09/09/2010
Noces Berbères
Noces Berbères au Haut Atlas
Par Abdelkader Mana
En 1998, j’ai entrepris de consacrer un documentaire au mariage chez les Ghojdama, sur recommandation de l’anthropologue Ali Amahan qui leur avait consacré une thèse et dont il est lui-même originaire. Je l’avais connu dix ans plus tôt à « Signes du Présent » la revue que dirigeait Abdelkébir khatibi. Ce dernier me déclarait alors que notre mémoire est une richesse et que nous devons la prendre en charge, notamment par des recherches de terrain sur la vie musicale des plaines, des côtes et des montagnes de notre pays. Piste de recherche qui mène à ce Maroc profond et méconnue dont je n’arrive plus à me départir.
Comme il arrive souvent, le planning de la télévision coïncide rarement avec le calendrier des fêtes saisonnières. Les festivités villageoises furent reportées à plusieurs reprises. Les habitants d’Agni devaient descendre de leur nid d’aigle jusqu’au au souk hebdomadaire de Damnate pour s’enquérir auprès d’un épicier disposant du téléphone fixe, de l’arrivée de la télévision ! On imagine l’impatience des mariés à chaque report et la mobilisation – démobilisation des tribus …Mais en ce lieu si isolé depuis toujours à qui « cent ans de solitude » sied comme un gan, l’attente valait la chandelle : la télévision allait rompre l’isolement et accroître, en quelque sorte,le prestige du mariage et celui de la tribu qui l’organise…
Le tournage n’a pu finalement avoir lieu qu’au bout de plusieurs semaines. La fête de mariage qui devait avoir lieu vers la fin des moissons n’a pu finalement se tenir qu’au début de l’automne, puisque la première scène que nous avons filmée, une fois sur place, fut celle du laboureur ! Le temps des labours, des semailles et la récolte des olives. Les paysans du haut Atlas disent :
Vois la montagne ! Vois le pigeon !
Vois l’associé ! Vois le fumier !
Car le pigeon annonciateur de l’hiver est de retour. C’est le moment de songer aux travaux agricoles, de rechercher son associé et de transporter le fumier sur les terres. Ici plus qu’ailleurs, la solidarité humaine est essentielle à la survie aussi bien pour les individus que pour les groupes. C’est grâce à cette solidarité communautaire dans le maniement de la pelle et de la pioche que la piste est aujourd’hui carrossable et que l’organisation des mariages est possible.
L’immense forêt est entrecoupée ici et là de minuscules vallées habitées. Pour relier Agni à Damnate, à environ trente cinq kilomètres de là, le mulet reste le principal moyen de locomotion. Par ce moyen, la distance est parcourue en deux jours : on passant la nuit à mi – chemin en pleine forêt. Difficile est la piste muletière qui mène à Agni, le hameau du bout du monde,, même pour un véhicule tout terrain. C’est dire combien cette montagne est enclavée.
Dans cette montagne où la voie lactée paraît si proche, l’homme est à la fois mystique et austère. L’endurance et la frugalité sont une seconde nature. Pour mieux s’adapter à une nature qui semble l’écraser, l’homme prie pour que le ciel soit plus clément. En attendant, la vallée est irriguée non par l’oued Tassaout qui serpente trop bas et dont on n’a pas les moyens de pomper l’eau vers le haut, mais par l’eau des sources qu’on achemine par séguia jusqu’aux parcelles clairsemées le long des flancs de montagnes.
Quand l’année est bonne, on peut se permettre de donne le surplus aux nécessiteux et aux démunis. Mais quand elle est mauvaise, on compenser le manque à gagner par des achats au marché de Demnate, voir en cherchant ailleurs les moyens de la survie comme c’est le cas d’el Haj thami , originaire de la tribu voisine des Aït M’gun que j’ai retrouvé plus tard en plein centre de Casablanca en tant que gardien de parking automobiles !
L’érosion des sols est ainsi freinée par cette pratique des cultures en terrasses qu’on appelle ici les taghanim. Il s’agit en fait d’une agriculture autosuffisante, mi-bour, mi –irriguée, fortement soumise aux aléas climatique
Bien au-delà des individus et des deux lignages concernés, le mariage symbolise l’alliances entre deux tribus : celle des Fatouaka d’où est issue la fiancée, et celle des Ghojdama pou le fiancé. En fait, on a célébré deux mariages : celui du fils d’Abboubi notre hôte avec sa cousine du côté paternel. Un mariage endogame puisque l’isli et la tislit sont tous deux d’Agni. Le second mariage est exogame : le fils du frère d’Abboubi notre hôte, se marie avec sa cousine du côté maternel qui vient de la tribu voisine des Fatouaka. C’est ce dernier mariage qui va être mis en avant pour sa portée symbolique parce qu’il renforce les alliances et les échanges matrimoniaux qui se perpétuent d’une génération à l’autre entre Ghojdama et Fatouaka.
Sur les toitures des maisons, on remarque ici et là, des paraboles juste au dessus de la tazribt, l’enclos qui sert d’étable aux bovins, ovins et surtout caprins.. La région enclavée par son difficile relief s’ouvre maintenant sur le monde par satellites. En raison de l’exiguïté de l’espace disponible, les maisons se développent aussi bien en hauteur qu’en sous sol !
Après notre accord en haut Ghojdama pour le tournage du documentaire sur la fête de mariage d’Agni , Fatih Miloud est allé chez les voisins Fatouaka leur demander la main d’une fiancée pour son fils: « Nous avons rejoint à dos de mulets les Fetouaka, avec en guise de cadeaux un bélier châtré et des pains de sucre. Une fois obtenu l’accord sur le mariage et sur le jour de la fête, nous reprîmes le chemin du retour»
Fathi Miloud
C’est le père qui prend la décision de marier son fils sans que ce dernier en ait manifesté le désir. Quand de son côté Monsieur Abboubi a su que la télévision allait venir, il est monté lui aussi sur son mulet chargé d’un sac de blé et d’un mouton,pour aller demander la main de leur fille aux parents de la jeune future. Dans ces conditions la demande ne peut être refusée. Là aussi les parents tiennent peu compte de l’avis de leur fille. Avant d’être une histoire d’amour entre deux individus, le mariage est d’abord un pacte communautaire, une alliance entre deux lignages, deux douars, deux tribus. L’individu s’efface devant le groupe d’appartenance y compris dans le domaine politique : souvent au Maroc, toute la tribu vote pour le parti politique choisi par son chef et si ce dernier change de couleur politique ; sa clientèle fait de même…L’individu reste à naître.
Abboubi
Dés lors au village les préparatifs allèrent bon train et les invitations lancées bien au – delà de la vallée d’en face. Les femmes se mirent alors à tisser les tapis qui devraient servir de dote pour la mariée mais aussi pour accueillir somptueusement les invité sous l’immense tente caïdale plantée au beau milieu du village.
Une semaine avant le départ pour sa nouvelle demeure, la fiancée se teint chaque jour au henné, assistée par des jeunes filles choisies parmi ses amies et qui se teignent en même temps qu’elle :
C’est du bon henné qu’a pilé Mimoune
Que ceux qui se marient se teignent le corps
O sœur du fiancé, apporte le mortier et le pilon
L’ardeur du soleil me consume
Deux roseaux s’entrelacent
Ce sont les rigoles qui jettent les racines
C’est le long de la rivière qu’il vient la nuit en rougissant
Ne crains – tu pas que la fiancée ne te frappe de ses bracelets ?
Roseau ! Qui t’a fait ces blessures ?
Ce sont les rigoles qui font naître les racines.
La tislit est dans une chambre entourée d’ami et de femmes qui procèdent à sa toilette. Elles la vêtent d’une mansouria , une sorte de chemise, d’une farajia, et d’un haïk très fin et la parent de ses bijoux. Une femme experte dans le maquillage lui allonge les sourcils avec un fard de couleur noire, lui met du khôl aux yeux et du rouge sur les joues, lui avive les lèvres et lui accuse l’éclat de ses dents avec le taswik, l’écorce de noix. On la part d’un diadème fait de piécettes d’argent.
Même pour l’ultime exposition de la mariée sur la place d’assaïs, ici l’ahouach n’est jamais mixte. C’est par devers elles que les femmes chantent en rythmant des mains :
Que Dieu vaille que toujours tu sois belle
Comme la source qui fait croître l’herbe autour d’elle
Comme un tapis doux où chaque nuit repose l’époux
Belle comme la lune dans un ciel étoilé
Les tresses de ta chevelure reflètent tes baisés de lumière
Tes dents ont la blancheur des pierres au fond des torrents
Qui contemplera tes yeux, si ce n’est le promis ?
Qu’il te soit fidèle et t’aime jusqu’à la mort
Que Dieu le préserve de la misère et du chagrin
Qu’il lui donne des fils braves et beaux
Et le comble de ses bienfaits
Ils ont quitté Agni à dos de mulets pour aller chercher tislit. Chez les Fatouaka . Les femmes s’empressent autour d’elle, la couvrent d’un burnous dont elle rabat le capuchon sur ses yeux. Elles lui donnent une grenade. Elle pleure. C’est le moment de se séparer des siens. Sa mère la console :
Sèche tes larmes ma fille
C’est à la maison de ton mari qu’on t’emmène
On porte la fiancée sur une jument derrière un garçon d’honneur et les voici en route vers la maison du future. C’est l’oncle maternel de la fiancée qui conduit la procession accompagné des gens de sa famille. Tout le long du trajet qui dure une heure, ils n’ont cessé de chanter pour réconforter la fiancée qui quitte définitivement la maison paternelle pour celle de son mari. Les filles qui l’accompagnent chantent des vœux pour son bonheur :
Le chemin est long qui mène à la grande tente du fiancé
O taslit, que Dieu fasse ton destin pareil à la prairie
Où abondent avec les fleurs les brebis et les bœufs
Soit pour ton mari une campagne douce
Comme le mélange du sucre et de thé dans le verre de cristal
Ton matin, qu’il soit bon ô reine !
Toi pareille au palmier qui surplombe la source
O dame, tu es l’étendard doré dont l’eau est acheminée par des séguia
Jusqu’aux parcelles clairsemées le long des flancs de montagnes
O dame ! Tu es l’étendard doré
Que le cavalier porte sur son cheval blanc…
A Agni, la procession est accueillie par la détonation du baroud, qui ouvre au Maroc toute réjouissance importante. Elle marque ici cette frontière invisible entre le passé et le future en même temps qu’une reconnaissance sociale du couple qui vient de naître. Une femme de la famille du fiancé tire la jument par la bride. Ce dernier qui vit reclus depuis sept jours et qui n’a ^pas le droit de rencontrer les gens doit entendre tous ces clameurs et ces chants :
Accourez ô gens de notre village !
Nous déposons la princesse !
Apportez l’agneau marqué de blanc et de noir
Nous déposons la princesse
Vas doucement ô pied, ne soulève point de poussières !
Les processions féminines se dirigent vers le sous - sol de la maison du futur. C’est dans cette ruche où s’engouffrent toutes femmes qu’est accueillie la fiancée à son arrivée sur dos de mulet. Ce rite de passage par excellence est souligné ici par le franchissement du seuil de la nouvelle demeure. Le franchissement de cette porte souligne d’une manière tangible le passage de la vie de célibat à la nouvelle vie conjugale. Cette séparation avec la vie familiale passée pour l’agrégation dans un nouveau groupe social est rendue tangible ici sur le plan sonore par la détonation du baroud.De partout, les femmes affluent en procession, à des kilomètres à la ronde. De tous les lignages, de tous les douars, de toutes les fractions : caftans bariolés, couffins d’osier sur la tête, elles portent à la mariée, en guise d’offrandes, pains de seigle, pains de sucre, huile d’olive qui vient à peine de sortir du pressoir. Toute la tribu participe ainsi aux dépenses nuptiales et somptuaires. Les gens d’Agni bien sûr mais aussi les fractions Aït R’baâ, Aït H’ssen, Aït H’kim ainsi que les douars Ghighan, Amchgat, Imouggar, Taourirt, Assaka et Tarrast. Sans oublier, bien sûre, la belle famille venue des Fatouaka. Tandis que les femmes s’engouffrent au sous sol, les hommes sont accueillis juste au dessus, sous la tente caïdale plantée au beau milieu d’Agni. On sert aux invités, du harr – barr, une bouillie d’orge arrosée de miel et de beurre ronce. Pour préparer cette bouillie ; on mouille des grains d’orge, puis on la décortique au pilon. Après les avoir sécher au soleil, vanner et nettoyer on les fait cuire à l’eau. Puis on les sert avec du beurre, de l’huile et du miel. C’est une bouillie épaisse qui se mange avec les doigts. Elle se prépare en hiver, au moment du grand froid. A une personne qui se porte bien, on dit généralement :
- J’imagine que tu ne te nourris que de herr – berr !
Mais c’est la viande qui prend une part prépondérante des repas. Le couscous est préparé par les femmes et les tagines par les hommes du village. Pour accueillir tout ce beau monde, on a sacrifié une vache, une vachette, sept béliers, quarante poulets en plus de trente kilos de viande achetée au souk hebdomadaire de Demnate. Toutes ces dépenses ont été compensées par les dons de la tribu qui a offert des agneaux, une dizaine en tout, de sorte qu’ils ont largement compensé les sept béliers sacrifiés par les organisateurs du mariage. On est ici dans une économie du don. Mais ce don, n’est jamais gratuit puisqu’il est compensé plus tard par un contre don : lorsque l’une des familles donatrices organisera à son tour son mariage, tout le monde participera au festin mais aussi aux dépenses. Il y a à la fois circulation des femmes et circulation des dons.
La place centrale où se déroule l’ahouach, qu’on appelle assaïs, est investie chaque fois qu’un évènement concerne toute la communauté villageoise comme c’est le cas avec cette fête de mariage.. En début de soirée on chauffe les tambourins aux feux de joie : un énorme bûcher fait de troncs d’arbres. La danse peut alors commencer sur la grande place d’assaïs. Le bendir chleuh n’est pas très grand : un cercle de bois percé d’un trou pour passer le pouce de la main gauche et une peau tendue aux sonorités vibrantes. Ici, la musique ne vient pas d’ailleurs. Elle est le produit du village. On pratique la danse collective de l’ahouach, partout semblable à elle – même qui varie pourtant d’une tribu à l’autre voir d’une vallée à l’autre à l’intérieur d’une même tribu.
La soirée des hommes commence d’abord par ahrach, rythme à l’état pur. On accorde les instruments de sorte que les percussionnistes qui produisent de fausses notes se retirent des rangs. L’ improvisation d’ ahrach consiste en une synchronisation la plus parfaite possible entre les nombreux percussionnistes en éliminant chemin faisant ceux d’entre eux qui cassent le rythme, D’ailleurs le terme d’ahrach dérive du mot iharch qui signifie en parler tachelhit « le maladroit ». Par conséquent cette phase préliminaire vise autant la synchronisation du jeu collectif que l’élimination des mauvais joueurs...
Les joueurs de tambourins scandent le jeu. Le tambourin bat le rythme chleuh habituel : 2/4, mais il y a aussi des partitions plus complexes de 2/8 et de 6/8. Il se trouve dans l’assistance un homme connu pour sa belle voix. C’est un excellent chanteur qui entame un distique, isli reprit en chœur par l’assistance.Il dit :
Cavaliers ! Rangez – vous !
Je vais vous dire le chant aux stances
Se déroulant comme le ronron du moulin !
Figuier qui domine sur les rochers
Mon ami est en ton ombre
Dites nous ô père, ô mère
Où étiez vous pour veiller sur les invités ?
J’ai gravi la montagne et d’en haut
J’ai contemplé cette réunion
Dans cette nuit magique et colorée, l’arrivée des hommes à la place d’assaïs est scandée par ce qu’on appelle ici, lamsaq, c'est-à-dire le chant à l’unisson. Un soliste chante un seul vers que le chœur reprend : les hommes placent leur voix dans un registre grave. Vient ensuite, azegz, le fait de frapper les tambourins en baissant leur face vers le bas.
N’dam , c’est cette compétition poétique improvisée à tour de rôle entre les deux moitiés de l’orchestre. Tour à tour les poètes des villages et des villages invités prennent la parole. Ils donnent des informations sur le monde et amènent les gens à se remettre en question. C’est par ces ahouach que se terminent ces noces berbères en haut atlas, sous le double signe de la poésie et du rythme à l’état pur. L’ahouach des hommes dure jusqu’à l’aube. Il faut être patient, tant cette musique nécessite tout ce temps pour aboutir enfin à des moment de bonheur et d’harmonie musicale. On ne cessera toute la nuit de rechercher cette harmonie perdue comme une nostalgie musicale. Parfois on y parvient d’autres fois on déplore quelques fausses notes.
Taslit, tu étais belle comme la lune dans un ciel étoilé
Les tresses de ta chevelure reflètent tes baisés de lumière
Tes dents ont la blancheur des pierres au fond des torrents
Qui contemplera tes grands yeux, si ce n’est le premier amour ?
Qu’il te soit fidèle et t’aime jusqu’à la moert
Que Dieu le préserve de la misère et des chagrins
Qu’il lui donne des fils braves et beaux et le comble de ses bienfaits.
On persiste ainsi, sous la voie lactée, à interpeller la voûte céleste jusqu’à ce qu’ahouach qui n’est jamais écris d’avance devient enfin lui-même. C'est-à-dire, pure enthousiasme. Jusqu’à ce que le jour se lève enfin sur la vallée heureuse d’Agni.Abdelkader Mana
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11:48 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : musique, haut-atlas | | del.icio.us | | Digg | Facebook
07/09/2010
Sur les traces de Jacques Berque
Chez les Seksawa du Haut Atlas
Ibn Khaldoun, décrit en ces termes le mont Tichka qui est la source des eaux au pays Seksawa :« Le massif qu’ils habitent fait partie du Deran . C’en est le dôme et le faîte. Il leur offre le refuge d’un château, sans pareil, hauteur aérienne, cime vertigineuse. Il touche de la main les planètes, reçoit le choc des nuées, donne asile à la furie des vents. »
Le vrai tombeau de Jacques Berque se trouve peut-être ici chez les Seksawa. En tous les cas sa mémoire y reste vivace…A la naissance de ses deux jumeaux, il avait offert une horloge murale à leur sainte Lalla Aziza : elle trône toujours au cœur de son sanctuaire, scandant les heures de prières le long des saisons et des jours. Visitant les lieux pour un documentaire en 2001, un paysan du cru nous déclarait : « Berque qui gouvernait les Seksawa sous le protectorat aimait les saints et les tolba . Il faisait réciter le Coran à ces derniers et leur demandait quel verset ils avaient récité la veille . Si la réponse est bonne, la récompense l’était aussi. C’est lui qui avait offert l’horloge à Lalla Aziza. »
Lalla Aziza ma lumière! C'est vers toi que je viens en pèlerinage!
Au milieux de ces farouche montagnes , les gens se souviennent encore de cette fameuse horloge offerte jadis par le traducteur du Coran qui a vécu parmi eux pendant six années à partir de l’automne de 1947, en tant que chef de cette circonscription du Haut Atlas. Temps de réclusion qu’il avait mis à profit pour rédiger son livre sur « les structures sociales du Haut Atlas » au préambule duquel on peut lire : « J’écris ce livre en collaboration avec les tribus du haut Atlas occidental et surtout avec les Seksawa. Rien de plus farouche, de mieux préserver que ces fils du schiste noire. J’avais, sacrifiant à la coutume, lors de la naissance de deux jumeaux dans mon foyer, Maximilien et Emmanuel offert à la maraboute, l’appareil Suisse qui scande encore, me dit – on , une litanie venue droit de l’obscure passé de l’Atlas »
Jacques Berque
Vue de l'intérieur de la coupole de Lalla Aziza
C’est un passage du kounnach du Cadi Ibnou Qonfoud , le Constantinois qui séjourna au Maroc vers le milieu du 14ème siècle qui fut pour Berque l’aubaine qui permettait d’aller au – delà de la légende de la bergère devenue sainte. Ce cadi était l’élève du célèbre vizir andalou Lissan Eddin Ibnou El Khatib, lui –même chantre inspiré de la montagne masmodienne. Il visite la région vers 1362 et passe en curieux à la maison d’Ibn Toummert. Dans son livre, ûns el faqih wa îzz el haqîr, il recueille de précieuses notations sur la chaîne du deren qui frappe son imagination et l’atmosphère religieuse du lieu et du temps. Or notre savant Constantinois rencontre Lalla Aziza :
L'horloge offerte par Jacques Berque lors de la naissance de ses jumeaux
« J’ai vu au Maroc, en bordure des Seksawa dans le deren, un endroit appelé el Qihra , la dame princesse, la sainte Aziza, seksawiya . J’ai recueilli sa baraka et m’entretenu avec elle. Elle s’occupait de réconcilier deux groupes importants. Elle avait des adeptes, hommes et femmes, chacune de ces deux troupes s’adonnait à l’ascèse et à la dévotion dans un endroit à part. On montait à Lalla Aziza une tente du côté des femmes . Nul ne bougeait sans son ordre. Si elle tenait séance publique ; elle ramenait sur elle son voile sans laisser d’interstices par où personne pouvait la voir. Elle était très éloquente dans ses réponses, ses ordres et ses homélies. »
Lalla Aziza apparaît ici avec des traits bien vivants. Elle avait un rôle de résistante dans la siba masmodienne contre les mérinides. La modestie musulmane de son culte, une vocation de conciliatrice, entre groupes de fractions, rôle qu’elle partageait avec un grand nombre de personnages légendaires du sud, une figure nationale protectrice de la montagne contre la plaine.
Assif Isaksawen; oued Seksawa
C’est dans cette montagne « fort sauvage », écrit au 16ème siècle, Léon l’Africain, que les Seksawa « ont coutume de tenir leur bétail trois mois de l’années, qui sont novembre, décembre et janvier. En la saison de primevère, ils ont du lait et beurre et fromage, et sont gens qui vivent longuement. »
Lalla Aziza la sainte, je vous apporte le bois sur mes épaules
Je vous ai puisé de l'eau en une journée chaude!
En raison de sa position médiane , zinit, le village de lalla Aziza est un passage obligé pour les transhumants qui descendent d’amont en aval, c’est le cas des gens d’Aghbar et d’Assif Ou Gadir, qui y apportent leur musique comme le fleuve y dépose son limon que pour ceux qui montent d’aval en amont ; c’est le cas des Ouled Bou Sbaâ qui de la plaine y montent pour y déposer leur offrandes et leur musique. De ce double mouvement d’aval en amont un habitant de zinit nous dit : « Les Seksawa vivent dans une région montagneuse. En hiver, quand il neige, ils descendent leur troupeau vers la vallée, là où il y a de l’herbage, chez les Oulad Bou Sbaâ, jusqu’à Chichaoua, Imin Tanout. Pour nous c’est le plat pays, azaghar, en berbère. Et quand l’été arrive, on monte vers le mont Tichka qui est frais et verdoyant en été. Quand il n’y a plus de pluie ni de neige, on conduit nos troupeau au sommet de cette montagne. Chaque douar y possède une pâture à part. Tichka se trouve dans une région médiane entre le Sous, Aghbar et les Seksawa. Toutes ces tribus pratiquent la transhumance sur le mont Tichka où il y a de la pâture pour tout le monde. ».
La place où se déroule le sacrifice de la vachette au Mouloud
Lalla Aziza est le symbole de l’unité et de l’identité Seksawa comme l’atteste ce chant de l’ahouach mixte auquel nous avons assisté à l’enceinte sacrée même de la sainte des transhumants :
O Seksawa, nous ne sommes qu’une seule personne
Je cherche le cheval qui m’emmène à lalla Aziza
En l’honneur de qui nous dansons tous !
Par Dieu Lalla Aziza, j’ai pénétré ton enceinte sacrée !
J'aimerai retrouver le ble tel que je l'avais laissé
Que tous les épis soient irrigués d'un côté comme de l'autre
Que pousse l'herbe , que frémissent les marguerites et que fleurissent les terrasses!
Sainte de la transhumance, Lalla Aziza était elle –même une simple bergère d’après une vieille légende que nous relate un habitant de son propre village : « Je vais vous raconter ce que disent les anciens de lalla Aziza. Nos ancêtres disaient que ce sont les Regraga qui lui avaient donné le nom de lalla Aziza. Elle naquis ici – même et dés son jeune âge, elle allait garder les chèvres dans la montagne. Au lieu de rester avec les bergers et de faire paître son troupeau le long de la rivière où l’herbe est belle et abondante, lalla aziza alla tout en haut de la montagne où il n’y a que des rochers. Ces chèvres étaient cependant aussi grasses que celles des autres bergers. Par cela Dieu montrait déjà qu’il avait remarqué cet enfant. Néanmoins la jalousie aidant, le père de lalla Aziza ne tint aucun compte de l’état florissant de son troupeau. Il exigea que son enfant parcouru les parties inférieures de la vallée. Et comme elle continuait à mener ses chèvres parmi les rochers arides, il l’a roua de coups à plusieurs reprises. Un jour alors que lalla Aziza gardait son troupeau au sommet de la montagne où jamais aucune herbe n’a poussé, le père accompagné des gens du village alla la rejoindre et lui reprocha de ne pas suivre ses recommandations.
- Père ! Répondit l’enfant, voyez vous – même ce que mange mon troupeau !
Et le père constatât alors que les chèvres avaient la bouche pleine de blé. A partir de ce moment là, l’enfant fut regardée comme une envoyée de Dieu et chacun l’admirait. »
Certes pour les yeux du cœur, Lalla Aziza est visible de loin dans la plaine. Lorsque des massons du Haouz, du Dra ou du Dadès, juchés sur de grossiers coffrages battent le pisé d’un mur en construction, la mélopée que scande leur effort commence par l’invocation de lalla Aziza tagourramt. Mais cette extension du nom aux litanies populaires du sud ne saurait effacer les profondes raisons qui font du tombeau de la sainte, de sa légende et de son rite, le centre vital des Seksawa. Toute cette partie du deren est dominée par la figure de l’héroïne. Comment s’étonner que le paysage en soit imprégné ?
Le village de Zinit avec au centre la coupole de la maraboute nationale
A zinit, il y a soixante dix canounes. Un sixième de la séguia revient à Lalla Aziza avec ses actes notariés. Seuls les héritiers mâles ont droit au tour d’eau. Lalla Aziza dispose également d’une part de tour d’eau, nouba, chez les Douiranes du côté d’Imine Tanoute et dans deux autres endroits du pays Seksawa : l’oued Seksawa et la seguia de Talharcht :
« Lalla Aziza a beaucoup de propriétés, nous confirme un habitant du village de la sainte. Elle en a à Douirane . Elle possède une séguia avec preuve à l’appui, des dahirs. Elle possède des pieds d’oliviers, d’amandiers. Elle a des propriétés à Wanchkrir, à Aghbar. Lalla Aziza possède beaucoup de biens. »
La coupole de Lalla aziza est située au centre de Zinit. Ce nom de Zinit est curieux. On l’explique localement par un impératif ; ce «querellez –vous !». Il y a deux querelles dans la liturgie de la sainte : un pourchas légendaire autour de son corps, selon un thème hagiographique courant et les coups prodigués au sacrifice du Milâd. Quoiqu’il en soit du nom,le site se décompose comme suit : la zaouia offre un Bab louda, porte de la plaine et un Bab Oudrar, porte de la montagne. C’est bien là l’antithèse entre amont et aval qui domine toute cette vie. Deux grands sacrifices se célèbrent à Lalla Aziza. L’un se célèbre par un calendrier naturiste déjà ouvert par toutes les perceptions de prémices et dont il est en quelque sorte l’acte culminant on l’appelle généralement tigharsiwin, les immolations. Il a lieu le 15 yulyous, le juillet du calendrier julien. L’autre coïncide avec la nativité du Prophète.
Ô poésie! Que Dieu te vienne en aide quand l'amour n'est plus là!
Le culte de lalla Aziza doit retenir l’attention. Une donation testamentaire, wassya de Sidi Âmer stipule au bénéfice de la sainte pour chaque année : une toison par troupeau, la récolte de trois noyers, trois barattées de beurre en mars, l’apport d’un plat de bouillie dûment garnie de matières grasses. Quiconque en mangera le haram fondera dans son corps comme le sel dans les mets.
Peut-être qu’à tout prendre, se demande Jacques Berque, tels chants descendent plus profond dans l’intimité des êtres et des choses. Toute cette réalité de l’atlas nous arrive en effet précédée, et peut-être soutenu de chants. D’où l’intérêt de rétablir le fond sonore si puissant de cette vie. Certes, chez les Seksawa, nous sommes dans le domaine chleuh, et la langue, la facture comme l’inspiration répètent ce que nous entrevoyons de ce lyrisme à la fois étroit et délivré. Un souffle anthologique et familier y règne, exhalant un mince cri de cigale. Mais parfois quelque chose de plus fort y passe : l’accent d’une vieille culture communautaire, lente à mourir.
Poètes improvisant alternativement au milieu de la place publique
« A la fête du mouloud, raconte un villageois, les Imtdan organisent ici le maârouf et font le sacrifice. Les pèlerins restent ici trois jours. Les gens viennent de tous les horizons. Pour cette raison, ceux de lalla Aziza connaissent la musique de toutes les tribus. Ils connaissent l’ahouach , des Aït Oughbar, celui d’Assif ou Gadir , celui des Oulad Bou Sbaâ. Toutes les tribus viennent ici en pèlerinage pour y sacrifier. Les Imtdan viennent au mois de mars pour un autre maârouf, ils dansent pendant trois jours. »
Le mont Tichka : balance des eaux, mizân el miyah, le réservoir de la montagne
Un certain pays, voilà ce à quoi réfère au plus serré le nom des Seksawa. De ce pays, l’essentiel est et a toujours été le bassin d’un torrent , assif isaksawen, oued Seksawa. Voici donc un pays s’identifiant partiellement sans doute, mais sûrement à un bassin fluvial. Les vallées du N’fis, d’Assif el Mal, des Seksawa divergent toutes d’un même château d’eau : le massif du Tichka. Le marabout de Tassaft compare ces bassins fluviaux suspendus à la crête à des outres dont les hauts contons sont les pattes. Le Tichka, dit-il est la balance des eaux, mizân el miyah, le réservoir de la montagne. L’existence des seksawa ou Seksawen est attestée depuis huit siècles au moins dans la même vallée du Haut Atlas. A ce nom maintenant se reconnaissent entre elles et se distinguent d’autrui une dizaine de communautés groupées dans ce bassin fluvial. Le périmètre de terre que les Seksawa couvrent est resté à peu près fixe depuis le 12ème siècle, date des plus anciens témoignages écrits. Il s’agit là des plus vieux sédentaires du Maghreb.
Ce haut lieu géographique et pastoral est aussi un haut lieu de l’histoire berbère : c’est vers 1125 qu’Ibn Toumert, s’installe à Tinmel à une journée de marche au Nord – Est de Tichka. Pour Robert Montagne, « le cœur de la Bérbérie ne bât pas à Tinmel, mais au Tichka et à Lalla Aziza, où des hommes courageux ont veillé à sauvegarder le patrimoine berbère. »
Musicalement, les Seksawa répartissent leur territoire en trois parties :
Tout en haut de la montagne, du côté des Aït Haddou Youss et du Tichka ; c’est le domaine de la danse du bélier ; celle des Tiskiwin. Ce sont les Seksawa n’oufella, les Seksawa du haut . Tout en bas de la vallée,les Seksawa n’ouzddar, du bas, connus pour leur ahouach avec la tara comme principale instrument de musique. Enfin lalla Aziza tient une position médiane, touzzoumt , une sorte de carrefour culturel, un aimant spirituel qui attire vers lui les pèlerins venus d’horizons lointains, offrir leur musique parmi les offrandes. Si bien que les villageois entourant la maraboute maîtrisent plus de danses et de chants que tous les autres villages Seksawa.
La production poétique et musicale s’inspire du double mouvement plaine – montagne de la transhumance et d’une vie agricole qui dépend plus de la fonte des neiges du mont Tichka et d’une irrigation fondée sur les tours d’eau que des précipitations pluvieuses proprement dites :
Je me mets sous la protection de ton enceinte sacrée
Lalla AzizaBihi où fleuri le henné
Que fleurisse le henné !
Grande sainte lalla Aziza
Tu es la rigole qui irrigue nos terres assoiffées
Je t’ai apporté le bois sur mes épaules
Je t’ai puisé de l’eau un jour de grande chaleur
Que pousse l’herbe, que fleurissent les rigoles !
Nombreuses celles que le berger mène au pâturage
Et qui n’en n’étaient ni dévorées par le loup
Ni mortes sans sacrifice
C’est auprès de toi que je puise mes lumières
Quand surviennent les ténèbres
Ce type de compétition chantée est spécifique aux transhumants du Haut Atlas ; plus précisément à ceux d’Aghbar. On retrouve ce type d’ahouach à base de compétition chantée chez toutes les tribus du haut atlas, tels les Ghojdama et les Glaoua. Ce type d’ahouach se distingue sur le plan instrumental par l’utilisation du grand tambour appelé « Ganga », par référence à ses origines africaines. De l’austère montagne de schiste noir se dégage finalement l’impression d’une vie spirituelle nourrie de contrastes et puisant dans la vivacité de ces populations une vive ferveur. Abdelkader Mana
19:06 Écrit par elhajthami dans Musique | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : musique, haut-atlas | | del.icio.us | | Digg | Facebook