajebbardou, que deux jours auparavant, ma mère m’avait réclamée : on malaxe cette plante charnue avec de l’huile d’olive et l’on s’en enduit le corps pour se débarrasser des mauvais esprits — les esprits du vent qu’on nomme ariah ou on la met sous l’oreiller d’enfants souffrant de cauchemars. Ma mère souffrait d’hallucinations dues à une tumeur au cerveau et elle en a besoin pour cette raison.

 Les deux messages cosmiques signifient aussi que mes racines profondes se trouvent dans ces lumineux rivages et que, partout ailleurs, je pourrais peut-être gagner plus d’argent mais serais toujours comme une nacre hors de l’eau, une plante hors de sa terre nourricière.

 Essaouira, le 10 août 2003

Face au crépuscule et au hadir (grondement de mer) mon ami Raji me fait de vive voix le récit de ses poèmes dont celui dédié à ces marins que les femmes attendent au rivage et qui ne reviennent jamais :

Chaque vague est un ancien pêcheur

Mort de noyade

La vague peut-elle se noyer en elle-même ?

La mer est plus longue qu’une canne de pêcheur

Ce n’est pas moi qui le dis

Ce sont les fuites d’eau au travers des mailles du filet.

poèsie

  Métaphore des espèces en voie de disparition en ces parages — algues, poissons, arbres, hommes, culture — la grande coupe de forêt à laquelle procèdent des bûcherons aux environs du cap Sim : des mimosas et des eucalyptus qui ne fleuriront plus cette année. Les bûcherons brûlent tout, sauf ce genre de thuya, qui pousse aux abords de l’océan, parce que contrairement au thuya de l’Atlas, dont se servait mon père en tant que marqueteur, il ne repousse jamais après la coupe.

poèsie Se faufiler au milieu des chèvres qui ruminent parmi les arganiers, voilà en quoi consiste la volupté sauvage du lieu. Mais pour combien de temps encore ce sanctuaire incarnera-t-il les rêves — poètes de notre farouche adolescence ? Déjà des gîtes d’étapes y sont aménagés, des dunes y sont labourées par des cohortes de touristes à motos, à chevaux et à faux méharis de cirque.

Entre les racines du cœur et l’esprit de la terre

L’arbre déteste la hache

Et le visage du bûcher

Il préfère le serpent multicolore

Qui glisse comme le désir sur sa peau

 Brûlure du midi au cap Sim, fraîcheur des algues à la lisière des eaux douces et des eaux salées, envol d’oiseaux de mer au gré des alizés esprit de la terre qui nous rattache aux morts, à nos morts ; brûlure des interrogations, déracinement des hommes.

 Lundi 18 août 2003

Journée lumineuse. Abondants arrivages au port. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Essaouira est port méditerranéen sur l’Atlantique. Non seulement en raison de son histoire ancienne de port-relais entre les caravanes de Tombouctou et les caravelles de la lointaine Europe, mais aussi en raison des mutations en cours : tout ce que compte la médina de beaux riads est désormais entre les mains de résidents venus de l’autre rive et de l’autre vent. Le pouvoir brutal et imperceptible de l’argent.

poèsie

  Un sentiment de dépossession semble s’être emparé des natifs de la ville vendue au plus offrant. Ils se sentent marginalisés, expulsés de leur propre ville. Hors jeux. Même la culture — ou plutôt ce qui en tient lieu, en termes de communication version marketing  y est désormais animée d’une manière extravertie. Le fait d’être un Ould Blad (enfant du pays), ne vous donne aucune légitimité pour bénéficier des substantielles prébendes du sponsorat que génèrent des festivals forcément internationaux. Au contraire. Tout ce qui dans le local ne peut pas rimer avec le global est exclu. Ainsi les Gnaoua riment avec les musiques du monde, par rapport à ces gens de l’ombre que sont devenus les Hamadcha, les Aïssaoua et autres musiques de l’extase. La reconnaissance de la culture locale est désormais tributaire de la mode et de l’esthétique dominante au niveau mondial. Tout ce qui n’est pas moderne dans le local est destiné au Musée de l’ethnographie, lui-même relégué aux oubliettes de l’histoire depuis 1989. Développement local sans la participation des locaux. C’est cela aussi, la mondialisation.

poèsie

 « On a vendu les clés de la ville », disait mon père.

On a vendu la ville tout court  et ô suprême dérision, au nom de la sauvegarde même de la ville ! Le tiers des maisons de la médina est désormais aux mains d’Allemands, de Bretons, d’Italiens, de Danois, d’Anglais, d’Américains. Il y a même une Zimbabwéenne blanche, toujours élégante, par-delà les âges.

Et la vente aux enchères continue ! Ici, les gens sont pauvres, m’explique un courtier de la ville, lorsqu’ils entendent cent millions de centimes, ils cèdent immédiatement leur maison. Des quartiers entiers sont maintenant occupés majoritairement par des Européens. Bientôt, il va falloir un visa aux Marocains pour accéder à la médina…

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 Pour le moment notre vieille maison n’est pas à vendre. Par le passé, elle appartenait au négociant Touf El Âzz, l’un des actionnaires du bateau à voile Le Prophète qui reliait Essaouira à Marseille.

Avec la bataille dite d’Isly, qui préfigurait au Maroc la pénétration capitaliste et coloniale, les habitants ont pu retrouver après l’accalmie leurs maisons et leur culture. Avec la mondialisation, les nouvelles règles du jeu édictées par l’OMC et l’argent - roi – tout est à vendre l’ethnopeinture des artistes « singuliers » comme les plus belles filles de la ville, les habitants risquent de ne plus retrouver ni leurs maisons, ni leur culture. Quand les écarts de niveau de vie confinent à la provocation, comment les échanges « psychologiques » peuvent-ils être équilibrés entre l’autochtone et l’allogène ? Des Souiris de souche disent qu’ils sont reçus avec moins d’égards que les résidents européens par les autorités de tutelle. Vraie ou fausse, une telle perception est la traduction d’un climat qui rappelle une urbanité de type colonial.

 Morts sont les gens du Rzoun, cette compétition chantée, ce charivari carnavalesque, qui opposait jadis, à chaque nouvel an, les deux clans de la ville : les Béni Antar, ces gens de la mer et de l’Ouest, aux Chebanates, ces nomades du désert, du feu et de la terre. Avec la disparition du Rzoun, c’est un peu des repères de la ville qui se perdent :

 Permettez-moi donc d’avouer

Les soucis qui m’oppressent

Et si je meurs, que personne ne me pleure

Mais quel est votre chef ô Chebanate ?

Osman à la tête bossue

Et à la bedaine serrée d’une cordelette ?

Et qui est votre chef Ô Béni Antar ?

Ali Warsas traînant au port son chien

Éternellement sur son âne ?

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 Le modèle culturel urbain est menacé de disparition, en tant que corporation d’artisans, en tant que confréries religieuses, en tant que communautés de voisinage et de sentiments.

Devant le chalet de la plage, une sculpture de Miloudi à la signification sans équivoque : « Main basse sur la ville ». Le patron du chalet de la plage n’en revient pas des spéculations en cours :

 " Les Européens arrivent ici avec un petit capital, achètent une maison, la transforment en restaurant, et la revendent quelques années plus tard à dix fois son prix. Et dire qu’ils sont venus « investir » !.

 De démographiquement majoritaires, les habitants de la ville sont devenus psychologiquement et politiquement minoritaires. Il est d’ailleurs significatif que  Dar Souiri ait été en même temps le siège du Centre culturel français, en attendant qu’il soit transféré à la vieille demeure où l’explorateur Charles de Foucauld fut reçu en 1884 par un orchestre andalou animé par des musiciens juifs et musulmans, dont le chantre mogadorien David Iflah… À Essaouira, les pouvoirs — à commencer par celui du Makhzen — sont toujours venus d’ailleurs.

Partout s’installent des bazaristes venus du Grand Sud. Dans une ville-bazar. Il n’y a plus d’artisans incrustant la nacre dans les essences de l’Atlas. Les artisans meurent, émigrent ou noient leur chagrin dans le vin.

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 Je passe devant l’atelier de mon père : fermé.

Celui d’Amseguine, le maître des rebouteux, également.

Celui de Ba Antar avec ses tables d’arar aux dessins géométriques et floraux complexes, aussi.

Les grands maîtres de l’artisanat local morts, ne reste plus qu’un immense bazar. Les Rifains en nouveaux seigneurs du port, les Sahariens pour les bazars, et les Européens pour les riads, voilà la nouvelle configuration du peuplement d’une ville où il faut être désormais du tourisme ou ne pas être.

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  De « carrefour culturel », Essaouira n’est plus qu’une station balnéaire, où la plage – le convivial taghart de notre enfance, jadis dédié aux compétitions sportives entre quartiers est désormais vendue aux résidents d’hôtels de luxes et quadrillée de policiers, à moto, à cheval et à pied, et le soir venu, violemment éclairé par de puissants projecteurs : surveiller et punir… Il est loin le temps où les femmes venaient se débarrasser du mauvais sort, aux sept vagues de l’aube, le temps où des devineresses berbères prédisent l’avenir en écoutant des térébratules fossiles, le temps où l’on n’osait pas s’approcher des vagues les nuits obscures, de peur d’être frappé par les déesses de la mer. Bref, il est loin le temps des ensorcellements et des mystères. Voici venu le village planétaire des marchandises… et des rencontres virtuelles des solitudes.

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 Seul le mellah, le quartier juif, taudifié et en partie effondré, échappe encore à cette balnéarisation mondialisée, parce que trop exposé aux embruns. Mais guère pour longtemps… Au mellah un flot de touristes est invité par un guide à visiter une vieille maison juive sur laquelle est écrit :

« Cette maison est à vendre : porte ouverte à l’acheteur ». C’est au pied de cette même maison témoin d’une période révolue qu’un jour, vers le coup de seize heures, alors que je m’amusais avec les enfants de Papes  qui possédait le bain maure du même nom, où en 1949 Orson Welles avait tourné des scènes d’Othello  que par un cri déchirant, j’avais découvert pour la première fois la séparation et la mort… La juive qu’on voyait toujours avec son mari au balcon, avait brusquement surgi à sa fenêtre, éplorée, se frappant la poitrine : elle venait de perdre pour toujours le compagnon de sa vie, et pour nous, le voisin d’une autre vie, d’une autre ville… Le mellah est maintenant mémoire béante ouverte sur le ciel et le vent, en attendant son improbable sauvegarde par l’UNESCO.

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 Le Mardi 19août 2003

Ni ciel, ni mer, un seul bleu éclat de lumière. Au fond de la baie, un pêcheur retire son filet vide de l’océan et de l’azur. De mon oncle paternel – Da Omar le coléreux poissonnier adepte de la confrérie disparue des Aïssaoua, mort une aube des années soixante-dix, il se souvient encore. Cela me rassure, que notre nom ne soit pas totalement éteint, puisque la baie s’en souvient toujours. Le vieux pêcheur fournissait mon oncle en captures d’une baie jadis poissonneuse :

- Au lieu-dit « Ma Lahlou » (eau douce, là où une source jaillit à la lisière des vagues, où se désaltèrent les récolteurs d’algues), je pouvais prendre dans mes filets, jusqu’à soixante-dix kilos d’ombrines et de loups. L’ombrine ne coûtait qu’un demi -dirham le kilo, et guère plus de trois pour le loup. La sargala (la bonite) qui a disparu des parages, on la jetait aux chats.

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 Sous la roue de sa bicyclette jetée à même le sable, gît l’unique capture du jour : une pauvre serelle. Où sont passés les poissons ?

