23/10/2009
Humour
Abdellah le chauve
Non loin des arcades de Souk Jdid, à l’entrée de la Joutia (le marché à la criée) vivait le tailleur traditionnel dénommé Abdellah Majjout (le chauve) célèbre dans tout le pays par son humour :
il serait né à Essaouira à la fin du XIXe siècle, et mort assez vieux au milieu des années soixante. Il élevait deux rossignols déplumés qu’il chérissait tant et auxquels il ouvrait la cage pour qu’ils puissent bénéficier du soleil : les oisillons sortaient et rentraient à leur guise. Et voilà qu’un chat déroba l’un d’eux. Furieux Abdellah le chauve attira par des morceaux de viande le félin fautif et l’assomma d’un violent coup de bâton sur la tête. On lui dit alors selon la croyance qui accorde aux chats sept vies :
- Vous venez de tuer sept âmes !
Ce à quoi il répondit :
- Je n’ai tué qu’une seule âme : dites lui alors de vivre grâce aux six autres âmes que vous lui accordez !
Une autre fois un client se présente à lui avec un magnifique tissu pour lui demander de confectionner une djellaba à nulle autre pareille. Il confectionna ladite djellaba avec un manche trop court et un manche trop long. Le client alla se plaindre au pacha borgne, et quand celui-ci le convoqua, Abdellah le chauve se justifia en ces termes :
- J’ai confectionné cette djellaba de la sorte parce que le vœu de ce client était d’avoir une djellaba qui n’a jamais existé…
L’un des apprentis d’Abdellah le chauve, dénommé « Kih », qui a fini sa vie ses dernières années à l’alimentation des goélands — dès qu’il paraît à l’horizon, une nuée d’« Aylal » comme on les appelle en berbère (c’est-à-dire ceux qui volent de leurs ailes) vient à sa rencontre — était un amateur de beaux garçons, notoire dans les années soixante. C’est à cause de lui que je tiens à raconter cette blague salace et significative, qu’on rapporte à propos d’Abdellah le chauve et que j’ai omis de rapporter par autocensure :
« Une fois, vers le coup de dix heures du matin un blédard est venu lui demander dans sa boutique de la Joutia :
- Combien coûte cette chemise ?
- 400, lui répond Abdellah le chauve.
- Et ce pantalon ?
- 1 000 réaux.
Le blédard fit le tour de la Joutia et revint à la charge :
- Combien coûte ce pantalon ?
- 400, répond Abdellah le chauve.
- Et la chemise ?
- 1 000 réaux
Le campagnard lui dit alors :
- Comment se fait-il qu’entre deux tours, vous avez fait monter la chemise et baisser le pantalon ?
- C’est pour t’enculer ! Lui rétorqua Abdellah le chauve.
Blessé dans sa virilité, le blédard alla se plaindre au pacha borgne, qui gouvernait la municipalité de Mogador à l’aube des années 1950 et à la veille de l’indépendance. Le coursier du pacha fit venir Abdellah au Pachalik sis à Derb- Laâlouj, dans l’actuel Musée d’Essaouira.
- Je sais pourquoi vous m’avez convoqué, dit Abdellah le chauve au Pacha borgne : s’il mérite d’être enculé, enculez-le vous-même !
Abdellah le chauve qui vivait en célibataire dans sa boutique de la Joutia est venu un jour demander au pacha borgne le droit de s’abriter dans l’ancien logis du canonnier au-dessus de Bab – Doukkala. Une requête auquel le pacha borgne répondit favorablement. Mais voilà qu’à l’approche du Ramadan, une délégation de notables se présenta au pachalik, réclamant l’expulsion d’Abdellah le chauve de l’ancien logis de canonnier, sous prétexte qu’il y reçoit des personnes à la moralité douteuse, et qu’à l’approche du Ramadan on doit préparer le canon qui annonce la rupture du jeûne.
Abdellah le chauve qui voyait venir le complot et les comploteurs, s’empressa de se photographier sur les lieux : il avait la taille trapue, les jambes arquées, et les bras ballants et démesurés comme ceux d’un gorille. Impression renforcée par son teint foncé et ses petits yeux pétillant de malice.
En voyant venir à lui, le Chaouch démesurément grand du pacha borgne précédé de son propre apprenti, à la fois chétif et de petite taille, Abdellah le chauve s’exclama :
- Voici venir le chameau guidé par une allumette ! (Ouqida)
C’est de là que vient le surnom d’« allumette » qu’on donnera à son apprenti, sa vie durant.
Quand le pacha fit part à Abdellah des recommandations des notables le concernant, il retira sa propre photo qu’il avait en poche et la remit au pacha en lui disant :
- Je sais que c’est mon célibat qui fait problème, mais si jamais vous trouvez une femme qui accepterait de se marier avec un tel individu, faites-moi signe !
Il était convaincu que ses disgrâces physiques lui interdisaient le mariage. En fait la plupart des hommes de sa génération, non seulement n’avaient pas accès à la maison close de Jraïfiya, en raison de leur statut social et de leur pauvreté, mais avaient peu de chance de séduire une beauté locale en raison de la règle d’exogamie qui avait cours dans la ville. Les habitants se considéraient comme une même famille, si bien que les mariages intra-muros étaient considérés comme de l’endogamie : à Mogador, le mari idéal doit nécessairement venir de loin. Le mariage avec le voisin immédiat fait si peu rêver les jeunes filles, comme j’en ai fait moi-même l’expérience au début des années quatre-vingts. Je venais de terminer mes études en France, et j’enseignais la littérature au lycée de la ville. Un médecin interne de l’hôpital me pria alors de rédiger sa thèse sur les maladies vénériennes de la région. Un samedi après – midi je me rendis chez ce médecin interne pour lui rendre un chapitre. Une fois à l’internat, je dus traverser un immense couloir jonché de bouteilles de bières vides, où les internes qui se sentent exilés trompaient leur ennui. Il y avait là quatre ou cinq médecins, et surtout quatre jeunes filles dans la fleur de l’âge, avec des corps dorés de nymphe. L’une d’entre elles entraîna dans la cuisine le médecin qui m’accompagnait. Au bout d’un moment il vint vers moi et m’entraîna dehors en m’expliquant que la jeune fille m’ayant reconnu comme enfant du pays lui avait dit :
- Si jamais tu ramènes encore une fois parmi nous un type d’ici, c’est la dernière fois que tu nous verras parmi vous !
Tous les médecins étaient en effet des étrangers : or pour préserver leur réputation du qu’en-dira-t-on, l’amant doit être nécessairement un étranger ! Encore aujourd’hui, les plus belles filles de la ville partent maintenant à l’étranger avec le prince qu’elles ont choisi et qui est venu de loin. Comme pour les oranges ; les plus beaux fruits sont destinés à l’exportation !
« Le Marrakchi qui n’a pas d’amant n’est pas de Marrakech, et le Souiri qui n’a pas de maîtresse n’est pas d’Essaouira », me disait récemment un ami. La formule me rappelle le début d’Anna Karenine, mais elle n’est pas juste. Le point commun entre les deux médinas traditionnelles était le phénomène de « Liwate » : les artisans efféminaient les beaux garçons, selon la tradition du poète Abou Nuwâs, parce que la femme était recluse et voilée, et ne pouvait donc être accessible que dans le cadre légal du mariage. Conséquence ceux qui ne pouvaient pas se marier n’avaient de choix qu’entre la transe rituelle et le transfert sur les beaux « ghoulam », pour décharger leur bioénergie. C’était une société de mystification absolue refusant de nommer l’innommable, en dehors de cadre strictement codifié par la tradition. Une société de souffrance silencieuse instituée.
Un Souiri invita un jour à Adellah le chauve Casablanca et lui confia les clés de son appartement situé au quatrième étage d’un immeuble. Alors qu’il était seul dans l’appartement tout d’un coup la sonnette retentit. De la fenêtre il vit quelqu’un qui lui fit signe de descendre. Une fois en bas, le personnage s’avèra être un mendiant demandant l’aumône au nom de Dieu. Pour toute réponse Abdellah le chauve l’invita à monter : une fois là-haut il lui dit en lui claquant la porte au nez : « Que Dieu facilite les choses ! » (la formule rituelle qu’on adresse aux mendiants quand on n’a rien à leur offrir). Mais comme le disait Bergson le rire est difficilement traduisible.
Abdelkader MANA
14:43 Écrit par elhajthami dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mogador, humour, essaouira- | | del.icio.us | | Digg | Facebook