18/08/2010
Le compositeur de la montagne
Le samedi 13 février 2010, en une journée pluvieuse, je suis parti à l'aube au hameau de l'heureuse vallée de Tlit d'où est originaire ma mère, née Zahra Yahya. Mon intention était de photographier les amandiers en fleurs, mais le sol était jancher de pétales: ce matin - là, la pluie a fait perdre aux amandiers beaucoup de leur couronnes florales. A notre hameau d'enfance, il n'y a plus mes oncles maternels, et lalla notre maraine à tous a disparue à son tour, il y a une année, une eternité déjà. Alors j'ai quitté aussitôt notre hameau, après avoir photographier l'immense olivier sous lequel se reposait mon père, pour me rendre au mont Amsiten de notre enfance où j'ai pris ces photos sous la lumière et la pluie.Maintenant que ceux que nous aimons ont disparus, qu'est ce qui nous retient encore à ce beau pays où les amandiers perdent déjà leurs fleurs sous la pluie? Mon corps est mouillé mais mes yeux sont déséchées d'avoir perdu tous ceux que nous avons aimé. Maintenant qu'ils sont tous partis, qu'est ce qui nous retient encore à ce beau pays où les amandiers commencent déjà à perdre leurs pétales mauves et blanches sous la pluie?
« Le poète et la hotte sont semblables,
peronne n’en veut s’il n’y a pas de pluie
et donc de récolte. » Andam Ou Adrar
Ce jour -là j'ai parcouru les sentiers rocailleux et lumineux du mont Amsiten
Ma mère était arrivée à Essaouira à l'âge de cinq ans, vers 1933, c'est-à-dire en pleine période du Dahir Berbère décret par lequel le Protectorat visait à promouvoir deux juridictions parallèles, le droit coutumier berbère d'un côté, et le chraâ , ou juridiction musulmane de l'autre. Ce qui unifia par réaction le nationalisme marocain naissant : dans toutes les mosquées du pays, on répéta le Latif (prière dite quand la communauté musulmane est gravement mise en danger) : « Seigneur, aie pitié de nous, en ne nous séparant pas de nos frères berbères ! »
Le voilà lebeau poulain, Awa
Il est blanc, il est comme la lune, Awa
Il a sa selle et sa lanière,Awa
Mon regard est ravi par sa crinière, Awa
Le coup de foudre s’est emparé de moi, Awa
Si seulement je pouvais l’avoir, awa
Je le couvrirai de beaux bijoux, Awa
A l’aube, quand il sort, Awa
La brise le frappe et l’univers l’enchante, Awa
Celui qui l’aperçoit il faut qu’il pleure Awa
(« Awa », veut dire « ô toi » en berbère)
Pour l'avoir eu sous les yeux depuis toujours; je connais cet arganier et je crois bien qu'il me connait: c'est mon arganier fétiche
Le pays hahî comprend en de nombreux endroits des arganiers sacrés gigantesques parce qu’ils ont toujours été épargnés par les coupes successives, ainsi que des tas de pierres sacrées dénommés Karkour. Cela pouvait être le lieu où un saint ou une sainte telle Lalla Aziza s’est arrêté au cours de son errance légendaire
Lors de mon pèlerinage au Musée de Boujamaâ Lakhdar – placé sous le signe du faucon de Mogador – je me suis mis à l’ombre d’un immense arganier au feuillage luisant, et aux ramifications complexes. La veuve du « magicien de la terre » vint m’y rejoindre pour me raconter que les femmes du pays hahî se rendent en cortège chantant à cet arganier sacré, portant sur la tête des paniers remplis de coquillages, de semoule et de beurre. Une offrande dédiée à l’autel du dieu de la végétation pour qu’il éloigne des champs les nuées de moineaux dévastant les moissons.
De son vivant, ma mère se rendait en pèlerinage soit à Sidi – Yahya, sur la route d’Agadir, soit à Sidi Brahim Ou Aïssa[1], le saint qui mit fin, selon la légende, à la sucrerie saâdienne : il fit s’enrouler une vipère autour du cou du fils du sultan, et ne consentit à l’en délivrer, qu’une fois obtenu le départ de la soldatesque royale du bord de l’oued Ksob, où ils avaient décimé, sur ordre du sultan doré toutes les ruches, pour que les abeilles n’empêchent plus la trituration du sucre de canne. C’est de là que vient le nom de l’oued Ksob (la rivière de canne). La culture de cette canne fut extrêmement florissante, notamment au bord de l’oued des Seksawa (Chichaoua en arabe), et de l’oued Sous, jusqu’à la mort de Moulay Ahmed El Mansour, le 25 août 1603. Les guerres civiles qui éclatèrent, entre ses fils, pour sa succession, ruinèrent les plantations.
[1] Le 14 mars 2009 je me suis rendu avec mon frère majid à sidi Brahim ou Aïssa : il s’agit d’un sanctuaire sans coupole qui contient en fait deux tombeaux : celui de Brahim et celui de Aïssa. L’un démesuremment grand et l’autre de taille moyenne. Il est entouré d’un muret à l’ombre d’ un olivier sauvage. Tout autour un cimetière probablement d’esclaves qui travaillaient dans la sucrerie saâdienne. Le site est situé sur une hauteur qui surplombe l’oued ksob au bord duquel était plantée la canne à sucre. Sur les lieux nous avons rencontré un noire qui fait partie de la zaouia de sidi Brahim Ou Aïssa située en contre bas. Il nous a raconté qu’il y a trente ans de cela, tous les Ganga du sud marocain, se retrouvaient là après les moissons pour une fête annuelle. Non loin de là on remarque un curieux arganier à parasol qui évoque la forme d’un accacia : son tronc est cloué au pilori par des centaines de clous, ce qui est certainement une tradition africaine. C’est un arganier sacré dédié à Lalla Mimouna, auquelle les Ganga sacrifient un bouc noir lors de leur fête estivale. La vallée est maintenant constellée de résidences secondaires appartenant à des européens et le sanctuaire est de moins en moins visité par les locaux : les ganga n’y organisent plus leur maârouf comme jadis. Comme les Gnaoua bilaliens s’était greffés sur Moulay Abdellah Ben Hsein de Tamesloht où ils organisent une fête annuelle durant les sept jours du mouloud, les Ganga de lalla Mimouna organisaient leur fête saisonnière autour du sanctuaire de Sidi Brahim Ou Aïssa.
Les hameaux semblent déserts à première vue à cause de la chaleur accablante. En réalité à cause de l’exode rural massif : après leur mariage, tous les garçons de Fatima sont partis travailler à Agadir . Avec leurs enfants, ils font déjà de ma cousine, une grand-mère ! Et brusquement j’ai eu l’impression de ne plus être le jeune homme que je crois ; puisque ma cousine qui a mon âge est déjà grand-mère ! La fraction de tribu Tlit, ne se reproduit plus, ma prémonition d’il y a vingt ans lorsque j’écrivais un mémoire de sociologie rurale intitulé « la fraction de tribu Tlit est-elle une communauté en dissolution ? » - s’est enfin réalisée.La maison de mon oncle maternel, est actuellement vide et pour cause : tout le monde est parti vivre à Casablanca : dans les bidonvilles d’où sont issus les jeunes camicases du 16 mai 2003.
Les déracinés qui s’exilent dans les périphéries de la métropole sont maintenant Livrés à eux-mêmes, sans les solidarités de jadis et sans les repères de leur tribu d’origine. « Les cadres sociaux de la mémoire » (Halbwachs) sont déboussolés par l’anomie. Déréglée par la misère du monde, l’horloge cosmique, ne scande plus la saison des fêtes. Les nouveaux déracinés ne vivent plus dans ce cadre enchanteur où, lors d’un mariage Haha, je relevais jadis cet échange entre deux lignages :
Le lignage qui reçoit la fille chante :
Nous prenons le chemin qui nous mène
A la maison de nos hôtes
Comme la vie sera facile
Si les gens sont généreux !
Ô gens de bien, accordez-nous votre fille
Car nos petits enfants sont restés seuls
Et nous avons encore un long chemin à refaire.
Et toi, tailleur, confectionne l’habit de la mariée
Et que Dieu lui accorde une vie heureuse !
Le lignage qui offre la fille répond :
C’est notre colombe sauvage que nous vous offrons
Et c’est pour qu’elle soit libre que nous ouvrons les portes
Mais que la mort et le châtiment lui soient épargnés !
La tige du blé, les oiseaux et l’hyène sont souvent utilisés comme métaphore poétiques dans les chants des moissonneurs :
Le jour de la moisson, la tige était sans graine
Et la jeune fille sans hymen
Les oiseaux n’ont laissé que la paille
Et au grand jour la jeune fille était proie de le hyène.
J’ai voulu maintenant rendre visite à Fatima, la fille de mon oncle maternel qui a un peu près mon âge. Mais je me suis perdu en suivant le sentier qui mène à son hameau à la lisière du mont Amsiten. Pas âme qui vive pour m’aider à trouver mon chemin, et sous une chaleur accablante, je n’ose me mettre à l’ombre des arganiers de peur d’être victime de la morsure d’une vipère : comme au pays Seksawa, là aussi les médecins ont été obligés d’amputer un jeune homme de tout son bras, pour sauver le reste du corps, suite à une morsure d’une vipère qui s’est introduite de nuit dans l’amphore où l’on met le sel.
La belle bergère que j’ai connue est maintenant une femme ridée par le travail pénible en haute montagne, et son mari est complètement desséché à force d’aller chercher au mont Amsiten les ruches sauvages qui se cachent au creux des troncs de thuya et d’arganier. À la maison ils n’ont plus qu’une jeune fille de quinze ans. Je dis à Fatima que j’aurai aimé me marier avec une paysanne à condition qu’elle ait au moins la trentaine. Elle me répond qu’ici, les filles se marient très jeunes entre dix-sept et vingt ans : à trente ans elles ont déjà épuisé leur charme à force de labeur et d’enfantement.
Maintenant à Casablanca, nous avons déménagé, moi, ma sœur et ma fille, dans un nouvel appartement, et j'ai dû me rendre tout à l'heure dans l'ancien pour récupérer tous mes documents : une fois dedans, je n'ai pu m'empêcher de sangloter comme un enfant : mon père et ma mère que je n'ose visiter au cimetière de Casablanca parce que j'aurai aimé qu'ils soient enterrés sous l'olivier sauvage de Lalla Toufella Hsein, la sainte de la vallée heureuse de Tlit au pays hahî, entre le mont Amsiten et le mont Tama, où j'ai passé toutes les vacances de mon enfance et mon adolescence, au hameau de Tassila, aujourd'hui tombé en ruine et où ma grand-mère maternelle nous offrait le Balghou , à base de blé tendre, d'huile d'argan et de lait de chèvre... semblent toujours présents dans ce lieu. Le musulman, me dit-on, ne choisit pas sa terre d'élection : il doit être enterré là où la mort l'a surpris. Car la terre entière est temple de Dieu.
Ma mère était née en 1928, en pleine période de famine, et aurait quitté son pays natal au pays hahî à l'âge de cinq ans pour se rendre en compagnie de sa mère à Essaouira, en 1933. Sa grand-mère, originaire de la tribu des Semlala dans le Sous, était elle-même venue au pays hahî, lors d'une précédente famine qui avait frappé le Maroc à la fin du XIXe siècle. Dans un rapport rédigé à l'été 1878, le consul des Etats-Unis à Tanger Felix Mathews, decrit de manière saisissante cette famine survenue en 1877 après trois années de mauvaises récoltes :
« Des centaines de femmes, d'enfants et d'hommes affamés se deversent à Mogador et à Safi. Bon nombre de campagnards meurent en chemin. Des squelettes vivants, des formes émaciées apparaissent dans les rues. La famine et la maladie, déjà terribles chez les pauvres, s'étendent. Avec l'automne et l'hiver, la detresse des gens va encore empirer.Le gouvernement ne fait absolument rien pour eux...alors que les silots regorgent de céréales. Les juifs sont un peu soulagés par leurs coreligionnaires. »
Il est vraiment paradoxal de voir ce pays agricole à la merci de la disette par suite de la moindre sécheresse, souffrir de la faim devant une mer qui compte parmi les plus riches de l'Atlantique...
C'est Lalla, l'aînée des filles de Yahya qui partit la première avec sa mère rejoindre, au début de la famine de 1926, son oncle maternel qui était policier à Essaouira au début du Protectorat français sur le Maroc. Affaiblies par la famine, elles ont effectué le trajet en vingt-quatre heures plus exactement de deux heures du matin, pour éviter l'insolation et la soif, à vingt-trois heures, au lieu d'une demi-journée en temps normal. Pour avancer, Lalla s'accrochait à la queue de l'âne qui transportait sa grand-mère, se nourrissant en cours de route, des racines d'une plante grasse dénommée Guernina , et croisant de nombreuses caravanes, transportant vers Essaouira du charbon de bois d'arganier, cette coupe est l'une des causes de la diminution de cette espèce d'arbre unique au monde , des amendes et de la gomme de sardanaque.
C'étaient les dernières caravanes qui reliaient Mogador à son arrière-pays et à Tombouctou, avant qu'Agadir au Sud et Casablanca au Nord ne supplantent la ville des Gnaoua en tant que principal port du Maroc. Avec la découverte de la machine à vapeur, l'Europe était désormais directement reliée par voix maritime au Sahara et à la boucle du Niger sans avoir à passer par l'ancien « port de Tombouctou », qu'était Mogador.
En cours de route, la jeune fille et sa grand-mère, croisaient aussi, mais plus rarement les « boutefeux » (ces autocars qui fonctionnaient au charbon, et qui transportaient les voyageurs sur leur toit). Une fois la ville en vue, elle devait leur paraître « comme un panier d'œufs au bord d'un lac bleu » comme disait la chanson berbère :
Veux-tu bien que nous ajustions
Son axe au moulin,
Pour moudre en commun
Ton grain et le mien ?
Veux-tu bien qu'en un seul troupeau
Nous mêlions nos ouailles aux tiennes ?
Mais gardes-toi bien
D'y mettre un chacal !
Comment donc, de la plaine,
Surgirait Mogador,
Comment pourrait-on
Haïr qui l'on aime ?
Notre grand-mère Tahemoute, décédée à Essaouira l'été de 1978, était restée très attachée à Sidi Hmad Ou Moussa, le saint patron des acrobates et des troubadours chleuhs, près duquel elle se rendait annuellement en pèlerinage après la rentrée des moissons. L'un des derniers moments les plus poignants que j'ai vécu auprès d'elle, concerne le décès de son frère Hmad : un homme paisible à l'imposante barbe blanche, qui vivait dans l'un des hameaux surplombant l'heureuse vallée de Tlit, depuis les escarpements rocailleux du mont Tama. Il n'avait pas d'enfants et vivait avec ceux de son frère Lahcen : une famille profondément religieuse, également issue de la tribu des Semlala, aux environs de la Maison d'Illigh dans le Sous.
Il avait les jambes enflées, au point d'avoir des difficultés à se mouvoir et était venu avec grand-mère, pour se soigner à Essaouira . À l'hôpital, on fit comprendre à grand-mère que la médecine ne pouvait plus rien pour son frère. On décida alors de le ramener chez lui au pays hahî. On se réveilla aux premières lueurs de l'aube. Mon père fit venir un taxi collectif, juste à côté de chez nous, à l'artère principale des khoddara, les marchands des fruits et légumes, d'où sort le lancinant grésillement des grillons, à cette heure matinale. Les grillons nous ont toujours accompagnés dans nos voyages de l'aube, et nous retrouvons leur grésillement dans les arganiers au plus fort de la canicule.
Nous épaulâmes mon père et moi « Khali Hmad » (qui est en réalité l'oncle maternel de ma mère), et l'accompagnâmes à petits pas jusqu'au taxi où il s'engouffra auprès de sa sœur sur la banquette arrière. Je pris place auprès du chauffeur, et nous partîmes. À peine le taxi avait-il quitté la médina, au moment de s'approvisionner en carburant à la sortie de la ville, que grand-mère éplorée se met à m'adresser de grands signes désespérés : en me retournant, je voyais Khali Hmad, déversant sur ses genoux un long filet de sang qui lui coulait de la bouche. Le brave homme que j'ai tant aimé et respecté était en train de rendre son dernier soupir sur les genoux de sa sœur au sortir de l'aube et de la ville ! Affolé, le chauffeur, voulait rebrousser chemin. Mais Je lui ai intimé l'ordre de continuer vers notre destinée, car c'est là où il était né qu'il devait reposer pour toujours. Il nous dit d'abord que la loi lui interdisait de transporter les morts, mais ayant pitié de moi et de ma grand-mère, il consentit finalement à nous conduire à notre vallée, où khali Hmad fut finalement inhumé parmi les siens, entre le mont Tama et le mont Amsiten, là où les constellations semblent si proches, qu'on peut adresser ses prières, sans intercesseurs, au Seigneur des Mondes.
Alors que sous un ciel gris, les paysans enterraient khali Hmad au milieu des broussailles, de l'heureuse vallée qui l'avait vu naître, j'adressais des suppliques au mont Tama où les amandiers en fleurs ont l'air d'être couverts de flacons de neige. Mes larmes sont d'autant plus amères, qu'il me faisait penser par sa longue barbe blanche à la mort de Léon Tolstoï dans une simple gare. J'étais alors profondément bouleversé par la lecture de La sonate à Kreutzer relatant, le destin tragique de l'homme, face à la vieillesse et sa profonde solitude face à la mort. Pour moi, le vieux paysan ayant rendu l'âme dans les bras de sa sœur mystique, personnifiait le brave moujik d'Isnaïa - Poliana. Alors que les paysans retrouvaient leurs charrues, je continuais à adresser mes suppliques aux montagnes sacrées, en me disant, non pas qu'est-ce que la mort ? Mais pourquoi cette mort en particulier, me faisait tellement penser à celle de l'auteur de Résurrection ?
Après la mort de ma mère, je me suis rendu en pèlerinage à Sidi Brahim Ou Aïssa, pour apaiser mon deuil. À peine ai-je franchi le seuil de son sanctuaire, où je fus reçu par une descendante des anciens esclaves de la sucrerie saâdienne, que je fus brusquement plongé dans l’univers de ma petite enfance : je me voyais ici même jouant en petite culotte avec l’agneau destiné au sacrifice, et j’entendis ma mère disant à la tenancière des lieux, qu’il fallait me flageller aux gerbes de genet, pour me communiquer leur énergie vitale, et surtout pour me délivrer de la jaâra, cette manie de bagarreur communiquée par les esprits malfaisants, et qui me poussait à fuir l’école coranique, pour aller écouter mon conteur préféré, entre les deux vieux cimetières de Bab – Marrakech. En un éclair, le saint protecteur m’a rendu ma mère du temps de sa jeunesse, du temps où elle pouvait voir le monde de ses propres yeux : comme si Sidi Brahim Ou Aïssa, lui avait brusquement restitué l’énergie vitale et la lumière des yeux qu’elle avait perdus à la fin de sa vie. J’ai cru même l’entendre dire, avec la voix qu’elle avait, il y a quarante ans : « Il faut communiquer à mon fils, les énergies bénéfiques des genets fleuris ! ».
Chez les Regraga aussi, j'avais rencontré sur la plage sauvage de Bhay - Bah, la légende selon laquelle, après avoir ordonné de faire descendre la table servie, Jésus aurait ordonné aux aveugles de voir à nouveau, et aux paralytiques de marcher à nouveau. J'ai alors pleuré face au ciel au sein de ce sanctuaire, parce que brusquement j'avais la certitude que ma mère pouvait à nouveau voir et se mouvoir par elle-même !
Vestiges du Maroc préislamique, beaucoup de saints sont dénommés soit Aïssa (Jésus) – comme Sidi Brahim Ou Aïssa (Abraham et Jésus) de l’oued Ksob vénéré par ma mère – soit Yahya (saint jean- Baptiste), probablement en souvenir du passé chrétien du Maroc : la tribu des Haha dont est issue ma mère s’appelle justement Ida Ou Isarne , c’est-à-dire, les descendants des Nazaréens, c’est-à-dire les adeptes des apôtres de Jésus, exactement comme leurs voisins du Nord de l’oued Ksob, la tribu berbère des Regraga qui crurent d’abord au Paraclet qui leur annonça au bord de la saline de Zima l’avènement du sceau des Prophètes : Mohammed.;
À propos de ces prosélytes Regraga, hommes de Dieu, faiseurs de pluie Jacques Berque note : « Dans le Sud marocain, les Regraga font « la soudure », si j’ose dire, entre deux cycles prophétiques : celui de Jésus et celui de Mahomet. Disciples du premier, Hawâriyyûn, ils sont comme les baptistes du second, qu’ils annoncent, et qu’ils vont trouver dés le début de sa mission. Leur personnalité oscille entre une qualification confrérique et une qualification ethnique. »
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Depuis les basses terrasses on jetait alors des poignées d’amandes et de friandises sur la promise. Portée derrière un parent, sur un mulet, « empaquetée », tel un pain de sucre, dans un haïk blans, le front ceint de basilic, elle quittait définitivement le hameau où elle était née pour celui de son épous.. Les larmes de la séparation, se mêlaient toujours à la joie de la fête, le deuil d’une mort symbolique était toujours suivi de re-naissance.
Malgré ses rides et sa peau tannée par le soleil et les travaux des champs, Fatima garde encore des traces de son charme d’antan. De cet hiver déjà si lointain où j’étais allé la chercher avec mon frère au mont Amsiten où elle gardait son troupeau, lorsque brusquement une pluie diluvienne nous surprit. Son père qui coupait le bois de l’autre côté de la montagne nous cria de rentrer immédiatement dans la vallée. C’était le temps où elle m’apprenait le nom que donnaient les bergers aux plantes sauvages de la montagne : Amzough n’tili(oreille de brebi), ou encore oudi ouchen(beurre ronce du loup). Le temps où le bruit courait encore à propos d’égorgement de brebis égarées par les loups.
Nous arrivâmes trempés jusqu’à l’os au hameau des Broud (les rafraîchis) à la sortie de la forêt où nous fûmes accueillis au coin du feu par Lalla Baytoucha qui me rappelait, par son nom comme par son allure, la vieille ogresse des contes de mon enfance. Quand on caressait les boucs, leur colonne vertébrale se pliait tellement ils étaient transis de froids.Beaucoup plus tard, mon frère m’apprendra qu’en ce lointain jour d’hiver, où le soir est vite tombé, avec le crépitement des flammes, l’odeur du troupeau et de la terre, une poésie à jamais perdue, il avait surpris Lalla Baytoucha faisant une drôle de prière païenne : faute de connaître les sourates du Coran, elle adressait bruyamment ses prières aux arbres et aux pierres !
Assis sur la margelle d’une citerne, un gamin refuse de laisser les gens y puiser. C’est le signe que cette région a été l’une des plus éprouvées par la sécheresse. « Cette année la moisson est mauvaise ! », s’écrie un fellah. En effet, la moisson s’annoce maigre et des hameaux délaissés tombent en ruine : leurs occupants ont fui vers les villes. Qui peut témoigner de la souffrance des fellah durant les dernières années de sécheresse ? Bien sûr, il y a les statestiques, mais aucun témoignage vivant sur ce qu’ils ont enduré dans le silence et la solitude
l'heureuse valée de Tlit vue d'en haut du mont Amsiten
Nous laissâmes donc à Amsitten, notre oncle maternel Mohammad. C'est là qu'il mourra d'ailleurs des années plus tard, plus exactement en 1984 : il était monté chercher son taureau noir on laissait s'engraisser ses bovins en haute montagne dans la solitude complète avant de monter les ramener vers la vallée. Mohammad a probablement voulu forcer le taureau à suivre un raccourci en le frappant au flanc. Le taureau qui refusa, se retourna alors contre mon oncle et se mit à lui enfoncer la poitrine par ses puissantes cornes. Lorsqu'à la tombée de la nuit les paysans inquiets montèrent avec leurs lampes chercher mon oncle, c'est le taureau lui-même qui les avertit par ses beuglements du lieu du drame : il était resté à côté de son maître et victime. On a dû porter le corps de mon oncle dans un burnous : il expira en arrivant à l'hôpital d'Essaouira. Il fut enterré sous les mimosas à l'entrée de la ville, sans que je sache à ce jour où se trouve sa tombe : les humains ont moins d'égard pour les dépouilles des morts que les taureaux noirs. Mon oncle maternel est mort au moment où j'avais pris mon bâton de pèlerin pour suivre pour la première fois, les Regraga dans leurs pérégrinations, en mars 1984. Grand-mère disait que le cours de la vie débouche aussi sûrement sur l'au-delà, que le fleuve se jette dans la mer.
Abdelkader MANA
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L'auteur à la veille de son équipée solitaire au mont Amsiten (février 2010)
02:52 Écrit par elhajthami dans le pays Haha, Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : haut-atlas, poèsie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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