- En vingt-quatre heures, je n’ai rien pêché. Mais celui qui a trouvé sa gana – terme utilisé par les artisans locaux dans le sens de « disposition d’esprit propice à la création » - en travaillant avec la mer, ne peut plus travailler avec les hommes.

Au moment de nous quitter, il m’offrit la serelle :

- Tu trouveras plus loin de quoi la griller.

 Je lui offre pour ma part une grappe de raisin. Cette année, les raisins sont certes aussi sucrés et charnus que d’habitude, mais leur taille est anormalement petite. La sécheresse en est la cause, mais aussi les rejets chimiques du complexe phosphatier de Safi, qui auraient affecté les oliveraies de la plaine atlantique et les fonds marins. Un ânier nous offre le feu :

 - Ne me remerciez pas, ne sommes-nous pas enfants de la même ville ?

- Nous sommes la ville elle-même, lui rétorque Raji. Nous sommes son sourire amer quand elle se dénude face au miroir. La ville, c’est du ciment mêlé au secret.

- Quel secret ?

- La peur du silence au fond de la nuit. Mon ombre et ton ombre effacées.

La mer gronde sous le vent et déjà l’homme à l’âne n’est plus que mirage au fil des dunes.

« Le monde est tout ce qui arrive », disait Watsenstein.

 Et ce qui nous arrive en ce moment est d’être là, face à nous-même et à ce fantomatique cormoran étalant ses ailes noires sur les rochers à la lisière des vagues :

- L’ombre s’efface, constate Raji. Mon ombre et ton ombre effacées. Nous ne sommes que des fantômes invisibles.

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  Lieu de communication et d’écriture, karkora, le tas de pierres sacrées que la mer couvre et recouvre au gré des marais et des saisons. Parole de récolteur d’algues :

- Il faut récolter une grosse quantité d’algues, pour avoir une galette d’orge.

Et pour retrouver la paix de l’âme, le violon bleu cherchera en vain la femme, pour jouer sur sa poitrine la musique des flux et des reflux des nouvelles lunes…Une musique douloureuse, sur la trace de ceux que nous avons aimés et que nous n’avons jamais retrouvés. La mer et l’amour ont l’amer en partage, m’écrit Falk. Et c’est le légendaire aède berbère qui le dit :

De tous ceux qui sont passés

Hélas, tu te souviens,

Tu connaîtras que la vie n’est rien qu’un chemin

Au port, le patron du restaurant  Coquillages un ami d’enfance  me promet une sortie en mer, avec un sardinier ou un chalutier, le vendredi ou le samedi prochain. Un Raïs rifain me recommande vivement le chalutier Azzam II (quelque chose comme « le deuxième souffle »), d’une part, parce qu’il parcourt plus de milles qu’un sardinier, et d’autre part, parce qu’on y mène une véritable vie sociale à bord. Une ultime raison me décide : le chalutier lève les amarres à l’aube.

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  Le vendredi 22 août 2003

Aux affaires maritimes, on ne voit pas d’inconvénient à ce que je sorte en mer avec le navire de mon choix, à condition qu’on m’enrôle sur la liste d’un équipage…

Quatre heures du matin largua d’ici éclate de rire Abahhû croisé à la porte de la marine, qu’on encensait jadis pour apaiser les esprits de la mer. Dans le subconscient maghrébin, la mer est toujours synonyme de mort.

- C’est quoi « largua » ?

- Larguer les amarres en espagnol.

- Te souviens-tu de sargala ?

- Nous l’appelions « poisson juif », parce qu’il était très apprécié au repas du shabbat. Les Français l’appellent « bonite », je crois.

- Ça fait des lustres que ce sargala a disparu ?

- On le retrouve plus qu’aux rivages du Sahara, du côté de la Mauritanie. Une espèce en voie de disparition au même titre que d’autres poissons migrateurs.

Raji s’enthousiasme pour mes projets d’écriture en haute mer :

Le poisson ne se lave pas le visage le matin,

La mer est son visage lavé.

Depuis ce blanc sel, depuis ce bleu éternel

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 Avant que les portes de la ville ne se ferment le soir, une femme grimpait au sommet du vieux figuier pour scruter à l’horizon l’improbable retour du bien aimé, mort de noyade. En vain, elle adressait ses folles suppliques à la nuit et à la mer :

La mer est le marin lui-même

Toi, la veuve, ton mari n’est point mort

Il est redevenu vagues

Car, terrien, il ne l’était que par erreur

L’âme de la lune attire la mer vers les vagues

Ton mari n’est pas mort

Il est revenu au bleu originel des vagues

Il est revenu au blanc-sel originel

À l’infini itinéraire des éternités

Ô veuve, ton mari n’est pas mort !

Terrien, il l’était par erreur

Seule la mer est à même de rectifier

Les généalogies et les origines

Pourquoi grimpes-tu donc au vieux figuier ?

Qu’il soit à Bab Marrakech ou à la porte de la marine ?

Les racines de cet arbre vont te murmurer ses nouvelles

Tel le vieux voyant de la ville

Qu’est moi-même avant de naître

L’arbre est le mirage de l’âme secrète

De la mer dans un coquillage

Ce qui scintille au lointain horizon

N’est pas la chandelle qui illumine ce cap Sim

Mais l’âme éternelle du marin

Au plus profond des vagues

 La peur du grand large, chacun l’exorcise à sa manière, moi par l’écriture, mon frère Majid par l’achat d’une arganeraie, juste avant son départ pour la France. L’écriture et la terre, c’est pour partir sans jamais partir.

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  Le samedi 23 août 2003

1 h 30. J’ai peu dormi. Le jeune mousse m’avait demandé de me présenter au port à 2 heures du matin. C’est la première fois que j’accompagne un chalutier en haute mer. Et si je n’en revenais pas ? Ces derniers temps un paquebot aurait heurté au Sahara un chalutier : tous les marins sont portés disparus. Je pars avec de l’eau, des raisins et des figues. Il va falloir se couvrir, car froide est la haute mer. La ville dort encore. Elle est silencieuse. Mais une fois franchie la porte de la marine, énormes grondements de moteurs :

Le grondement des navires lointains

Nostalgie de qui à qui ?

La plupart des équipages quittent les cales où l’on s’endort, allument les lumières, s’activent sur les ponts, mettent simultanément les moteurs en marche. Le port s’endort. Le port se réveille. J’arrive à temps : le chalutier Azzam II où je suis enrôlé est toujours à quai. Le jeune mousse vient me souhaiter la bienvenue à bord.

 - Tout l’équipage est au courant que je suis du voyage ?

- Bien sûr, on t’a enrôlé in extremis, alors que la Marine fermait déjà ses portes. Sans quoi vous seriez resté à quai

 On ne larguera les amarres qu’à l’approche de l’aube. On ira du côté de cap Sim, qu’on appelle aussi « trou espagnol », parce que les navires s’y mettent à l’abri des tempêtes. Si je retrouve ainsi le cap Sim, c’est signe que je suis en train de prendre le bon cap. En haut des mâts, j’entrevois le croissant de lune. Il fait sombre. De petites barques quittent le port. C’est pour la pêche à la langouste. Les mouettes survolent les bateaux en éternelles gardiennes du port. Et de Raji me survient ce poème :

 À l’oiseau couleur d’âme

Des battements d’ailes

En guise d’à-Dieu.

On ira loin, plus loin que le cap Sim.

Légère brise, « cette chevelure du vent » qui scella mon amitié au jeune poète :

 Pour apaiser ses gémissements

Elle peignait la chevelure du vent

Le coquelicot n’est que brise

Si son parfum n’était si fort

L’abeille amoureuse l’aurait dédaigné

Ô mon fils, lui a-t-elle dit

Quand on a annoncé au coquelicot

Qu’on doit lui couper la tête

Le coquelicot enlaça et embrassa son propre sang

Au coquelicot les rites funéraires furent des noces

Ô mon fils lui a-t-elle dit

La mer, sa magie et sa grâce

On a cru pouvoir l’enfermer dans un cercueil

Mais sa veine déborda d’une blessure salée

Et brisa le cercueil

La mer, ne la fait pas monter par une canne

Ne la fait pas monter au bord d’un hameçon

Laisse la mer à la mer

Laisse la mer à sa guise

 « Pour la pensée, les signes ont la même importance qu’eût pour la navigation, l’idée d’utiliser le vent afin d’aller contre le vent », écrivait le mathématicien autrichien Gottlob Frege. L’idée d’utiliser le signe pour aller contre l’amnésie et la mort. C’est en cette même heure sombre de la nuit, que mon père nous a quittés : il parvint dans un dernier souffle à prononcer le nom qu’il m’avait donné. Les prières augmentent les lumières des étoiles, et jettent un pont par-dessus la mort.

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  Quelle idée blessante fait tourner le sable ?

Les vides de son hémorragie

Sont cousus par la montée écumante du sel.

Quelle idée blessante fait tourner le sable ?

Ce qui te fait gronder ô mer

N’est pas la mer

Ce sont les blessures du martyr Hallaj

Quelle idée blessante fait tourner le sable ?

Mille et un clapotis de rames l’apaisent.

On s’active sur le pont. Hormis un marin autochtone Chiadma, tout l’équipage est d’origine rifaine. On prépare les filets, on actionne le treuil, on largue les amarres. Il est exactement 3h30, quand Azzam II s’engage dans la baie sombre. Derrière nous la ville dort encore. Mer calme tant que nous sommes dans la baie protégée de la houle par l’île au large. Mais une fois franchie cette barrière, vertige tant que durera le cap vers le sud. Au sombre firmament, le croissant de lune. L’équipage rejoint à nouveau la cale pour dormir. Le chalutier vogue par-dessus les grosses vagues, en draguant le filet à vive allure : racler les fonds marins de sorte qu’au passage les poissons se trouvent pris au piège.

Tel un cancre aveugle

Le marin libère la lune de ses filets

En point d’interrogation ( ?)

Maintenant la proue ne pense qu’à l’hameçon

La mer est un hameçon

Qui dort

Dans la tête

D’un homme bleu

Il lui arrive de pêcher, des poissons dont il ne connaît même pas le nom

La mer perdue,

La mer qui n’a laissé aucune trace,

Renaît en permanence sous forme de poèmes,

Qui lèvent leur chapeau à sa majestueuse étendu bleu

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 Au levé du jour, bleu d’azur, bleu profond, une caravelle se pose sur le mât. Une lourde charge ralentit le dragage. Était-ce une grosse prise ? Une de ces baleines qui hantent les parages ? De soixante-seize brasses de profondeurs, on retira finalement une énorme météorite. Des poulpes, des crabes, des coquillages, des dorades et des sérails frétillants. Le Raïs décide de rentrer au port. Entrer en mer, c’est mourir. En sortir, c’est renaître. De quelle lumière est l’horizon ? La mer l’a surpris de nuit, par un coup de pinceau couleur d’azur.

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 Le soir de mon départ pour Casablanca, la campagne électorale bat son plein. Elle ne me concerne point. J’apprends le décès d’Abdelaziz, le dernier infirmier des Béni Antar. Il vivait reclus depuis longtemps. On l’a enterré presque incognito, alors qu’il y a quelques années toute la ville aurait suivi son cortège funèbre. Avec lui, c’est un peu d’Essaouira de notre enfance qui meurt. Et puis ce terrible Haïkou de mon ami Raji :

 Dans les innombrables urnes

Un seul mort

Le pays

Cette terre où nous sommes nés, nous appartient-elle toujours ? Avant l’écriture et après l’écriture, le silence.

 Abdelkader MANA

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21:39 Écrit par elhajthami dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poèsie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook