22/09/2011
Les saisons printanières
Les saisons printanières.Au pays de l'arganier
L'heureuse vallée de Tlit en pays Haha
Nos gîtes de campagne,
Sont dressés là - même où sont nos racines
Sur cette étendue frappée d'éclaires.
Doux rêve d'hiver, sous la fine pluie et sous la tente
Parfum d'herbes sèches, s'évaporant du milieu des oueds.
Lointaines rumeur des bêtes sauvages.
Cérémonial de thé, entre complices de l'aube.
Crépitement de flammes consumant des brindilles desséchées
Et avec le jour d'hiver qui point
Chaque amant rejoint la tente des siens.
Au loin le mont Tama autre lieu de notre enfance
On est ici « Au pays de l’arganier »,l’arbre fétiche qui caractérise tout le Sud-Ouest marocain. L’arganier serait le dernier survivant de la famille des Spotacé répondu au Maroc à l’ère tertiaire à la faveur d’un climat chaud et tempéré. Ce qui en fait un véritable arbre fossile. C’est le seul arbre qui pousse tout seul !Décrit pour la première fois en 1219, l’arganier porte le nom latin d’argania spinosa (l’arbre aux épines). Son nom vernaculaire est argan, appellation qui s’applique au fruit et à l’arbre. Arbre de très grande taille à tronc court et tourmenté, écorce en « peau de serpent », ramification dense, rameaux souvent épineux, feuilles subpersistantes. Ses racines peuvent être très profondes, ce qui lui confère des qualités de résistance à la sécheresse. On ne lui connait pas de maladie, et il pourrait vivre jusqu’à 250 ans.
Le fruit de l'arganier
La touiza , c'est cette entraide que connaissent les travaux agricoles;moissons,récoltes des olives et de l’arganier : A la touiza des moissons, on sacrifiait un bouc. Tout le monde se réunit pour moissonner. Tandis que les femmes préparent le repas, les musiciens – poètes devancent les moissonneurs. Et à mi – journée, pendant la pose du repas, les moissonneurs écoutent les troubadours et les flûtistes jouer pour eux. C’était la même chose pour la tuiza de la récolte du fruit d’argan. C’est dans les dits d’Andam Ou Adrar, le compositeur de la montagne, ces amerg, porteurs de la nostalgie berbère, que puise aussi bien le chansonnier à la recherche du beau que le fellah à la recherche d’une sagesse. Si vous parlez tachelhit, écoutez les conversations parfois animées qui se déroulent dans ces cafés maures du souk – où l’on boit le thé à même la natte de jonc – vous ne pouvez éviter de noter que l’un des interlocuteurs, pour appuyer ses affirmations, ou pour trancher une question ; recourt souvent à cette formule : « Ainsi parlait Andam Ou Adrar ». Il est le Zarathoustra berbère habitant les hauteurs de l’Atlas. Cette forêt magique où l’on trouve aussi bien des grottes que des amas de pierres sacrés. Cette forêt immense n’est point anonyme pour le berger qui en connait tous les recoins à qui il donne des noms. Pour compléter son repas frugal, il connait toutes les plantes comestibles et les nomme de métaphores à la frontière de l’animisme et de la poésie : amzough n’tili(oreilles de brebis), irgal(cils des yeux), ibawn n’taghzount (fèves d’ogresse), oudi imksawn (beurre des bergers), etc
Le compositeur de la montagne
On est un peu surpris de découvrir des poètes de tradition orale en grand nombre dans tout le Haut-Atlas- ma montagne fétiche est l'Amsiten du hut Atlas Occidental en pays Haha, au sud d'Essaouira. D’autant que la croyance en un mythique créateur populaire anonyme et collectif est profondément enracinée. Andam Ou Adrar,c’est-à-dire le « compositeur de la montagne » est le parolier des chants accompagnant les danses collectives du Haut-Atlas et les troubadours errants de l’Anti-Atlas. Ainsi parlait Andam Ou Adrar, l’aède de la montagne, conscience vivante du monde berbère :
Ö soleil, si tu te lèves, ouvre tes rayons,
Pour que celui qui est perdu retrouve le chemin de la raison.
Immense est la forêt avec ses montagnes et ses falaises
Obscures sont les ténèbres de la nuit
Qui enserrent la demi-lune sous leurs voiles.
Que vivent les rivières !
Que poussent les plaisirs du bélier sur les collines verdissantes.
Car quand mars recouvre de sa belle parure la mort hivernale
C’est l’espoir qui renaît, ce sont les vierges qui se marient.
Les chants des troubadours conservent la mémoire de l’émigration. Le travailleur émigré, voyageur professionnel par excellence, est hanté par la nostalgie ; sa poésie est le cri de l’arbre sans racines. En quête de cette mémoire, nous avons suivi l’itinéraire de Mokhtar Soussi qui, jadis, sillonnait sa région natale à la recherche de vieux manuscrits. Surtout nous avons marché dans les pas du Raïs el Hâjj Belaïd, le poète sublime des vallées et des montagnes, l’Andam Adrar qui composa en 1936 l’un des plus vieux poèmes de tradition orale sur la migration vers le Nord:
J’ai erré dans le Souss, au pays hahî,
Et dans les hameaux les plus reculés,
Je peux en témoigner :
Même les cimetières,
Ce sont les émigrés de France,
Qui les ont aménagés.
Par leur argent,
Ils ont réparé les coupoles des marabouts.
Par leur argent,
Ils ont entretenu les mosquées.
Beaucoup d’endroits n’ont été sauvés,
Que grâce aux mandats qui viennent de Paris..
Dans Je ne te pardonne pas Paris, feu le Raïs Mohamed Damsiri (décédé en novembre 1989) lance ce cris du coeur:
Je ne te pardonne pas, Paris
Je ne te pardonne pas, Nord
Je ne te pardonne pas, Belgique
Vous nous avez pris les nôtres.
Ô téléphone, réponds-moi !
Je n’ai pas besoin de cadeaux,
La présence du bien-aimé est plus précieuse.
Je ne te pardonne pas, avion
Semblable au cercueil,
Tu emportes sans retour.
Que Dieu bénisse les Chleuhs
Qui travaillent dans les mines et les usines.
J’implore Dieu de nous les faire revenir.
Car les blessures de la séparation,
Rendent notre langue muette.
À l’aube de l’indépendance, Mokhtar Soussi publie les quatre tomes d’À travers Jazoula. Ce récit de voyage dans son pays natal, le Souss, s’inscrit dans la longue tradition littéraire de la Rihla, genre très prisé par les écrivains nomades arabes depuis le Voyage en Turquie d’Ibn Fadlane, en l’an 921, Ibn Joubaïr, le savant andalou (1114-1217) et surtout Ibn Battouta, type même du globe-trotter passé maître dans l’art de tenir un journal de route. Parti de Tanger un 13 juin 1325, Ibn Battouta alla jusqu’à la vallée de l’Indus et aux confins de la Russie et de la Chine. Au cours de sa Rihla du Souss, Mokhtar Soussi consigne dans son carnet de voyage tout ce qu’il voyait :" J’ai ouvert mes yeux sur les lieux, et mes oreilles sur ce qui se dit. J’ai décidé de visiter Tiznit, Agadir, puis Taroudant et les environs de ces trois villes du Souss." Trois villes qu’il traversa souvent à dos de mulet, en quête d’anciens manuscrits. Le voyage comme pré - texte, Hâjj Belaïd, le vieux troubadour du Souss, qui errait dans tout le Sud avec son ribab, le savait aussi indispensable pour la poésie :
Dites, honnête homme
Quel sol mes pieds n’ont pas encore foulé ?
Tindouf, Tata, Tiznit, Agadir
Ou le grand marché des chevaux
Des plumes d’autruches
Et des chameaux à Goulimine ?
Qu’elle soit la bienvenue
Celle qui apporte le bien à nos maisons
Celle dont les épousailles sont célébrées
Par la danse de toute une montagne !
Chant nuptial du pays Haha
Le samedi 13 février 2010, en une journée pluvieuse, je suis parti à l'aube au hameau de l'heureuse vallée de Tlit d'où est originaire ma mère, née Zahra Yahya. Mon intention était de photographier les amandiers en fleurs, mais le sol était jancher de pétales: ce matin - là, la pluie a fait perdre aux amandiers beaucoup de leur couronnes florales. A notre hameau d'enfance, il n'y a plus mes oncles maternels, et lalla notre maraine à tous a disparue à son tour, il y a une année, une eternité déjà. Alors j'ai quitté aussitôt notre hameau, après avoir photographier l'immense olivier sous lequel se reposait mon père, pour me rendre au mont Amsiten de notre enfance où j'ai pris ces photos sous la lumière et la pluie.Maintenant que ceux que nous aimons ont disparus, qu'est ce qui nous retient encore à ce beau pays où les amandiers perdent déjà leurs fleurs sous la pluie? Mon corps est mouillé mais mes yeux sont déséchées d'avoir perdu tous ceux que nous avons aimé. Maintenant qu'ils sont tous partis, qu'est ce qui nous retient encore à ce beau pays où les amandiers commencent déjà à perdre leurs pétales mauves et blanches sous la pluie?
Qu’elle soit la bienvenue
Celle qui apporte le bien à nos maisons
Celle dont les épousailles sont célébrées
Par la danse de toute une montagne !
Chant nuptial du pays Haha
Ce jour -là j'ai parcouru les sentiers rocailleux et lumineux du mont Amsiten
Selon une vieille légende, la flûte du berger serait née au pays Haha. Pour le Raïs Belaïd, l’aède des troubadours de Sous, l’esprit de la musique et du chant qu’on appelle hawa au pays Chleuh serait né de la flûte enchantée du pays Haha. C’est l’air du pays de l’arganier, du vent et de la mer. De cette terre austère et fauve, déjà les voyageurs des temps antiques, pouvaient entendre flûtes et tambours, en traversant ses parages habités par de vieilles tribus sédentaires dont le territoire s’étendait de l’Océan au pied de l’Atlas. Pline l’ancien notait au passage qu’« entre le littoral et l’Atlas, vivaient les Gétule Autolole. Quant à l’Atlas lui-même, sous des reines arrosées où poussent des fruits merveilleux, il ne semble pas pendant le jour receler d’habitants mais la nuit au contraire, il se couvrait de feux, les Agipans et les Satyres s’y livraient à leur danse tandis que les flûtes, les bruits des tambours et des cymbales remplissaient mystérieusement l’air de leurs accords et de leurs fracas. »
Le plus grand flûtiste du pays Haha, le Raïs Mia, avait commencé lui aussi , comme simple berger. En effet, sur le marché de la cassette, le meilleurs flûtiste du moment est un berger qui vit sur la colline de Taourirt,à la lisière du mont Amsiten et non loin d’Imin Tlit : « C’est en 1956 que j’ai commencé à jouer de la flûte. C’est dans cette montagne, en tant que berger, que j’ai appris à jouer de la flûte et ce jusqu’aux années 1960. Je jouais souvent de la flûte avec mes amis en emmenant le troupeau sur la montagne. A force d’y souffler nous avons fini par en maîtriser l’air musical. C’est la flûte qui me tenait compagnie une fois que tous mes amis étaient partis, Mon maître était originaire des Neknafa. Je l’accompagnais aux fêtes de mariage. Il était mon initiateur. Il m’avait même confectionné ma flûte. Je percevais un petit pécule en l’accompagnant musicalement. Et quand il a vieilli, il m’a légué cet art en me disant :
- Tu seras meilleurs flûtiste que moi !
Depuis lors, je me suis mis à animer les fêtes de mariage. Par la suite, à Agadir, j’ai enregistré une cassette. Je ne suis pas seulement musicien, je travaille aussi l’agriculture, l’élevage. Je vis de la récolte de l’amandier, de l’arganier et d’autres ressources. »
J’ai voulu maintenant rendre visite à Fatima, la fille de mon oncle maternel qui a un peu près mon âge. Mais je me suis perdu en suivant le sentier qui mène à son hameau à la lisière du mont Amsiten. Pas âme qui vive pour m’aider à trouver mon chemin, et sous une chaleur accablante, je n’ose me mettre à l’ombre des arganiers de peur d’être victime de la morsure d’une vipère : comme au pays Seksawa, là aussi les médecins ont été obligés d’amputer un jeune homme de tout son bras, pour sauver le reste du corps, suite à une morsure d’une vipère qui s’est introduite de nuit dans l’amphore où l’on met le sel.
La belle bergère que j’ai connue est maintenant une femme ridée par le travail pénible en haute montagne, et son mari est complètement desséché à force d’aller chercher au mont Amsiten les ruches sauvages qui se cachent au creux des troncs de thuya et d’arganier. À la maison ils n’ont plus qu’une jeune fille de quinze ans. Je dis à Fatima que j’aurai aimé me marier avec une paysanne à condition qu’elle ait au moins la trentaine. Elle me répond qu’ici, les filles se marient très jeunes entre dix-sept et vingt ans : à trente ans elles ont déjà épuisé leur charme à force de labeur et d’enfantement.
Ma mère était née en 1928, en pleine période de famine, et aurait quitté son pays natal au pays hahî à l'âge de cinq ans pour se rendre en compagnie de sa mère à Essaouira, en 1933. Sa grand-mère, originaire de la tribu des Semlala dans le Sous, était elle-même venue au pays hahî, lors d'une précédente famine qui avait frappé le Maroc à la fin du XIXe siècle. Dans un rapport rédigé à l'été 1878, le consul des Etats-Unis à Tanger Felix Mathews, decrit de manière saisissante cette famine survenue en 1877 après trois années de mauvaises récoltes :
« Des centaines de femmes, d'enfants et d'hommes affamés se deversent à Mogador et à Safi. Bon nombre de campagnards meurent en chemin. Des squelettes vivants, des formes émaciées apparaissent dans les rues. La famine et la maladie, déjà terribles chez les pauvres, s'étendent. Avec l'automne et l'hiver, la detresse des gens va encore empirer.Le gouvernement ne fait absolument rien pour eux...alors que les silots regorgent de céréales. Les juifs sont un peu soulagés par leurs coreligionnaires. »
Il est vraiment paradoxal de voir ce pays agricole à la merci de la disette par suite de la moindre sécheresse, souffrir de la faim devant une mer qui compte parmi les plus riches de l'Atlantique...
C'est Lalla, l'aînée des filles de Yahya qui partit la première avec sa mère rejoindre, au début de la famine de 1926, son oncle maternel qui était policier à Essaouira au début du Protectorat français sur le Maroc. Affaiblies par la famine, elles ont effectué le trajet en vingt-quatre heures plus exactement de deux heures du matin, pour éviter l'insolation et la soif, à vingt-trois heures, au lieu d'une demi-journée en temps normal. Pour avancer, Lalla s'accrochait à la queue de l'âne qui transportait sa grand-mère, se nourrissant en cours de route, des racines d'une plante grasse dénommée Guernina , et croisant de nombreuses caravanes, transportant vers Essaouira du charbon de bois d'arganier, cette coupe est l'une des causes de la diminution de cette espèce d'arbre unique au monde , des amendes et de la gomme de sardanaque.
C'étaient les dernières caravanes qui reliaient Mogador à son arrière-pays et à Tombouctou, avant qu'Agadir au Sud et Casablanca au Nord ne supplantent la ville des Gnaoua en tant que principal port du Maroc. Avec la découverte de la machine à vapeur, l'Europe était désormais directement reliée par voix maritime au Sahara et à la boucle du Niger sans avoir à passer par l'ancien « port de Tombouctou », qu'était Mogador.
En cours de route, la jeune fille et sa grand-mère, croisaient aussi, mais plus rarement les « boutefeux » (ces autocars qui fonctionnaient au charbon, et qui transportaient les voyageurs sur leur toit). Une fois la ville en vue, elle devait leur paraître « comme un panier d'œufs au bord d'un lac bleu » comme disait la chanson berbère :
Veux-tu bien que nous ajustions
Son axe au moulin,
Pour moudre en commun
Ton grain et le mien ?
Veux-tu bien qu'en un seul troupeau
Nous mêlions nos ouailles aux tiennes ?
Mais gardes-toi bien
D'y mettre un chacal !
Comment donc, de la plaine,
Surgirait Mogador,
Comment pourrait-on
Haïr qui l'on aime ?
Notre grand-mère Tahemoute, décédée à Essaouira l'été de 1978, était restée très attachée à Sidi Hmad Ou Moussa, le saint patron des acrobates et des troubadours chleuhs, près duquel elle se rendait annuellement en pèlerinage après la rentrée des moissons. L'un des derniers moments les plus poignants que j'ai vécu auprès d'elle, concerne le décès de son frère Hmad : un homme paisible à l'imposante barbe blanche, qui vivait dans l'un des hameaux surplombant l'heureuse vallée de Tlit, depuis les escarpements rocailleux du mont Tama. Il n'avait pas d'enfants et vivait avec ceux de son frère Lahcen : une famille profondément religieuse, également issue de la tribu des Semlala, aux environs de la Maison d'Illigh dans le Sous.
Il avait les jambes enflées, au point d'avoir des difficultés à se mouvoir et était venu avec grand-mère, pour se soigner à Essaouira . À l'hôpital, on fit comprendre à grand-mère que la médecine ne pouvait plus rien pour son frère. On décida alors de le ramener chez lui au pays hahî. On se réveilla aux premières lueurs de l'aube. Mon père fit venir un taxi collectif, juste à côté de chez nous, à l'artère principale des khoddara, les marchands des fruits et légumes, d'où sort le lancinant grésillement des grillons, à cette heure matinale. Les grillons nous ont toujours accompagnés dans nos voyages de l'aube, et nous retrouvons leur grésillement dans les arganiers au plus fort de la canicule.
Nous épaulâmes mon père et moi « Khali Hmad » (qui est en réalité l'oncle maternel de ma mère), et l'accompagnâmes à petits pas jusqu'au taxi où il s'engouffra auprès de sa sœur sur la banquette arrière. Je pris place auprès du chauffeur, et nous partîmes. À peine le taxi avait-il quitté la médina, au moment de s'approvisionner en carburant à la sortie de la ville, que grand-mère éplorée se met à m'adresser de grands signes désespérés : en me retournant, je voyais Khali Hmad, déversant sur ses genoux un long filet de sang qui lui coulait de la bouche. Le brave homme que j'ai tant aimé et respecté était en train de rendre son dernier soupir sur les genoux de sa sœur au sortir de l'aube et de la ville ! Affolé, le chauffeur, voulait rebrousser chemin. Mais Je lui ai intimé l'ordre de continuer vers notre destinée, car c'est là où il était né qu'il devait reposer pour toujours. Il nous dit d'abord que la loi lui interdisait de transporter les morts, mais ayant pitié de moi et de ma grand-mère, il consentit finalement à nous conduire à notre vallée, où khali Hmad fut finalement inhumé parmi les siens, entre le mont Tama et le mont Amsiten, là où les constellations semblent si proches, qu'on peut adresser ses prières, sans intercesseurs, au Seigneur des Mondes.
Alors que sous un ciel gris, les paysans enterraient khali Hmad au milieu des broussailles, de l'heureuse vallée qui l'avait vu naître, j'adressais des suppliques au mont Tama où les amandiers en fleurs ont l'air d'être couverts de flacons de neige. Mes larmes sont d'autant plus amères, qu'il me faisait penser par sa longue barbe blanche à la mort de Léon Tolstoï dans une simple gare. J'étais alors profondément bouleversé par la lecture de La sonate à Kreutzer relatant, le destin tragique de l'homme, face à la vieillesse et sa profonde solitude face à la mort. Pour moi, le vieux paysan ayant rendu l'âme dans les bras de sa sœur mystique, personnifiait le brave moujik d'Isnaïa - Poliana. Alors que les paysans retrouvaient leurs charrues, je continuais à adresser mes suppliques aux montagnes sacrées, en me disant, non pas qu'est-ce que la mort ? Mais pourquoi cette mort en particulier, me faisait tellement penser à celle de l'auteur de Résurrection ?
Après la mort de ma mère, je me suis rendu en pèlerinage à Sidi Brahim Ou Aïssa, pour apaiser mon deuil. À peine ai-je franchi le seuil de son sanctuaire, où je fus reçu par une descendante des anciens esclaves de la sucrerie saâdienne, que je fus brusquement plongé dans l’univers de ma petite enfance : je me voyais ici même jouant en petite culotte avec l’agneau destiné au sacrifice, et j’entendis ma mère disant à la tenancière des lieux, qu’il fallait me flageller aux gerbes de genet, pour me communiquer leur énergie vitale, et surtout pour me délivrer de la jaâra, cette manie de bagarreur communiquée par les esprits malfaisants, et qui me poussait à fuir l’école coranique, pour aller écouter mon conteur préféré, entre les deux vieux cimetières de Bab – Marrakech. En un éclair, le saint protecteur m’a rendu ma mère du temps de sa jeunesse, du temps où elle pouvait voir le monde de ses propres yeux : comme si Sidi Brahim Ou Aïssa, lui avait brusquement restitué l’énergie vitale et la lumière des yeux qu’elle avait perdus à la fin de sa vie. J’ai cru même l’entendre dire, avec la voix qu’elle avait, il y a quarante ans : « Il faut communiquer à mon fils, les énergies bénéfiques des genets fleuris ! ».
Chez les Regraga aussi, j'avais rencontré sur la plage sauvage de Bhay - Bah, la légende selon laquelle, après avoir ordonné de faire descendre la table servie, Jésus aurait ordonné aux aveugles de voir à nouveau, et aux paralytiques de marcher à nouveau. J'ai alors pleuré face au ciel au sein de ce sanctuaire, parce que brusquement j'avais la certitude que ma mère pouvait à nouveau voir et se mouvoir par elle-même !À propos de ces prosélytes Regraga, hommes de Dieu, faiseurs de pluie Jacques Berque note : « Dans le Sud marocain, les Regraga font « la soudure », si j’ose dire, entre deux cycles prophétiques : celui de Jésus et celui de Mahomet. Disciples du premier, Hawâriyyûn, ils sont comme les baptistes du second, qu’ils annoncent, et qu’ils vont trouver dés le début de sa mission. Leur personnalité oscille entre une qualification confrérique et une qualification ethnique. »
Vestiges du Maroc préislamique, beaucoup de saints sont dénommés soit Aïssa (Jésus) – comme Sidi Brahim Ou Aïssa (Abraham et Jésus) de l’oued Ksob vénéré par ma mère – soit Yahya (saint jean- Baptiste), probablement en souvenir du passé chrétien du Maroc : la tribu des Haha dont est issue ma mère s’appelle justement Ida Ou Isarne , c’est-à-dire, les descendants des Nazaréens, c’est-à-dire les adeptes des apôtres de Jésus, exactement comme leurs voisins du Nord de l’oued Ksob, la tribu berbère des Regraga qui crurent d’abord au Paraclet qui leur annonça au bord de la saline de Zima l’avènement du sceau des Prophètes : Mohammed.;
À propos de ces prosélytes Regraga, hommes de Dieu, faiseurs de pluie Jacques Berque note : « Dans le Sud marocain, les Regraga font « la soudure », si j’ose dire, entre deux cycles prophétiques : celui de Jésus et celui de Mahomet. Disciples du premier, Hawâriyyûn, ils sont comme les baptistes du second, qu’ils annoncent, et qu’ils vont trouver dés le début de sa mission. Leur personnalité oscille entre une qualification confrérique et une qualification ethnique. »
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Depuis les basses terrasses on jetait alors des poignées d’amandes et de friandises sur la promise. Portée derrière un parent, sur un mulet, « empaquetée », tel un pain de sucre, dans un haïk blans, le front ceint de basilic, elle quittait définitivement le hameau où elle était née pour celui de son épous.. Les larmes de la séparation, se mêlaient toujours à la joie de la fête, le deuil d’une mort symbolique était toujours suivi de re-naissance.
Malgré ses rides et sa peau tannée par le soleil et les travaux des champs, Fatima garde encore des traces de son charme d’antan. De cet hiver déjà si lointain où j’étais allé la chercher avec mon frère au mont Amsiten où elle gardait son troupeau, lorsque brusquement une pluie diluvienne nous surprit. Son père qui coupait le bois de l’autre côté de la montagne nous cria de rentrer immédiatement dans la vallée. C’était le temps où elle m’apprenait le nom que donnaient les bergers aux plantes sauvages de la montagne : Amzough n’tili(oreille de brebi), ou encore oudi ouchen(beurre ronce du loup). Le temps où le bruit courait encore à propos d’égorgement de brebis égarées par les loups.
