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26/05/2011

Lapassade au 1er festival des Gnaoua

Ce texte est un inédit de Georges Lapassade que vient de me transmettre notre ami commun Jean françois Robinet. Il s'agit de la communication que Georges avait adressée au colloque du premier festival des Gnaoua depuis Paris, puisqu'il a quitté définitivement Essaouira en 1996 pour raison de santé. Mais il en a gardé la nostalgie jusqu'à sa mort au mois de juillet 2008 (voir dans ce blog les autres textes consacrés à notre regretté maître).On trouvera à la fin de ce texte "une dédicace à Georges Lapassade": un ensemble de liens internet vers des sites qui lui rendent hommage

Le médiumnisme chez les Gnaoua

psychothérapie

Par Georges Lapassade

A l’occasion du colloque d’Essaouira (5 juin 1998) je propose,dans les lignes qui suivent, quelques réflexions sur le médiumnisme chez les Gnaoua marocains. J’entends ici par médiumnisme, comme le veut le sens courant de ce terme, la pratique essentiellement divinatoire consistant à incarner, en état de transe, une entité surnaturelle dans une situation, souvent, de consultation, ou de prophétie, etc. (je ne prends pas en compte ici le fait que le même terme a un sens un peu différent dans le spiritisme occidental) .

Mon travail sur le médiumnisme chez les Gnaoua, et plus précisément ceux d’Essaouira, a été particulièrement tardif. Dans les premiers temps en effet, à partir de 1969, je cherchais plutôt à décrire le rite des Gnaoua dans sa liturgie avec la partie spectaculaire des Kouyou et des Ouled Bambara suivie de la partie impliquant les transes dites de «possession » avec invocation et incarnation des saints et des mlouk C’est seulement plus tard que j’ai commencé à m’intéresser à l’autre dimension de ce culte, a savoir la présence d’un médium (ou plusieurs) dans le rite de possession et aussi, et surtout dans la séance de divination (au cours de la consultation au domicile du médium, surtout).

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J’ai d’abord interrogé longuement sur ce point, le maâlem Boubeker d’Essaouira. Et de ces entretiens, effectués avec l’aide de B.Lakhdar et d’A. Maghnia au musée d’Essaouira pendant l’été 1985,j’ai rendu compte dans un article intitulé « La voix de son melk»,article publié par la revue Quel corps ? en 1986. Cet article constitue l’une des bases de ce qui suit.

Puis, au cours de l’été 1996, toujours à Essaouira, j’ai pu finalement rencontrer Zeida, la fille de Boubeker, qui a succédé à sa mère Aicha dans le métier de voyante médiumnique, ainsi qu’une autre voyante, Jmia, qui entre elle aussi en transe médiumnique au cours de ses consultations.

Enfin, j’ai suivi avec profit le travail d’A. Chlyeh (en cours de publication)sur les Gnaoua d’Essaouira (et de Marrakech) et leurs pratiques thérapeutiques comme on pourra le constater par les quelques emprunts que je fais ici à ce travail.

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 1 La talaâ

On appelle talaâ, au Maroc, une prêtresse qui fait partie de la confrérie des Gnaoua de Sidna Bilal ; elle joue un rôle essentiel dans l’organisation et l’animation de la derdeba.Elle est spécialisée dans une forme de voyance fondée sur la transe de possession médiumnique : les mlouk – ses mlouk– parlent par sa bouche. Sa capacité médiumnique est souvent héréditaire mais dans certains cas, cette vocation est apparue au cours d’une maladie initiatique.Pendant cette crise, elle était possédée par les mlouk qui la tourmentaient : ils exigeaient d’elle qu’elle obéisse à leur appel.La thérapie, pour elle, a pris la forme d’un adorcisme: elle a fait alliance avec les esprits possesseurs, les mlouk, qui l’aident maintenant dans son activité. Elle les fait monter (tlaâ) en elle, ils sont àsa disposition.Au cours de nos entretiens, déjà évoqués ci-dessus, de l’été 1985,le maâlem Boubeker présentait la talaâ comme suit (je résume l’article La voix de son melk) :

