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06/12/2009

La mise en scène des villes

La nuit de l'Achoura

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La mise en scène des villes[i]

Par Abdelkader Mana

A Moharram , la partie rythmique de la fête ou Dakka est partout, même à Casablanca, pourtant ville moderne. Mais c'est seulement dans certaines villes que la Dakka s'accompagne d'une tradition poétique et musicale particulière et encore peu étudiée. Dans la nuit du 9ème jour de Moharram , des chanteurs se réunissent pour une célébration rituelle au cours de laquelle vont alterner rythme et chant. Le chant met en scène la ville qui se présente avec ses quartiers et ses saints comme à Marrakech.

  • L'achoura à Taroudant
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On dit que Taroudant est le berceau de cette tradition poétique proche du malhûn , par ses thèmes et sa versification. C'est pourquoi des spécialistes aussi avertis que Abderrahmen El Malhuni et Souhoum s'y intéressent de près : au festival de Safi, au cours du débat sur la culture populaire ; El Malhouni nous dit que le poème pour l'achoura de Marrakech et d'Essaouira est un « trait culturel » qui s'est diffusé à partir de Taroudant. Souhoum dit que ce chant de l'achoura est  pour l'essentiel d'empreints à des qasida de malhun. Toutefois la verve populaire, apte à la création collective y a ajouté dit-il des improvisations de  leur cru en fonction de la situation.

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Hussein Toulali, le chantre du malhûn du Maroc
  • L'appel de Marrakech (Jarr el Aït)

A Marakech, on chante « Jarr el Aït » à 1.Bab Doukkala, 2.la Kasbah, 3.Sidi Bel Abbès,  4.Bab Aylal,5. Bab Khémis,6. Sidi Youb, et7. Jamaâ el Fna. Ce chant « aït », fait l'éloge des sept saints de cette ville appelée parfois « Sabaâtou Rijal ». On présente ainsi les quartiers par le biais du pèlerinage maraboutique. A la fin on institue un concours des meilleurs frappeurs (ou dqaïqiya). Le jury fait particulièrement attention à la manière dont chacun des deux groupes en compétition introduit la partie rythmique du rituel appelé « Affouss » (la main en berbère). On raconte que le chef du groupe vaincu devait quitter la ville pour échapper au déshonneur.

  • L'achoura à Safi

A Safi la tradition est moins vivante qu'à Taroudant et Marrakech. Mais certains spécialistes du malhun peuvent vous chanter des brioula (couplets) du poème de l'achoura. Par ce patrimoine, que le prochain festival devrait se donner pour tâche de retrouver et de remettre en scène, Safi se rattache à la grande tradition médiniste du  malhûn et à sa diversification urbaine.

  • Le Rzoun d'Essaouira

A Essaouira, dans la nuit du 9ème jour de moharram ; les chanteurs des deux grands quartiers de la ville, se réunissaient séparément à la tombée de la nuit pour faire la dakka. Puis vers minuit les deux groupes des Chbanat à l'Est et des Béni-Antar à l'Ouest avancent lentement et toujours au rythme de la dakka à la rencontre l'un de l'autre. Ils se réunissent à Souk Jdid, la place des quatres marchés qui est le carrefour de la cité où se croisent les deux axes Nord-Sud et Est-Ouest. Là commence une longue joute poétique à la manière de grandes traditions  des tribus bédouines et du « bsat » qui se déroulait à Fès à la période du Mouloud et que nous décrit si bien Hassan El Ouazzane, dit Léon l'Africain.

  • Une mise en scène de la ville

La confrontation entre les Béni-Antar et les Chbanat d'Essaouira est ambiguë : elle est à la fois affirmation de soi par rapport à l'autre et de communion visant à diminuer les tensions et les sectarismes tribaux qui peuvent exister dans la vie quotidienne. La ville n'est pas comme la campagne : le fait d'être entouré de remparts oblige à la paix et à la tolérance. D'où le traitement des conflits de la ville à l'occasion de l'achoura.

Si le rituel des confréries et des zaouïas mettaient en cause essentiellement la communauté des adeptes et donc seulement une fraction de la population avec ses caractéristiques propres ; le Rzoun est la seule institution qui mettent en cause la totalité de la ville. Il raconte en une seule nuit, celle de l'achoura, la vie collective et affective de la cité. Les joutes poétiques auxquelles ils se livrent, rappellent le souk Okad de l'époque préislamique. Mais alors que dans ce dernier cas, chaque tribu avait son poète porte - drapeau, et que c'était au jury de choisir la meilleure qasida à suspendre au prestigieux mur ; ici la compétition se faisait entre deux « poètes collectifs et anonymes ».

Le Rzoun est une phase calme où la priorité est donnée à la parole rythmée en position assise ; elle est le signe de la sagesse et de la maturité. Chacun y va de son couplet, chacun y va de son mieux pour contribuer par sa verve et son tact à l'affaiblissement du clan adverse et au renforcement du sien. Parole répétée sur plusieurs registres mélodiques, substituant à la richesse du langage ; la vertu de la répétition et la force d'évocation d'une voix tantôt triste, tantôt nostalgique, traduisant une cassure quelque part.

  • Le plan humain et le plan extrahumain

Le chœur est répartit en deux moitiés ; la partie orientale, lafrach (la natte) et la partie occidentale, loghta,(le linceul ou la couverture). Le haut et le bas reproduisent ici, symboliquement, le ciel qui recouvre la terre, soit le plan humain et le plan extrahumain. A tour de rôle ; les deux parties du chœur, chantent la mélopée, tandis qu'ils font résonner lentement leurs tambourins.

La phrase musicale chantée par une partie, hésite en son milieu en une longue modulation vocale au terme de laquelle, elle est « saisie » par l'autre partie qui enchaine. Cette modulation hésitante entre la mort et la vie, le ciel et la terre, symbolise d'une façon tangible la transition marquée par cette nuit de l'achoura entre le cycle écoulé et celui qui s'ouvre.

Les paroles de l'oubli

L'universel et le rationnel ayant envahi le terrain, la culture traditionnelle ne peut être ressuscitée qu'en tant que folklore. Au cours de notre enquête, seuls les personnes nées à Essaouira et âgées de plus de 65 ans, étaient encore capables de nous restituer quelques bribes du chant perdu. Il nous est donc parvenu émietté dans de vagues souvenirs qu'une vieille personne peut encore garder de son enfance.

Le Rzoun (chant de l'achoura) est la démonstration que les uns et les autres appartiennent à la même communauté. Il est le signe distinctif à leur yeux, de la citadinité du chanteur : le Rzoun est la mémoire collective de la ville, l'on y appartient lorsqu'on est en mesure de répéter ses brioula (couplets).  Chacun y allait de son couplet, afin de contribuer par sa verve et son tact à l'affaiblissement du clan adverse et au renforcement du sien. Pour ridiculiser l'autre clan, rien de plus piquant que d'invoquer les personnages les plus saugrenus et les plus haut en couleur pour les lui attribuer pour chefs. Il s'agit généralement de marginaux de la ville. Ainsi Ali Warsas des Béni Antar était un boiteux qui ne pouvait se déplacer que sur son âne et dont la présence était de loin signalée par son chien. Par-dessus le marché, notre personnage était marié à une Anglaise à une époque où les mariages mixtes étaient une véritable curiosité. Quant à Osman, le chef des Chbanat, il n'était rien d'autre que l'un de ces personnages si obscurs mais attachants, dont la principale fonction était de faire le tour de la ville pour annoncer le début ou la fin du Ramadan grâce à des tambours et fanfares. Dans mon enfance j'ai connu le surnommé « Naw-Naw » (quelque chose comme le« ânonnant ») qui parcourait les ruelles à l'heure du sort pendant le Ramadan pour réveiller les dormeurs, en frappant trois coups d'un gourdin à chaque porte et en répétant : « Â jah - N'bi ! Allah m'salli âla n'bi ! » (Par la volonté du Prophète ! Pour la prière sur le Prophète !).

  • Le Rzoun

Nous avons recueilli le chant du Rzoun auprès de notre propre père, maâlam Tahar Mana, doyen des marqueteurs,  auprès d' Abdeljalil Kasri, le directeur de la chambre de commerce, décédé au cours de son pèlerinage à la Mecque, de Hajoub Iskiji, le vieux herboriste dont la maison adossée aux remparts du côté de la mer s'est effondrée à force d'embruns et de vent, Larbi des Béni-Antar dit « le club » parce qu'il y organisait les jeux de hasard et les bals des européens du temps du protectorat(au cours du Rzoun ressuscité de 1983, il synchronisait les deux parties de l'orchestre avec son grand tambour à sonnailles, et il serait mort brutalement en glissant au bord de la fontaine de sa propre maison devenue un somptueux Riad pour touristes de passage dans la ville) , Driss Bali qui travaillait, dans les années 1930,comme marqueteur avec mon père , chez Bungal l'un des premiers bazaristes que la ville avait connue. Driss Bali que j'ai connu avec Georges Lapassade, lorsqu'il travaillait comme « Chaouch » du Musée du temps où Boujamaâ  Lakhdar en était le conservateur dans les années 1980, et qui a été emporté par une foudroyante cirrhose de foie.L'une de ces aïlleules constitue d'ailleurs l'un des principaux personnages voqués par le Rzoun:

Trônant sur son fauteuil

Agitant l’éventail : Aïcha Bali.

Parée de bijoux, diadème magique

Sur le front : Aïcha Bali.

Aïcha, Aïcha, soit heureuse

Nous sommes partis.

La belle a dit :

Compagnon, je t’en prie,

Que me veulent ceux qui m’interpellent ?

Il n’y a rien à dire,

Il est temps que je m’en aille.

Voici donc le Rzoun que nous avons recueilli auprès de témoins -clé, dont la plupart nous ont quitté pour toujours.

Permettez - moi donc d'avouer

Les soucis qui m'oppressent

Et si je meurs que personne ne me pleure

C'est pour toi, mon bel amour

Que j'en appelle à la muse

O toi le Samlali

Tu es tout mon cœur et ma fortune

Soit donc sans réserve

Et sers - nous la fine fleur à fumer

Le clan des Chbanat

Je m'en allais au pèlerinage de la zaouïa

Mais que vois-je ô mon Dieu au seuil de sa mosquée ?!

Un jeune garçon en train d'apprendre ses versets !

Le clan des Béni Antar

Le beau garçon aux yeux brillants

Qui valse dans la salle

C'est le fils d'Alhyan

Il porte un poignard ô madame

Au cordon de soie

Ensemble

Moi, je ne veux pas du vieillard

Mais c'est la volonté de Dieu

Comme tu es folle !

Je veux seulement le garçon

A mettre sur mes genoux et préparer tôt notre dîner

Comme tu es folle !

Je ne veux pas me marier

Mon compagnon m'offre la coiffe rouge de Marrakech

Comme tu es folle !

Le clan des Béni-Antar

Allez-y faites la ronde toute grande

Où êtes-vous les Béni-Antar, vous les braves ?

Allez-y faites la ronde toute grande

Tels les pétales de la fleur

Les Béni-Antar autour de leur Sultan

Le clan des Chbanat

Lune ronde toute grande, faîtes la ronde

Où êtes-vous Béni-Antar, joueurs de hasard ?

Lune ronde toute grande faites la ronde

Où êtes - vous Béni-Antar, voleurs de hasard ?

Ensemble

Comment se fait-il que le garch d'argent

Deviennent le dirham de papier ?

Voilà l'origine du profit et du vol !

Commerçants spéculateurs

Artisan grâce à sa bourse mais sans métier

Et théologien dont la principale devise est de dire : « Donne »!

Le clan des Chbanat

Qu'est-il donc arrivé aux Béni-Antar ?

Pour délaisser les chanteurs du malhûn

Et les remplacer par le phonographe ?

Le clan des Béni-Antar

Mais quel est votre chef ô Chbanat ?

Osman à la tête bossue

Et à la bedaine serrée d'une cordelette ?

Le clan des Chbanat

Et qui est votre chef ô béni Antar ?

Ali Warssas traînant avec son chien et son âne ?

Le clan des Béni Antar

Vaillant compagnon, frappe ton bendir

La nuit est encore longue

Le clan des Chbanat

Vaillant compagnon frappe ton bendir

Vois les Béni-Antar qui s'essoufflent

Le clan des Béni Antar

Soyez tous nos témoins

Voyez donc venir l'aube...

Suite logique des échanges de sarcasmes, le rituel s'achève en rixes et bagarres entre adversaires, c'est le taâlak ; le « suspendu », (on devait probablement suspendre un mannequin dénommé « Baba âchour », symbole de l'année qui vient de s'écouler). Ils se lancent tambourins et tisons de feu. On compte souvent des blessés, mais les blessures reçus en cette circonstance possèdent une baraka. L'un des buts de la compétition consiste à déposséder le clan adverse de son drapeau pour le jeter à la mer. Il nous semble que c'est là, un rite de purification, qui consiste à laver l'adversaire de ses impuretés.

Abdelkader Mana


[i] Article paru dans Maroc-Soir du mardi 16 septembre 1986.


14:14 Écrit par elhajthami dans Achoura | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : achoura | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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