Nous arrivâmes trempés jusqu’à l’os au hameau des Broud (les rafraîchis) à la sortie de la forêt où nous fûmes accueillis au coin du feu par Lalla Baytouchaqui me rappelait, par son nom comme par son allure, la vieille ogresse des contes de mon enfance. Quand on caressait les boucs, leur colonne vertébrale se pliait tellement ils étaient transis de froids.Beaucoup plus tard, mon frère m’apprendra qu’en ce lointain jour d’hiver, où le soir est vite tombé, avec le crépitement des flammes, l’odeur du troupeau et de la terre, une poésie à jamais perdue, il avait surpris Lalla Baytoucha faisant une drôle de prière païenne : faute de connaître les sourates du Coran, elle adressait bruyamment ses prières aux arbres et aux pierres !
Assis sur la margelle d’une citerne, un gamin refuse de laisser les gens y puiser. C’est le signe que cette région a été l’une des plus éprouvées par la sécheresse. « Cette année la moisson est mauvaise ! », s’écrie un fellah. En effet, la moisson s’annoce maigre et des hameaux délaissés tombent en ruine : leurs occupants ont fui vers les villes. Qui peut témoigner de la souffrance des fellah durant les dernières années de sécheresse ? Bien sûr, il y a les statestiques, mais aucun témoignage vivant sur ce qu’ils ont enduré dans le silence et la solitude
l'heureuse valée de Tlit vue d'en haut du mont Amsiten
Abdelkader MANA
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L'auteur à la veille de son équipée solitaire au mont Amsiten (février 2010)
Tasila, la colline des désolations
« C’est la terre que je chanterai, mère Universelle aux solides assises, aïeule vénérable qui nourrit sur son sol tout ce qui existe » Hymne Homérique
Dans notre enfance, on passait souvent les vacances d’été, dans la colline de Tassila en pays hahî où résidait grand-mère. La maison appartenait au mari de sa sœur morte sans avoir laissé d’enfants. Après chaque trituration d’huile d’argan, dont les odeurs m’enivraient, grand – mère nous servait un peu de lafsis : un mélange d’huile d’argan et de farine de blé tendre, qui devient belghou, une fois mélangé avec du lait caillé. On l’accompagnait souvent à ses corvées d’eau à la citerne de Boujmada alimentée par les sources souterraines du mont Amsiten. On y rencontrait les jeunes filles aux caftans bariolés et aux bracelets d’argent, et cela suscitait en nous une tendresse indéfinissable qu’on ne savait pas encore appeler du nom d’amour.
Grand-mère chargeait sur son maigre dos voûté, l’outre de chèvre remplie de l’eau glaciale et fraîche de Boujmada, et remontait péniblement la haute colline vers le hameau de Tassila. Pour souffler un peu, elle s’arrêtait à mi-chemin à l’ombre d’un vieux caroubier. Il me plaisait de frotter les feuilles d’une espèce de lentisques au fruit couleur de coccinelle, dont l’odeur représente encore aujourd’hui pour moi le paradis perdu de mon enfance.
En arrivant là-haut à Tassila, nous trouvâmes sa sœur Zahra pétrifiée de peur sur son lit de bois (tissi en berbère). Elle nous expliqua qu’elle venait d’échapper à une mort certaine : au fond de la pièce où elle était en prière se dressa brusquement face à elle, un cobra royal, et la fixa droit dans les yeux. Elle lui dit alors : « Paix sur toi et sur moi, passe ton chemin et laisse-moi continuer le mien ». On dirait que le cobra royal a pleinement compris le message qu’elle lui adressa, puisqu’il se remit à rompre et au lieu de se diriger vers sa victime, se contenta de glisser dehors dans la lumière éblouissante du jour.
Timazguida Tanout avec au fond le mont Tama, images d'Abdelmajid Mana
Le hameau où l’on passait les vacances entre mont Tama et mont Amsiten, est maintenant électrifié : on y reçoit même les chaînes satellitaires... Mais il n’a plus le charme d’antan, quand mon père s’installait à l’ombre d’un gigantesque olivier et quand, non loin des moissonneurs, j’étais profondément bouleversé par la lecture d’Enfance et adolescence de Tolstoï ou De grandes espérances de Dickens. Les villageois nous invitaient à tour de rôle, à commencer par le vieux Bazguerra qu’on surnommait alors « l’homme qui voulait être roi », en raison de sa barbiche blanche, sa bouche édentée et ses drôles de grivoiseries qui provoquaient notre fou rire par leur naïveté. La tige du blé, les oiseaux et l’hyène sont souvent utilisés comme métaphore poétiques dans les chants des moissonneurs :
Le jour de la moisson, la tige était sans graine
Et la jeune fille sans hymen
Les oiseaux n’ont laissé que la paille
Et au grand jour la jeune fille était proie de le hyène.
Un bradiî (bâtier) juif, nous rendait alors visite sur son petit âne,et mon oncle l’installait sur unehssira (natte de jonc), à l’ombre de notre figuier préféré, lui offrait du thé et il se mettait à rafistoler les bâts éventrés d’où sortaient les touffes de pailles dorées.La récolte de l’arganier se faisait alors au prorata des ayants droit avec sacrifice de bouc et festin. Et le soir on assistait à de magnifiques fêtes de mariage avec chants de femmes aux caftans bariolés et fantasia :
Le voilà lebeau poulain, Awa
Il est blanc, il est comme la lune, Awa
Il a sa selle et sa lanière,Awa
Mon regard est ravi par sa crinière, Awa
Le coup de foudre s’est emparé de moi, Awa
Si seulement je pouvais l’avoir, awa
Je le couvrirai de beaux bijoux, Awa
A l’aube, quand il sort, Awa
La brise le frappe et l’univers l’enchante, Awa
Celui qui l’aperçoit il faut qu’il pleure Awa
(« Awa », veut dire « ô toi » en berbère)
Le mont Amsiten lieu de notre enfance
Malgré ses rides et sa peau tannée par le soleil et les travaux des champs, Fatima garde encore des traces de son charme d’antan. De cet hiver déjà si lointain où j’étais allé la chercher avec mon frère au mont Amsiten où elle gardait son troupeau, lorsque brusquement une pluie diluvienne nous surprit. Son père qui coupait le bois de l’autre côté de la montagne nous cria de rentrer immédiatement dans la vallée. C’était le temps où elle m’apprenait le nom que donnaient les bergers aux plantes sauvages de la montagne : Amzough n’tili(oreille de brebi), ou encore oudi ouchen(beurre ronce du loup). Le temps où le bruit courait encore à propos d’égorgement de brebis égarées par les loups.Nous arrivâmes trempés jusqu’à l’os au hameau des Broud (les rafraîchis) à la sortie de la forêt où nous fûmes accueillis au coin du feu par Lalla Baytouchaqui me rappelait, par son nom comme par son allure, la vieille ogresse des contes de mon enfance. Quand on caressait les boucs, leur colonne vertébrale se pliait tellement ils étaient transis de froids.
Beaucoup plus tard, mon frère m’apprendra qu’en ce lointain jour d’hiver, où le soir est vite tombé, avec le crépitement des flammes, l’odeur du troupeau et de la terre, une poésie à jamais perdue, il avait surpris Lalla Baytoucha faisant une drôle de prière païenne : faute de connaître les sourates du Coran, elle adressait bruyamment ses prières aux arbres et aux pierres !
Le pays hahî comprend en de nombreux endroits des arganiers sacrés gigantesques parce qu’ils ont toujours été épargnés par les coupes successives, ainsi que des tas de pierres sacrées dénommés Karkour. Cela pouvait être le lieu où un saint ou une sainte telle Lalla Aziza s’est arrêté au cours de son errance légendaire.
Le chemin est long qui mène à la grande tente du fiancé
O taslit, que Dieu fasse ton destin pareil à la prairie
Où abondent avec les fleurs les brebis et les bœufs
Soit pour ton mari une campagne douce
Comme le mélange du sucre et de thé dans le verre de cristal
Ton matin, qu’il soit bon ô reine !
Toi pareille au palmier qui surplombe la source
O dame, tu es l’étendard doré dont l’eau est acheminée par des séguia
Jusqu’aux parcelles clairsemées le long des flancs de montagnes
O dame ! Tu es l’étendard doré
Que le cavalier porte sur son cheval blanc…(Chant nuptial berbère)
L’un des plus beaux cadeaux que j’avais fait à grand-mère Tahemout et à tante Zahra, ce fut le jour du souk de samedi de Smimou du temps où ce souk était entièrement en pisé, il n’y avait pas encore cette mode uniformisante d’arcades et de tuiles vertes qui gomme toute spécificité architecturale locale. Je leur avais acheté un miroir, un peigne, du henné et du souak : « Mais c’est un cadeau pour jeune mariée ! » s’ésclafa grand-mère. Et elles se mirent toutes les deux à rire aux larmes, de ma naïveté. À tante Zahra, cela lui rappela un vieux chant de noces berbères :
Tafoukt irdi Tougguit maradim imoun ?
Al Hanna Dazenbouâ Karadim imoun!
Quand tu paraîtras soleil, qui va t’accompagner ?
C’est le henné et le bigaradier qui vont t’accompagner !
Les hameaux semblent déserts à première vue à cause de l’exode rural massif : après leur mariage, tous les garçons de Fatima sont partis travailler à Agadir . Avec leurs enfants, ils font déjà de ma cousine, une grand-mère ! Et brusquement j’ai eu l’impression de ne plus être le jeune homme que je crois ; puisque ma cousine qui a mon âge est déjà grand-mère ! La fraction de tribu Tlit, ne se reproduit plus, ma prémonition d’il y a vingt ans lorsque j’écrivais un mémoire de sociologie rurale intitulé « la fraction de tribu Tlit est-elle une communauté en dissolution ? » - s’est enfin réalisée.La maison de mon oncle maternel, est actuellement vide et pour cause : tout le monde est parti vivre à Casablanca : dans les bidonvilles d’où sont issus les jeunes camicases du 16 mai 2003.
Les déracinés qui s’exilent dans les périphéries de la métropole sont maintenant Livrés à eux-mêmes, sans les solidarités de jadis et sans les repères de leur tribu d’origine. « Les cadres sociaux de la mémoire » (Halbwachs) sont déboussolés par l’anomie. Déréglée par la misère du monde, l’horloge cosmique, ne scande plus la saison des fêtes. Les nouveaux déracinés ne vivent plus dans ce cadre enchanteur où, lors d’un mariage Haha, je relevais jadis cet échange entre deux lignages :Le lignage qui reçoit la fille chante :
Nous prenons le chemin qui nous mène
A la maison de nos hôtes
Comme la vie sera facile
Si les gens sont généreux !
Ô gens de bien, accordez-nous votre fille
Car nos petits enfants sont restés seuls
Et nous avons encore un long chemin à refaire.
Et toi, tailleur, confectionne l’habit de la mariée
Et que Dieu lui accorde une vie heureuse !
Le lignage qui offre la fille répond :
C’est notre colombe sauvage que nous vous offrons
Et c’est pour qu’elle soit libre que nous ouvrons les portes
Mais que la mort et le châtiment lui soient épargnés !
Depuis les basses terrasses on jetait alors des poignées d’amandes et de friandises sur la promise. Portée derrière un parent, sur un mulet, « empaquetée », tel un pain de sucre, dans unhaïk blans, le front ceint de basilic, elle quittait définitivement le hameau où elle était née pour celui de son épous.. Les larmes de la séparation, se mêlaient toujours à la joie de la fête, le deuil d’une mort symbolique était toujours suivi de re-naissance.
Nous laissâmes à Amsitten, notre oncle maternel Mohammad. C’est là qu’il mourra d’ailleurs des années plus tard, plus exactement en 1984 : il était monté chercher son taureau noir on laissait s’engraisser ses bovins en haute montagne dans la solitude complète avant de monter les ramener vers la vallée. Mohammad a probablement voulu forcer le taureau à suivre un raccourci en le frappant au flanc. Le taureau qui refusa, se retourna alors contre mon oncle et se mit à lui enfoncer la poitrine par ses puissantes cornes. Lorsqu’à la tombée de la nuit les paysans inquiets montèrent avec leurs lampes chercher mon oncle, c’est le taureau lui-même qui les avertit par ses beuglements du lieu du drame : il était resté à côté de son maître et victime. On a dû porter le corps de mon oncle dans un burnous : il expira en arrivant à l’hôpital d’Essaouira. Il fut enterré sous les mimosas à l’entrée de la ville, sans que je sache à ce jour où se trouve sa tombe : les humains ont moins d’égard pour les dépouilles des morts que les taureaux noirs. Mon oncle maternel est mort au moment où j’avais pris mon bâton de pèlerin pour suivre pour la première fois, les Regraga dans leurs pérégrinations, en mars 1984. Grand-mère disait que le cours de la vie débouche aussi sûrement sur l’au-delà, que le fleuve se jette dans la mer.
Deux ans auparavant, vers 1982, je suis parti en autocar avec Georges Lapassade jusqu’à la vallée heureuse de Tlit, entre le mont Tama et le mont Amsiten, en pays Haha, pour enquêter sur le chant des moissonneurs. Mon oncle maternel nous reçu alors avec le cérémoniel du thé, avec des amandes, et des galettes de seigle, à tremper dans l’huile d’argan et le miel de thym . Mon oncle maternel disait alors à ce Béarnais que je croyais parisien et qui a toujours gardé une âme paysanne lui venant de son enfance passée dans ces « Pyrénées-Atlantiques », comme on les appelle si joliment en France. Mon oncle donc disait à Georges :
« Le poète et la hotte sont semblables, personne n’en veut s’il n’y a pas de pluie et donc de récolte. ».
Et Georges qui avait aidé jadis son père à la scierie dans la forêt béarnaise comprenait parfaitement ce langage et en avait même la nostalgie.
Notre grand-mère Tahemoute, décédée à Essaouira l’été de 1978, était restée très attachée à Sidi Hmad Ou Moussa, le saint patron des acrobates et des troubadours chleuhs, près duquel elle se rendait annuellement en pèlerinage après la rentrée des moissons. L’un des derniers moments les plus poignants que j’ai vécu auprès d’elle, concerne le décès de son frère Hmad : un homme paisible à l’imposante barbe blanche, qui vivait dans l’un des hameaux surplombant l’heureuse vallée de Tlit, depuis les escarpements rocailleux du mont Tama. Il n’avait pas d’enfants et vivait avec ceux de son frère Lahcen : une famille profondément religieuse, également issue de la tribu des Semlala, aux environs de la Maison d’Illigh dans le Sous.
Il avait les jambes enflées, au point d’avoir des difficultés à se mouvoir et était venu avec grand-mère, pour se soigner à Essaouira . À l’hôpital, on fit comprendre à grand-mère que la médecine ne pouvait plus rien pour son frère. On décida alors de le ramener chez lui au pays hahî. On se réveilla aux premières lueurs de l’aube. Mon père fit venir un taxi collectif, juste à côté de chez nous, à l’artère principale des khoddara, les marchands des fruits et légumes, d’où sort le lancinant grésillement des grillons, à cette heure matinale. Les grillons nous ont toujours accompagnés dans nos voyages de l’aube, et nous retrouvons leur grésillement dans les arganiers au plus fort de la canicule.
Nous épaulâmes mon père et moi « Khali Hmad » (qui est en réalité l’oncle maternel de ma mère), et l’accompagnâmes à petits pas jusqu’au taxi où il s’engouffra auprès de sa sœur sur la banquette arrière. Je pris place auprès du chauffeur, et nous partîmes. À peine le taxi avait-il quitté la médina, au moment de s’approvisionner en carburant à la sortie de la ville, que grand-mère éplorée se met à m’adresser de grands signes désespérés : en me retournant, je voyais Khali Hmad, déversant sur ses genoux un long filet de sang qui lui coulait de la bouche. Le brave homme que j’ai tant aimé et respecté était en train de rendre son dernier soupir sur les genoux de sa sœur au sortir de l’aube et de la ville ! Affolé, le chauffeur, voulait rebrousser chemin. Mais Je lui ai intimé l’ordre de continuer vers notre destinée, car c’est là où il était né qu’il devait reposer pour toujours. Il nous dit d’abord que la loi lui interdisait de transporter les morts, mais ayant pitié de moi et de ma grand-mère, il consentit finalement à nous conduire à notre vallée, où khali Hmad fut finalement inhumé parmi les siens, entre le mont Tama et le mont Amsiten, là où les constellations semblent si proches, qu’on peut adresser ses prières, sans intercesseurs, au Seigneur des Mondes.
Alors que sous un ciel gris, les paysans enterraient khali Hmad au milieu des broussailles, de l’heureuse vallée qui l’avait vu naître, j’adressais des suppliques au mont Tama où les amandiers en fleurs ont l’air d’être couverts de flacons de neige. Mes larmes sont d’autant plus amères, qu’il me faisait penser par sa longue barbe blanche à la mort de Léon Tolstoï dans une simple gare. J’étais alors profondément bouleversé par la lecture de La sonate à Kreutzer relatant, le destin tragique de l’homme, face à la vieillesse et sa profonde solitude face à la mort. Pour moi, le vieux paysan ayant rendu l’âme dans les bras de sa sœur mystique, personnifiait le brave moujik d’Isnaïa – Poliana. Alors que les paysans retrouvaient leurs charrues, je continuais à adresser mes suppliques aux montagnes sacrées, en me disant, non pas qu’est-ce que la mort ? Mais pourquoi cette mort en particulier, me faisait tellement penser à celle de l’auteur de Résurrection ?
Une fois, j’avais pris une fièvre terrible à Tassila, mais au soir tout le monde est sorti pour voir la Chevrolet qui vient de s’arrêter en bas de la colline, du côté de la citerne de Boujmada. C’était la luxueuse voiture d’Ahmed, le chauffeur qui promenait les touristes de marque à travers le pays. Il est le fils du policier qui accueillit à Essaouira ma mère et sa sœur, lorsque celles-ci fuyaient les famines des années 1920. J’ai eu à le rencontrer une autre fois à Agadir au début des années 1970 : avec un ami d’adolescence, féru du chanteur égyptien Abdelhalim Hafez, j’avais entrepris un voyage entre Essaouira et Agadir, à bicyclette. Au niveau de la descente de toboggan, j’avais évité à temps un poids lourd qui remontait dans le sens inverse : la descente était trop abrupte et j’ai failli perdre le contrôle de mon vélo, si l’agilité et le réflexe de la jeunesse ne m’étaient venus en secours pour éviter de justesse une collusion qui aurait mis fin à mon existence à l’âge de dix-sept ans !
Nous arrivâmes à Agadir au milieu de la nuit, et le lendemain une énorme Chevrolet s’arrêta à notre hauteur : c’était Ahmed, le chauffeur des vieux touristes fortunés ! Il nous donna de quoi revenir chez nous, en autobus. Il me dépanna à Agadir, dans les années soixante-dix, comme son père avait dépanné ma mère dans les années trente. Depui qu’il avait quitté Essaouira, « l’année du boun » et des pénuries de la deuxième guerre, il habitait au quartier des foires de Casablanca, où il était marié avec une juive marocaine. Tant que ma mère était en vie, on leur rendait souvent visite. Avec sa mort et celle de ma mère, les rapports déjà distendus avec ses enfants, se sont rompus.
Je croyais que toute sa famille a émigré en Espagne et aux Etats –Unis et voilà que pour les besoins de ce livre, on me conduit aujourd’hui vers l’une de ces filles qui habite toujours à la même maison du côté de la foire de Casablanca, où résidaient ses parents depuis l’indépendance du Maroc, voir même avant. Elle m’apprend que sa mère Mina est décédé en 1989 et son père en 1996, après deux mois d’une opération de la prostate. Ce n’est qu’en s’approchant de leur maison que j’ai entraperçu dans un café populaire un client dans le profil me rappela étrangement le sien.
Maintenant sa fille me montre ses photos et tout me revient. Il racontait à ses enfants comment au début des années 1930 il accompagnait à l’aube, son père dans les souks de la région d’Essaouira, où il menait des chameaux chargés de marchandises.L’oncle maternel de ma mère était donc caravanier avant d’être policier du temps du protectorat, où il aurait était aussi cuisinier de Lyautey à Rabat à en croire lalla. Du temps où il vivait à Essaouira, sa maison servait également de gîte d’étape où il recevait gracieusement les hôtes d’Allah de passage dans la ville.
Dans le temps, à un moment où il n’y avait pas d’hôtels pour héberger les étrangers, chaque chef de foyer disposait de deux maisons mitoyennes : l’une pour la famille et l’autre, la douiria (maisonet), pour les célibataires, et les hôtes d’Allah de passage dans la ville. La Douiria,jouxtait la maison familiale proprement dite. Il existe encore de nombreuses maisons témoins de cette époque : généralement l’entrée de la Douiria et celle de la maison familiale ont une décoration en pierre de taille si semblables qu’elles donnent l’impression d’être des portes jumelles. Dans la vieille médina existait aussi (derb laâzara), le quartier réservé uniquement aux célibataires...
Sur les clés des portes individuelles d’Essaouira on voit les mêmes signes et symboles qui se trouvaient déjà sur les portes monumentales de la ville, particulièrement la porte de la marine avec ses coquilles Saint-Jacques et ses croissants : un croissant symbolise la première fête du calendrier lunaire ; deux croissants la deuxième fête du calendrier lunaire. Trois croissants : la troisième fête du calendrier lunaire. Une manière de signaler que l’édification de la maison a coïncidé avec un mois ou une fête sacrée.
À Tassila, tante Zahra, n’avait que les murs, puisque du temps d’Oubella, son mari défunt, les terrains agricoles et les arbres avaient été vendus au prix d’un pain de sucre à un usurier, l’année du boun : on appelle ainsi, la période de la deuxième guerre mondiale, où les denrées alimentaires de première nécessité étaient rationnées. C’est la dernière des périodes de disette, où les usuriers ont pu acquérir de vastes domaines fonciers au prix d’une « bouchée de pain ». Bien après la mort de notre grand-mère Tahamout et de sa sœur tante Zahra, nous eûmes, moi-même, mon frère Majidet notre cousin Ghani, le courage de remonter vers Tassila : mais le champ de ruine qui nous y accueillit, nous emplit de désolation, avec une secrète satisfaction : personne après elles n’a jamais plus habité ces lieux, où leur souvenir persiste, comme si elles venaient d’en déguerpir après un récent tremblement de terre. Tout est en place, sauf que les blessures sont béantes. C’est le seul moment où la présence des défuntes était tellement évidente qu’on s’est mis tous les trois à pleurer à chaudes larmes : on avait dans ces ruines des sépultures pour des êtres sans sépultures.
C’est lorsque ma mère atteint l’âge de cinq ans, que sa propre mère l’avait amené en ville à pied avec son frère.Leur mère était d’un grand courage et d’une grande endurance : on raconte que non seulement elle alimentait les maçons en eau, mais qu’elle participait également à leurs travaux. Au cours de ces corvées d’eau qu’elle effectuait de nuit, elle était souvent pistée, par des hyènes, sans pour autant qu’elle soit décontenancée le moins du monde. En cours de route vers Essaouira avec ses deux enfants ; elle transportait ma mère une centaine de mètres,la déposait à l’ombre d’un arganier, puis revenait sur ses pas pour faire de même pour son jeune frère. Leur oncle maternel venait alors de déménager au fond d’une ruelle parallèle, au cœur de la médina, là où habitaient jadis les Manga, une famille mulâtresse connue par sa voyance médiumnique chez les Gnaoua, ces adeptes de rites orgiaques et de mystère.
Ma mère était arrivée à Essaouira à l’âge de cinq ans, vers 1933, c’est-à-dire en pleine période du Dahir Berbère décret par lequel le Protectorat visait à promouvoir deux juridictions parallèles, le droit coutumier berbère d’un côté, et le chraâ , ou juridiction musulmane de l’autre. Ce qui unifia par réaction le nationalisme marocain naissant : dans toutes les mosquées du pays, on répéta le Latif (prière dite quand la communauté musulmane est gravement mise en danger) : « Seigneur, aie pitié de nous, en ne nous séparant pas de nos frères berbères ! »
Mon frère Majid vient de recueillir, auprès de notre tante maternelle – que nous appelons affectueusement Lalla – le récit de son arrivée ainsi que de celle de ma mère Zahra Yahya à Essaouira, au cours de la grande famine, dite de l’année hégirienne de 1344, correspondant à l’année 1926, qui vit la fin de la guerre du Rif, et la reddition d’Abd el Krim face à l’offensive franco-espagnole. La-dite famine avait duré sept ans, soit de 1926 à 1933.