– elle est liée aux Gnaoua, elle leur adresse les gens qui la consultent et particulièrement les « possédés ». Les gnaoua font de même, ils travaillent ensemble ;– elle organise régulièrement, chaque année, son moussem (fête rituelle) avec les Gnaoua. Au cours de ce moussem, au deuxième jour, elle dispose sur l’autel de son melk (mida) ou les autels de ses mlouk sept bols contenant du miel, de la farine mélangée à de l’huile... Elle en offre aux assistants qui lui donnent quelque chose en retour, pour le prix de la substance magique appelée ici barouk,terme qui implique la baraka ;– elle danse ou se trouve en état de transe pendant le rituel des Gnaoua ;– pour entrer dans l’état de transe médiumnique, pour faire monter(tlaâ) les mlouk(en elle), elle recouvre sa tête d’un voile et procède,sous le voile, à des fumigations avec les encens qu’utilisentégalement les gnaoua au cours de leur rituel. Ensuite elle rote, et le melk monte. Il va alors s’exprimer par sa bouche. La voix de la talaâ change et devient la voix de son melk;– elle est « entrée » au sens de « pénétrée », possédée par son melk. Les Grecs disaient entheos (« endieué »), dans un contexte similaire, pour désigner celui qui est « entré par le dieu » (theos),« enthousiaste ».Je vais maintenant reprendre et développer ces points en les complétant par quelques observations plus récentes.

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1.1 La talaâ est une « gnaouia »

La talaâ fait partie de la confrérie marocaine des Gnaoua ; elle travaille avec eux et elle a la même conception du rapport au monde des « esprits » et de la structure de ce monde. Mais on constate des variations dans la manière dont les talaâte d’Essaouira conçoivent et vivent leurs relations avec ces entités surnaturelles .Fatima, voyante d’Essaouira affiliée aux Gnaoua, établit une nettedistinction entre les esprits musulmans – « les gens de Dieu »(rijal Allah) – d’une part, et d’autre part les « esprits africains », –les « noirs ». Elle a chez elle deux petits sanctuaires : dans celui qui est habité par les « gens de Dieu », la couleur verte domine (avec une place pour le rouge de Baba Hammou), tandis que le noir caractérise le sanctuaire des esprits africains. Chez Fatima, les « verts » et les« noirs » ne s’entendent pas bien : les premiers lui interdisent de travailler avec les autres, qui la tourmentent : Sidi Mimoun le noir la brûle, dit-elle, avec ses bougies.Pour Zeida, par contre, tous les esprits de la derdeba sont des gens de Dieu.

1.2 Vocation

Zeida est la fille du maâlem Boubeker. Elle appartient à une famille de Noirs venus du sud du Sahara, elle a hérité de sa mère le métier de voyante-thérapeute et tout le matériel qui va avec, notamment les autels des mlouk. Fatima, par contre, n’est pas l’héritière d’une tradition africaine. Elle est devenue ce qu’elle est aujourd’hui à partir d’un ensemble de troubles dans lesquels un ethnologue reconnaîtra un « recrutement par la maladie ». La même distinction quant au recrutement se retrouve d’ ailleurs chez les chamans dont certains le deviennent à partir d’une maladie initiatique, alors que d’autres ont hérité de la charge (Eliade, 1951).

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1.3 Obligations rituelles

La talaâ doit accomplir régulièrement un certain nombre de rituels et si elle ne le fait pas, elle risque, dit-on, de perdre ses capacités professionnelles et de retomber dans la maladie si sa carrière à commencé par « maladie ». Pendant le mois de chaâbane qui précède celui du ramadan, elle organise, généralement à son domicile, une fête religieuse étalée sur trois jours et trois nuits au cours desquelles les Gnaoua qui travaillent avec elle animent le rite de possession de la confrérie.Elle participe elle-même à ce rite de possession organisé pour elle en même temps que pour sa clientèle et d’autres invités. Ce moussem annuel est l’occasion pour elle d’exhiber publiquement les signes de sa réussite professionnelle.

A l’occasion des fêtes du mouloud qui commémorent la naissance du Prophète elle se rend en pèlerinage en deux lieux complémentaires: celui où se trouve le sanctuaire de Moulay Ibrahim, dans la montagne au sud de Marrakech, et ensuite à Tamesloht où elle organise des derdeba et procède à des sacrifices. Elle est accompagnée en ces lieux de « ses » Gnaoua. Cette situationmet ainsi en évidence le fait que l’activité religieuse des gnaoua est essentiellement gérée par les femmes, même si le maître musicien – le maâlem – assume certaines fonctions liturgiques et thérapeutiques complémentaires de celles de la talaâ : dans la tradition religieuse des gnaoua, ce sont les talaâte qui instituent les situations dans lesquelles les musiciens vont intervenir.

1.4 Les autels

Les autels de la talaâ prennent avant tout la forme d’une table basse, la mida, qui supporte les « nourritures » de son melk . Toutefois, Viviana Pâques (1991) classe dans la catégorie des autels non seulement cette table mais encore le plateau de fumigation (tbiga)et celui de la divination (tbag).Mais là encore les usages particuliers sont différents.

Zeida ne laisse pas voir sa mida. Elle la dissimule au regard des visiteurs par un voile dont elle recouvre également sa tête au moment de la consultation ; je ne peux donc décrire le contenu de cet autel.Sa mère, Aicha Cabral, était médium et fille elle-même d’un médium

qui avait rapporté du Soudan, dit-on, un bol magique. Il avait perdu sa vertu le jour où une autre épouse du grand-père maternel l’avait laissé voir. Ce récit de Zeida fait allusion à l’obligation de garder cachée la mida . Elle n’est visible qu’une fois l’an lorsque, pendant le moussem de chaâbane, elle est présente sur le lieu du sacrifice.Mais Fatima ne cache pas sa mida. J’ai pu la voir dans son alcôve et j’aurais pu la toucher : c’est une très petite table basse qui supporte un plateau de métal contenant des oeufs, des coquillages,des foulards, des bougies et autres accessoires. Lorsque j’ai interrogé Fatima sur les nourritures des esprits qui devraient se trouver en principe sur sa mida, elle m’a présenté un petit sac de plastique noir contenant des amandes, me disant :

– ce sont les amandes pour Lalla Malika, je les mets sur la mida quand c’est elle que je fais monter.

Il y avait aussi dans l’alcôve verte de Fatima un étendard de la même couleur, celui des saints qu’elle incarne lors de sa consultation.J’y ai vu également une quantité ressionnante de petits cadenas dont certains étaient ouverts, d’autres fermés. Chacun, m’a dit Fatima, appartient à un client. Le cadenas reste ouvert lorsque le client est encore en thérapie, il est fermé lorsque cette thérapie est terminée.Si Fatima a finalement accepté de m’accueillir dans son sanctuaire la négociation n’a pas été facile.Lorsque je suis allé à sa consultation, elle a d’abord refusé de merecevoir ; puis elle a accepté de répondre seulement à mes questions.Au cours de notre entretien elle a constaté que j’avais quelques connaissances sur le système gnaoui dans son ensemble, que je connaissais bien les gnaoua d’Essaouira. Elle en a conclu que j’avais effectué une sorte d’initiation. Elle est alors retournée soudain dans sa transe mais sans inhalation cette fois et son melk m’a parlé. Je n’ai pas eu cette chance avec une autre voyante, la dénommée ?Habiba, que je connaissais pourtant depuis déjà longtemps.Elle avait dans un premier temps accepté de répondre à mes questions, mais ne m’avait pas reçu en consultation, me disant qu’elle ne travaillait plus avec sa mida parce que c’était trop fatiguant pour elle vu son âge, que d’ailleurs elle n’en avait plus besoin pour l’exercice de son métier. Puis je suis retourné chez elle avec des étudiants qui souhaitaient pousser plus loin la recherche auprès d’elle. Elle a fini par se lasser et par me dire, sans doute pour se débarrasser de moi finitivement, qu’elle avait « rendu la mida à Moulay ».

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Elle rentrait du pèlerinage auprès de ce saint, nous étions dans le temps du mouloud, et ce n’était peut être pas une dérobade.Je n’ai pas eu le temps de procéder à l’inventaire complet des objets réunis dans la « chambre des esprits » (beit lajouad) de Fatima.Mais on peut trouver dans le mémoire de doctorat d’ Abdelhafid Chlyeh (1994) – qui a, lui aussi, mené une enquête chez les voyantes d’Essaouira – une présentation des habits et accessoires de la liturgie d’une autre voyante d’Essaouira dénommée Zahra.On y trouve notamment des tuniques (qachaba) et des voiles (foutah)en tissu de diverses couleurs qu’on utilise lorsque, pendant les danses de possession, les adeptes sont possédés par tel ou tel melk selon l’ordre liturgique. On y trouve également « trois bâtons (aâkakez)enveloppés de tissus et décorés de cauris : un rouge, un noiret le dernier de plusieurs couleurs, sans cauris, avec une besace de plusieurs couleurs également ». Le dernier des trois bâtons est probablement celui qui fait office de canne pour la danse de Bouderbala.

1.5 La transe médiumnique

La transe médiumnique de Zeida est probablement la plus « classique » dans le système africain des Gnaoua : lorsqu’elle sort de sa transe au cours de laquelle elle a incarné un melk qui parlait par sa bouche elle demande au consultant de lui dire ce qu’a dit ce melk:

elle est censée, en effet, ne rien savoir, ne se souvenir de rien. Fatima, par contre, « s’écoute parler », si l’on peut dire, lorsque son melkparle, de sorte qu’après la transe elle commentera ses dires sans avoir besoin que quelqu’un lui rapporte ce que ce melk a dit.

Ce que j’ai vu chez elle me paraît très proche de ce que Vincent Crapanzano (1973) a pu observer à Meknès chez les talaâte associées à la confrérie des Hamadcha à propos desquelles il écrit :

« Quand elle pratique la divination médiumnique, la talaâ brûle un encens et inhale la fumée. Elle entre alors dans un état de dissociation partielle et commence par bredouiller des mots et des phrases souvent incompréhensibles entremêlés de noms de jinns et de saints.Puis elle s’arrête et elle dit à son patient qu’il est possédé par tel ou tel jinn et qu’il doit satisfaire à ses exigences : visiter tel sanctuaire, brûler tel encens, organiser une cérémonie des Gnaoua, des Jilala ou des Hamadcha... »

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Reprenant à ce propos les catégories d’OEsterreich (1921), on pourrait dire que la transe médiumnique de Zeida est de type somnambulique,tandis que celle de Fatima serait à classer dans la catégorie de la possession lucide en admettant, bien sûr, qu’il s’agit de transes.J’ai raconté à un maâlem des Gnaoua qu’au cours d’une transe, Fatima avait quitté son alcôve de consultation pour venir rouler pendant de longues minutes à travers la cour intérieure de sa maison.On m’a ensuite expliqué que la voyante s’était trouvé en manque,ce qui expliquait ce comportement inattendu. Mais le maâlem, à semble-t-il vu la chose autrement :

- Il faut, m’a-t-il dit, lui laisser faire son théâtre !

Admettons cependant que j’aie assisté ce jour-là à une vraie transe dans laquelle on pouvait distinguer trois temps forts :

– dans un premier temps, qui a duré cinq minutes environ, Fatima est entrée dans sa transe de manière bruyante, parfois avec des éclats de rire très sonores et qui paraissent interminables, entrecoupés de hoquets et autres bruits divers ; – puis elle a commencé à parler, ou plutôt le melk a parlé pendant dix minutes environ avec une voix stridente (alors que lorsqu’elle retrouve son état normal la voix de Fatima est celle d’une femme

d’allure fragile et réservée) ;– elle a retrouvé enfin sa voix normale pour commenter, et prescrire(et, dans la situation particulière d’enquête ethnographique,pour répondre à nos questions).

1.6 Les techniques du diagnostic

Qui consulte les voyantes ?

Dans les cultures de la possession ritualisée, on ne s’occupe pas seulement des possédés qu’un être surnaturel tourmente. A côté de ceux qui souffrent de troubles attribués à l’intervention maligne d’êtres surnaturels qu’il va falloir identifier, on rencontre dans les

cabinets des voyantes d’Essaouira des gens qui viennent pour des problèmes très différents : une femme consulte parce qu’elle est stérile, une autre parce que son mari est infidèle, une autre encore pour les problèmes scolaires de son fils... A chaque fois, les diagnostics et les interventions qui suivront seront spécifiques tout en relevant d’un

ensemble de procédures et de recettes plus ou moins stéréotypées.Crapanzano rapporte que les talaâte de Meknès utilisent, pour identifier les jinns responsables de certains troubles, soit des techniques mécaniques relevant de la divination par manipulation d’objets,soit des techniques médiumniques. S’agissant des troubles attribués à une atteinte par une entité surnaturelle, une question préalable,selon Fatima, va se poser : soit, dit-elle, la personne possédée désire le rester et on va mettre en route une initiation à la possession ritualisée, soit elle ne le souhaite pas et l’intervention sera différente.

Mais quoiqu’il en soit, la première démarche va consister à identifier l’agent surnaturel du trouble.Il ne m’a pas été possible d’établir si certaines des techniques de diagnostic que j’ai pu recenser au cours des entretiens étaient spécifiques à une tradition médiumnique ou si elles étaient empruntées, plus ou moins, à d’autres traditions.

Reste spécifique aux médiums le fait d’incarner des entités qui, parlant par leur bouche, se prononcent, le plus souvent, sur une situation présente, comme le note par ailleurs Erika Bourguignon (1968 b), plutôt qu’elles ne prédisent l’avenir.C’est ainsi que j’ai entendu le melk de Fatima annoncer à une cliente que son mari, travailleur immigré en France, avait une maîtresse dans l’immigration, laquelle avait usé de la sorcellerie pour s’attacher le mari ; il convenait de défaire le mal qui avait été fait et Fatima, bien sûr, proposait ses services à cet effet.A propos de Zahra, Chlyeh nous apprend qu’au cours de sa transe médiumnique, « elle entre en relation avec le melk ce qui lui permet de proposer à son patient un rituel à visée thérapeutique. Mais la même aura recours aussi à d’autres “tests ” pour établir son diagnostic: les fumigations effectuées selon l’ordre liturgique d’une lila. Zahra recouvre en même temps la tête de son patient avec un foulardde la couleur correspondant au melk invoqué... »

1.7 Procédures thérapeutiques

Chlyeh nous présente comme suit les pratiques thérapeutiques de Zahra :

a) « elle allonge le patient par terre et le frappe avec un foulard de couleur (foutah) tout en projetant son souffle et sa salive sur la partie atteinte de son corps et en procédant à des fumigations ininterrompues ». C’est la technique dite du tastawate, – ce terme désignant l’action de frapper : « si l’atteinte est attribuée à Sidi Mimoun le noir on utilisera un foulard noir et du benjoin de la même couleur. Si l’atteinte est attribuée à Sidi Hammou on utilisera un foulard rouge et on procédera à des fumigations de benjoin rouge »,etc.

b) Zahra procède aussi, si besoin est, à des onctions à base d’huile, la même que celle utilisée dans le rite de possession des gnaoua lorsqu’ils invoquent Lalla Hawa.

c) Elle peut faire cuire avec une recette spécifique (sans sel, et avec du sucre) une poule ou un coq (hlou) : « la volaille est immolée par le moqadem de la confrérie qui procède à un marquage avec le couteau enduit de sang sur le corps du patient. Les plumes et les

entrailles seront rassemblées dans un tissu auquel Zahra ajoutera une bougie et du benjoin avant de le nouer. Ce paquetage sera jeté à la mer face au rocher de Sidi Bouricha par le sacrificateur. Le jus de cuisson servira à des onctions corporelles du malade, il consommera également la chair du poulet en évitant de rogner les os. Les restes du jus et les os seront rassemblés dans un tissu auquel on ajoutera une bougie et du benjoin et ce second paquet sera lui aussi jeté à la mer, face à Sidi Bouricha, par Zahra qui, à ce moment-là, invoquera les “esprits ” pour qu’ils délivrent son patient ».

d) Zahra peut préconiser « le port autour du cou d’un tissu avec du benjoin et autres ingrédients, l’usage d’un fil de laine déposé dans la tiba avant d’être porté par la future mère, ou d’un fil noirpréparé pour être porté autour du cou s’il s’agit d’une atteinte par

Sidi Mimoun qui se traduit par des étouffements ».

Si, par contre, l’atteinte « est due aux mlouk blancs tel Moulay Abdelkader, on utilisera de l’eau de fleur d’oranger pour des applications sur le corps et du bois d’aloès pour les fumigations. Et on appliquera la technique du tastawate avec un foulard blanc », etc.

2 Histoire d’un médium

Jusqu’ici, la source essentielle de mes informations sur les Gnaoua se trouvait, on l’a vu, à Essaouira. Je vais maintenant emprunter, pour donner à voir un des possibles processus par lequel on peut devenir médium, un compte-rendu ethnographique dont le contexte se

situe dans le nord du Maroc. Dans un ouvrage publié en langue alle-mande, non traduit, et consacré au culte de possession des Gnaoua marocains, Frank-Maurice Welte rapporte l’histoire d’un jeune Marocain,Si Mohammed, né en 1941, qui tient un petit restaurant à Azrou, dans le moyen Atlas, non loin de Meknès. Mohammed a perdu son père il y longtemps et vit avec sa mère.A 18 ans, il commence à participer à des séances de transes religieuses(hadras) dans un contexte de soufisme populaire.Il a 28 ans le jour où le toit de sa maison s’effondre, et un coffre contenant des vêtements rituels, des cauris et un chapelet tombent en même temps : ces instruments et accessoires font partie des outils des voyantes de la confrérie des Gnaoua.Intrigué, Si Mohammed va consulter un fqih, personnage de formation eligieuse, spécialisé dans l’exorcisme et la confection de talismans.Ce fqih conseille à Si Mohammed de consulter une voyante affiliée aux Gnaoua, – une talaâ: c’est visiblement la personne qualifiée pour tenter d’interpréter la situation.A l’issue de la consultation, sur les recommandations de la voyante,Si Mohammed organise à son domicile une nuit (lila) de transes de possession. Cette première nuit se passe sans événement notable. Le lendemain, il se repose et dans son sommeil, il fait un rêve : LallaMalika était dans son lit et elle lui parlait... Il retourne alors voir le fqih. Ce dernier lui demande s’il a déjà dansé sur le rythme et la devise de Lalla Malika :

- Mais non ! répond Si Mohammed, c’est un rythme pour les femmes, pas pour les hommes !

Le fqih lui dit alors que le message de Lalla Malika était clair : elle l’a « élu » pour la servir : il sera son médium et il devra désormais, au cours des cérémonies publiques des Gnaoua, incarner Lalla Malika. Si Mohammed organise une nouvelle lila au cours de laquelle va être publiquement possédé par Lalla Malika ; alors, comme l’exige le

« théâtre » de la possession, il va revêtir sa tunique, se maquiller, car l’un des traits de caractère de Malika est la coquetterie. Il va se comporter en public comme une jolie femme et il va « parler », ou plutôt, Lalla Malika va parler par sa bouche, s’adressant de préférence aux femmes de l’assistance pour leur dire quelques mots sur leurs problèmes quotidiens.Si Mohammed devient alors rapidement un voyant-thérapeute très sollicité, reconnu de tous et respecté. Il pratique la divination médiumnique et la thérapie soit au cours de la lilades Gnaoua, soit à l’occasion de consultations à domicile. Sa clientèle est composée de femmes dont il peut d’autant mieux comprendre les problèmes, toujours selon Welte, qu’il vit seul avec sa mère et que, par elle, il aaccès aux problèmes habituels des femmes, à leur univers spécifique, sans doute aussi à leurs secrets. L’un des informateurs de Welte lui révèle que Si Mohammed, avant de découvrir sa vocation – son « élection » par Lalla Malika,dont il est maintenant le médium – avait coutume de se travestir chez lui secrètement et de se maquiller. La dénégation, par Si Mohammed, de son homosexualité et de son transvestisme, jointe à sa fréquentation, dès l’adolescence, des cultes de transe ont été, selon Welte, les prémisses de son entrée dans le système de la possessionliturgique et médiumnique des Gnaoua. Mais il a fallu un choc, le toit qui s’est effondré, associé à d’autres circonstances biographiques favorables, pour qu’il se décide à consulter un fqih Ce dernier, on l’a vu, a eu l’intelligence de comprendre le « problème» de Si Mohammed et de le traduire dans un système de croyances, celui des Gnaoua.Ce système gnaoui, avec son panthéon, a fonctionné comme un dispositif de légitimation sociale en offrant à Si Mohammed la possibilité de transformer un désir réprouvé en un comportement accepté: il est maintenant réconcilié avec lui-même et avec son entourage.

Il peut désormais apparaître publiquement dans des vêtements,de femme – la tenue exigée par Lalla Malika –, se maquiller, etc. Il peut désormais le faire parce qu’un culte théâtral de possession, et lui seul, le lui permet.Il est un peu comme le berdache – l’homme-femme, travesti –des Amérindiens, désigné par le terme nadle chez les Navajos où« le nadle sait tout puisqu’il est à la fois homme et femme. C’est donc un signe de bon augure d’en avoir un chez soi... » (Desy, 1977).

3 Le travail de la thérapie

Revenons à Essaouira, où le maâlem Boubeker, que j’interrogeais sur la dimension thérapeutique de la derdeba , m’en donna une version qui m’a paru se situer plutôt du côté de l’exorcisme :

– le melk qui commande le jinn du possédé, me disait-il, doit en principe le faire sortir ; mais en cas de défaillance de sa part, on va appeler à l’aide Abdelkader Jilali qui est un Saint, et non un melk ; Abdelkader va alors intervenir auprès du melk concerné pour exiger de lui qu’il fasse son travail. Naturellement, cette intervention surnaturelle sollicitée se paye en hommages et en nature : il faut organiser une fête – une derdeba – pour plaire aux mlouk si l’on veut obtenir leurs faveurs.On le voit : on est bien ici dans une perspective plus proche de l’exorcisme que de la réconciliation avec l’esprit possesseur, ce qui est cohérent dans la mesure où les jnoun sont vus comme des êtres négatifs dont la présence n’est pas négociable.Ce point de vue, toutefois, va à l’encontre de la théorie adorciste pour laquelle le système thérapeutique des gnaoua est fondé sur une alliance finale avec un melk qui constitue un retournement complet de la situation initiale de souffrance.Cette apparente contradiction est sans doute le résultat du mélange de deux cultures de la possession – la culture africaine et la culture maghrébine – dans le système des Gnaoua. Et la contradiction que semble produire ce mixage pourrait être surmontée en prenant en compte une réponse de Fatima, la voyante d’Essaouira, à l’une des questions que je lui posais.Concernant le traitement de la possession, elle séparait en effet deux possibilités : soit, me disait-elle, la personne possédée désire le rester et on organise alors pour elle une derdeba ; soit elle souhaiteau contraire en finir avec cet état et on fait tout ce qu’il faut pour la libérer.Le premier cas de figure serait celui de la talaâ au moment où sa vocation se manifeste par certains troubles qui sont vus comme le signe de son élection : on va organiser pour elle une initiation dans laquelle l’institution d’une derdeba aura un rôle essentiel.Mais si, par contre, la personne possédée ne souhaite pas en faire un métier, on va procéder autrement et mettre en route une démarche de type exorciste. C’est cette démarche que Boubeker décrit tout en sachant parfaitement, mais il ne le dit pas dans cette phase de nos entretiens, qu’on ne procédera pas de la même manière s’ils’agit de la carrière d’une talaâ

.4 Le vocabulaire de la possession

Le tableau ci-après présente les termes utilisés localement, en particulier à Essaouira, pour décrire les transes de possession et les transes médiumniques. Verbes prenant Etat de posses- Transe de pos- Transe de posun sens parti sion permanente session rituelle session médiuculier dans le (passive et géné- (transitoire et mnique ou divicontexte reli- ralement morbide) ne dure que le natoiregieux moment du rite) (elle implique la maîtrise des Esprits : possession volontaire)

Jabada Mejdoub Jdeb(tirer à soi) (mystique illuminé) (danseur en état de transes) malaka mamlouk temlek

La talaâ est à(posséder un (esclave possédé) (il vient d’être la fois :

bien) possédé) -memlouka(possédée par ses mlouk)-malaka(elle possède ses mlouk)

sakana maskoun tasken(habiter) (habité, possédé en (il vient d’êtrepermanence) habité)

Commentons brièvement ces termes et leurs variations :

a) à partir de jadaba, on a produit les termes majdoub qui signifie l’illuminé, l’errant mystique, d’une part, et d’autre part le terme jdeb pour désigner celui qui exécute, en transe, une danse rituelle (soit dans un rite de transe instituée par une confrérie du soufisme populaire, soit dans un rite de possession) ;

b) à partir de malaka, nous trouvons les termes memlouk(esclave)qui désigne une possession durable, d’une part, et d’autre part temlek,qui désigne celui qui est en train d’être pris (ou possédé) dans le contexte rituel et pour la durée de l’invocation du melk. Nous avons en outre,memlouka, terme qui caractérise la talaâ en état de possession rituelle ou médiumnique etmallaka en tant que ses mlouk sont à sa disposition ;

c) à partir de sakana nous avons meskoun (durablement habité)d’une part, et d’autre part

tasken (habité par le melk pour la durée rituelle de son invocation). Ce tableau montre comment, à partir de trois verbes empruntés au langage courant, on décrit l’opposition entre des états permanents et subis et d’autres qui sont au contraire temporaires et transitoires, tout en appartenant à la même racine d’expériences vécues. Les termes employés entrent dans la composition d’une théorie populaire des troubles mentaux et de leur traitement. Ce système est celui d’une ethnopsychologie où le réel est déjà décrit par les membres et où l’enquêteur a toujours à travailler à partir de leurs descriptions.

Georges Lapassade

psychothérapie

Georges Lapassade

et maâlem Hayat en 1978 à Essaouira

 

 

http://www.google.com/search?ie=UTF-8&oe=UTF-&sou...

http://www.youtube.com/watch?v=OvFcBUrg03c

http://www.youtube.com/watch?v=FCl69M5qiWs

http://www.youtube.com/watch?v=Rp73LKTzRuc

http://www.poolpi.com/0/video/Lapassade/p0SGnl9FXOU.html

 

 


13:38 Écrit par elhajthami dans Psychothérapie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : psychothérapie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook