08/02/2012
Les couleurs du Maroc
L’ŒIL ET LA MAIN
Fatna Gbouri: La femme tatouée,1987
C’est au Maroc profond des plaines atlantique que Fatna Gbouri qui vient de s'éteindre à Safi, a vu le jour en 1924. Plus précisément dans la localité de Tnin el Gharbia aux frontières des Abda et des Doukkala. Paysanne elle y a longtemps moissonné pour subvenir aux besoins de sa progéniture avant d’aller travailler comme tisseuse à khouribga puis à Safi où elle allait côtoyer quotidiennement la colline des potiers mais aussi la place des conteurs à Sidi Boudhab, le marabout de l’or.
Fatna Gbouri: Femme et tapis, 1986
Aujourd’hui elle reconnaît trois sources d’inspiration à son travail ; le tissage, le tatouage et le dessin au henné :« Pour travailler le tapis, j’achetais les couleurs naturelles au colporteur : le jaune, le vert, le rouge, le bleu. Le médaillon central je le tissais en blanc. Dans mes tapis je reproduisais aussi des images familières : la théière, la bouilloire, le brasero ainsi que des fleurs. Le dessin au henné, je le reproduis sur des peaux de mouton. Je m’inspire aussi des tatouages de Zayan, car nous avons vécu là-bas un certain temps lorsque j’étais toute petite. Mon père, tailleur de son état que j’étais à confectionner les caftons, était quelque peu nomade, de sorte que nous avons vécu successivement chez les Doukkala, les Zayan, à khouribga et enfin à Safi.»
Une errance qui lui a permis de beaucoup apprendre sur les expressions visuelles traditionnelles de ces différentes régions. N’ayant plus la force de travailler au tissage, elle s’est mise à peindre des poteries qu’elle va vendre « aux marchands de tableaux » comme elle dit si joliment, pour signifier que ces marchands n’étaient pas des connaisseurs et qu’ils dévalorisaient ses ouvres en la destinant aux simples touristes de passage à Safi.
Mais cette expression des signes et des symboles associés à des images anthropomorphiques et floraux, fortement codifiée par des traditions millénaires, ne lui permet pas de se démarquer encore de la masse des tisseuses et des potières traditionnelles, en tant qu’artiste. Il a fallu attendre l’âge de soixante ans, pour qu’en 1984 son talent soit enfin révélé et reconnu en tant que tel. Une rencontre fut déterminante :« Cette année là, j’ai peins une tisseuse en train de carder la laine sur un plat de plâtre. Dés le premier coup d’oeil Boujamaoui reconnu immédiatement ce travail comme étant une œuvre d’art à part entière et le présenta en tant que telle à une exposition collective organisée alors par une association culturelle de Safi. »
Fatna Gbouri : Les deux moissonneuses, 1990
Dés lors, la paysanne anonyme de jadis sort de l’ombre et porte un nom célébré dans les expositions et les galeries. Une artiste est née. Dés lors, ce que le tissage traditionnel inhiba en elle , explosa dans un foisonnement d’images et de couleurs éclatantes, libérant son énergie créatrice. Dés lors, la peinture a « dénoué » en quelque sorte, sa créativité entravée jusque là par le tissage. Elle passa ainsi de l’artisanat à l’art. Et ce passage fut ressenti par elle comme une libération d’énergies contenues jusque là :« J’ai ressenti comme un soulagement, et une grande satisfaction à chaque fois que je termine un tableau. Je me suis mise à peindre de mémoire ce que j’ai vécu par le passé : une chikhate en train de chanter, le moussem de Moulay Abdellah Amghar d’El Jadida que j’avais visité il y a fort longtemps avec ses escouades de cavaliers, celui des Aïssaoua, ainsi que la femme de Sidi Rahal, que j’avais vu boire de l’eau bouillante en état de transe. »
Fatna Gbouri: Dresseur de singes 1986
Et ce sont toujours ses souvenirs d’enfance qui lui reviennent chaque fois qu’elle se met à peindre. Elle peint ainsi Taghounja, cette déesse de la pluie, qu’on habillait jadis comme une poupée, et qu’on promenait à travers champs, en période de sécheresse pour implorer la pluie :
Taghounja, Taghounja comme l’espérance !
Ô mon Dieu donne nous de la pluie !
L’épi est altérée, donnez lui à boire ô maître !
Les récoltes sont altérées, arrosez, ô vous qui les avez créées !
Elle se souvient encore de ce qu’on chantait dans son lointain village de Tnine el Gharbia en période de sécheresse :
Ô mère de l’espérance !
Demande à ton maître de nous accorder de la pluie !
C’est en souvenir de ces antiques rites rogatoires qu’elle a peint Taghounja, cette grande cuiller en bois de noyer qui sert à puiser de l’eau et qu’on habillait en poupée, avec « la vache noire », qu’on promenait également pour implorer la pluie, en chantant :
La vache a demandé la pluie
Demande à ton maître de nous accorder la pluie
Ô vache ! Pisse ! Pisse !
Accorde nous des épis....
Fatna Gbouri: L'âne,1987
De tout ce monde disparu, Gbouri se souvient et le reproduit de mémoire dans un plan unique sans considération pour les lois de la perspective en profondeur. Exactement comme elle faisait jadis avec la tapisserie. Tout ce qu’elle peint relève de la mémoire visuelle, et n’est nullement en rupture avec ce qu’elle avait appris tout le long de sa vie. Un parcours initiatique qui l’a prédisposé à la peinture. En effet, dans les arts populaires, seuls les tissages et les poteries, de villages ruraux comme celui dont elle est issue, reproduisent des représentations figuratives où s’opère une véritable transfiguration de la nature.
Fatna Gbouri: Deux paysans 1986
Le passage du tissage à la peinture libère ses énergies créatrices. Pour elle,, les couleurs sont un jeu au même titre que le tissage, la broderie ou le tatouage. Elle aime les couleurs gaies qui apaisent : le mauve d’amour, le bleu de la mer, le vert du printemps et de la forêt si proche, qui est un poumon pour la ville au même titre que l’océan, le jaune solaire, le rose nuptial. Par contre, elle utilise rarement le noir. Le noir, c’est l’ombre, et l’ombre, c’est l’âme même projetée en dehors du corps. C’est la puissance ténébreuse des choses.
Gbouri fut initiée à tout un ensemble de techniques du corps qui l’on prédisposée à la peinture : à la fois nakkacha, enluminant de henné les mains et les pieds, « tatoueuse », maquillant les visages, et enfin aidant son père à confectionner de beaux caftans bariolés, pour parer les mariées de leurs plus beaux atours, pour la cérémonie nuptiale de loghrama où elles sont couvertes de cadeaux de noce par les invités.
Fatna Gbouri: La mariée, 1987
La maîtrise de la teinture au henné, des formes symboliques du tatouage et l’art de parure des neggafa, ont inspiré ses premières peintures en particulier le goût des couleurs éclatantes des jours de fête. Toute sa démarche artistique est une transposition de ces techniques séculaires du corps, dans le domaine de la peinture. En troquant la seringue pour le pinceau, elle passe du tatouage des corps à celui des paysages, d’une technique du corps à une fête des couleurs. Une profusion de couleurs et de formes se générant les unes les autres, comme dans un jeu d’enfants sans perspective, mais avec beaucoup d’harmonie dans l’ensemble et une grande vitalité poétique intérieure. La surface de la toile lui impose une autre démarche. Au lieu d’embellir le vivant, elle réanime l’inerte : elle s’amuse avec les choses de l’imagination en peignant tout ce qui me passe par la tête. Au début, elle dessine une chose, mais aboutis à une autre. En particulier l’œil qui est le sens le plus important de l’homme, et la main qui protège du mauvais œil : « L’œil est précieux, nous dit Fatna Gbouri : l’œil chasse le mauvais œil. La main aussi chasse le mauvais œil. A l’occasion de la fête de l’aïd el kébir, on trompait nos mains dans un bol de henné et on les appliquait au dessus de la porte d’entrée, de manière à éloigner le mauvais sort. L’œil et la main on les reproduisait aussi dans le tapis traditionnel. Lors de cette grande fête, juste avant le sacrifice on faisait ingurgiter au bélier un mélange de henné et de blé en lui disant :Nous t’engraissons dans ce bas – monde / Pour que tu nous engraisse dans l’autre »
Fatna Gbouri: L'oeil et la main 1987
La main dont nous parle Gbouri est déjà représentée dans les peintures rupestres d’Afrique du Nord. Comme la main punique, la hamsa est bénéfique, presque sacrée : associée au chiffre cinq, elle en acquiert les vertus Une femme s’exclamant devant la beauté d’une mariée peinte par Gbouri ne dira pas qu’ « elle est belle » ! Mais « khamsa ou khmis » (cinq et jeudi sur elle !) ; jeudi étant le cinquième jour de la semaine. La hamsa protège de l’œil. Et la main protège contre l’œil, la langue et le destin.
Dans les derniers tableaux de Gbouri l’œil et omniprésent mais aussi la main : cette khamsaqui entraine dans les profondeurs du symbolisme de la fécondité, formulée d’une manière très variée suivant les civilisations. Ce thème apparaît dés les premières manifestations figuratives de la préhistoire, comme en témoignent les empreintes de mains sur les parois des grottes préhistoriques. Dans quelle mesure les symboles peuvent – ils traverser les millénaires en filiation continue ? On possède dans l’ancien monde de très nombreux témoignages qui joignent de siècle en siècle les confins de l’âge de bronze au monde actuel.
Fatna Gbouri: Sans titre 1987
Les signes et les symboles qui sont profondément ancrés dans l’imaginaire collectif, remontent spontanément à la surface de l’acte créateur, parce qu’ils constituent une composante essentielle de l’identité culturelle de l’artiste. Il s’inspire du stock de la mémoire visuelle des tapis et des bijoux berbères, mais aussi de la coutume qui consiste à se teindre les pieds au henné, en certaines occasions rituelles. Cette coutume remonte loin dans l’histoire : le nom par lequel les Egyptiens désignent les occidentaux qui les attaquaient souvent du 3ème millénaire au 15ème siècle, était Tahénnouqu’Ossendowsky traduit par « ceux du henné ». Les artistes s’inspirent aussi du tatouage qui était à l’origine une amulette permanente sur la peau. Ce qui prouve que le tatouage avait une signification magique de protection contre le mauvais œil.
Fatna Gbouri: Bleu d'absinthe, 1987
« Jaune » ou « bariolée » la mariée est omniprésent chez l’artiste, avec sa cérémonie du henné, entourée de fleurs, symboles d’amour et de renouveau, comme on le constate dans ce chant nuptial des plaines atlantique d’où est originaire notre artiste :
Nous sommes dans une nuit lunaire
C’est la nuit du bien aimé
Le henné tombe dans le lait
Nous sommes dans la nuit du parcours
Le henné tombe dans la cour...
Chante une chikhate. Un cavalier des Abda se lève alors et lui passe un collier de billets de banque au milieu des applaudissements puis se tournant vers ses compagnons, il entonne :
Ô gens des Abda aujourd’hui c’est la fantasia
Cette vie s’en va, c’est vers la mort qu’elle s’en va.
Jouissons doc du toast qui fait rougir les joues,
Jouissons donc du toast qui fait briller les yeux !
La chikhate lui réplique :
Ô mon cher, ne me ferme pas la porte de ton jardin,
Puisque c’est pour toi que mon cœur brûle de chagrin !
Fatna Gbouri: DANSE DU THE 1987
L’aïta (l’appel) est un genre musical, spécifique aux plaines atlantiques arabophones, céréalières et pastorales. Remontant à l’implantation des Béni Hilal et des Béni Maâquil, elle porte la marque des chevaliers errants tout autant que d’une sensualité ritualisée. Il faut avoir une oreille d’initié pour distinguer ces différents genres. On y accorde la plus haute importance à la parole proférée lentement, couplet par couplet, en imitant gestuellement, corporellement, le flux et le reflux des marées :
« Allons voir la mer
Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».
L’aïta, c’est l’appel. S’agissait-il, dans quelques antiques origines, d’un appel aux divinités de la nature ? On retrouve dans les œuvres de l’artiste populaire Gbouri les mêmes saveurs qu’on découvre dans les chants des plaines côtières :
En éperonnant le fauve (al Bargui),
Elle m’a piqué au cœur.
Combien de porteurs d’étendards
Ont accompagné les chevaliers errants ?
C’est surtout lors des moussems-fêtes foraines à la fois commerciales et religieuses, réunissant plusieurs tribus autour d’un sanctuaire, généralement après la période des moissons - qu’ont lieu les manifestations collectives les plus éclatantes :
Fatna Gbouri: Au foyer,1986
Moi aussi, El Hâjj Bouchaïb
J’irai au moussem le cœur en fête
D’une tente immense, je planterai les piquets
Et de tapis multicolores, je couvrirai l’intérieur.
L’Oum Rbia, « la mère du printemps », s’il n’étanche pas la soif de la terre - il passe par la Chaouia sans l’arroser - n’en menace pas moins les hommes de son inondation :
Oued ! Oued ! Ô Oued
J’ai peur de tes inondations !
Zine, Zine, Ya ma !
J’ai peur de tes foudres !
Fatna Gbouri: Jeux de bergers, 1986
Il existe une aïta dédiée à Rabbouha, qui fut emportée par l’Oum Rbia. Sa sœur qui était une chikha s’est mise à se lamenter, en promettant ses charmes à celui qui la sauverait :
Et la chevelure de Rabbouha
Ondulant au milieu de l’inondation
Chaque tresse couvrant une vague.
Et les vaches de Rabbouha
Errant dans les territoires de l’État,
Que celui qui les reconnaîtra
Les emmène à l’abreuvoir !
On retrouve chez Gbouri des filles au bord de la fontaine pratiquant la corvée de l’eau, on voit des femmes-serpents dans un entrelacs inextricable – des croyances accordent au serpent des vertus de protection et des attributs sacrés – et surtout l’œil omniprésent répété à l’infini comme une prière tendant à remplir le ciel de la cosmogonie. Gbouri semble chanter avec cette chihate des plaines côtières :
Ton œil, mon œil
Enlace-la pour qu’elle t’enlace
L’aurore me fait signe
Le bien-aimé craint la séparation.
Fatna Gbouri: Thé, 1991
Les toiles de Gbouri sont aussi à leur manière un hymne à la beauté de ces plaines côtières si lumineuses dont elle est issue. Le tout baignant dans une profusion de couleurs à la fois chaude et éclatante. Abdelkader MANA
14:21 Écrit par elhajthami dans Aïta | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arts | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Je vous applaudis pour votre article. c'est un vrai état d'écriture. Développez .
Écrit par : MichelB | 13/08/2014
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