Ma mère était née en 1928, en pleine période de famine, et aurait quitté son pays natal à l’âge de cinq ans pour se rendre en compagnie de sa mère à Essaouira, en 1933. Sa grand-mère, originaire de la tribu des Semlala dans le Sous, était elle-même venue au pays hahî, lors d’une précédente famine qui avait frappé le Maroc à la fin du XIXe siècle. Dans un rapport rédigé à l’été 1878, le consul des Etats-Unis à Tanger Felix Mathews, decrit de manière saisissante cette famine survenue en 1877 après trois années de mauvaises récoltes :
« Des centaines de femmes, d’enfants et d’hommes affamés se deversent à Mogador et à Safi. Bon nombre de campagnards meurent en chemin. Des squelettes vivants, des formes émaciées apparaissent dans les rues. La famine et la maladie, déjà terribles chez les pauvres, s’étendent. Avec l’automne et l’hiver, la detresse des gens va encore empirer.Le gouvernement ne fait absolument rien pour eux...alors que les silots regorgent de céréales.Les juifs sont un peu soulagés par leurs coreligionnaires. »
Il est vraiment paradoxal de voir ce pays agricole à la merci de la disette par suite de la moindre sécheresse, souffrir de la faim devant une mer qui compte parmi les plus riches de l’Atlantique...C’est Lalla, l’aînée des filles de Yahya qui partit la première avec sa mère rejoindre, au début de la famine de 1926, son oncle maternel qui était policier à Essaouira au début du Protectorat français sur le Maroc. Affaiblies par la famine, elles ont effectué le trajet en vingt-quatre heures plus exactement de deux heures du matin, pour éviter l’insolation et la soif, à vingt-trois heures, au lieu d’une demi-journée en temps normal. Pour avancer, Lalla s’accrochait à la queue de l’âne qui transportait sa grand-mère, se nourrissant en cours de route, des racines d’une plante grasse dénommée Guernina , et croisant de nombreuses caravanes, transportant vers Essaouira du charbon de bois d’arganier, cette coupe est l’une des causes de la diminution de cette espèce d’arbre unique au monde , des amendes et de la gomme de sardanaque.
C’étaient les dernières caravanes qui reliaient Mogador à son arrière-pays et à Tombouctou, avant qu’Agadir au Sud et Casablanca au Nord ne supplantent la ville des Gnaoua en tant que principal port du Maroc. Avec la découverte de la machine à vapeur, l’Europe était désormais directement reliée par voix maritime au Sahara et à la boucle du Niger sans avoir à passer par l’ancien « port de Tombouctou », qu’était Mogador.
Mon frère Majid vient de recueillir, auprès de notre tante maternelle – que nous appelons affectueusement Lalla– le récit de son arrivée ainsi que de celle de ma mère Zahra Yahya à Essaouira, au cours de la grande famine, dite de l’année hégirienne de 1344, correspondant à l’année 1926, qui vit la fin de la guerre du Rif, et la reddition d’Abd el Krim face à l’offensive franco-espagnole. La-dite famine avait duré sept ans, soit de 1926 à 1933.
Ma mère était née en 1928, en pleine période de famine, et aurait quitté son pays natal au pays hahî à l’âge de cinq ans pour se rendre en compagnie de sa mère à Essaouira, en 1933. Sa grand-mère, originaire de la tribu des Semlala dans le Sous, était elle-même venue au pays hahî, lors d’une précédente famine qui avait frappé le Maroc à la fin du XIXe siècle. Dans un rapport rédigé à l’été 1878, le consul des Etats-Unis à Tanger Felix Mathews, decrit de manière saisissante cette famine survenue en 1877 après trois années de mauvaises récoltes :
« Des centaines de femmes, d’enfants et d’hommes affamés se deversent à Mogador et à Safi. Bon nombre de campagnards meurent en chemin. Des squelettes vivants, des formes émaciées apparaissent dans les rues. La famine et la maladie, déjà terribles chez les pauvres, s’étendent. Avec l’automne et l’hiver, la detresse des gens va encore empirer.Le gouvernement ne fait absolument rien pour eux...alors que les silots regorgent de céréales. Les juifs sont un peu soulagés par leurs coreligionnaires. »
Il est vraiment paradoxal de voir ce pays agricole à la merci de la disette par suite de la moindre sécheresse, souffrir de la faim devant une mer qui compte parmi les plus riches de l’Atlantique...
C’est Lalla, l’aînée des filles de Yahya qui partit la première avec sa mère rejoindre, au début de la famine de 1926, son oncle maternel qui était policier à Essaouira au début du Protectorat français sur le Maroc. Affaiblies par la famine, elles ont effectué le trajet en vingt-quatre heures plus exactement de deux heures du matin, pour éviter l’insolation et la soif, à vingt-trois heures, au lieu d’une demi-journée en temps normal. Pour avancer, Lallas’accrochait à la queue de l’âne qui transportait sa grand-mère, se nourrissant en cours de route, des racines d’une plante grasse dénommée Guernina , et croisant de nombreuses caravanes, transportant vers Essaouira du charbon de bois d’arganier, cette coupe est l’une des causes de la diminution de cette espèce d’arbre unique au monde , des amendes et de la gomme de sardanaque.
C’étaient les dernières caravanes qui reliaient Mogador à son arrière-pays et à Tombouctou, avant qu’Agadir au Sud et Casablanca au Nord ne supplantent la ville des Gnaoua en tant que principal port du Maroc. Avec la découverte de la machine à vapeur, l’Europe était désormais directement reliée par voix maritime au Sahara et à la boucle du Niger sans avoir à passer par l’ancien « port de Tombouctou », qu’était Mogador. En cours de route, la jeune fille et sa grand-mère, croisaient aussi, mais plus rarement les « boutefeux » (ces autocars qui fonctionnaient au charbon, et qui transportaient les voyageurs sur leur toit). Une fois la ville en vue, elle devait leur paraître « comme un panier d’œufs au bord d’un lac bleu »
En cours de route, la jeune fille et sa grand-mère, croisaient aussi, mais plus rarement les « boutefeux » (ces autocars qui fonctionnaient au charbon, et qui transportaient les voyageurs sur leur toit). Une fois la ville en vue, elle devait leur paraître « comme un panier d’œufs au bord d’un lac bleu » comme disait la chanson berbère :
Veux-tu bien que nous ajustions
Son axe au moulin,
Pour moudre en commun
Ton grain et le mien ?
Veux-tu bien qu’en un seul troupeau
Nous mêlions nos ouailles aux tiennes ?
Mais gardes-toi bien
D’y mettre un chacal !
Comment donc, de la plaine,
Surgirait Mogador,
Comment pourrait-on
Haïr qui l’on aime ?
À Essaouira, elles sont accueillies par l’oncle maternel de Lalla, qui résidait au cœur de la médina, à l’ancien mellah, dont l’artère principale grouillait, le samedi soir, de juifs grignotant des amuse-gueules, en se rendant au cinéma Scala – consulat d’Allemagne jusqu’à la fin du XIXe siècle – tenu par le Sieur Kakon, où ils assistaient en première, aux films muets de Charlie Chaplin. Les négociants juifs tenaient encore les entrepôts de l’ancienne Kasbah (fondée en 1764) et de la nouvelle Kasbah (fondée en 1876, la première n’étant plus suffisante). On appelait ces entrepôts lahraya diyal lagracha : les entrepôts de la gomme de sardanaque (gomme prélevée sur le thuya de l’arrière-pays, mais aussi sur l’acacia du Sahara, et sur les autres essences forestières de l’Afrique subsaharienne). C’est là que Lalla accompagnait notre grand-mère et lui servait d’interprète avec le négociant Boudad, l’un des propriétaires de ces entrepôts où les femmes traitaient la gomme en séparant le grain d’avec l’ivraie.
Le thuya de l'arrière pays
Le voile blanc dénommé haïk était alors l’emblème vestimentaire des femmes de la ville, mais aussi des hommes. Le haïk que portaient ces derniers était muni d’un turban, comme l’atteste cette vieille comptine, que chantaient les jeunes filles et qui fait également allusion au commerce transsaharien, d’où venaient l’or et les pierres précieuses :
Haïki, n’a pas de turban
Haïki, est allé au Soudan
Haïki en a rapporté des pierres précieuses
Haïki, je lui en ai demandé une
Haïki, me l’a offerte.
Femmes en haïk à souk laghzel, Roman Lazarev
Le voile blanc dénommé haïk était alors l’emblème vestimentaire des femmes de la ville, mais aussi des hommes. Le haïk que portaient ces derniers était muni d’un turban, comme l’atteste cette vieille comptine, que chantaient les jeunes filles et qui fait également allusion au commerce transsaharien, d’où venaient l’or et les pierres précieuses :
Haïki, n’a pas de turban
Haïki, est allé au Soudan
Haïki en a rapporté des pierres précieuses
Haïki, je lui en ai demandé une
Haïki, me l’a offerte.
Femmes voilées au marché,Roman Lazarev
Femmes voilées au marché, Roman Lazarev
Femmes voilées au marché de la laine, Roman Lazarev
Les nourritures
Marchand de sel à Mogador : pas de plat sans sel à moins qu'il ne soit destiné aux djinns!
Au pied du mont Amsiten, les salines d’Azla et d’Ida Ou Azza ont toujours alimenté en sel gemme d’immenses contrées jusqu’aux profondeurs de l’Atlas à l’Est et au Sahara à l’extrême Sud. Transporté jadis à dos de chameaux, l’exploitation du sel connaît maintenant un embryon de mécanisation. Les paysans complètent ainsi leurs maigres ressources en extrayant le minerai de sel gemme ou en jetant leurs filets aux criques désertes et sauvages qu’on appelle afettas (port en berbère) : celle de taguenza, au sud de cap Sim, de tafelney et imsouwan plus au sud. Une pêche artisanale et aléatoire où au sortir de l’aube à marée basse, le paysan - pêcheur découvre parfois dans ses filets de frétillantes crevettes grises si ce n’est de grosses pièces de loups, mêlées aux dorades et aux turbots !
Une pesée de sel saharien valait deux pesées de céréales.
Le sel chasse les mauvais esprits des champs. Les Regraga crurent d’abord au Paraclet qui leur annonça au bord de la saline de Zima l’avènement du sceau des Prophètes : Mohammed. Et leur sultan Sidi ouasmine leur ordonna de se diriger vers Zima la sainte (saline située au pied de la montagne de fer où eut lieu chaque année le sacrifice des trois taureaux pour inaugurer le périple du printemps).Et au sud d'Essaouira, la saline d'Ida Ou Azza, alimente en sel le haut Atlas et même le Sahara.Les tribus nomades au sud de l'oued Noun troquaient le sel de leurs salines en contrepartie des céréales des tribus sédentaires situées plus au nord. Au marché de Tiznit ou à celui de Tlat Lakhssas, dans le Sous extrême, une pesée de sel saharien valait deux pesées de céréales. Outre les salines côtières, il y a les Sabkha de l'intérieur telles celles de Teghazza et de Taoudenni dont le contrôle fut l'une des causes de la célèbre expédition saâdienne d'Ahmed El Mansour Dahbi vers l'Afrique. De là ce sel est transporté à Tombouctou. Ce troc de l'or contre du sel est à l'origine même du commerce transsaharien.
Marchand d'orge à Mogador
Du fait que mon père a des racines en pays chiadma arabophones au nord d'Essaouira et que ma mère est originaire du pays haha berbèrophone au sud de la ville, nous recevions souvent la visite de cette parentèle rurale surtout en période des moissons et au temps des raisins et des figues comme me le raconta un jour Mohamed, un neuveu de mon père:
- Du temps de Mohamed V, fin des années cinquante, début des années soixante — ton frère aîné Abdelhamid avait à peine quatorze ans- je suis arrivé dans votre ancienne maison, avec un sac de blé, et votre oncle berbère Mohammad est arrivé en même temps, avec sa grosse moustache et son gros turban, avec un autre sac de blé. Une fois les deux sacs de blé à la terrasse, votre mère consulta leur contenu. Le blé ramené par l’oncle berbère était net et propre, par contre le blé que j’ai ramené était mélangé avec de la paille et de la poussière de l’aire à battre. Votre mère me dit alors :
- Où devons-nous vanner ce blé ? À la lisière de la forêt ou au bord de la mer ? Ici, en ville, on ne peut le vanner à la maison sans que la poussière parvienne chez les voisins.
Le lendemain de notre arrivée, un aigle est tombé dans le patio de votre maison. Ton cousin Ahmed l’a capturé en jetant une couverture sur lui"
.Le rapace était vraiment impressionnant et tous les enfants du quartier allaient lui chercher de la viande, pour le nourrir.Quelques jours plus tard, mon père avait remis l’aigle à Moulay Kébir, chasseur à ses heures et antiquaire distingué originaire de Fès
Marchand de sauterelles à Mogador
Ce simple mot, « Jrada » (sauterelle en arabe), produit en moi, comme « une déflagration du souvenir » . Il me rappelle étrangement cette vieille comptine dont jadis nos grands – mères berçaient en nous l’enfant qui rêve :
« Â Jrada Maalha !
Fiin kounti saarha ? »
O sauterelle bien salée !
Vers quelle prairie t’en es-tu allée ?
C’était au temps des disettes et des vaches maigres, où des nuées de sauterelles décimaient les champs, et où il ne restait aux hommes affamés qu’à se gaver de grillades de sauterelles salées!
Poteries à souk Laghzel
A souk Laghzel, on vendait aussi le bois pour cuisiner et pour se chauffer l'hiver
Arrivée d'une caravane à Souk Jdid, le 23 déc.1912
Seven Arch, Mogador, Septembre 1912
De son vivant, ma mère se rendait en pèlerinage soit à Sidi Ahmed Sayeh, sur la route d’Agadir, soit à Sidi Brahim Ou Aïssa, le saint qui mit fin, selon la légende, à la sucrerie saâdienne : il fit s’enrouler une vipère autour du cou du fils du sultan, et ne consentit à l’en délivrer, qu’une fois obtenu le départ de la soldatesque royale du bord de l’oued Ksob, où ils avaient décimé, sur ordre du sultan doré toutes les ruches, pour que les abeilles n’empêchent plus la trituration du sucre de canne. C’est de là que vient le nom de l’oued Ksob (la rivière de canne). La culture de cette canne fut extrêmement florissante, notamment au bord de l’oued des Seksawa (Chichaoua en arabe), et de l’oued Sous, jusqu’à la mort de Moulay Ahmed El Mansour, le 25 août 1603. Les guerres civiles qui éclatèrent, entre ses fils, pour sa succession, ruinèrent les plantations.
Le 14 mars 2009 je me suis rendu avec mon frère majid à sidi Brahim ou Aïssa : il s’agit d’un sanctuaire sans coupole qui contient en fait deux tombeaux : celui de Brahim et celui de Aïssa. L’un démesuremment grand et l’autre de taille moyenne. Il est entouré d’un muret à l’ombre d’ un olivier sauvage. Tout autour un cimetière probablement d’esclaves qui travaillaient dans la sucrerie saâdienne. Le site est situé sur une hauteur qui surplombe l’oued ksob au bord duquel était plantée la canne à sucre. Sur les lieux nous avons rencontré un noire qui fait partie de la zaouia de sidi Brahim Ou Aïssa située en contre bas. Il nous a raconté qu’il y a trente ans de cela, tous les Ganga du sud marocain, se retrouvaient là après les moissons pour une fête annuelle. Non loin de là on remarque un curieux arganier à parasol qui évoque la forme d’un accacia : son tronc est cloué au pilori par des centaines de clous, ce qui est certainement une tradition africaine. C’est un arganier sacré dédié à Lalla Mimouna, auquelle les Ganga sacrifient un bouc noir lors de leur fête estivale. La vallée est maintenant constellée de résidences secondaires appartenant à des européens et le sanctuaire est de moins en moins visité par les locaux : les ganga n’y organisent plus leur maârouf comme jadis. Comme les Gnaoua bilaliens s’était greffés sur Moulay Abdellah Ben Hsein de Tamesloht où ils organisent une fête annuelle durant les sept jours du mouloud, les Ganga de lalla Mimouna organisaient leur fête saisonnière autour du sanctuaire de Sidi Brahim Ou Aïssa.
Vestiges du Maroc préislamique, beaucoup de saints sont dénommés soit Aïssa (Jésus) – comme Sidi Brahim Ou Aïssa (Abraham et Jésus) de l’oued Ksob vénéré par ma mère – soit Yahya (saint jean- Baptiste), probablement en souvenir du passé chrétien du Maroc : la tribu des Haha dont est issue ma mère s’appelle justement Ida Ou Isarne , c’est-à-dire, les descendants des Nazaréens, c’est-à-dire les adeptes des apôtres de Jésus, exactement comme leurs voisins du Nord de l’oued Ksob, la tribu berbère des Regraga qui crurent d’abord au Paraclet qui leur annonça au bord de la saline de Zimal’avènement du sceau des Prophètes : Mohammed.
Les pêcheurs berbères de ces rivages invoquaient Sidi Ishaq, perché sur une falaise rocheuse abrupte qui surplombe une plage déserte où les reqqas échangeaient jadis le courrier d’Essaouira d’avec celui de Safi : « Lorsque les pêcheurs passent à travers les vagues, il leur arrive de l’appeler à leur secours, ils lui promettent d’immoler une victime et de visiter son sanctuaire. Sidi Ishâq avait un cheval blanc que son frère Sidi Bouzerktoun lui avait donné. Lorsque les Regraga se réunissent, ils vont à cheval visiter ce saint ; les marabouts – hommes et femmes assemblés – prient Dieu de délivrer le monde de ses maux. Lorsque les pêcheurs vont vers Sidi Ishâq, ils entrent dans son sanctuaire et après avoir fait leurs dévotions, il te prenne, ô huile de la lampe, et te la verse au milieu des flots pour les calmer. »
Se rendre au sanctuaire de Sidi Mogdoul, en quête de protection surnaturelle, avant de quitter la ville, était une pratique courante à tous ceux, voyageurs et marins, qui affrontaient les risques de noyade en haute mer, ou le voyageur, celui des coupeurs de route, qui infestaient les sillages des caravanes au pays de la Siba – par opposition au pays sous contrôle du Makhzen. Et jusqu’à une époque récente, avec procession, étendards et taureau noir en tête, les marins se rendaient à Sidi Mogdoul pour qu’il facilite leur entreprise, comme en témoigne cette vieille légende berbères :
Sidi Mogdoul, le saint patron de la ville
« Sidi Mogdoul fixe les limites de l’océan et en chasse les chrétiens. Il secourt quiconque l’invoque. Fût-il dans une chambre de fer aux fermetures d’acier, le saint peut le délivrer. Il délivre le prisonnier entre les mains des chrétiens et le pêcheur qui l’appelle au milieu des flots ; il secourt le voilier si on l’invoque, ô saint va au secours de celui qui t’appelle (fût-il) chrétien ou musulman. Sidi Mogdoul se tient debout près de celui qui l’appelle. Il chevauche un cheval blanc et voile son visage de rouge. Il secourt l’ami dans le danger, le prend et, sur son cheval, traverse les océans jusqu’à l’île. »
Le phare de Sidi Mogdoul
Et sur ces mêmes rivages, au Sud de cap Sim, les pêcheurs se rendaient en pèlerinage à Sidi Kawki où les berbères Haha procèdent à la première coupe de cheveux de leurs enfants : « s’ils sont surpris par la tempête, ou si le vent se lève alors qu’ils sont en mer, les marins se recommandent à lui. Avant de s’embarquer pour la pêche, ils fixent la part de Sidi Kawki, dont les vertus sont très renommées. On raconte qu’un individu y avait volé la nuit une bête de somme et bien qu’il eut marché tout le temps, quand le matin se leva, il se retrouva là où il l’avait prise. »
Ces seigneurs du port, ces saints protecteurs des rivages et des marins dont les coupoles, telle des vigies de mer, jalonnent les rivages, les marins leur rendent hommage à l’ouverture de chaque saison de pêche.
Le pont et le village de Diabet
Et jusqu’à une époque récente, avec procession, étendards et taureau noir en tête, les marins se rendaient à Sidi Mogdoul pour qu’il facilite leur entreprise, comme en témoigne cette vieille légende berbères :« Sidi Mogdoul fixe les limites de l’océan et en chasse les chrétiens. Il secourt quiconque l’invoque. Fût-il dans une chambre de fer aux fermetures d’acier, le saint peut le délivrer. Il délivre le prisonnier entre les mains des chrétiens et le pêcheur qui l’appelle au milieu des flots ; il secourt le voilier si on l’invoque, ô saint va au secours de celui qui t’appelle (fût-il) chrétien ou musulman. SidiMogdoul se tient debout près de celui qui l’appelle. Il chevauche un cheval blanc et voile son visage de rouge. Il secourt l’ami dans le danger, le prend et, sur son cheval, traverse les océans jusqu’à l’île. »
Marée basse exceptionnelle
Et sur ces mêmes rivages, au Sud de cap Sim, les pêcheurs se rendaient en pèlerinage à SidiKawki où les berbères Haha procèdent à la première coupe de cheveux de leurs enfants : « s’ils sont surpris par la tempête, ou si le vent se lève alors qu’ils sont en mer, les marins se recommandent à lui. Avant de s’embarquer pour la pêche, ils fixent la part de Sidi Kawki, dont les vertus sont très renommées. On raconte qu’un individu y avait volé la nuit une bête de somme et bien qu’il eut marché tout le temps, quand le matin se leva, il se retrouva là où il l’avait prise. »
Ces seigneurs des ports, ces saints protecteurs des rivages et des marins dont les coupoles, telle des vigies de mer, jalonnent les rivages, les marins leur rendent hommage à l’ouverture de chaque saison de pêche
Une fois par an, la marée est tellement basse que les chalutiers attendent la motée des eaux à l'entrée du port
...Et des amandiers en fleurs
O fleur, voici l’abeille !
Ces fleurs du mont Amsiten, ces arganiers noueux aux fruits dorés et ces amandiers en fleurs de l'heureuse vallée de Tlit en pays Haha, ont été photographiées par mon frère Abdelmajid Mana de janvier à février 2010
Du bord de la rivière d’Assif El Mal, on entend monter le côassement des grenouilles. Mystérieux, le potier-poète chuchote : « La colonie d’abeilles a quitté sa ruche. Peut-être a-t-elle trouvé un verger fleuri ailleurs ? » Ce à quoi son interlocuteur répond énigmatiquement :« Qui peut l’attraper ? C’est dans le ciel que les abeilles se frayent leur chemin ».Les poètes également.L’abeille, symbole récurent de la poésie chleuh, comme le montre ce poème intitulé «O fleur, voici l’abeille ! » :
A l’herbe des prés le henné a dit :
« A quoi bon désirer de l’eau ? »
O fleur, voici l’abeille !
« Puisque les mouflons viennent te narguer ! »
O fleur, voici l’abeille !
« Puisque les mouflons viennent te narguer ! »
O fleur, voici l’abeille !
Et le gerfaut en paix qui jouit de sa tranquilité,
O fleur, voici l’abeille !
Et ne craint de personne nulle atteint mortelle,
O fleur, voici l’abeille !
Vois, un instant suffit pour qu’il fuit à tire d’aile,
O fleur, voici l’abeille !
Et pourtant il était naguère tout à l’aise,
O fleur, voici l’abeille !
Amis, que le Seigneur n’accorde nul profit
O fleur, voici l’abeille !
A qui ne saurait faire chère lie !
O fleur, voici l’abeille !
Seuls sont inébranlables le monde et l’au-delà.
O fleur, voici l’abeille !
Combien instable est la fortune humaine !
O fleur, voici l’abeille !
C’est dans les cieux que le gerfaut déploie ses ailes.
O fleur, voici l’abeille !
Le piège pour le prendre n’est pas encore tendu !
O fleur, voici l’abeille !
A l’herbe du pré le henné a dit :
« A quoi bon désirer de l’eau ? »
O fleur, voici l’abeille !
Sans abeille pas de fleurs, sans fleurs pas de miel aux vertus curatives. Dans la poésie chleuh, il ne s’agit pas de miel, sensé contenir le remède des plantes médicinales de la haute montagne, mais plutôt de l’abeille qui soigne les blessures de l’âme comme le montre ce refrain repris d’une manière lancinante par la chorale des danseuses à chaque bout de rime scandée par le troubadour :
« L’amour est une maladie ! L’amour est une maladie ! »
Chants de trouveurs chleuhs
Poésie traduite du berbère par Abdelkader Mana assisté de Raja Mohamed
CHANT PREMIER
Eloge à mon Rebab du Raïs Aïsar
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
Le banjo et le luth t’ont privé de ton sel
Ta déchéance retombe finalement sur moi
A force de t’accompagner aux fêtes champêtres:
Je n’ai pu être parmi les miens ne serais-ce qu’une semaine
Seigneur ! Sauvez la langue tachelhit de son état déplorable !
Où sont passés ceux avec qui, j’ai la parole en partage ?
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
Je suis le parieur qui ne perd jamais
Si le sommeil vient à nous manquer
On peut toujours récupérer
Et si je meurs, c’est cette parole que je vous lègue
Je la transcris dans les livres
S’il y a quelqu’un pour la lire
S’il n’existe pas aujourd’hui
Il existera demain
Celui qui la lira priera pour ma miséricorde
Il saura alors quels effrois m'ont fait périr
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
Seigneur ! Venez au secours de ma pauvre pirogue
Car nous ne saurons nager,
Au milieu de la houle qui s’avance à vive allure
Et des eaux agitées
Si nos mains et nos pieds en viennent à geler
De quel secours pouvons-nous, nous prévaloir,
Avant que les poissons ne nous dévorent?
Dieu seul voit clairement en ces profondeurs insondables
Mon Dieu venez donc au secours de cet orphelin
Car la mère qui prodiguait consolations n’est plus
C’est désormais à toi seul qu’il s’en remet.
Je te dépose ô Ribab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
Les biens de ce bas-monde
Je ne les emporterai pas dans ma tombe
Les livres et les érudits nous disent :
Quand le chant n’a plus de sel
Nul chemin ne mène aux biens d’autrui
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
C’est de ce passé où nous avions la parole en partage
Que je te parle
Du temps ou haine et jalousie
N’avez pas encore lieu d’être
Quant au jour d’aujourd’hui
Le monde n’est plus que louvoiement et turpitude
Personne n’aime plus personne
Celui qui a une voiture en veut deux
Et celui qui n’a rien est laissé à sa propre misère
Comment pourrait-il avoir femme et enfant
Celui qui ne possède qu’un pauvre pécule ?
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
La vie chère s'est métamorphosée en faucille qui fauche
N’ayant ni de quoi vendre ni de quoi acheter
Le jour du souk il tremble et se lamente
Mohammad réclame, Kaltoum aussi
Lui veut une djellaba, elle une toge de laine
Pauvre Mohamed qui ne fait que pleurer !
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
Mais voici donc une réjouissante trouvaille
A toutes les portes nous avons frappé
Au point d’en être lassés
En vain avons – nous labouré la terre
Le démunis finira toujours par périr de son indigeance
Or par les temps troublés qui court
Plus nombreux sont les démunis
Plus lourds les quintaux de dette qu'ils portent sur leurs frêles épaules
Plus chère est la vie .
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
Tout le monde se presse au milieu des chemins,
Mais l’au-delà n’est guère lointain
La foule accourt, qui sur un cheval porté par le vent
Comment le pauvre trottinant peut - il l'atteindre?
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
J’implore le bon Dieu, seul digne de mes suppliques
Celui qui endure sans gémir mérite nos égards
Celui qui dans l' adversité est encore en mesure de marcher et de parler
Mérite notre considération
Le bon Dieu m' a ravit mon père et ma mère
Moi, il n’y a qu’une souffrance qui me fasse pleurer
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
Voilà un tas de gens qui se liguent tous contre moi à mon insu
A chaque fois que je croise l’un d’entre eux, il me dit :
« Frère ! Vends ta parcelle de terre ; elle ne sert plus à rien ! »
C’est qu’ils ne veulent plus que je sois propriétaire de ma propre terre !
Que je la laboure pour vivre et pour y élever mes enfants!
Ce n’est pas prendre soins de moi qui les pousse à agir ainsi :
La jalousie est leur vrai mobile !
L’un d’entre eux ne cesse de répéter à son fils :
« C'est cette parcelle qui te convient : occupes- toi s'en !
Entoures-là d’enclos d’épines avant que d’autres ne s’en emparent !»
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
Toutefois, je vais ajouter un mot :
Louange à Dieu seul qui nous a donné tous ces biens
Que peuvent contre nous ceux qui ne nous aiment pas ?
Quand le bon Dieu vous élève, personne ne peut vous rabaisser !
Et quand le bon Dieu vous rabaisse, personne ne peut vous élever !
Que l’orgueil vous quitte
Car celui qui est orgueilleux, rien ne peut éviter sa perte;
Ni tour fortifiée, ni tout l’argent du monde .
L’être ne peut être châtié que par Dieu ; ses semblables ne peuvent rien contre lui.
Je te dépose ô Rebab puisque personne ne veut plus de toi
Et si tu es fatigué, moi aussi je n’en peux mais
CHANT DEUXIEME
Ohoy ! Ohoy ! du Raïs Aïsar
El Atrach
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Ohoy ! Ohoy !C'est de moi-même que je vous parle
Ohoy ! Ohoy !Ô Vous qui comprenez !
Ohoy ! Ohoy !Pourquoi jeter les mots blessants qui nous séparent ?
Ohoy ! Ohoy !Je ne t'ai pas pourtant dédaigné ni dit de s'éloigner
Ohoy ! Ohoy !Ne t'avais - je pas plutôt invité mille fois à revenir ?
Ohoy ! Ohoy !Mais à chaque fois ta réponse fut :
Ohoy ! Ohoy !« Je me sens oppressée, tu ne me reverra plus jamais ! »
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
El Atrach
Ohoy ! Ohoy !De ne pouvoir se passer de toi, mon cœur se brise
Ohoy ! Ohoy !C'est jusqu'à l'aube que je pleure
Ohoy ! Ohoy !Ne sachant plus où s'en aller
Ohoy ! Ohoy !Au point d'en perdre raison
Ohoy ! Ohoy !Demandant à quiconque je rencontre
Ohoy ! Ohoy !S'il ne t'avais pas vu par hasard ?
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Ohoy ! Ohoy !Celui pour qui je pleure
Ohoy ! Ohoy !Est la cause de mes malheurs
Ohoy ! Ohoy !C'est jusqu'à l'aube que je pleure
Ohoy ! Ohoy !Ta séparation désolante
Ohoy ! Ohoy !Je ne t'ai pourtant jamais trahi
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Ohoy ! Ohoy !Que celui pour qui l'amour n'est pas trahison
Ohoy ! Ohoy !En soit possédé, décharné, désossé !
Ohoy ! Ohoy !Si vous saviez avec quelle patience
Ohoy ! Ohoy !J'ai supporté tout ce qui m'arrive !
Ohoy ! Ohoy !Quand je m'endorme Satan me dit :
Ohoy ! Ohoy !« Regarde, elle est là ta bien aimée ! »
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Ohoy ! Ohoy !Je quittais mon gîte nu de toute couverture
Ohoy ! Ohoy !Et je m'en allais errant aux lieux inhabités
Ohoy ! Ohoy !Au point d'en perdre la boussole
Ohoy ! Ohoy !Demandant à quiconque que je rencontrais
Ohoy ! Ohoy !S'il n'aurait pas vu mon bien aimé
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Satan d'Ali Maïmoune
Ohoy ! Ohoy !Pourquoi souhaiter ma souffrance ?
Ohoy ! Ohoy !Pourquoi souhaiter notre séparation ?
Ohoy ! Ohoy !Ce que j'ai ouïe dire en ces temps - ci !
Ohoy ! Ohoy !Ce que j'ai vu de mes propres yeux en ces temps - ci !
Ohoy ! Ohoy !Mais que faire de l'amour, s'il n'est qu'humiliation ?
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Les larmes de Tabal
Ohoy ! Ohoy !S'il a fallu que tu m'abandonne
Ohoy ! Ohoy !J'errerai toujours sur tes traces
Ohoy ! Ohoy !Si tu es prête à me croire
Ohoy ! Ohoy !Je te prêterais serment par Allah
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Couleurs négro-berbères de Tabal
Ohoy ! Ohoy !Je me consume de ton amour
Ohoy ! Ohoy !Comme si je me suis jeté au brasier
Ohoy ! Ohoy !Je m'effiloche de ton absence
Ohoy ! Ohoy !Je me noie dans tes larmes jusqu'à l'aube
Ohoy ! Ohoy !Pourrais-tu enfin me dire ce qui m'arrive ?
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Ohoy ! Ohoy !C'est en toi que j'ai labouré mes suppliques
Ohoy ! Ohoy !Sans jamais en récolter le fruit d'amour
Ohoy ! Ohoy !Dis-moi donc au nom de Dieu
Ohoy ! Ohoy !Si jamais je te suis indigne
Ohoy ! Ohoy !Pour qu'enfin je disparaîsse!
Ohoy ! Ohoy !Les gens disent que la branche que tu méprise
Ohoy ! Ohoy !Est celle-là même qui te crèvera les yeux !
Pour l'avoir eu sous les yeux depuis toujours; je connais cet arganier et je crois bien qu'il me connait: c'est mon arganier fétiche
Sociétés sans horloge
Abdelkader MANA
Moula Dourein; Jacques Majorelle vers 1938
Dans la circonférence d’un cercle,le commencement et la fin se confondent.Héraclite
Il faut considérer comme un propos épistémologique important,cette réflexion que m’a faite un pèlerin : « Ne te limite pas à étudierles marabouts, leurs origines,leur histoire, regarde, l’essentiel est ailleurs ! »
Le Daour, rite agraire accompli en vue d’obtenir une grande abondance de produits est aussi accompagné de vastes échanges intertribaux.La Kula qui se déroule dans le pacifique occidental est également une forme d’échange intertribal de grande envergure. Malinowski l’a étudié en particulier chez les Trobriandais. Les Regraga comme les Trobriands organisent un vaste circuit qui n’est au fond qu’un « potlatch intertribal », mi-cérémonial, mi-commercial. Ces deux institutions – le Daour et la Kula – se développent sur un fond de mythes et de rites magiques et unifient symboliquement une vaste étendue géographique.
C’est le rituel magique qui rend possible la synchronisation spatio-temporelle de ces vastes échanges intertribaux, comme le note Malinowski :
« La magie procure une sorte de guide tutélaire naturel en introduisant ordre et méthode dans les diverses activités. Elle contribue avec le cérémonial qui en est inséparable, à assurer le concours de tous les membres de la communauté et régler le travail d’équipe ».
Le temps n’est pas quelconque, il est agraire. Ce n’est pas le temps industriel quantifié par des « horloges » mais celui d’un calendrier solaire pour les Regraga, lunaire pour les Trobriandais. L’auteur qui a participé au Daour, en 1984, compare ici cette institution à la Kula étudiée par Malinowski au début du XXesiècle.
Moula Dourein, "fête de la mer" par Jacques Majorelle 1940
LA PÉRIODICITÉ DU DAOUR
Au sommet de la montagne nos regards embrassent le ruban côtier, cet immense miroir plein de fraîcheur océanique. Papillons gris-jaunes, senteur de thuya et de thym, répliques multimélodiques d’oiseaux invisibles, tout contribue à rafraîchir la montagne et à nous mettre à la portée de cet enchantement sans nom qu’est la poésie. N’est-il pas vrai que la poésie est la source de toute quête sacrée ? Sans la flamme de la poésie, tout rituel est une coquille vide, une quête sans objet.
« Les onze mois de péchés sont purifiés par le mois du daour », affirme un fellah-théologien.
Le feu du soleil nous communique son ardeur. L’espace mythique parcouru à pied et à dos-d’âne est intensément vécu, arpent par arpent, jusqu’à l’épuisement du corps. La vitesse des villes engendre le stress, le déhanchement des chameaux nomme chaque arbre et chaque pierre.
Tout seul, j’aurais vite abandonné, mais entraîné par l’endurance des pèlerins-tourneurs, j’apprends dans le sillage des chameaux, ce que signifie aller au-delà des limites assignées par la vie sédentaire.
La sédentarité engourdit les os et sclérose l’esprit. Je jalouse ces nomades qui ont l’âge de la vieillesse et l’agilité des chèvres. Ce n’est pas seulement le temps qui produit la vieillesse, mais aussi la vie urbaine.
LA SACRALITÉ DE L’ESPACE
Vue actuelle de Moulay Bouzerktoun dit "Moula Dourein"(le marabout à deux tours)
Le voyageur qui traverse la route qui relie Essaouira à Casablanca a essentiellement une perception verticale des plaines côtières dans le sens sud/nord. Les fellahs en ont une parception horizontale dans le sens est/ouest. Cette perception est imposée d’abord par le mouvement du soleil. Elle est ensuite imposée par la position centrale du Djebel Hadid, montagne sacrée et centre de rayonnement des Regraga qui coupe le territoire des Chiadma en deux parties :
À l’ouest le « Sahel » ce ruban côtier qui n’est qu’un « immense miroir », à l’est le territoire qu’on appelle la Kabla parce qu’il est orienté vers La Mecque.
Par rapport à cette disposition géographique, la répartition symétrique des sept saints Regraga est remarquable :
Au sommet de la montagne leur Sultan Sidi Ouasmine ; trois saints au sahel d’une part, trois à la Kabla, de l’autre. La baraka des Regraga diminue par transition graduelle en allant de l’ouest vers l’est, de l’univers linguistique et culturel arabophone à l’univers linguistique et culturel chleuh : chez les Oulad El Hâjj on offre un chameau, chez les Mtouga on offre un œuf. Comme par ailleurs, la côte est plus humide que le continent, on interprète l’aridité du territoire est comme la preuve de l’action négative des Regraga sur les tribus à offrandes parcimonieuses et la fécondité du territoire ouest aux offrandes généreuses, comme la preuve de leur action positive. Au pays des Regraga, les ruches sont toujours pleines de miel, les sources ne tarissent jamais et les grains sont vannés chaque année.
Moussem à Mogador, Jacques Majorelle
LA SAFIA ET LE DAOUR
La route est déserte, le temps magnifique. Des tracteurs transportent pêle-mêle fellah, femmes et moutons. On discute des futures moissons et des dernières pluies. Nous longeons la rive sud de l’oued Tensift. Une fraîcheur marine nous vient de l’océan. Au milieu de la simplicité paysanne, une vive sensation de liberté m’envahit. La nature d’une beauté fragile, éternelle, irréelle. Ânes, mulets, carrioles s’engagent à la queue leu – leu dans une allée ombragée d’eucalyptus qui débouche sur le daour. Terme à la fois ambivalent et à double sens :
On l’utilise tantôt pour chacune des étapes qui se déroule autour du patron de chacune des tribus Chiadma. C’est une succession de moussems printaniers. La plaine se constelle de tentes qui semblent sortir du néant ; les bouchers se mettent avec les bouchers et les vendeurs de légumes avec les vendeurs de légumes. Des flots d’hommes envahissent la nouvelle étape. Et voilà qu’en peu de temps ô prodige ! le plat pays prend sous nos yeux l’aspect et l’ordonnance d’un souk.
À la veille de la fête religieuse animée par les Regraga, on institue, pour préparer cette fête, les offrandes et l’accueil des invités, un marché de bétail et autres produits nécessaires : la Safia. Il y a complémentarité de la Safia et du Daour. Chacun est nécessaire à l’autre comme chez les Argonautes du Pacifique occidental décrits par Malinowski qui eux aussi « tournent» entre leurs îles pour échanger des colliers et des coquillages et qui, dans le même mouvement de Kula, intensifient les échanges commerciaux.
Moussem dans les Chiadma au printemps,Jacques Majorelle
LA SACRALITÉ DU TEMPS : LES MANAZIL
Les fellahs ont une autre perception du temps qui n’est pas celle des nouvelles lunes, qui permet de fixer les étapes du pèlerinage dans l’orthodoxie, mais du cycle solaire subdivisé en Manazil. Ce sont des étapes dans le temps comme l’indique Ibn Arif :
« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique, pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des Manazil ».
Il existe 27 Manazil qui scandent l’année julienne tous les 13 jours : chaque Manzla se caractérise par des particularités météorologiques, qui ont un impact direct, soit négatif, soit positif sur la faune, la flore et les activités agricoles. On évite d’entreprendre les activités agricoles dans une Manzla de mauvais augure et on les fait toujours coïncider avec une Manzla de bon augure.
Chaque année le pèlerinage circulaire des Regraga coïncide avec l’équinoxe du printemps sauf pour l’année bissextile où ventôse empiète sur le jeudi de l’équinoxe. Alors, on reporte le départ au jeudi suivant pour éviter la coïncidence avec les jours stérilisants d’Al Houssoum .
Les derniers jours de cette Manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. La clé du périple a toujours lieu un jeudi parce que le mercredi est constamment funeste : ce jour-là Dieu noya Pharaon, ce jour-là, il extermina les peuplades de Aâd et de Thamoud. Par contre le jeudi est propice à la bonne expédition des affaires : c’est le jour où Abderrahman réussit à soustraire Sarah à la convoitise du Roi d’Égypte.
La fiancée de l’eau portée sur sa jument blanche est du clan de l’ouest.
Chez les Regraga, au sommet de la montagne de fer, on découvre des monuments mégalithiques qu’on appelle également « la fiancée nue » (Laroussa makchoufa). Comme tout monument mégalithique de forme phallique, la fiancée de l’eau est liée au concept de terre nourricière. Enfin on appelle Laroussa une poupée de fleurs des champs que les femmes promènent pour implorer la pluie. C’est la fiancée du champ.
La khaïma (tente rouge tressée de palmier nain) est l’emblème de la partie est. Elle part, de la zaouïa de Ben Hmida, le 27 mars, transportée sur un chameau. Ce jour-là, il y a rencontre et fécondation symbolique entre la fiancée de l’eau et les gens de la caverne, au bord de l’oued Tensift. Cette rencontre est sous le signe de la fécondation mutuelle, puis qu’elle coïncide avec une Manzla où l’on évite d’entrer dans les céréales, de sarcler ou d’arroser, parce qu’à ce moment les arbres, les plantes, et les pierres même se marient.
La khaïma préfigure la caverne des Sept Dormants mais aussi la voûte céleste. L’étai de la khaïma est l’axe du monde. On dit des sept saints qu’ils sont les Aoutades (étais) de la foi musulmane. La khaïma est porteuse des sept saints dont les âmes se libèrent avec la mue du printemps. C’est pourquoi ils doivent être apaisés par des sacrifices et des offrandes. Portée par un chameau, elle est suivie par les moqadem des Regraga, et par les tolba (lecteurs du Coran qui donnent une note d’orthodoxie au rite agraire). La suivent également les tiach (ou novices) pour leur initiation. Un raoui (conteur) est là pour bénir les fidèles par son talent d’orateur. Un homme-médecine aux traits étranges et agiles, malgré son âge avancé, offre ses services chaque fois que quelqu’un tombe malade. Un porteur d’eau vend aux pèlerins de petits bouts de khaïma de l’année précédente : chaque année, on doit tresser une nouvelle khaïma et acheter un nouveau chameau. Un dellâl (crieur public) est là pour vendre au prix de la baraka le bétail reçu en offrande.
La khaïma de l’est est rouge. Laroussa de l’ouest est blanche. Ce sont les deux grands symboles sacrés du périple. La jument et le chameau sont opposés dans le daour mais complémentaires dans le labour : on dit qu’ils forment le meilleur attelage du printemps. Ils sont aussi dans leur opposition et complémentarité l’attelage fantastique du Daour.
Laroussa arrose et la khaïma féconde. Larossa intervient contre la sécheresse et la khaïma contre la stérilité : c’est l’opposition entre la fiancée de l’eau et la grotte des sept Dormants dont le réveil féconde le printemps. Laroussa est en effet du côté de l’eau, au bord de l’océan, entre la source de pierre et la rivière verte. Elle symbolise le fayd qui est à la fois débordement de l’eau et débordement de la baraka.
La khaïma dans les terres intérieures est le symbole itinérant de la grotte d’Éphèse où sept adolescents monothéistes s’éveillent : l’effet fécondateur de la khaïma est symbolisé par le tamarsit (caprification) que dispense le cortège des daouri (pèlerins-tourneurs), lorsqu’il se répand dans la campagne.
Le tamarsit ici, c’est le souffle de la baraka qui est à la fois énergie matérielle et spirituelle. Mais elle est aussi et en même temps lumière prophétique.
Le daour est donc un grand rite fécondateur ; j’ai découvert cette finalité en y participant : « les Regraga, me dit-on, sont le tamarsit du bled ».
Comme j’ai demandé ce qu’on entendait par là, on me répondit :
« Enfile des figues mûres aux branches du figuier stérile ; les insectes qui en sortent rendront l’arbre fécond. Sans ce tamarsit, ces fruits tomberaient avant d’être mûrs. L’endroit où les Regraga passent est fécond, l’endroit où ils ne passent pas est stérile ».
LA CAPRIFICATION DU TEMPS COSMIQUE
Crepuscule à Moula Dourein, Jacques Majorelle
La caprification (ou tamarsit) n’est pas réelle, mais symbolique. Le pèlerinage, en tant que déplacement, est en relation analogique – la magie est fondée sur des analogies – avec les insectes caprificateurs : de même que l’insecte par son déplacement transporte le pollen nécessaire à la fécondation d’une fleur qui, fixée sur sa branche resterait stérile dans son immobilité, de même les nomades regraga fécondent les sédentaires chiadma. La caprification magique (tamarsit) en tant que concept général de la magie agraire, implique que l’élément fixe reste stérile aussi longtemps que ne vient pas du dehors la fécondation.
Nous rencontrons chez les Regraga l’idée que les plantes croissent dans le ventre de la terre, ni plus ni moins que les embryons. Les Regraga interviennent dans le déroulement de l’embryologie souterraine : ils précipitent le rythme de croissance des plantes, ils collaborent à l’œuvre de la nature, l’aidant à « accoucher plus vite ». Bref, par leur rituel ; ils remplacent l’œuvre du temps.
LES RAPPORTS SOCIAUX DE PROTECTION
Marchand de soupe à Moula Dourein, Jacques Majorelle, vers 1950Au milieu du souk, on a planté la tente sacrée (la khaïma). Des femmes offrent leur ziara aux moqadem (chefs de zaouïas) assis en demi-lune autour de l’étai de la tente sacrée. Non loin de là, des tentes en toile blanche sont disposées en rectangle de manière à former une grande place. Ce sont les tentes de l’une des tribus des Chiadma ; celle des Oulad-el-Hâjj dont c’est le tour aujourd’hui de présenter les offrandes. Ils se considèrent comme serviteurs surnaturels (khoddam) des Regraga.
Chaque fraction de tribu rivalise avec l’autre pour faire prévaloir le prestige de son nom en préparant les meilleures offrandes. Tous les plats de couscous se ressemblent sauf la gasaâ des Regraga qui se distingue par son ornementation en forme d’étoile et d’arc-en-ciel dessinée avec des fruits secs et du beurre.
L’ensemble des plats présentés sur la place sacrée, au moment où le soleil est à son zénith, symbolise le jardin de la tribu que les Regraga bénissent par des vœux qui sont généralement exaucés durant l’année agricole en cours. Ils bénissent par des fatha et maudissent par des daoua ; ils maudissent la sauterelle qui monte du désert, le sanglier qui s’attaque au maïs et le moineau qui s’enivre de raisins et de figues.
Un public admiratif se presse autour du jardin symbolique de la tribu, le chef leur crie :
« Ô tribu ! Éloigne-toi ! Laisse briller la fortune ! »
Avec un sourire exquis, un vieillard lui répond en jetant un coup d’œil aux plats multicolores :
« Nous n’avons rien à faire des choses amères ; que Dieu nous donne ce que rapporte l’abeille à sa ruche ! »
Le moqaddem des Mzilate (les maîtres de forges) circule entre les offrandes, la tête grosse et ronde, le regard passionné, la barbe régulière et la voix forte d’un homme qui mange bien, respire bien et a quatre femmes.
« La sécheresse a quitté les Regraga, ô tribu des Oulad El Hâjj qu’Allah fasse de vous ce qu’il a fait de l’ange Gabriel le jour du vendredi ! Que les billets de cent dirhams accueillent le commerçant dès l’ouverture de sa boutique ! Les absents sont parmi nous ! Ceux qui ont ajouté un plat cette année, nous voulons que la fortune ne les quitte jamais ! »
Les zaouïas regraga sont en quelque sorte, les intercesseurs de la baraka saisonnière et cosmique. Ce qui justifie et explique l’existence de rapports sociaux de protection entre les tribus-zaouïas des Regraga et les tribus-khoddam des Chiadma. On a donc ici une structure de rapports, qui séparent et même temps met en relation deux groupes :
- Le groupe dit Regraga (treize zaouïas).
- Le groupe des Chiadma (quatorze tribus) qui verse au premier un tribut selon un système connu d’achat de la baraka.
Il y a des serviteurs uniquement pour la mouna (provision), d’autres uniquement pour la mbata (hébergement), d’autres uniquement pour le jelb (tribut sur l’élevage). Comme la baraka des sept saints regraga se transmet génétiquement à leurs descendants, le fait de « servir » chez les Chiadma est également transmissible, d’une génération à l’autre : chaque groupe de « serviteurs » (khoddam) sait exactement à quelle étape et à quel jour il doit présenter ses offrandes.
Sur le chemin des sept saints, que le rituel mime, on ne peut passer qu’une seule fois par le même endroit et au moment prescrit par la tradition : un jour avant, les offrandes ne sont pas prêtes, un jour après, les zaouïas ne sont plus accompagnées par les esprits de la baraka. Chaque année, à la même heure, au même jour et à la même étape, les Regraga bénéficient de la même hospitalité et ce, depuis des siècles !
Les Regraga sont les seigneurs, les Chiadma sont leurs serviteurs (khoddam) ; ils leur apportent leurs offrandes et leurs plats fleuris. Mais les seigneurs sont aussi les mendiants de la ziara et ils ne pourraient continuer leur périple sans le secours des « provisions » qu’on leur apporte (mouna).
Hegel a décrit dans sa Phénoménologie de l’Esprit, ce retournement par lequel le maître devient l’esclave de son esclave. Au retour de la guerre où il fut actif et conquérant, comme les moujahidine des Regraga qui ont soumis les Chiadma par le glaive, le maître s’est installé dans le faste immobile et il a maintenant besoin de l’esclave à chaque instant de la vie quotidienne. En préparant la nourriture, en travaillant pour son maître, l’esclave est devenu le maître du maître. Ce mouvement dialectique qui unit les contraires dans des renversements successifs, qui fait et défait les oppositions, c’est le mouvement d’une histoire ouverte.
Les offrandes sont toujours distribuées lorsque le soleil est à son zénith et la distance entre deux étapes est parcourue entre deux prières (celle du Dohr et celle du crépuscule). La durée de séjour à chaque étape dépend de son importance économique ; d’une nuit à trois. Il y a aussi les simples escales. C’est pourquoi, il ne faut pas confondre une mbata, ni avec une nzala, ni avec une mzara :
La nzala est le relais caravanier d’où est sorti un soir un gros oiseau qui renversa un bédouin distrait par les flammes.
La mzara est une escale maraboutique, un cénotaphe où s’arrête la fiancée rituelle.
La mbata est le gîte des hôtes d’Allah où l’habitant vous assure une fête avec des chikhate, le temps d’une nuit, avant d’aller plus loin.
Après la distribution des ziara, les lieux se vident. Comme par enchantement l’agglomération ambulante ne laisse derrière elle que le sable et le vent. Longeant l’oued Tensift, on se dirige vers la côte à travers le petit-bois d’eucalyptus et de mimosas ; dans la lumière tamisée par les feuillages, la fiancée fait son apparition sur sa jument blanche. Son muletier qui fait figure de Sancho Pança sur son âne me dit : « La fiancée perpétue la tradition du sultan des Regraga qui chevauchait également une jument blanche ».
Dans ma mémoire erre la citation du Miroir des limbes de Malraux :
« Et pour le supplice, Brunehaut fut attachée à la queue du cheval, par ses cheveux blancs ».
De loin, on entend les baroudeurs inaugurer la nouvelle étape comme pour signifier que c’est d’abord en guerriers que les Regraga ont rendu visite à chaque tribu. Nous quittons « cette forêt mahométane » où Jean Genet voyait « des Bouddhas debout ». Le chameau qui porte les norias de bois nous dépasse ; le jeune chamelier écoute sur cassette une aïta des tribus côtières :
« Allons voir la mer
Restons face aux vagues jusqu’au vertige ».
L’HORLOGE COSMIQUE
Dans le sillage de leur trajectoire, les Regraga dessinent sur l’espace géographique des Chiadma deux énormes roues :
La première roue se déroule dans le Sahel, la seconde roue se déroule dans la Kabla et suit le mouvement inverse. Il est remarquable de constater qu’il y a symétrie non seulement spatiale et symbolique mais aussi temporelle : chacun des deux périples se déroule en 22 étapes et 19 jours ; la mi-temps au sommet de la montagne de fer est fêtée par une transe rurale animée par les patrons de la pluie.
Le double mouvement de ce périple à deux roues rappelle étrangement la danse effectuée par les abbeilles lorsqu’elles veulent indiquer l’emplacement du butin par rapport à la position du soleil. Les Regraga utilisent d’ailleurs eux-même cette analogie pour décrire leur baraka et justifier le tribut qu’ils prélèvent lors de leur quête circulaire :« Les Regraga sont une colonie d’abeilles, les ziara sont leur nectar et les tribus Chiadma leur jardin. Ils partagent à parts égales et dorment dans la même ruche ».
La roue du daour elle-même est en relation analogique avec la fécondation comme le note Mircea Éliade :« La roue sexuelle et la roue du temps renvoient aux symboles et à l’initiation érotique et saisonnière ; le sexe collectif est un moment essentiel de l’horloge cosmique ».
J’entends les voix des figures colossales d’Eléphanta :« Et toutes les créatures sont en moi comme dans un grand vent sans cesse en mouvement dans l’espace ».
Errance, errance pour la renaissance du printemps qui n’est pas une saison allant de soi, il faut le faire « revenir » par un rituel ici le daour si on ne veut pas que la sécheresse et la saison morte se perpétuent. Car « si les hommes meurent c’est parce qu’ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin » nous dit le mythe orphique.
Le re-tour magique contraint l’irréversibilité du temps qui conduit à la vieillesse et à la mort. Comme me disait le porteur d’eau :« Dans la vie, il faut se méfier de trois choses : l’Exil, le Chameau et le Temps ». Mais de tous les trois le plus fort est effectivement le temps.
LE TEMPS MYTHIQUE : L’IFRIQUIYA
Sidi Bouzertoun, le marabout de la mer. Roman LAZAREV
Il y a deux temporalités qui se superposent : le temps rituel et le temps mythique. Le temps rituel du daour contribue à la renaissance de la nature et dans le même mouvement, le temps mythique mime les gestes et les paroles des morts, pour retrouver l’âge d’or où les saints pouvaient faire jaillir l’eau, lutter contre la sauterelle et la rage, rajeunir le vieux et rendre mûr le novice… En ce sens, le Daour est une caprification du temps cosmique.
Dans cette énorme roue qu’est le temps, les vies humaines ne constituent que des jalons qui se succèdent de génération en génération. Jusqu’à l’horizon des siècles qui se perdent. Les Regraga s’obstinent à tourner autour du printemps : on a du mal à percevoir chez eux, le temps qui passe, les hommes qui s’en vont dans le silence.Il y a donc plusieurs « revenir » : celui des saisons, celui du rituel, celui du mythe et celui des revenants Comme le note le romancier marocain Abdelkebir Khatibi :
« La tradition est le revenir de ce qui est oublié. Ce revenir doit être retenu et questionné pour qu’il nous indique le chemin des morts qui parlent. Que dit la tradition – toute la tradition ? Elle dit le séjour du divin dans le cœur et la raison des hommes. Ce séjour, la métaphysique l’a recueilli dès l’éveil de la pensée. La métaphysique est en quelque sorte, le ciel spirituel de la tradition ».
La plupart des membres des zaouïas regraga ont en leur possession, telle une carte d’identité, un manuscrit intitulé l’Ifriquiya, l’ancien nom du Maghreb tunisien d’où ont déferlé les Béni Hilal et les Béni Maâqil venus d’Orient arabe.Le périple perpétue la tradition des moines-guerriers qui faisaient chaque année le tour des tribus païennes pour s’assurer qu’elles n’avaient pas apostasié. Ils étaient arrivés, dit-on, en répétant :« Le paradis est à l’ombre des glaives ! » et les rameaux d’olivier et de rtem (genêt) avec lesquels on flagelle les pèlerins symbolisent les épées par lesquelles les tribus ont été soumises. Cependant certains autochtones considèrent que leurs ancêtres ont été soumis non pas par des épées mais par des Fatha (bénédictions). Et les sept premiers saints n’étaient rien de plus que des moines qui jeûnaient le jour et priaient la nuit en se contentant de peu.L’espace, ce sont les Chiadma, mais le temps ce sont les siècles : on peut parcourir l’espace des Chiadma mais pas le temps des Regraga. C’est ce qu’a voulu dire un jour un fellah théologien en me montrant des lambeaux de l’Ifriquiya :« Pour déchiffrer l’Ifriquiya, il te faut cinq jours d’écriture et deux heures de litanie coranique, pas une minute de moins ! »
Quelle parole prémonitoire ! J’ai passé plusieurs nuits à tenter de raccorder l’horloge mythologique avec l’horloge rituelle : en vain ! Il faudrait être un chameau pour écrire sur ce cercle magique qu’est le daour ; ruminer ce rêve rural, égrener les étapes de l’immense chapelet qui traverse les tribus et leur printemps.
Le théologien-fellah voulait dire probablement que le récit de l’Ifriquiya transcende le temps vécu du rituel tout en lui donnant sens : sans temps mythique, point de temps rituel. Les zaouïas Regraga sont des tribus comme les autres mais inscrites dans l’espace agraire en tant que chefferie religieuses grâce, entre autres, au corpus mythique de l’Ifriquiya qui fait que les morts imprègnent les pratiques sociales et rituelles des vivants. Sans lumière prophétique, point de caprification cosmique. Le mythe n’est pas rien : il rend possible le rite. Les paroles et les gestes actuelles commémorent des paroles et des gestes immémoriales : le présent s’effondre dans le passé et le passé submerge le présent.Finalement, ce sont les fruits et les activités de la terre qui permettent de synchroniser les travaux des saisons et des jours. Chez les Regraga une paysanne me dit un jour :
« Revenez nous voir au temps des raisins et des figues ! »
Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski :Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message :
« Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».
Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai. Mais déjà le centre solaire doré du mythe dérive avec ses pieds calleux et ses haillons dans la linéarité irréversible de l’histoire.Abdelkader MANA (article paru au N°4 de "Signe du Présent" 1988
Jean François Clément qu'il en soit remercié a eut l’amabilité de nous confier ces photos de toiles réalisées par Jacques Majorelle après son excursion de 1924 avec son cousin Henri Routhier à Moul Doureïn et dans les Chiadma. Majorelle a réalisé alors des photographies qu'il a utilisées jusque dans les années 1950. On a ainsi une collection étonnante d'oeuvres d'art sur cet événement du daour La représentation picturale de ce rite religieux est d'une richesse étonnante..
Les étapes de Moula Dourein et Diabet
L'arrivée des Regraga à Essaouira
La légende raconte à son propos : « Les Regraga s’étaient réunis à Bhay-Bah, là où il n’y a que du sable et de l’eau. Les saints guérisseurs étaient sur leurs chevaux et faisaient assaut de leurs prouesses miraculeuses. En ce temps-là, il y avait grand nombre de paralytiques et d’aveugles. Moula Dourein mit son cheval au galop et leur cria : « Ecartez-vous paralytiques ! Ecartez-vous aveugles ! » Sur le champ, les paralytiques retrouvèrent l’usage de leurs jambes et les aveugles virent tomber les écailles de leurs yeux. « Puisque tu as fait preuve de ton pouvoir, conclurent les Regraga, tu auras deux daours. » C’est pourquoi, on passe deux fois par son sanctuaire ; en allant à Essaouira et en revenant. Il n’a pas seulement deux daours mais aussi une bilocation : après sa mort une guerre des reliques éclata entre tribus arabes et tribus berbères. Par la divination du sommeil, il les départagea, en offrant ses reliques aux berbères et sa dépouille aux arabes qui lui édifièrent une coupole dorée au bord de l’océan. Il est le patron des marins puisqu’il rend la mer poissonneuse. Un vieux chant décrit l’étape entre Moula Dourein et Essaouira : « Brûlant de désir, vers le soleil je me dirige Puis au bord de l’océan Moula Dourein C’est une étape de trois jours. La tente sacrée reçoit les offrandes des pèlerins A l’aube les esprits s’éclairent, Ecoutons le chuchotement des vagues Belle musique, bel étendard Vers Sidi Mogdoul, je me dirige Grande est la joie d’Essaouira ; Belles filles, vénérables vieillards, Tous s’empressent au milieu des chemins... » En effet, une immense foule accueille les Regraga au quartier des Jérifates vers 10 heures du matin. Des parcs forains et des halka animent la ville ; la « fiancée » est reçue par le gouverneur et les dignitaires d’Essaouira au milieu des rythmes des Gnaoua et des Hamadcha.
Le printemps des Regraga à Diabet
Dans une qasida du genre Malhûne Mohamed Ben Sghir décrit ainsi l’arrivée de la procession des Regraga à Essaouira :
Nous nous empressons par petits groupes à accueillir les Regraga
Leur procession printanière arrive déjà à Essaouira
Les larmes de joie scintillent les regards,
Une nouvelle aube éblouissante traverse de part en part.les horizons
Vois scintiller au firmament,le divin soleil
Il a jeté son filet de lumière sur chaque pétale de fleur
Vois perler à l'ombre, la rosée sur chaque fleur et chaque feuillage
Vois la nature se pavanant, saupoudrée d'or
De perles de diamants, d'émeraude et d'or
On dirait des guirlandes suspendues aux feuillages des arbres
La danse colorée, équarquille les regards
La danse colorée chavire la raison de stupéfactions
Feuillage doré, perlé des dernières gouttelettes de pluie
Qui aurait vu ainsi le soleil mêlé de pluie au milieu des jardins en fleurs
En averse comme en éclaircie, l'eau transparente illumine l'univers
Le revoilà le beau seigneur sur sa jument blanche,
Jetant sur la ville,du haut du promontoire d'Azelf ,son regard et ses prières
Parmi tant de récitants du dhikr et de danseurs de l'extase
C'est sur moi qu'il a jeté finalement son dévolu
Il m'a pris sur sa monture et ensemble
Nous frayâmes la foule des pèlerins tourneurs du printemps
De sa propre main, il m'accorda offrande de dattes et de lait
Il m'asseya sur son tapis de prière et me recouvrit de son haïk de lumière.
Cependant qu'autour de nous les gens ne cessent de tomber en transe
Cependant que je ne cesse de sangloter d'extase, de regret et de repentir
Voici que se dissipe l'ondée dont s'abreuvent d'innombrables créatures
Voici l'éclaircie du soleil jaunissant qui a du mal à nous quitter
Mon compagnon me dit :
« Pauvre astre, qui nous adresse ses adieux, par sa chevelure dorée
Ses amours sont pure perte, en ceux qui ne les méritent pas. »
La terre est maintenant une trame de couleurs étonnantes
Eblouissement des sens où errent les poètes
Comment l'eau incolore donne -t- elle des fleurs multicolores ?
Le bleu, le blanc, le jaune, le rouge et tant d'autres indicibles colorations
L'eau incolore, donne pourtant des fleurs de toues les couleurs :
Comment reverdit - elle les plantations ?
Comment alourdit - t - elle de fruits les branchages ?
De grappes d'abricots et de raisins gorgées d'eau,
De poires et de pommes déjà mûres,
De grenades perlées, de juteuses oranges...
Peut-on me dire d'où viennent tous ces éblouissants fruits de la terre ?
Les Regraga vingt ans après...
Par Abdelkader Mana
Dans son « Mounqîd min adhalâl », Al Ghazâlî déclarait : « En tout temps il existe des hommes qui tendent à Dieu, et que Dieu n’en sèvrera pas le monde, car ils sont les piquets de la tente terrestre ; car c’est leur bénédiction qui attire la miséricorde divine sur les peuples de la terre. Et le Prophète l’a dit : c’est grâce à eux qu’il pleut, grâce à eux que l’on récolte, eux, les saints, dont ont été les Sept Dormants ».
Une fois à Had Dra, en pays chiadmî, je décide de me rendre à pied, à Akermoud qui se trouve à 30 kilomètres de là. Une piste mène au figuier sacré qui se trouve à moins de deux kilomètres à gauche, en allant vers Akermoud. Au douar dénommé Tiguemmi- Jou , l’épicier du coin m’offre du petit-lait pour me désaltérer. Je lui fais remarquer que son village porte un nom berbère, en plein pays arabophone chiadmî.
- Beaucoup de mots berbères sont encore en usage dans ce pays, me répondit-il.
- Y a-t-il ici un arbre sacré ?
- Oui, une zebbouza (olivier sauvage).
- Où ?
- Là, près du cimetière où les gens se frottent le dos, pour alléger leurs os.
Les cimetières sont les seuls endroits où les arbres sacrés et les plantes médicinales ont la chance d’être conservés et de croître indéfiniment. Ainsi, non loin de la saline de Lalla Chafia clé du périple des Regraga sept fœtus sont enterrés à l’ombre de palmiers nains. Ils ont l’allure de vrais palmiers, sauvegardés qu’ils sont par l’enceinte sacrée du cimetière aux sept fœtus.
À Talla, dont l’assise territoriale se prolonge jusqu’à Sidi Bouzerktoun en bordure de mer, on me montre l’olivier sauvage dans un coin du cimetière, où sont enterrés les gens du village Tiguemmi- Jou. On appelle cet olivier sauvage « la sainte protectrice du cimetière ».C’est dans cette nature magnifique et sous un arbre sacré de cette région, qu’à l’aube de ce printemps, j’aurais aimé enterrer la dépouille de mon père et non pas dans un cimetière anonyme de Casablanca… Pardonnez-nous, père ! Pardonnez-nous, père ! Et c’est maintenant que je réalise ce que signifie l’irréversibilité du temps et des événements qui s’y déroulent…
On est à vingt-quatre kilomètres d’Akermoud au tout début d’ Aïn – Lahjar (la source de pierre), avec un gros village à ma droite, au milieu duquel se trouve la coupole de Sidi Ben Rahmoun (le saint patron de la miséricorde en quelque sorte). Je ne crois pas qu’il fasse partie du circuit de pèlerinage des Regraga. Mais certains pèlerins - tourneurs y font escale juste avant d’escalader la montagne de fer. Il y a par ici, de gigantesques caroubiers et de très beaux palmiers. J’ai l’impression de me promener dans le jardin d’Eden où coule une eau douce et bénéfique. Une balade qui pourrait bien être un remède pour les blessures de l’âme. Mon père aimait beaucoup marcher de la sorte, au printemps renaissant. Il y puisait une énergie vitale, le renouveau physique et spirituel. Se réchauffer le cœur et le corps au soleil. Partout les frais feuillages luisent sous le paisible soleil d’hiver.
C’est dans ce pays d’Aïn Lahjar, où enfant je suis monté sur une chamelle blanche avec le fils de notre voisine lalla ghzala, que s’est établi selon la légende l’un des quatre ancêtres éponymes des Regraga. , comme l’attestent les carnets d’un lieutenant d’El Mansour, qui portent la date de 988-1580 :
« Nos seigneurs les Regraga appelés Hawâriyyûn,sont des marabouts dont le plus grand nombre est chez les Haha. Nos seigneurs les Regraga – que Dieu les favorise- sont les descendants des apôtres mentionnés, dans le livre de Dieu. Ils sont venus du pays des Andalous. Ils étaient quatre hommes, et c’était au temps du paganisme. Ils s’établirent au lieu dit Kouz, au bord de l’oued Tensift. Les gens leur firent bon accueil. Ils habitèrent là longtemps et y bâtirent une mosquée qu’on appela la mosquée des apôtres (Masdjid al- Hawâriyyûn). De là ils se dispersèrent. Les quatre firent souche et c’était : Amejji, Alqama, Ardoun et Artoun. Ils habitèrent : Amijji, à Kouz. Alqama, à Tafetacht. Ardoun, à Sekiat et Mrameur. Artoun à Aïn Lahjar. Puis ils apprirent la nouvelle de la venue du Prophète – sur lui la prière et le salut –et de son message. Ils allèrent à lui et ils étaient sept hommes. Ils reçurent du Prophète une grande baraka. Et on raconte qu’il y aura toujours parmi eux sept saints jusqu’au jour du jugement... »
C’est à l’étape de Marzoug, le 15 avril 1984, que j’ai rencontré pour la première fois le réçit de cette légende en plus élaboré. Je notais alors dans mon journal de route :
« Je retrouve au crépuscule « l’homme-médecine » sur la terrasse de la mosquée. Il sort de sa choukara un exemplaire de l’Ifriquiya. Comme il refuse de me le confier, je me mets à la recopier à la lumière de sa torche. Au bout d’un instant, l’éclairage n’encadre plus la feuille blanche où j’écris : l’homme somnole déjà comme un enfant ; le dormant éclaire la feuille qui parle justement des sept dormants !
Bientôt le fquih de la zaouia de Marzoug nous rejoint. Il me donne quant à lui une version originale du mythe fondateur : « A l’origine, les Regraga sont venus d’Arabie ; ils étaient quatre : Ardoun, Artoun, Majji et Alkama, leurs tombeaux sont célèbres au pays Chiadmî. Ardoun se trouve dans la tribu Njoumes (étoiles), Artoun à Aïn Lahjar(source de pierres), Majji à Korimat et Alkama à Tafetacht.De ces quatre ancêtres sont nées les trois taïfa conquérantes du Maroc, Regraga, Sanhaja et Béni Dghough, qui ont donné naissance aux sept saints Regraga. Les quatre premiers venus d’Orient se sont mariés avec des femmes berbères. Ce sont les Hawâriyyûn (apôtre) du Prophète d’Allah, Aïssa (Jésus), la paix soit sur lui. Ils ont participé à la table servie qu’il a fait descendre sur eux. Certains lieux portent d’ailleurs leurs noms telle la mosquée des apôtres, Hawâriyyûn, près d’Akermoud. Les sept saints se trouvent dans le Sous extrême, à Marrakech, dans la région d’Asilah et à Tétouan. Ils sont tous oubliés sauf ceux des Regraga. Au temps de Moulay Ismaïl, on a failli exterminer leurs descendants.On leur a imposé la corvée de chaux et de genêt pour la construction des remparts de Meknès.Ils ont attendu avec leurs charges à l’extérieur de la ville. Mais le sultan les avait dédaignés. Au bout de huit jours, les ânes sont devenus des lions, la chaux s’est transformée en flammes et les gerbes de genêts se sont métamorphosées en vipères. Lorsque le sultan a eu vent de leur prodige, il leur a dit : « Rentrez chez vous ! »
Puis il ajoute : « Youssef Ibn Tachfine a eu également recourt à la taïfa des Regraga pour conquérir le pays Haha et ses environs. »
Le lettré qui parle ainsi est un homme cultivé ; pour lui, ceux qui font le Daour sont des « frustes et des ignorants ». Il m’introduit dans une pièce rustique ; sur un pupitre à même le sol, de vieux livres de théologie, jaunis par le temps. En guise de conclusion il me dit : « On m’a rapporté que vous avez dressé la carte du Daour avec, au centre, le sultan des Regraga : j’aimerai avoir un exemplaire de votre livre lorsqu’il sera terminé. »
Sur la trace de la fiancee de l eau et des gens de la caverne
Porteurs d eau des Regraga
Pour la première fois, je dors à la belle étoile au sein même de la khaïma sacrée. La plaine lune qui tantôt disparaît, tantôt apparaît derrière les nuages mouvants, éclaire les buissons et les champs d’une poésie mystérieuse.
Le Retnani, ce solide gaillard qui a effectué le pèlerinage quarante-sept printemps de suite, dit sur le ton de la moquerie : « il faut que le Regragui compte sur son porte-monnaie lorsqu’il parviendra en pays berbère : le berbère lui donne un œuf et lui demande de bénir la vache, la poule et la grand-mère ! »
« La patience est la maîtresse des hommes, dit philosophiquement le vieux chamelier en lissant sa barbe blanche. Puis il ajoute : il y a parmi les berbères des hommes cappables de néttoyer les dents d’une vipère ! »
Le moqadam de la khaïma sort de sa reserve habituelle et commence à imiter théâtralement le bégaiement d’un personnage comique. Puis la conversation tourne à la critique de la répartition des offrandes :
« Il faut que nous soyons payés plus que les autres, car nous sommes les pilliers de la khaïma ; toi-même, moqadem, tu devrais prendre la part d’une zaouia ; tu es notre véritable moqadem, l’autre on l’ignore.
- Je ne peux pas prendre la part d’une zaouia et ceux d’Essaouira – allusion au nouveau moqadem citadin – me contrôlent sévèrement. Le moindre sou est enregistré, on partage suivant la règle. »
On fait maintenant allusion au conflit qui a éclaté entre la zaouia de Sidi Boulaâlam et celle de Sidi Hammou Hsein. Habituellement, cette dernière percevait le vingtième de la ziara, mais comme elle a réclamé une parcelle de terre, celle de Sidi Boulaâlam lui renie cette part. là-dessus l’homme-médecine donne son avis bien arrêté : « Tu manges ton blé et tu convoite mon aire à battre ? Deux personnes ne peuvent prétendre hériter d’une seule part ! »
Le moqadem de la khaïma : « J’ai discuté hier de ce litige avec le grand moqadem, qui nous a conseillé de réunir les vieux de chaque zaouia à la fin du daour. Ils sont les seuls habilités à trancher cette question. »
Après une prise de tabac, il poursuit sur un autre registre : « J’ai un fils enseignant à Casablanca ; je sais qu’il ne croit pas en Dieu parce que la tête lui a tourné à cause de la philosophie. »
Ayant fait cette remarque sur les jeunes qui ne croient plus en Dieu et encore moins en ses saints, il dit à ses compagnons : « Boulaâlam, Marzoug, et Sekyat sont trois zaouia de l’époque Almoravide ; les autres existent depuis l’époque de Jésus. »
...Je sens l’odeur de l’huile d’argan :
1 Est-ce qu’il y a de l’huile d’argan dans ce pays ?
2 Mais c’est le pays de l’arganier. » me répond-on »
Marzoug, 6 heures du matin, le 16 avril 1984
Ciel brumeux, village encore endormi. Mais déjà, on entend de toute part chants d’oiseaux, répliques joyeuses, d’une branche à l’autre, d’un arbre à l’autre, d’un champ à l’autre.
Je me dirige vers la boutique encastrée au flanc de la montagne pour acheter de quoi laver mon turban et ma farajia déjà pleine de poussière. Le commerçant dont la rondeur est encore soulignée par sa fine barbe blanche me dit : « Avez-vous écrit qu’on a découvert hier un chameau chargé de vin ? »
Tout le monde me prend pour le scribe du daour. Je ne réponds rien, n’osant lui dire que je tiens autant à la liberté des autres qu’à la mienne ; avec son air de théologien, il m’aurait pris pour un individu dont la religion n’est pas bien arrêtée ; le commerçant ajoute :
«Quelqu’un croit que vous êtes l’instituteur de Taourirt».Curieux, Taourirt a toujours été pour moi « la colline au trésor ».
« A l’époque coloniale, poursuit le commerçant, nous n’avons jamais vu le contrôleur. Le dernier contrôleur qui nous rendit visite, dés qu’il s’est penché sur le village d’en haut de la colline, a glissé sur la pente et s’est fait une fracture ! Ici, on est complètement coupé du monde. Avant-hier, ayant l’occasion d’avoir en main un transistor, j’ai pu saisir quelques bribes d’informations : « Sa Majesté a désigné un nouveau gouvernement ». Puis silence ».
Les pèlerins se purifient près du puits ; que de poussière ! Malgré sa barbe blanche et sa bedaine socratique, le conteur qui fait office de « conseiller de la fiancée nue » foule allègrement au pied sa djellabah mouillée sur une dalle de pierre lisse. Près du puit ombragé de lauriers roses, tel un boa, son immense turban sèche déjà sur l’enclos d’épines grises.
C’est un fin connaisseur de malhûn, pour avoir parcouru le pays de long en large depuis 1930. Pour lui, en matière de tradition orale : « Le crâne du disciple sans maître est vide ». Il me serre amicalement la main pour m’empêcher de prendre note en me disant : « Le voleur de rimes mérite que je lui arrache les dents ! »
Un paysan fruste nous raconte qu’au temps du Gazouzi – l’autocar qui fonctionne au charbon de bois durant la seconde guerre mondiale – les Français astreignaient les paysans à la corvée de charbon et à fournir du bétail pour l’armée. La corvée était aussi le fait des grands caïds : « L’eau de ce puit est tellement bonne que le caïd El Hajji contraignait les fellahs à lui en rapporter des gargoulettes sur leurs chameaux. L’eau de sa tribu du Sahel est salée à cause de la proximité de la mer ».
Allégé de mes propres poussières, je reviens au village. Deux chameaux sont cabrés devant une tente pleine de mendiants. On se lance des blagues.
« Les gens ont besoin d’une horloge pour se réveiller, quant à nous, c’est lui (en désignant un ami) notre « réveil » puisqu’il se met à tousser dés l’aube ».(éclat de rire).
Dés que l’hilarité de l’homme est calmée je le questionne : « J’ai entendu parler d’une pratique assez curieuse : la vente aux enchères anticipées... » Du tac au tac, il me répond : « C’est la vente du vent ( les zaouia vendent leur part du tribut sur l’élevage avant de l’avoir reçue). Mais elle n’est pas unique : dans certains grands moussems du Nord, les chefs de bandes de voleurs se réunissent à l’aube sous un figuier et procèdent à la vente aux enchères du moussem. Ceux qui ont vendu le moussem ne doivent plus toucher à quoique ce soit, même si le hasard fait qu’un porte-monnaie tombe à leur portée. »
Devant un public attentif, le vieux descendant du sultan des Regraga, égrène les paroles prophétiques du Majdoub :
« Essaouira périra par le déluge
Un vendredi ou un jour de fête,
Marrakech est un tagine brûlant,
Fès, une coupe transparente.... »
En guise de commentaire quelqu’un dit : « On raconte que le Mejdoub était fou. Mais tout ce qu’il disait arrivait. L’œil verra ce que l’oreille entend. On raconte qu’il était fou, mais il voyait avec « l’œil du cœur ». l’œil – la vision du Majdoub – n’est pas simple regard ; il est « l’œil du monde », comme disait Schopenhauer : « le pur connaître »...
Un second commentateur ajoute : « Au pays Chiadma, il y a ceux qui suivent la moisson des ancêtres et ceux qui la délaissent.... »
Non loin du puit du village, on est invité dans la demeure de l’ex-président de la commune rurale où nous attend le moqadem de la taïfa. Nous avons fini par aborder le litige qui oppose deux des zaouia. La khaïma soutient la zaouia B. alors que la taïfa soutient la zaouia H. Ce litige local révèle en fait l’opposition entre la taïfa (clan de l’Ouest) et la khaïma (clan de l’Est). Curieusement, on assiste à une opposition entre légitimité mythologique et légitimité rituelle : la khaïma, dans sa défense de sa zaouia protégée (B) se fonde sur le mythe (les membres de B sont les descendants de l’un des sept saints). Ils ont donc la priorité parcequ’ils sont antérieurs. Quant à la taïfa, dans la défense de ses protégés (les membres de la zaouia H), elle se fonde sur le rite : ils ont toujours eu une cote-part de la ziara (un vingtième).
On peut infirmer des mythes et des documents mais pas un rite : le fait que des hommes en chair et en os se soient toujours comportés ainsi depuis des générations.
Nous avons déjà vu la position de la khaïma, voici l’interprétation des faits selon le moqadem de la taïfa :
« Ceux de Sidi Boulaâlam, par taâssoub ( sectarisme tribal), veulent exclurent leur co-héritiers, arguant qu’ils ne sont pas des Regraga d’origine. Cependant, nous avons-nous-mêmes dans notre zaouia, des éléments qui en sont devenus partie intégrante, non par filiation mais par alliance : lorsque les caïds ou les autorités coloniales exigeaient des impôts supplémentaires, la zaouia associait à cette charge d’autres fractions de la population. En contre partie de leur participation, on leur a accordé une part des ziara. C’est probablement ce qui s’est passé dans cette affaire. Il faut prendre en considération la notion juridique de tassarouf (le fait établi par la pratique courante, l’état de fait). Souvent une propriété devient tienne, non sur la base d’un document écrit mais par tassarouf : on peut témoigner que cette propriété vous appartient depuis tant d’années. »
La taïfa se fonde sur le tassarouf (ici le rite) et la khaïma se fonde sur la sira (biographie des saints d’après l’Ifriquiya). Avec un sourir indulgent, le moqadem de la taïfa me remémore le comportement de l’homme-médecine, qui, en le voyant, a caché le manuscrit qu’il me montrait sous l’eucaliptus près de l’abreuvoir : « Je l’ai remarqué rentrant subrepticement le bout de papier qu’il vous montrait dans sa choukara. Je sais qu’il s’agit simplement d’une photocopie d’un livre qui rapporte le départ des sept saints vers l’Orient.»
C’est tout à fait juste. Comment l’a-t-il su en dépit de la méfiance de l’homme-médecine ? Je ne saurais le dire. Mais les princes ont des espions partout ! Quelle méfiance entre les gens de la khaïma et ceux de la taïfa !
Cette histoire me rappelle l’épisode du gendarme qui m’avait ordonné : « Donnez-moi vos archives ». Je lui ai donné un calepin vide. Dans ces contrées de tradition orale, faire le passage homérique de l’oral à l’écrit serait-il un crime ?
Parmi les invités, un commerçant donne la ziara et les Regraga le bénissent : « Les opérations de vente et d’achat chez les autres commerçants, mais tout le profit pour vous ! »
- J’ai aussi des ennemis, leur dit-il.
- Nous voulons qu’ils soient comme les pastèques sur la pente qui, une fois mûres, roulent jusqu’au lit de la rivière ! Nous voulons qu’ils soient comme la jarre fracassée, ni eau, ni débris ! Qu’ils soient dispersés comme les grains de la grenade écrasée !
El Haj demande qu’on bénisse un parent éloigné : c’est l’envoi de la baraka par télex ! El Haj corrige les noms pour ajuster les tirs de la baraka vers sa cible invisible !
Comme à l’accoutumée, juste avant de partir, on procède à la répartition de la « table ronde », sur la place de la mosquée. La zaouia d’Akermoud reçoit deux grands plats. On m’invite à prendre un peu de barouk. La « fiancée », tel un prince d’Andalousie, observe d’en haut le spectacle. Je la rejoins sur la terrasse. En bas, le moqadem de la khaïma me remarque et ordonne qu’on me serve une offrande entière comme si j’étais à moi seul une zaouia : je soupçonne qu’on me prend pour un marabout déguisé en fquih-journaliste !
C’est aussi un langage codé : on me reproche d’avoir rallié la taïfa : « Ingrat, est-ce qu’on t’a affamé à la khaïma pour que tu ailles vers la taïfa ! »
Les deux clans cohabitent,mais la rivalité subsiste : ils se complètent dans la rivalité comme l’homme et la femme. Faisant semblant de ne pas avoir saisi la signification du message, la reine de la taïfa me demande :
- Pour qui cette offrande ?
- Pour moi » (Je n’ai fait que chuchoter).
Je ne fais pas seulement partie du décor, je deviens un enjeu : le scribe rehausse le prestige du clan dans le sillage duquel il écrit. Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »
Retour à ma dérive du mois de janvier 2003 :
Des paysans courbés en train de sarcler, un champ de petits pois ou de fèves, que sais-je ? Vaches engraissées se prélassant paisiblement à l’ombre des oliviers de la vallée heureuse. Et toujours ce silence et cette lumière intemporels, baignant des scènes bibliques issues du fond des âges. Rien qu’un chant de coq et des vaches broutant de l’herbe fraîche. Rien que le chant de coq, lumière de ce silence. À ma droite, la montagne sacrée s’achève. En face une petite colline couverte de petits thuyas vert-fauve. Au-dessus, un ciel bleu. Encore un âne qui braie, puis le silence règne à nouveau sur la paisible vallée de lumière. Au bord de la route de gigantesques gerbes de carottes fraîchement cueillies. Je m’en vais plus lentement que le trottinement des ânes. Il me faudra une éternité pour atteindre cette ultime étape d’Akermoud.
À ma rencontre arrive un homme sur son âne. Il s’avère être un ami d’enfance revenu vivre dans l’un des hameaux de Talla. C’est Regragui Zerktouni, qui était notre voisin au derb Jbala. Son père était marchand de légumes à l’ancien mellah d’Essaouira :
- Je m’en vais récolter de l’herbe fraîche au bord d’Aïn – Lahjar (la source de pierre), pour ma génisse et mon taureau. Priez pour le père, prenez soin de la mère, me dit-il en m’appelant par mon prénom.
Plus loin ses parents attendent au bord de la route l’arrivée de l’autocar, qui doit les ramener à Essaouira. Sa mère est là avec son haïk immaculé si caractéristique des femmes traditionnelles d’Essaouira. Elle m’accueille par ces mots :
- Oh, ancien voisinage !
Quand j’étais gosse, et que son mari, était locataire chez nous, je me souviens du jour où il avait dit à mon père :
- Puisque je ne peux vous régler le loyer en argent, acceptez d’être payé en nature !
Il voulait payer son loyer à coup de bottes de carottes fraîches et de couffins de pommes de terre et de choux-fleurs ! À l’ancien mellah, il tenait une toute petite boutique avec trois tomates et cinq carottes rabougries ! Je lui rappelle l’anecdote du loyer payé en nature, et le vieux se met à pleurer : reviens jeunesse pour que je puisse te raconter ce qu’a fait de moi la vieillesse !
Des genêts fleuris. Un village abandonné surplombe la vallée. Est-elle vraiment heureuse ? Les toitures sont tombées, des herbes folles poussent à l’interstice des pierres. Où sont partis ceux qui habitaient ici et qui n’ont laissé derrière eux que ruines et désolation ? Un peu plus haut, la vie. Un chameau, un minaret fraîchement chaulé à la chaux et des laboureurs en contrebas de la zaouïa de Talla. Le mauve, couleur d’amour, se mêle au blanc du genet sacré dont les Regraga flagellent les pèlerins. Puis voilà un petit oisillon mort au bord du chemin. Prière pour tout ce qui vit et tout ce qui meurt. Amen. Le dieu-potier, d’abord insuffle la vie, puis la retire.
Une paysanne me montre un karkour (amas de pierres sacrées) :
- C’est la première mosquée à laquelle on se rendait le dimanche, me dit-elle. On s’y frotte le dos. C’est la mosquée des chérifs qui s’y réunissent la veille du dimanche soir pour y partager un repas communiel.
Puis elle poursuit en me montrant le nouveau minaret :
- Maintenant, voici la nouvelle mosquée !
Jacques Berque note à propos du karkour :
« Si le champ est épierré, les pierres sont groupées en menceau, karkour, non sur la périphérie, mais à l’intérieur. Or ce menceau prend assez fréquemment une fonction magico-religieuse, celle de maqâm « mansion ». Au bout de cette évolution s’entrevoit le bétyle sémitique, qui peut être opposé au Dieu-Terme latin. »
Une euphorbe et un figuier effeuillé surplombent la vallée. Et brusquement voilà l’océan : son bleu sombre dénote avec le bleu clair de l’azur. Enfin l’horizon ! C’est cela le Sahel, le pays côtier, là où la mer rejoint la terre. Et c’est beau le Sahel ; vert doré, vert sombre, bleu clair, bleu sombre. Les couleurs du Sahel.
J’assiste à la fabrication d’une amphore par le potier de Zaouit Chérif. Je lui achète une guelloucha pour le petit-lait. Ce village de potiers n’est visité par les Regraga qu’à la fin du Daour.
De retour à Had Dra, je décide d’aller visiter les racines de mon père au pays chiadmî. J’arrive au Haîmer le pays aux mottes de terre rougeâtres. Je me rends au hameau des Oulad – Aïssa. J’y reviens pour la première fois depuis mon passage avec les tiach (novices) des Regraga, le mardi 11 avril 1984. Je notais alors dans mon journal de route :
« Je rencontre Brik, ce vigoureux fellah et habile fabriquant de nattes :
- Tu as bien fait d’accompagner les Regraga ; tourner en rond dans la médina affaiblit la vue et vieillit les os.
Brik appelle mon père khali (oncle maternel) ; malgré quelques racines rurales, mon père a grandi en ville où il travaille comme marqueteur. Je suis donc ravi de retrouver Brik qui me rappelle ces racines. A hauteur du puit Brik lance à une silhouette courbée au milieu d’un champ d’oignons :
- Hé ! Envoie-moi cinq navets !
Les enfants de Brik voient rarement leur instituteur, ils jouent à cache-cache avec les poules ; de toute manière on les destine à la terre. Peut-être, en effectuant ce pèlerinage, je ne fais qu’emprunter la voie de mes propres ancêtres ? C’est cette dimension affective du temps qui resurgit de l’oubli, cette déflagration du souvenir, qui donne sa dimension mystique à mon équipée.
Brik me dit :
- Tu as vu quel long chemin les Regraga parcouraient ? Pourtant, ils n’avaient que leur bâton, un peu de semoule et les prières…Celui qui ne bouge pas meurt : un soir qu’il faisait très froid, deux marchands de tissus et d’épices – marchandises du paradis- entraient en ville après leur tournée dans les souks de la région. Ils trouvèrent les portes fermées ; au crépuscule, on fermait les portes de la ville parce que c’était le temps de la siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la djellaba et faisaient parler le baroud. Le marchand qui resta immobile jusqu’au matin fut trouvé inanimé au pieds des remparts, alors que son compagnon, qui avait passé la nuit à rouler une grosse pierre entra prendre son petit déjeuner tout trempé de sueur en répétant : « Que le lit où coule le flot de notre vie serait étroit s’il n’y avait le vaste espace de l’espérance ! »
La quête de ce printemps est à la fois mouvement et espérance…Un cycle pédagogique, un réapprentissage de la vie…
Mercredi 12 avril 1984
Hniya est clouée sur son lit de bois (tissi) par la paralysie mais sa tête est joyeuse. Elle interpelle son fils qui m’invite à prendre le thé dans l’autre pièce :
- Comment ? Laisse Abdelkader avec moi ; n’avons-nous pas partagé le sang et le sel ? Laisse-moi le voir une dernière fois...Je n’ose pas aller à l’hôpital où les paysans subissent le mépris et la dérision ; je préfère mourir parmi les miens...
Le fils de Hniya, tout jeune qu’il soit, a déjà trois garçons et une fille. Il a appelé l’un d’entre eux Regragui parce qu’il est né le jour du daour. Tout semble ici voué à la fécondité : la chamelle comme la vache, l’ânesse comme la poule ; la maison grouillait de vie et de petites bêtes pleines de douceur. Hniya s’étonne que nous autres citadins nous nous mariions si tard, si c’est à cause des études, c’est que l’école doit être stérile, à son avis. Lemari de hniya, qui confond chèvres et gazelles, la désigne d’un geste en me servant le thé et dit :
- Ella a déjà acheté son linceul…
Tante Hniya attend la mort avec résignation comme une chose naturelle.
- Si je meurs, me dit-elle, que ce ne soit pas cause de regrets ; j’aurai laissé derrière moi une telle progéniture que je ne serai pas vraiment morte.
Elle me dit en guise d’adieu :
- Dis à ton frère Majid de venir chez nous au temps des raisins et des figues…
Au temps des raisins et des figues, je suis revenu l’année suivante (1985), mais elle était déjà morte. Son mari est venu en ville pour vendre ses fébules et ses potes amulettes en argent afin de faire face aux difficultés causées par la sécheresse. Le sacrifice me parut d’autant plus pathétique qu’il s’agit là d’enterrer jusqu’au souvenird’anciennes fiançailles.
La mort est aussi naturelle que la naissance ; elle est dédramatisée. Dans un chant des Ghazaoua d’Essaouira, le défunt parle de sa propre mort :
Chant des Ghazaoua
« La mort m’a ravi…
El Hal, el hal….
Allah ! Allah notre Seigneur (Moulana)
Que ta miséricorde soit avec nous !
Je commenc au nom de Dieu le clément
Au nom du généreux qui n’a pas d’égal
C’est lui le miséricordieu :
Au jour du jugement dernier
Ne nous abondonne pas
La mort m’a ravi par ruse
Et on chauffe l’eau dans la marmite
Dieu me lavera
Ils ont apporté le linceul et le baume
Et les gens commenceront à m’ensevelir
Ils ont apporté le brancard du menuisier
Et ils m’ont déposé avec douceur
Ils se sont penchés à quatre pour me porter
Ils m’ont accompagné avec une belle oraison
En hâte, jusqu’à ma dernière demeure
Ils ont apporté les pelles et les pioches
Et ils ont creusé ma tombe
Ils ont prié avant de partir et de m’abandonner
J’ai dis : « Ô mon Dieu, quel sommeil sans fin
Et quelle terre vont m’écraser !
Le juge de l’enfer m’est apparu pour m’interroger
Avec ruse sur ce que j’ai fait ici bas
Heureusement pour moi le Prophète le Clément
Me protégera au jour de la résurrection
Allah ! Allah ! Ya moulana
Que ta miséricorde soit avec nous
Lorsque celui qui appelera les morts au jour du Jugement
En dernier m’interpellera
Oublie les confidences sur l’oreiller
Et prends bien en charge les obligations religieuses,
La foi, la certitude et la profession de foi Islamique
Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !
Le hal qui me fait trembler !
Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;
Ô homme ! Que sa tête est encore vide
Ses ailes n’ont pas de plumes
Et sa maison n’a pas d’enceinte
Son jardin n’a pas de palmier
Celui qui est parfait, la calomnie ne l’efleure pas
Sidi Ahmed Ben Ali le wali
Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !
Sidi Ahmed et Sidi Mohamed
Ayez pitié de nous. »
Le hameau de Hniya s’appelle les Oulad Aïssa ; en entrant dans la maison, je fus profondément bouleversé par l’attaque de leur chien qui s’était détaché de sa chaîne et m’aurait mordu si ma djellabah n’avait pas servi d’écran protecteur et sans la promptitude du mari de Hniya. Sa belle-fille m’aspergea d’eau pour dissiper ma peur et me fit lécher son bracelet d’argent pour que je retrouve mes esprits. Vivre au rythme du soleil et des étoiles, c’est aussi apprendre le courage et pas seulement la résignation.
Peut-être espère-t-on dans la maison, du passage des Regraga, l’apaisement des souffrances de Hniya avant que ne vienne l’heure du silence ? dans le hameau, on se prépare activement à la réception des tiach ; ces ouvriers de la ruche, ces novices qui ratissent au large pour recevoir la ziara des hameaux éloignés.
Le soleil est déjà bien haut, lorsqu’au tournant de la colline, entre deux enclos d’épines le chœur entonne la fameuse prière de la pluie : « Puissions-nous être arrosés de votre jardin ? Etc. » Je reconnais au premier rang « Zahra le cheval » qui prend ici des airs de théologien ; c’est un diseur de blagues qu’il ponctue par des : « Je coupe ta parole avec du miel ! », ou encore : « Il ne faut sous-estimer personne ; on ne sait jamais si derrière un mendiant ne se cache pas un saint ou un djinn ! Car il est dit que sept saints sont vivants, sept sont morts, sept ne sont pas encore nés et sept j’en ignore tout ! »
Après cette cérémonie les tiach iront dépenser leur argent aux jeux de hasard un peu à l’écart du daour au milieu des touffes de genêt. Selon Taylor : « les jeux de hasard sont venus de la divination par le sort. » Les jeux de hasard sont souvent liés au rite de passage. On espère qu’en gagnant cejour-là, on gagnera pour le restant de l’année. D’ailleurs, les jeunes ici jouent aux cartes en pariant sur l’argent de la ziara.
A Essaouira, la nuit de l’achoura, parmi les sarcasmes que se lancent les deux clans de la ville, certaines répliques se rapportent aux jeux du hasard. Le clan des Chébanat reproche à celui des Béni Antar de commettre un sacrilège (le Coran formule une interdiction vis-à-vis des jeux de hasard sous le nom de mayssir : ce qui procure un gain illégitime) parcequ’ils s’associent pour ces jeux avec les juifs durant leur fête du Pourrim :
« Lune ronde, toute grande, faites la ronde
Où êtes-vous Béni Antar, joueurs de hasard ?
Lune ronde, toute grande, faites la ronde
Où êtes-vous Béni Antar, voleurs de hasard ? »
Ce à quoi les Béni Antar répliquent :
« Qu’est-il donc arrivé aux Chébanat
Pour délaisser les chanteurs du malhûn
Et faire appel aux hayada de la campagne
Comment se fait-il que garch (piecette) d’argent
Devienne le dirham de papier ?
Voilà l’origine du profit et du vol
Commerçant spéculateur,
Artisan grâce à sa bourse mais sans métier
Et théologien dont la principale devise est de dire : « Donne ! »
Maintenant les jeunes tiach prient pour que le ciel ne demeure pas perpétuellement bleu. L’un d’entre eux porte étendard du printemps : un bouquet de marguerites et de coquelicots attaché par un brin de palmier nain à une branche aux feuillage verts : c’est la fiancée de la pluie. Il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs.
- Voilà que les Regraga sont en train de vanner, me dit Brik.
Leur chant ou souffle magique est comparable au vent qui sépare le bon grain de la paille, leur baraka est capable d’extraire du corps les maladies qui le hantent. Les tiach sont reçus à beit berra (la maison des hommes) qui comprend une citerne, une salle de prière et de conseil. C’est là qu’on reçoit également les tolba d’adwal en été : ils vont de hameau en hameau pour bénir les moissons. Je partage le repas communiel des tolba dans une petite pièce sombre dont la toiture est faite de troncs d’arbres qui respirent encore l’air de la forêt. Dehors, dans la lumière éclatante, de petits lapins sautillent et reniflent les brindilles de menthe.
Les villageois déposent un van contenant un tagine, trois galettes et un service à thé destiné à la maison des hommes. Un vieux à la barbiche de HoChiMinh, insinue sur un ton mêlé de plaisanterie et de reproche :
- Vous autres, gens des villes, vous êtes injustes : vous dites : « Donnez-nous nos haricots », sans connaître le travail que cela nécessite. »
Brik qui nous sert le thé et qui semble fier d’avoir un membre de sa famille en ville me dit :
- Chez nous les Regraga sont le tmarsit du bled.
- Mais qu’es-ce que le tmarsit ? Lui dis-je.
- Enfile des figues sauvages aux branches du figuier stérile, les insectes qui en sortiront le rendront fécond. Sans ce tmarsit les figues tomberaient avant d’être mûres. Là où les Regraga passent c’est la fécondité, là où ils ne passent pas, c’est la stérilité.
- C’est possible, lui répond un vieux fellah en claquant les lèvres bruyamment de satisfaction ; seulement retiens bien ceci : il y a deux types d’esprits ; ceux qui sont soit mâle, soit femelle sont stériles ; seuls ceux qui sont à la fois mâle et femelle fécondent les idées…
Après le repas communiel dans la maison des hommes, on réclamme les jarres de petit lait pour amortir les effets nocifs de la fine fleur du kif : dans le daour, seuls certains jeunes fument le kif qui a certainement un rôle d’adjuvant rituel. Au rituel du rzoun de l’achoura à Essaouira, à la cérémonie du thé, chrib atay à chaque pause, des joueurs fument le kif. Des couplets y font d’ailleurs allusion :
« Sois-donc sans réserve
Et sers-nous les coupes de cristal
Sois-donc sans réserve
Et sers-nous la fine fleur à fumer ! »
On rapporte qu’à Marrakech, la nuit qui précède le ramadan, les enfants forment un cortège et chantent la comptine suivante :
« A qui manque la pipe ?
A qui manque l’alumette ?
Le priseur comme tabatière
Trompera son doigt dans son derrière ! »
Parmi les choses illicites,on peut lire dans la sourate de la table servie :
« Ô ! Vous qui croyez !
Le vin, le jeu de hasard,
Les pierres dressées et les flèches divinatoires
Sont une abomination et une œuvre du démon,
Evitez-les….. »
Le fils de Hniya m’accompagne sur son mulet jusqu’à la khaïma où le Retnani m’accueille avec joie :
- très bien ! très bien ! Abdelkader a acheté son mulet !
Je comprends les réticences des vieux zaouia : ils ont tous un mulet, je fais le trajet à pied. Ce qui me frappe surtout, c’est la puissance du mulet qui nous porte. Il est normal qu’il soit l’objet de considérations.
Le chameau de la khaïma en tête, nous quittons le campement Sidi Yala, un jeune me rapporte mon pull-over et me dit en haletant :
- Tu l’as oublié chez Brik qui nous disait : Rendez-le à Abdelkader ou fasse qu’Allah le transformer en vipère pour son voleur !
Imaginaire des odaces et des mutations ! »…
Maintenant, en ce mois de janvier 2003, en arrivant à ce même hameau des Oulad – Aïssa , j’apprends avec surprise que Brik est mort et que Belaïd mari de Hnya, qui nous gratifiait de corbeilles de raisins et de figues à chacune de ses visites estivales en ville, est mort aussi. Il était d’une naïveté proverbiale, en prenant les chèvres du pays hahî pour des gazelles, mais foncièrement bon. Il ne reste plus que leurs jeunes frères Mohamed et Boujamaâ que je croyais en train de labourer leur terre sous le brouillard. Mais ils m’expliquèrent qu’ils étaient plutôt en train de tailler la vigne. Ah, les bons raisins charnus du pays chiadmî gorgés de soleil qu’on appelle « téton de jument » ou encore « œil-de-bœuf » :
- Brik est mort, d’une crise cardiaque, me raconte son frère Mohamed. Il était apparemment en pleine forme lorsqu’il alla chercher en carriole de quoi daller les toitures de sa maison à l’approche de l’hiver, quand brusquement, il fut pris de malaise avant d’être terrassé par la mort. Sa brouette était encore pleine d’argile quand on l’a enterré au mois d’octobre 1998.Belaïd, quant à lui, est décédé en 2001,. Je revenais du souk, quand on m’a dit qu’il y avait un mort chez nous. En arrivant au village, ils l’avaient déjà enterré. Il souffrait de son estomac au point qu’il ne parvenait plus à se nourrir.
En arrivant au Haîmer, je trouve deux oliviers déracinés récemment par un vent violent qu’un paysan n’hésite pas à comparer à un séisme. Pour moi, ces arbres déracinés symbolisent la mort de mon père et de ses neveux Brik et Belaïd. C’est Si Mohamed, le fils de ce dernier, qui tient maintenant la maison. Il avait été malade pendant quatre ans. Il ne parvenait plus à dormir et devenait agressif. Il a été une seule fois à l’hôpital. Mais cela ne servit à rien puisqu’il avait été « frappé » par les esprits du vent qu’on appelle « Lariyah ». Depuis qu’il fut flagellé par un fqih à Meskala, il se porte mieux :
- C’est la baraka d’Allah, m’explique-t-il. Le fqih de Meskala est visité par les possédés de partout, même de France.
Le dernier fils de Belaïd a maintenant dix-huit ans. Il est né en 1985, l’année même de ma dernière visite à ce hameau des Oulad Aïssa, dans le sillage des Regraga. On le surnomme Aziz Rimech. Et dans la phonétique de Rimech, il me semble déceler comme la fraîcheur des jeunes pousses du printemps.
Depuis deux ans, un château d’eau surplombe le douar, mais il n’y a toujours pas d’eau au foyer. La corvée de la fontaine continue. Et toujours pas d’électrification rurale, heureusement pour qui aime déguster les bons tagines à la chandelle ! Je me souviens de leur voisin le hameau de la louve (douar Diba), où je m’étais arrêté pour souffler en 1984 et où celui qu’on surnommait Zahra le cheval, m’abreuva de légendes en tirant sur sa longue pipe de kif.
La rosée couvre des champs de blé. Les figuiers sans feuillage commencent à peine à bourgeonner. Mohamed me raconte :
- Du temps de Mohamed V, fin des années cinquante, début des années soixante — ton frère aîné Abdelhamid avait à peine quatorze ans- je suis arrivé dans votre ancienne maison, avec un sac de blé, et votre oncle berbère Mohammad est arrivé en même temps, avec sa grosse moustache et son gros turban, avec un autre sac de blé. Une fois les deux sacs de blé à la terrasse, votre mère consulta leur contenu. Le blé ramené par l’oncle berbère était net et propre, par contre le blé que j’ai ramené était mélangé avec de la paille et de la poussière de l’aire à battre. Votre mère me dit alors :
- Où devons-nous vanner ce blé ? À la lisière de la forêt ou au bord de la mer ? Ici, en ville, on ne peut le vanner à la maison sans que la poussière parvienne chez les voisins. Le lendemain de notre arrivée, un aigle est tombé dans le patio de votre maison. Ton cousin Ahmed l’a capturé en jetant une couverture sur lui. Le rapace était vraiment impressionnant et tous les enfants du quartier allaient lui chercher de la viande, pour le nourrir.
Quelques jours plus tard, mon père avait remis l’aigle à Moulay Kebir, chasseur à ses heures et antiquaire distingué originaire de Fès. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je ne retiens de ma première visite à ce hameau dans les années soixante que cette scène : dans une pièce de sa maison, Brik, le vigoureux paysan était en train de tresser en jonc une natte d’une main, tandis que de l’autre il retirait de temps à autre d’une marmite, un énorme épi de maïs bouilli qu’il dévorait comme s’il jouait de l’harmonica. De temps en temps, il me jetait à moi et à son fils Hamouda, un épi de maïs tendre, chaud et salé.
On est au mois de janvier, et l’on dirait que le printemps est déjà là : même le toit de la maison est fleuri. Petites fleurs jaunes et blanches. La chamelle de Si Mohamed est sur le point de mettre bas. Chaque nuit, il va l’inspecter pour qu’elle ne fasse pas de fausse-couche. Il a eu une chèvre qui a mis bas dans la forêt, au moment même de mon arrivée. En parlant de nos morts, il me dit :
- Celui que tu as perdu, tu ne le reverras plus jamais.
Le mercredi 22 janvier 2003. Il est dix heures, l’air est moins frileux : on sort le troupeau et pour la première fois ces chevreaux jumeaux, nés il y a vingt jours, pour accompagner leur mère dans les près. Je rencontre les petits-fils de Brik, ils sont mignons. Ils sont le symbole de la vie qui continue. Un joli pressoir à huile d’olive appartient au marchand de légumes du village :
- C’est beau, le pressoir, me dit Mohamed, pourvu que nous ayons suffisamment d’olives !
Au loin des oliviers sauvages en tant que bornes, un amandier en fleurs, une huppe et beaucoup de gazouillements dans la lumière matinale. Le ciel se dissipe. Le Djebel Hadid est presque entièrement couvert de brouillard. Seules des trouées dans les nuages le laisse deviner. On est sur les terres d’oncle Boujamaâ, qui surplombent la vallée du pays Haïmer, en face du Djebel Hadid. Une parcelle sur haute colline, donnant vue à l’Ouest sur le Djebel Hadid, et vue à l’Est sur le territoire d’Aghissi – l’une des treize zaouïas Regraga – don’t le moqaddem était mon compagnon de route au Daour de 1984.
Construire une maison ici, non pour l’agriculture ou pour l’élevage, mais pour une retraite de l’être ? Pour « écouter ses os ».
Mohamed me désigne des silhouettes penchées au fond de la vallée :
- Ils sont en train de tailler la vigne.
Le domaine de la vigne, c’est le plat pays qu’on désigne du non de Louta. On m’offre du petit-lait à la saveur de karkaz (fleur des champs couleur moutarde). Le fils aîné de Si Mohamed est âgé maintenant de vingt-deux ans. Il rampait à peine lorsque je suis passé par ici en 1984-1985. L’éolienne du village ne fait plus remonter l’eau du puits. Elle tourne à vide. On m’offrit un panier d’œufs en guise de vœux de fécondité en me disant :
« C’est la terre qui appelle ! C’est l’appel de la terre ! »
Un arbuste fait sortir son neuf feuillage et croît : griouar, on l’appelle. Je dis à Si Mohamed :
- Par ces pas, on a fait revivre nos vieilles racines… Je ne sais plus d’ailleurs de quoi sera fait demain, mais j’ai l’impression d’avoir retrouvé le goût de l’anis et de la nostalgie.
On descend en contrebas de la colline dénommé « Dhar » (le dos, du houdhoud de la huppe), vers le puits des incessantes corvées d’eau, et voilà qu’on bifurque vers le cimetière. Je marche sur les pas de Si Mohamed, le long d’une vigne, un terrain où poussent des plantes sauvages. J’y cueille une gerbe de romarin. Puis voilà des tombes anonymes. Si Mohamed hésite d’abord avant de me montrer celle de Hnya puis celle de Brik, sans pouvoir indiquer avec précision celle de son père. D’un côté la montagne sacrée couverte d’une couronne de nuages, de l’autre le bruit métallique de l’éolienne tournant à vide. Je prie pour mon père, en même temps que pour ses parents et pour la terre de nos ancêtres . Ici, les morts continuent à vivre parmi les vivants. Les tombes se fondent avec les plantes. Majestueux et sacré Djebel Hadid !
- J’hésitais à venir, en attendant d’avoir de quoi acheter des cadeaux.
- Tes pas sont meilleurs, me rétorque Si Mohamed.
J’aimerais bien vivre ici, mais avec quels moyens ? Pour le moment, je n’ai aucune réponse à cette question. Je n’ai pas pu poser cette question à Si Mohamed, que déjà il est parti au loin avec son troupeau. Je rentre à Essaouira avec un panier d’œufs dans une main et une bouture de vigne dans l’autre. Ici, on ne s’attarde pas trop sur la mort qu’on appelle triq laâmra » (la voie pleine), parce qu’ils vivent chaque année la mort hivernale et la renaissance printanière. En attendant le transport pour me conduire en ville, un seul bruit, le touf-touf de la minoterie, et de temps en temps un chant de coq. Il est bientôt seize heures et on est à 44 kilomètres d’Essaouira, quel symbole dans le pays des 44 étapes du pèlerinage circulaire ! Non loin de là, le lieu-dit khli jaouj (littéralement apocalypse des moineaux). Un toponyme qui m’avait frappé à l’époque et avait sonné dans mes oreilles comme l’avertissement que je suis bel et bien arrivé au pays des légendes vivantes.
Abdelkader MANA
Dérive au piton rocheux d’El Jazouli
Coupôle blanche au sommet de la bétyle de Tazrout (Ph.A.Mana, février 2010)
Essaouira le jeudi 13 août 2008.
J’ai décidé de me rendre chez les Neknafa en pays Hahî, pour y enquêter sur le maqâm (mansion) d’El Jazouli, en appliquant l’enquête ethnographique à un sujet historique.A la gare routière un courtier répète inlassablement : Agadir !Agadir ! J’ai pris cette direction en s’arrêtant à Tidzi, de là j’ai empreinté une longue route serpentant au milieu de vallées fauves et déséchées jusqu’à Sebt Neknafa, souk hebdomadaire qui se tient chaque samedi et qui était vide ce jour-là. Je me suis rendu ensuite à Talaïnt, source thermale découverte récemment au bord de l’oued ksob, où les pèlerins observent une cure de plusieurs jours en s’abreuvant abondamment de son eau minérale sensée les débarrasser de leurs calculs.
Affluent de l'Oued Ksob en Neknafa
La dérive del'auteur en pays Neknafa
Une fois sur place, on me proposa à prix modique une chambrette donnant sur la source chaude et l’oued ksob. Celui-ci a sa source au lieudit Igrunzar sur les hauts plateaux Mtougga, traverse ensuite les innombrables ravins du pays Hahî avant de se jeter à la mer près d’Essaouira. C’est son eau qui jadis irrigua les plantations saâdiennes de canne à sucre situées en aval, non loin de là. Ces plantations de canne, auxquelles s’est substitué aujourd’hui l’arganier, entouraient jadis, l’ancienne sucrerie de Souira Qdima, dont on peut encore admirer, les splendides aqueducs en pisée, au cœur des Ida Ou Gord. La source thermale se situe donc au bord de l’oued ksob, à la lisière des Ida Ou Gord et des Neknafa, tous deux faisant partie des douze tribus Haha.
Après avoir commandé un tagine de bouc à l’huile d’argan au cafetier, j’ai passé la nuit sur une natte. La petite chambrette ayant emmagasiné toutes les chaleurs d’août, j’ai laissé la porte grande ouverte sur les étoiles. Dehors, pleine lune, chiens errants, coassement de grenouilles, flûte enchantée du pays Hahî, trépignements de danseurs, applaudissements saccadés, youyous enthousiasmées de femmes berbères, rumeur au loin. Purification du corps, repos de l’esprit. J’espère me débarrasser ici de ce qui m’obstrue la vue de l’aube, pour être à nouveau admis à l’écriture.
Réveil à l’aube, marche, vers l’intérieur des terres, toujours en direction du soleil levant. Marche solitaire, par sentiers muletiers, oueds desséchés et falaises rocheuses où s’accrochent miraculeusement de squelettiques et noueuses racines d’arganiers. Paysage austère, terroir sévère, pays de moines guerriers.Après le plat pays, les premiers escarpements de l’Atlas occidental au niveau des canyons granitiques de lalla Taqandout.
Le site de la grotte d'Imine Taqandout en images
La grotte d'Imine Taqandout, février 2010, Ph. A.Mana
Je marque une pose à la grotte d’Imin Taqandout, pour voir si la troglodyte que j’y avais rencontré jadis, y réside toujours.Sa mère, la tenancière des lieux, me dit que la belle bergère aux yeux verts et au corps élancé était finalement partie avec un jeune émigré dans un pays lointain et inconnu. Je lui demande si on pratique toujours l’Istikhara, cet oracle des génies de la grotte ?
Elle me répond que tout cela n’est que légendes. Les anciennes divinités sont ainsi reléguées au rang de génies, les anciennes religions à celui de magie.
L'orifice qu'on doit traverser au fond de la grotte
Curieuse dénégation ethnographique, de la part de la tenancière même des lieux. Celle-là même que j’ai vu pratiquer, lors d’une précédente visite, le bain lustral au fond d’une pièce sombre de la grotte : après avoir chauffer à blanc deux fers à cheval, elle les étouffe dans un récipient rempli d’eau, qu’elle déverse ensuite sur le corps du pèlerin mis à nu : le feu, l’eau, purification du corps et de l’âme de ce bas monde et de ses souillures. Le fer éloigne les esprits, le fer à cheval porte bonheur, c’est pourquoi on le met sur les portes des maisons.
Les pèlerins préparent un couscous au poulet qu'ils ont sacrifié
Il y avait aussi au fond de la grotte, un tout petit orifice creusé dans la roche : le traverser sans encombre est signe de piété filiale, et maudit soit-il, celui qui s’y bloque ! Toujours ces satanés rites de passage, cette symbolique de la mort suivie de résurrection et de re-naissance. Mais depuis que des personnes corpulentes s’y étaient trouvées prisonnières, l’orifice a été condamné pour toujours. Plus de renaissance magique du ventre même de la terre nourricière!
En quittant la grotte; les escarpements qui mènent au cénotaphe d'El Jazouli
Le pèlerinage à la grotte est sensé guérir les possédés : lalla taqandout qui l’habite Artsawal (elle parle) aux djinns. Elle leur dit : « Que vous a fait un tel pour mériter vos foudres ? » Et les djinns de délivrer la personne qu’ils possèdent. Beaucoup de ceux qui sont « atteints » guérissent de la sorte, généralement après une nuit d’incubation dans la grotte. Une entité surnaturelle masculine du nom de Sidi Abderrahman, y réside également.Elle aussi recourt au « parlé en état de transe », qu’on appelle ici Awal , qu’on retrouve chez les voyantes médiumniques des gnaoua sous le nom de « N’taq » (la voyance, le parlé en état modifié de conscience).
C’est en traversant le mont Tama à l’aube, que je me suis rendu en pèlerinage avec ma mère, pour la première fois à la grotte d’Imine Taqandoute. J’étais encore enfant et je montais le robuste mulet de mon oncle Mohamad. J’avais l’impression que le mulet qui me transportait était en prise directe avec les énergies telluriques de la montagne, avec ses pentes abruptes, ses blocs de granits, ses arganiers noueux, et ses sentiers serpentant, tantôt vers le haut tantôt vers le bas.
Tas de pierres sacrées (Karkour)
Une fois parvenu à la grotte hantée d’esprits, je me souviens surtout du sacrifice d’un bouc noir, et du fait qu’on m’obligea à passer au travers d’un étroit orifice au fond de la grotte : ce qui constitua pour moi, comme une seconde naissance. Imine – Taqandout est au pays hahî, ce qu’est la grotte de Sidi – Ali – Saïeh (l’errant) au sommet de la montagne de fer est au pays chiadmî, le pays de mon père. Mon enfance a été ainsi bercée autant par le paganisme de mes ancêtres que par les grands mystiques du Sud marocain qui ont marqué mon père : le Cheikh Naçiri de Tamgroute et Sidi Slimane el Jazouli.
Karkour
Le sacré se manifeste ici de multiples manières : par le culte de la grotte, celui des amas de pierres sacrées (karkour), celui des arganiers et des oliviers sauvages, celui de la sainte source, et de la bétyle d’ogresse, et enfin par le maqâm(mansion) de celui qu’on appelle en cette montagne berbère Sidi M’hand Ou Sliman El Jazouli, l’auteur de Dalil el khayrate, qui réveilla la ferveur religieuse des marocains contre l’incursion portugaise sur les côtes. La coalition groupée autour de lui contre l’envahisseur, fut pour beaucoup dans le renversement de la dynastie mérinide, laissant ainsi toute latitude aux chérifs Saâdiens pour instaurer une nouvelle dynastie sur les débris de l’ancienne. Il mourut assassiné en 1465 à Afoughhal près de Had – Dra, en pays Chiadmî. Des historiens affirment qu’il fut empoisoné par les mérinides
Bétyle et karkour
Je continue mon ascension solitaire vers le piton rocheux de Tazroute (« rocher » en berbère) au sommet duquel scintille la blanche coupole d’El Jazouli. Je traverse d’abord Tagoulla Ou Argan (amphore d’argan), cette arganeraie sauvage qui pousse sur une cuvette sous forme d’anse , avant de prendre d’assaut le haut lieu et son sanctuaire. En cours de route, je marque une pose à Asserg N’Taghzount (le bétyle d’ogresse) ; stèle rocheuse sur laquelle, nous dit-on, se dressent les femmes stériles désirant un enfant. Sous les regards médusés des bergers et de leurs troupeaux de chèvres, elles s’écrient : « Ô, mes enfants ! ».Si jamais à ce moment précis, des oiseaux noirs les survolent ; c’est signe de bon augure. Si non les présages des cieux seraient réservés. Elles y font halte à chaque r corvée d’eau à la « sainte source », en chantant :
Asserg N’taghzount, aygan agourram
Ourat t’sar n’tou, oura ghat’anfal
Oudanna ghid nazri, atid n’aslay
Ô bétyle d’ogresse ! Tu es notre lieu saint.
Jamais, on ne t’oubliera ! Jamais, on ne te délaissera !
A chaque fois qu’on passera par ici,
On s’arrêtera à notre bétyle d’ogresse!
Asserg N'taghzount (la bétyle d'ogresse)
En 1984, à mon retour du daour , je faisais état de ma découverte de « fiancées pétrifiées » laâroussa makchoufa, à lalla Beit Allah au mont Sakyat et au sommet du djebel Hadid, ce qui permettait à Géorges Lappassade de faire le lien avec le bétyle phénicien découvert sur l’île . Il écrivait alors dans un article parut au mois de décembre 1985 :
Bétyle et ex-voto suspendus à l'arganier sacré
Doum (dont on confectionne la tente sacrée des Regraga)au pied d'un arganier sacré
« Beaucoup d’objets qui témoignent d’une haute antiquité ont quitté l’île pour rejoindre le Musée d’Archéologie de Rabat. Mais un de ces objets est resté dans l’île. C’est une grande pierre jadis dressée dans le ciel. On trouve partout des bétyles datant d’une époque précédant les grandes religions monothéistes : il y en avait dans l’Arabie d’avant l’Islam. Le mythe de lalla Beit Allah chez les Regraga n’est pas sans rapport avec ces anciens cultes : on sait qu’il correspond, à des pierres dressées, qui furent ensuite recouvertes d’une toiture. C’est aussi le cas de « la fiancée pétrifiée », sur le djebel Hadid sur la route d’Essaouira à Safi. On ne doit pas, par conséquent suivre la tradition orale qui traduit « Beit Allah », par « Maison de Dieu », pour interpréter ce mythe hagiographique, il faut au contraire faire l’hypothèse d’un lieu de culte « mégalithique » lequel, sans remonter nécessairement à la préhistoire, ni d’ailleurs, pour ce lieu là, aux Phéniciens, a certainement précédé l’islamisation de la région des Chiadma. Pour le moment le Musée ne possède comme signe des Phéniciens que le fameux symbole de tanit que représente la fébule berbère en forme de triangle et qui figure comme armoirie de Tiznit ».
Tazrout, le piton rocheux d'El Jazouli vu de loin (Ph.A.Mana, fév.2010)
Tazrout , le gigantesque rocher qui se dresse au ciel et que surplombe le sanctuaire, est probablement un ancien bétyle. Il est entouré de deux autres rochers effilés qui se dressent à des hauteurs vertigineuses, qui donnent vaguement l’impression des formes anthropomorphiques (figures de singes et de lions sculptées dans le rocher), et dont la base est transformée en habitat troglodyte, sont probablement d’anciens bétyles également. Le maqâm d’El Jazouli couronne pour ainsi dire un ancien lieu de culte mégalithique berbère. Une sorte d’islamisation du paganisme. Sous le marabout,la mégalithe : c’est cela l’islam berbère,ou la berbérisation de l’islam si l’on préfère.
Tazrout: le piton-bétyle d'El Jazouli vu de près
Les sources écrites utilisent improprement à son égard soit le terme Taghzout soit celui de Taçrout. On peut lire par exemple à ce sujet :« En vertu de sa baraka qui apporterait la victoire, Le cercueil de Jazouli fut promené dans le Sud marocain par l’agitateur Omar Sayyaf el Maghiti ach-Chiadmi. A la mort de ce dernier, la dépouille mortelle d’El Jazouli fut enterrée à Taghzout (au lieu de Tazrout), puis enlevé par les gens d’Afoughal, qui l’inhumèrent chez eux. Mohamed el-Aaraj le Saâdien le fit transférer à Marrakech où il trouva enfin le repos. »
Bétyle-troglodytes
L’auteur andalous Mohamed çalih, utilise quant à lui le terme de Taçrout :« L’Imam Ben Sliman Essamlali El-djazouli,est né dans l’extrême Sous dans la fraction des Semlala de la tribu de Djazoula, au commencement du IXè siècle de l’hégire ; il mourut à Tankourt dans le Sous vers 1465 et fut enterré d’abord à Taçrout (c'est-à-dire, notre Tazrout des Neknafa), puis à Afoughal. Enfin une soixantaine d’années après sa mort, son corps fut transporté à Marrakech sur l’ordre du premier sultan Saâdien Abou Âbbas Ahmed El Aâredj, où il fut inhumé à Riad Laârous. »
à l'assaut du piton rocheux
La méthode ethnographique, c'est-à-dire le terrain, permet non seulement de rétablir le véritale toponyme du site de tazrout (le « rocher » en berbère),mais de découvrir qu’il s’agit en fait d’un bétyle et même de plusieurs se dressant au ciel dans un paysage fauve, attestant d’un ancien site mégalithique berbère.
Des escaliers taillés dans le rocher
On aurait enterré jadis al-Jazouli à cet endroit inaccessible de Tazrout pour préserver ses reliques du vol. Car il y a bien eu « guerre des reliques » entre Haha et Chiadma, à en croire le moqaddam de la source chaude :
- Du temps des luttes intertribales entre Neknafa, Mtougga, et Chiadma, les uns et les autres cherchaient à l’ensevelir sur leur territoire pour bénéficier de sa baraka. On croyait alors que la tribu qui en aurait pris possession aurait la prééminence sur les autres.
Une pèlerine quitte la coupole d'El Jazouli au sommet de Tazrout
La maison du fquih
La salle mortuaire
Selon Ibn Âskar, « à la mort du cheikh, le cercueil fut déposé au milieu d’une raoudha (un cimetière) dans un endroit appelé ribât ; il ne fut pas mis en terre. Le caïd, par crainte d’un enlèvement le faisait garder : chaque nuit le caïd faisait brûler un moudd d’huile et la lumière, en atteignant au loin, éclairait les chemins et les voyageurs qui les suivaient. Le corps du cheikh reposa dans ce pays jusqu’au jour où il fut emporté à Marrakech. Lors du transfert du corps d’Al-Jazouli à Marrakech, soixante dix sept ans après sa mort, on constata que rien n’était changé en lui. Les Saâdiens montèrent sur le trône en l’an 930(J.C. 1523-1524). C’est Al Aâraj, le premier de cette dynastie ; qui ordonna le transfert à Marrakech de l’imam Al-Jazouli pour qu’il soit enterré à Riyâdh – Al- Ârous, à l’intérieur de la ville. Sur sa tombe on éleva un monument splendide et grandiose. »
La coupole d'El Jazouli vue de l'intérieur
La mémoire d’Al-Jazouli sera revendiquée de bonne heure par la dynastie saâdienne, en la personne du fondateur Mohamed El-Qâ’îm venu depuis le Draâ et se faisant enterrer à Afoughal en 927/1517, près du corps du saint martyre, empoisonné sur ordre des mérinides. Une fois devenu souverain du Maroc, le Saâdien Moulay Ahmed Al Aâraj, ordonna le transfert des dépouilles de son père et de celle de l’imam El Jazouli, du lieu dit d’Afoughal à Marrakech où ce dernier figure parmi les sept saints de la ville.
Cette vénération particulière des Saâdiens pour El Jazouli s’explique de deux façons : c’est aux zaouia issues de ce cheikh que les Saâdiens ont dû leur élévation au trône d’une part, et d’autre part l’importance du tombeau de El Jazouli était telle que les sultans de la nouvelle dynastie croyaient sans doute préférable d’avoir dans leur capitale un sanctuaire qui était un véritable centre de ralliement.
La coupole vue de l'extérieur avec les pièces où séjournent les étudiants en théologie de la médersa de Tazrout
En remontant toujours plus haut, le défilée rocailleux de Taqandout, débouche sur la « sainte source » (l’aïn tagourramt), que surplombe un vieux arganier. Deux paysans y puisent une eau de roche, à la fois fraîche et pure. Le plus vieux me dit :
- Ben Sliman El Jazouli, le saint protecteur du pays a disparu, il y a cinq siècles et demi de cela. Il est dit « dou qabrein » (le saint aux deux tombeaux) parce qu’il a un sanctuaire ici, et un autre à Marrakech. Sa dépouille fut transférée à Marrakech , soixante quinze ans après sa mort.Il luttait contre les portugais. Il enseignait le Coran et le Jihad. Les deux armes de l’époque. Après sa mort, on s’est mis à transporter ses reliques pour vaincre grâce à leur baraka au Jihad.
L'étudiant en théologie à la médersa de Tazrout (février 1010, Ph.A.Mana)
L’influence portugaise se heurta, devant Mogador, à une résistance don’t l’âme fut l’organisation maraboutique des regraga. Les affrontements entre Portugais et Berbères Haha devaient se poursuivre au delà de 1506.L’âme de la résistance locale à l’influence portugaise fut regraga, sous la direction du mouvement jazoulite don’t le fondateur, l’imam Al Jazouli, s’établit au lieu dit Afoughal, près de Had – Draa, où il prêcha la guerre sainte contre les chrétiens, avec une telle foi qu’il eut bientôt réuni plus de douze mille disciples de toutes les tribus du Maroc. Après avoir séjourné à Fès, Tit et Safi, El Jazouli se retira à la campagne dans les tribus Haha et Chiadma, non loin du mysticisme Regraga qui depuis 771 (1370) existe à l’embouchure de l’oued Tensift.
L'accès au cénotaphe d'ElJazouli, puisque sa dépouille a été transférée à Marrakech
L’enseignement de Jazouli et de ses nombreux disciples a profité du mouvement de rénovation religieuse causé par l’invasion portugaise et y a gagné une telle notoriété et une telle autorité que la tariqa Jazouliya a fait oublier la tariqa Chadiliya don’t elle procède et l’a complètement remplacé au Maroc.
Les figues de barbarie de Tazrout (Ph.A.Mana, fév.2010)
Chez les Neknafa, on lui consacrait jadis une frairie de trois jours à chaque mi-septembre julienne. Du temps du protectorat, le caïd M’barek y sacrifiait taureau avec Ahwach et fantasia.Maintenant, il semblerait que son affluence est beaucoup moins importante. Parmi ses disciples, on cite Abdelaziz Tabaâ, l’un des sept saints de Marrakech, qui fut le maître spirituel de Sidi Hmad Ou Moussa dans le Sous et de Sidi Saïd Ou Abdenaïm le grand saint des Aït Daoud en pays Hahî. D’après un acte recueilli chez les Mtougga, ce dernier, après avoir fonder une « principauté maraboutique » dans le Sous, convoqua à son chevet les Haha et les Mtougga à la fin de ses jours. Après une pieuse homélie, il les requit de la célébration annuelle d’un maârouf au début du mois de « mars berbère », mars’ajâmi(sic). Ils acquiescèrent dans un grand élan de contrition. Et chaque tribu de s’engager spontanément à verser aux descendants du saint, qui de l’orge, qui du beurre ou de l’huile. L’ensemble est qualifié de khidma, « service » et churût, « stipulation ». Cela se passe dans le courant du Xe siècle de l’hégire, c’est-à-dire au XVIè siècle. Le texte indique le processus habituel de ces engagements de groupe à patron. On retrouve là ces mêmes rapports sociaux de protection que nous avons découvert ailleurs entre saints Regraga et tribus-servantes Chiadma lors du pèlerinage circulaire du printemps.
Maison - troglodyte de Tazrout, Ph.A.Mana
Après m’avoir offert l’hospitalité d’usage, le fqih en charge du maqâm, me lit une brève biographie de l’auteur de Dalil El Khaïrate :Jazouli était né dans la fraction des Semlala de la tribu des Jazoula de l’Extrême –Sud marocain. Il était donc de souche berbère. Il étudia à Fès, mais c’est au ribat des B. Amghar, à Tît, au Sud d’El Jadida, qu’il s’initia aux doctrines de Chadili, ramenées d’Orient par d’autres Cheikhs du Sud marocain. Sous les saâdiens, un marabout des B.Arous, descendant de Moulay Abdessalam b.Mechich, conduisit les contingents des Jbala à la Bataille des Trois Rois. Sa victoire accrut son prestige et il ramena la doctrine jazoulite dans sa montagne natale. C’est désormais de Jazouli que se réclameront tous les fondateurs de confréries, et la tariqa chadiliya au Maroc ne sera plus guère nommée que tariqa jazouliya. Les pérégrinations post mortem de Jazouli montrent de quel prestige il jouissait dans le Sud marocain. Pour cette raison on lui attribue un rôle central dans le développement des zaouia et des turuq (voies soufies), durant le 16ème et 17ème siècle.
Signe de passage de pèlerins, borne de champs
C’est au cours de son séjour studieux à Fès qu’Al-Jazouli rencontra une autre figure du mysticisme marocain. Il s’agit de Sidi Ahmed Zerrouq El Bernoussi né dans la tribu des Branès aux environs de Taza en 1442. Dans sa quête du savoir théologique et mystique, l’itinéraire de ce dernier est celui des maîtres spirituels de son temps. Après s’être imprégner de l’ordre mystique de la Chadiliya et du savoir théologique de la Qaraouiyne de Fès, il se rendit en pèlerinage au Moyen Atlas auprès du maître Soufi Sidi Yaâla, puis Sidi Bou Medienne de Tlemcen, de là à Bougie où il aura ses premiers disciples. A son retour de la Mecque , il s’établit dans l’ancienne oasis libyenne de Mestara, où il mourut dans sa retraite en 1494. Pour les amis de la légende, c’est plutôt le fils qui serait enterré en bordure de la Méditerranée en Libye, et c’est le père qui serait enterré chez les Branès, où sa dépouille aurait été amenée de Fès sur une jument. Malgré le cursus commun, de ces deux pérégrinant et maîtres spirituels, c’est finalement al-Jazouli qui aura le plus de prégnance sur le maraboutisme marocain, en particulier auprès des Regraga, qu’il entraîna dans le jihad contre les incursions portugaises sur les côtes, et auprès de la confrérie des Hamacha don’t le maître spirituel se réclamait du Jazoulisme.
Sculpture
Sur cet Islam maraboutique et confrérique voici ce que nous dit Jacques Berque :
« Il arrive en effet que, par un échange très compréhensif, le confrérisme prenne appui sur des marabouts et les marabouts sur une confrérie. Dans les deux cas, le résultat sera le même sur le terrain : on aura cet établissement pieux : la zaouia. La plupart de ces zaouia procèdent de quelques grands saints du haut Moyen Âge, disons de la retombée des siècles d’or de l’Islam. Citons par exemple celle du Cheikh Abd al-Qâdir al-Jîlânî de Bagdad, d’Abou Median de Tlemcen, mort à l’extrême fin du XIIè siècle, du cheikh Abûl’Hassan al-Châdhulî qui rénova l’exercice du mysticisme populaire dans le courant du XIIIè siècle. Périodiquement ces écoles s’affaissent. Elles requièrent alors une rénovation, qui donne parfois naissance à des écoles dérivées ou dissidentes. Le fameux Mohamed al-Jazûlî, originaire des Idaw Semlal de l’Anti-Atlas (mort en 1473/4), a laissé un wird (formulaire d’oraisons), le Dalâ’il al-khayrât, que j’ai vu moi-même psalmodier par un cercle de vieillards assis sous une accaciée géante dans le lointain Darfour. Le cheikh Zerrûq (1442-1494), qui étudia à Fès, puis fixé à Bougie, et de là émigré sur la côte des Syrtes exerça une influence si profonde qu’il n’est guère aujourd’hui de congrégation qui ne le compte parmi ses références ou asnâd. Le Maroc et son extrême Sud paraissent avoir constitué le foyer le plus constant de ces mouvements...Le cheikh Ben Nâcer (mort en 1669) fonda à Tamgrout dans le Draâ, l’ordre Nâcirîya...Disons qu’à l’encontre d’une opinion trop répondue aujourd’hui, l’Islam des marabouts et des confréries a généralement assumé, pendant un demi siècle au moins après la conquête d’Alger, une résistance violente ou sournoise, don’t l’Islam citadin, par la force des choses, était généralement incapable. »
Les amandiers sont mauves juste avant d'éclore
Tout un village est édifié là haut autour du maqâm que prolonge une medersa qui prodigue un enseignement religieux semblable à celui de la medersa çaffârîn (relieurs) de Fès, où l’Imam avait fait ses études au temps des mérinides et qui sera plus tard le prototype de toutes les medersa du Maroc.
D’après Ibn Âskar : « L’auteur de Dalaïl el Khaïrat qui suivit au début à Fès les cours de la Madrasa çaffârîn, occupait une chambre dans laquelle, dit-on, il ne laissait entrer personne. Apprenant la chose, son père se dit en lui-même :
- Il ferme la chambre parce qu’elle renferme quelque trésor.
Et il quitte son pays de Semlala dans le Sous, se rendit à Fès auprès de son fils et lui demanda de le laisser entrer dans la chambre. El Jazouli accéda à son désir ; sur les murs, de tous les côtés, étaient écrits ces mots :
« La mort ! La mort ! La mort ! »
Le père comprit alors les pensées qui hantaient son fils ; il se fit des reproches à lui-même :
- Considère, se dit-il, les pensées de ton fils et les tiennes !
Il prit congé de lui et revint à son pays d’origine. »
La mort hantait également Fatima, la sœur aînée de ma mère, que nous appelons affectueusement « lalla », notre marraine à tous. Comme Sidi Sliman El Jazouli, elle était également originaire, par sa mère, de la tribu des Semlala dans le Sous. Elle avait acheté il y a quelques mois déjà son propre linceul, le déposant au milieu, des tolbas qui firent festin et oraison funèbre au hameau de Tlit, où elle s’est retirée ces dernières années. Elle n’avait qu’un seul vœux : mourir dans la dignité, en finir par une mort aussi subite qu’une cruche qui se briserait d’un coup à la margelle d’un puit. A l’issue de cette dérive au piton rocheux d’El Jazouji, comme jadis à l’issue de mon pèlerinage chez les Regraga, j’ai traversé le mont Tama pour la rejoindre à la vallée de Tlit. Elle m’accueillit comme d’habitude avec profusion de nourritures et de pastèques rafraîchissantes. Je ne savais pas encore que c’était la dernière fois que je la voyais vivante. Le lendemain, très affaiblie, on l’a transféré du pays Hahî à Marrakech, exactement comme ce fut le cas jadis pour Jazouli.
Je note dans mon journal du jeudi 28 août 2008 : Lalla n’est plus. Elle est morte très tôt ce matin et sera inhumé à Marrakech vers la mi-journée. Elle rejoint ainsi mon père et ma mère que Dieu lui fasse miséricorde. Avec sa disparition, c’est la fin de toute une génération : celle qui nous rattachait encore à nos terres d’origine.
Toujours selon notre fqih, on doit la coupole originelle de Tazrout à Hassan 1er (1873-1894) :
- On raconte que quand celui-ci est arrivé au niveau des citernes, il aurait enlevé ses babouches pour marcher pieds nus jusqu’au maqâm d’El Jazouli. Il ordonna alors que le bois de la coupole soit amené de Timsouriîne.
Laquelle coupole fut entièrement détruite par les bombardements français de 1912, et l’huile que ramenaient les pèlerins au sanctuaire s’est déversée à flot, au point dit-on, que l’oued ksob l’a rejeté à son embouchure au sud d’Essaouira. Par repentir l’allié des français qu’était le caïd M’barek la restaurera plus tard en faisant venir des artisans de Marrakech. Car lui disait-on :
«Aussi longtemps que le maqâm restera sans coupole, la tribu demeurera sans protecteur ».
La grotte d’Imine Taqandoute, comme le cénotaphe de Sidi Slimane el Jazouli, sont situés au cœur des Neknafa, non loin des ruines de Timsouriîne et de la demeure caïdale d’ Anflous transformée en champ de ruines par les bombardements de 1912 qui mirent fin non seulement au caïd Anflous, mais au caïdalisme tout court. Et maintenant islamisme et mondialisation galoppante, vont-ils mettre fin au maraboutisme et au confrérisme ? L’histoire nous le dira.Abdelkader Mana
22:06 Écrit par elhajthami dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Matière et manière
Matière et manière
Tapis – Tableaux : L’art de l’indicible
Des œuvres d’art, peuvent se faufiler à notre insu au milieu des objets utilitaires, jusqu’au jour où le regard exercé de l’expert vient les tirer de l’anonymat auquel ils étaient initialement destinées, pour nous révéler leur dignité d’œuvre d’art. Et c’est ce que nous propose Frédéric Damgaard, en publiant en ce mois de novembre 2008 un très beau livre sur l’art des femmes berbères au Maroc.
Il faut, en effet, avoir le regard exercé par une longue fréquentation des formes et des couleurs pour dénicher chez la femme berbère le tapis -tableau qui renvoi à l’art contemporain. Comme jadis il avait découvert des talents d’artiste chez des autodidactes d’Essaouira et de sa région, le désormais célèbre critique d’art Danois, nous propose maintenant sa collection de tissage rurale comme autant d’œuvres d’art.. Après Omar Khayam qui disait dans un célèbre quatrain :
« Allège le pas, car le visage de la terre est recouvert des yeux des biens aimés disparus », on a envie de dire désormais à quiconque foule un tapis : « Faites attention ! Vous êtes peut-être en train de fouler une œuvre d’art ! »
En effet, au-delà de l’origine ethnographique de tel ou tel tapis ou tissage, ce qui frappe dans la collection du désormais célèbre critique d’art Danois, c’est d’abord la puissance d’expression des formes et des couleurs, qui séduit d’emblée le regard. On tombe immédiatement sous le charme magique de ces objets d’art, comme on reconnaît sans médiation la beauté d’un poème ou d’une partition musicale. Formes florales, anthropomorphiques, sinusoïdales ou géométriques, soupoudrées d’or, de rouge et de noire. Damgaard choisit volontairement de mettre en relief des détails pour souligner davantage la parenté explicite qui existe entre cet art des femmes rurales et l’art contemporains au Maroc et ailleurs. Tapis - tableaux qui se prêtent à une double lecture horizontale et verticale ou parfois même le « défaut » de fabrication ou l’usure du temps contribuent à ce caractère insolite et indicible de l’art rural, qui se caractérise par la gourmandise de ses formes et sa transgression de la sacro-sainte règle de symétrie de l’art citadin. Chaque niveau est différent du suivant et le même motif n’est jamais reproduit sous la même forme et la même couleur : variation sur la même note musicale. Et toujours cette harmonie mystérieuse qui anime la structure d’ensemble malgré les contrastes apparents et l’interpénétration de l’horizontal d’avec le vertical.
Des couleurs chaudes comme l’amour et la tendresse féminine. Comme les noces d’été et les fêtes saisonnières. Comme les rêves au lendemain d’une nuit nuptiale. Et toujours ce bonheur de rêvasser sur ces surfaces chatoyantes comme au bord de l’eau et au voisinage du feu. Comme une traversée de champs doré parsemé de marguerite et de coquelicot. On a l’impression de surprendre non pas une tisseuse mais une rêveuse qui tisse par ses fils d’or et de soie, son paradis imaginaire, son jardin secret. La fraîcheur de son regard à la levée des aubes resplendissantes et son éblouissement par les couleurs du crépuscule. Énigmatique plaisir dont seul l’artiste a le secret. Qui oserait piétiner de tels œuvres, que pourtant la tisseuse destinait à un usage purement utilitaire, et à qui le regard expert d’un Damgaard, donne une dignité d’œuvre d’art.
Comme dans une rêverie créatrice, La tisseuse passe d’une forme à l’autre, d’une couleur à l’autre, pour nous offrir en fin de parcours un tapis – tableau que ne renierait pas l’artiste d’avant-garde le plus contemporain qui soit. Musique silencieuse, émerveillement, moment de grâce. En somme une invitation à la rêverie visuelle, où rien n’est définitivement délimité à l’avance, où les formes en suspens semblent suggérer une continuité vers l’infini au-delà du cadre limité du tapis- tableau. Un espace de prière et pour la prière. Un art sacré donc. Mais aussi un art festif : jaune d’or, mauve pâle…Mais dans l’ensemble on ne sait pas de quelle poésie, de quel mystère, de quelle beauté tout cela est le signe.. On se dit : comment es-ce possible qu’avec un nombre si limité de signes, de symboles et de couleurs, on en est arrivé à ce langage de l’infini ? Chaque tapis – tableau est si différent de l’autre. Et chaque tapis – tableau transcende d’une manière si surprenante les déterminismes ethniques de son origine pour atteindre une expression esthétique universelle. Beauté intrinsèque. Esthétisme qui opère magiquement et immédiatement sur le regard. On est là aux origines de l’art contemporain marocain : mémoire tatoué, transfiguration des saisons printanières d’un pays berbère aux luminosités solaires. Voici donc l’hommage de l’homme venu du grand Nord à l’art des femmes berbères du grand Sud marocain.
Le point commun entre la plupart des tapis présentés dans l’ouvrage est d’appartenir soit à des transhumants, soit à des nomades : Béni Mguild, Béni Waraïn, la région de Boujaâd, lesRehamna, les Oulad Bou Sbaâ, les Chiadma et Sidi Mokhtar qui fournit la khaïma auxRgraga pour leur pérégrinations printanières. De là à déceler dans ces tapis berbères une influence saharienne, voire africaine, il n’y a qu’un pas que l’auteur franchit allègrement y compris à juste titre pour des montagnards sédentaires tel les Glawa dont le col de Telouatétait connu pour être un lieu de passage obligé entre l’Univers saharien et africain au sud et l’univers méditerranéen au nord. C’est principalement les deux courants culturellement marquant du monde berbère proprement dit. En effet, certains tapis présentés dans l’ouvrage évoquent ces masques africains sous forme de croix superposées, des totem ou des scènes de chasse telles qu’on peut encore les voire aujourd’hui dans la grotte d’Agdez au Sahara, du temps où celui-ci était verdoyant et attirait pachydermes, autruche et chasseurs africains qu’on voit reproduit par des peinture rupestres.
Un vêtir qui n’appartient nullement au Musée de l’histoire, et dont la fonctionnalité est loin d’être simplement folklorique. Et quand en ces hautes cimes de l’Atlas les tisseuses homériques d’Iswal en pays Glawa se préparent aux rigueurs de l’hiver en fredonnant de frais refrains tout en manillant l’antique quenouille – les chants des tisseuses accompagnent tout le processus du tissage – on obtient alors des objets esthétiques plutôt qu’utilitaires.Par delà les formes et les couleurs communes, les techniques du tissage au Maroc,concernent le tapis en laine du Moyen Atlas, en passant par le « Boucharouette » de la région de Boujaâd, le tissage broché Glawa , le tapis noué Aït seghrouchen, jusqu’au couvertures hanbel Zemmour. Et cela concerne des objets de la vie quotidienne aussi variés que le tapis de selle, le sac, le sacoche, le coussin,la tente des nomades et des transhumants. Cela concerne le vestimentaire au féminin: telle la handira (cap de femme), la tadarrat (le voile de cérémonie), le tissus brodé d’Ighrem ou de Tata. Mais le vestimentaire se conjugue aussi au masculin : en commençant par la djellabah et la tunique de laine que portaient jadis les moines guerriers, en passant par de très beau capuchons et bonnets de bergers de haute montagne. Des vêtements en laine épaisse pour affronter les rigueurs de l’hiver qui caractérise aussi bien les cimes enneigées de Bou Iblân chez les Béni Waraïn du nord-est que ceux des Glawaau sud –ouest. Là haut, il fait en effet très froid, de sorte que dés la tonte des moutons, les tisseuses berbères confectionnent d’épais tapis de laine pour isoler du sol, que des vêtements chauds pour protéger du vent glacial et sec qui balaie les cimes granitiques et dénudées. On fait alors des provisions de navets pour des couscous bien gras. Les berbères sont connus pour trois choses me disait mon père : le port du burnous, la consommation du couscous et les crânes rasés. D’où la nécessité de les couvrir de capuchons et de bonnets surtout quand il neige et quand il pleut. Mais que ces bonnets et ces capuchons soient hauts en couleurs ! Telle en a décidé la bergère à destination de son berger ! Abdelkader Mana
Les tableaux sont de Mohamed Zouzaf
01:37 Écrit par elhajthami dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arts | | del.icio.us | | Digg | Facebook